Le Devoir
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- REVUE DES QUESTIONS SOCIALES
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- LE
- REVUE DES QUESTIONS SOCIALES
- CRÉÉE EN 1 8 7 »
- par J.-Bte-André GODIN, Fondateur du Familistère de Guise
- Rédacteur en Chef : M. J. PASCALY, Paris.
- Directrice : Madame veuve G-ODIN, (Officier d'Acalémie), au Familistère, Guise (Aisne).
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- DOCUMENTS POUR UNE BIOGRAPHIE COMPLÈTE
- de J.-B.-André GODIN {Suite (1) ).
- Conférence du 17 Août 1877
- Le Fondateur du Familistère félicite son personnel de l’empressement mis à constituer les groupes, lesquels sont alors au nombre de 110. Il invite ses auditeurs à presser de même la constitution des Unions de groupes, surtout les Unions de l’habitation unitaire qui vont avoir à remplacer l’ancien conseil élu, devenu sans objet dans la nouvelle organisation.
- Malgré que le tableau général des Groupes, Unions et Conseils dont nous avons donné le résumé dans notre numéro d’octobre dernier, p. 577, portait huit conseils, il n’est plus question, à partir de maintenant, dans les essais de représentation du travail qui nous occupent ici que de deux conseils supérieurs ou Conseils d’Unions : l’un s’occupant de tous les services de l’habitation unitaire ; l’autre, de tous les services de l’Usine.
- Les difficultés d’organisation pratique des Groupes et Unions obligeaient donc à restreindre le cadre primitivement entrevu.
- J. Bte André Godin rappelle les principales dispositions du Règlement concernant la constitution des Unions de Groupes et dit que les Unions du Familistère vont avoir, pour leur entrée en fonction, à examiner ce qui sera à faire, le mois prochain, concernant la célébration de la fête de-l’Enfance ; et cela, d’accord avec le Comité administratif, en attendant la constitution du Conseil des Unions du Familistère.
- (Nous avons indiqué dans notre numéro de Mai dernier, p. 265, ce qu’était ce Comité administratif.)
- (i) Lire le Devoir depuis le mois de février 1891,
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- Précisant, pour l’entrée en fonction des Groupes etUnions, ce qui sera à faire touchant la Fête de l’Enfance, l’orateur dit que simultanément les Groupes d’éducation et d’instruction et le Groupe des fêtes et plaisirs auront à émettre leurs propositions, lesquelles seront examinées ensuite par les Unions dont ressortent ces différents groupes. « Car, » dit-il, « une fête comme celle qu’il s'agit de célébrer n’intéresse pas seulement l’Union du Logement, dont relève le groupe des Fêtes et plaisirs, elle intéresse aussi les Unions d’éducation et d’instruction ; en outre, elle entraîne des frais, il faut donc que les propositions la concernant puissent être connues de tous les intéressés, et s’enrichissent du concours de tous.
- » Des Groupes sont formés, » poursuit-il, « il faut maintenant que ceux qui appartiennent à une même branche de travail, constituent, par l’organe de leurs présidents, secrétaires et s’il y a lieu par l’organe de délégués comme l’indique le règlement, les Unions représentatives de chaque branche de travail ; que chacune de ces Unions nomme son bureau ; et qu’à leur tour les bureaux des Unions forment par leur assemblée l’Union supérieure ou Conseil des Unions lequel, enfin, aura un rôle exécutif. »
- L’orateur appuie encore sur la nécessité d’organiser la représentation du travail pour le bon fonctionnement de l’association en projet. « Il faut, » dit-il « faire de l’association une réalité, et cela ne pourra être si vous ne vous attachez à l’œuvre de toutes vos forces les plus vives et les meilleures. C’est le but que peut vous faire atteindre la constitution des Groupes et Unions. »
- Il offre ensuite la parole à qui peut avoir quelque observation à présenter. Mais nul ne demandant à parler, la séance est levée.
- Conférence du 7 Septembre 1877
- J. Bte André Godin ouvre cette réunion en faisant ressortir que la Fête de l’Enfance célébrée le 2 courant a interrompu les conférences et les travaux d’organisation de l’association.
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- Il poursuit : « Le peu de conférences faites jusqu’ici ne suffit pas pour éclairer toutes les questions à traiter ni pour instruire suffisamment chacun des auditeurs.
- » Un certain nombre des personnes réparties dans les groupes n’ont assisté qu’à très peu de conférences ; quelques-unes mêmes n’en ont entendu aucune. Et, cependant, plusieurs de celles-là occupent aujourd’hui des postes de présidents ou secrétaires de groupes. Evidemment, ces personnes qui ne se sont instruites un peu que par ouï-dire et par la lecture du Règlement ne savent presque rien de ce qu’elles ont à faire ni de l’esprit qui devrait animer tous les Membres de l’Association.
- » Pour mener à bien l’organisation nouvelle : la représentation du travail dans la direction de l’Association, il est indispensable de suivre de près les efforts, les travaux des Groupes et Unions ; des conférences régulières sont indispensables entre nous. »
- Il est convenu que les conférences auront lieu désormais deux fois par semaine, le mercredi et le vendredi.
- L’orateur poursuit :
- « L’Association du capital et du travail a été pour moi un sujet d’études persévérantes depuis que j’ai l’âge d’homme, combien d’études et de réflexions ce même sujet ne devrait-il pas provoquer chez vous tous, que j’appelle précisément à devenir membres d’une telle Association. Votre ignorance même à ce sujet est un des obstacles qui m’arrête, le plus grave peut-être. Car vous ne savez guère sur ce sujet que le peu qu’il vous a plu de venir, de loin en loin, recueillir dans ces conférences.
- » Longtemps, je n’ai été ni compris ni même cru de la plupart d’entre vous, comment donc ceux qui ne sont pas même venus m’entendre pourraient-ils faire aujourd’hui de bons coopérateurs.
- » Voyez, ce soir même, en quel petit nombre vous êtes ! Il est indispensable cependant, que plus de concert s’établisse au moins entre toutes les personnes réparties dans les groupes.
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- Ce serait faire une oeuvre illusoire que de réaliser l’association avec des gens qui ne connaîtraient pas le premier mot de ce qu’on attend d’eux, ni rien du but à atteindre.
- » Il faut que l’association entreprise ici serve d’exemple au dehors : et il faut pour cela qu’elle soit durable, viable. Ce n’est pas une chose éphémère, existant aujourd’hui, disparaissant demain comme un acte de bon plaisir, que je veux réaliser avec vous; il faut que notre association revête un caractère légal, qu’elle ait pour elle l’appui de la loi et qu’elle se perpétue pour le bien de tous, des pères comme des enfants.
- » Mais, je vous le répète, le premier pas à accomplir c’est l’étude de la question. Un homme seul est impuissant devant la tâche à accomplir ici : songez aux multiples travaux qu’embrasse l’usine, ajoutez tous les services d’économie domestique au Familistère ; les services d’éducation et d’instruction, les fonds des caisses de prévoyance mutuelle constituées à votre profit, et dites-vous bien que tout cela passerait comme une chose éphémère si on ne l’appuyait sur les solides bases de l’association.
- » Pendant que j’étais au Conseil général de l’Aisne, j’ai entendu des personnes dire en parlant du Familistère : « Tant vaut l’homme, tant vaut la chose. » Je ne voudrais pas que ce dicton pût vous être appliqué. Je voudrais que les habitants du Familistère et tous les travailleurs de l’usine, unis étroitement pour la conservation et le développement de l’œuvre fondée ici, en assurassent mieux que moi-même la durée et la prospérité. La condition première pour qu’il en soit ainsi, c’est que les futurs membres de l’association s’en occupent sérieusement dans les groupes, les Unions et les Conseils d’Unions, au Familistère comme à l’usine. C’est pourquoi je vous pousse à la constitution de ces corps.
- » La grande industrie se généralise et remplace partout les petits ateliers. Je vous ai déjà indiqué comment chez le petit patron, le groupe familial était tout entier intéressé à l’œuvre et comment, dans l’association, ce sera le groupe, tel que vous essayez de le réaliser en ce moment, qui rendra à chacun des
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- travailleurs l’initiative et les satisfactions personnelles que goûtait autrefois le petit artisan, en y ajoutant le surplus de garanties, de ressources et de bénéfices mutuels inhérents au régime de l’association.
- » La multiplicité des groupes ouverts dans l’association donne à chacun de vous les moyens de manifester sa valeur et ses capacités diverses.
- » C’est en toute liberté que vous vous êtes répartis dans les groupes, selon vos aptitudes personnelles; cela fait, les groupes ont constitué leurs bureaux. Il est naturel de croire que chaque groupe a choisi ses président et secrétaire parmi ses membres les plus capables de le bien représenter.
- » Partant de là, on a jugé convenable de prendre ces élus et, au besoin, des délégués de groupes pour former par la réunion de tous ces élus les corps que nous avons appelé Unions de groupes. Ces Unions représentent les branches du travail général de l’usine ou les divers services de l’habitation unitaire.
- » Mais toutes les Unions ne sont pas encore constituées, et lorsqu’elles le seront, il restera à former l’Union des Unions, c’est-à-dire le Conseil supérieur, tant à l’usine qu’au Familistère. Je vous invite à procéder le plus tôt possible à ce complément d’organisation. »
- Une discussion s’engage pour fixer le jour où l’on pourra constituer les deux Conseils supérieurs, et l’on tombe d’accord pour le dimanche 16 du même mois, à 3 heures de l’après-midi.
- Il est convenu qu’une affiche donnera les noms des présidents et secrétaires d’Unions ou des délégués spéciaux qui devront composer le Conseil supérieur de l’usine et celui du Familistère, afin que chacun étudie ce qu’il aura de mieux à faire pour l’élection du bureau de chacun des Conseils.
- J.-B.-André Godin reprend ensuite la question du principe d’association considéré non-seulement au point de vue pécuniaire en ce qui touche le travailleur, non-seulement au point de vue social en ce qui touche la conciliation des intérêts entre
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- ouvriers et patrons, mais aussi au point de vue religieux, parce que « l’association recèle, » dit-il, « la mise en pratique du commandement suprême qu’on retrouve dans toutes les religions : Aimez-vous les uns les autres.
- » Les Eglises, » poursuit-il, « paraissent mettre en oubli ce commandement, mais il appartient à chacun de nous de s’en inspirer dans tous ses actes.
- » Travailler chacun pour tous, c’est faire acte de religion, c’est obéir au plus grand commandement religieux que l’histoire du passé nous ait légué.
- » Travailler pour la réalisation du bien général, c’est faire plus et mieux que ceux qui, en grande toilette, courent à la messe sans savoir même ce qu’ils vont y faire.
- » C’est pourquoi nous donnerons le meilleur emploi aux heures de loisir du dimanche, en les employant à la constitution des groupes et Unions, base delà représentation du travail dans notre future association.
- » Que ce point de vue reste donc toujours présent dans vos esprits à côté de celui du partage des bénéfices qui ne doit venir qu’en seconde ligne. »
- L’orateur développe ensuite cette pensée que si les Unions et Conseils supérieurs étaient tous formés, il pourrait hiérarchiquement les inviter à se réunir, soit ensemble, soit en corps séparés, quand cela serait jugé nécessaire; et que si, alors, des membres se refusaient à venir étudier les questions qui intéressent l’association toute entière, ceux-là, parleur attitude même, se déclareraient impropres à être admis dans l’association projetée.
- Avant de terminer la réunion, J.-B.-André Godin signale que les élections dans les groupes et Unions constitués à ce jour, se sont faites, pour une assez forte partie, pendant les heures mêmes du travail.« C’est là, » dit il, « un procédé erroné, excusable dans l’empressement du début, mais dont il faut se départir à l’avenir. Non-seulement ce procédé trouble et désorganise le travail courant, mais il a cet autre inconvénient de prêter à double rémunération pour une même œuvre, puisque
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- les réunions des groupes donnent lieu à des jetons de présence représentant le prix du temps consacré à ce travail spécial. »
- La séance est levée.
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- Conférence du 12 Septembre 1877
- Le Fondateur du Familistère informe ses auditeurs qu’arrivant de voyage, il n’est pas assez renseigné sur ce qui a été fait en son absence concernant la constitution des groupes et Unions pour en causer utilement dans la présente soirée.
- L’orateur développe la pensée que plus de foi de la part du personnel dans la réussite de l’œuvre, plus de confiance dans la valeur du principe d’association seraient nécessaires. Il dit qu’en revenant de Paris, il pensait à son monde pour qui il hâtait son retour, se demandant s’il avait ici quelques apôtres prêts à marcher en avant, à travers les inévitables difficultés de tout début.
- A l’arrivée, il n’a pas encore trouvé toutes les Unions constituées; la confiance et la foi ne sont pas entières; « il faut se mettre à l’œuvre quand même, » dit-il, « et les convictions se feront devant les premiers résultats. »
- Cela dit, et en attendant la constitution définitive désunions et des Conseils supérieurs, il reprend l’exposé des principes de l’œuvre qu’il veut accomplir avec le concours de son personnel.
- Il montre que le progrès dans la vie est la loi de toute chose, de tout être.
- « Aux plus bas degrés de l’espèce animale, » dit-il, « l’individu n’a que l’instinct de ce qui lui est personnel, les besoins des autres êtres lui sont presque étrangers, le monde extérieur est fermé pour lui. »
- Il fait voir comment, peu à peu, les facultés s’éveillent dans les créatures de tous ordres, jusqu’à l’animal assez élevé dans l’échelle de l’être, non-seulement pour soigner sa progéniture, mais aussi pour étendre son intérêt à certains autres êtres de
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- son espèce. Il conclut : « L’égoïsme règne sans partage chez les êtres primitifs à peine guidés par un obscur instinct, et ce n’est qu’avec le développement de l’intelligence que l’individu s’élève au sentiment, puis à la protection de la vie chez autrui.
- » L’homme égoïste perpétue donc en lui-même la vie de l’animal jusqu’à ce que ses pensées se portent avec sollicitude sur les besoins des êtres qui l’entourent.
- » Immédiatement au-dessus de l’animal, nous trouvons l’homme primitif, le sauvage. Plus intelligent que la bête, mais encore dominé par ses instincts personnels, le sauvage nous offre le tableau de toutes les violences que peut enfanter l’égoïsme. Certaines peuplades anthropophages sont même si rapprochées de la bête dans leurs instincts, que les hommes se mangent entre eux et qu’en cas de disette, la mère est obligée de cacher les enfants à la vue du père affamé ! -Tableau dont nous ne pouvons soutenir l’horreur.
- » De grands progrès se sont donc accomplis depuis que l’homme est apparu sur la terre. Les brigandages, l’insécurité perpétuelle, l’exploitation sans merci ni limite du faible par le fort, ont fait place au régne de la loi, à la protection de la vie individuelle, à la reconnaissance des droits de l’homme et du citoyen, à toutes les ressources de la vie industrielle et sociale. Les pays paisibles, les champs cultivés, la circulation libre, facile, protégée, assurée de toutes les manières, la paix et les égards entre tous disent assez haut combien nous sommes loin de l’homme primitif.
- » Et ces progrès iront s’accroissant plus vite encore, le jour où la politique ne viendra plus troubler les efforts du travail, le jour où la République instituée chez tous les peuples anéantira toute possibilité de guerre et rendra tous les hommes libres de travailler à leur bonheur commun.
- » Si, au milieu des difficultés du passé, tant de progrès ont pu s’accomplir, si nous nous sommes débarrassés de tant de maux, est-ce à dire que la voie de nouvelles améliorations soit fermée devant nous et que toute marche en avant soit mpossible ?
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- là
- » Non, la perfection est loin d’être atteinte, (les misères sociales qui demeurent encore le proclament hautement), et le champ du progrès est infini devant nous.
- » Voyons ce que nous avons été, la différence qu’il y a de nous à l’homme primitif. En possession des progrès accomplis, des forces dont nous nous sommes emparés, quels biens ne pourrons-nous pas réaliser encore pour l’humanité entière, pour tous les hommes sans exception, si nous voulons y consacrer toutes nos volontés et toutes nos ressources. »
- C’est pourquoi l’orateur invite son monde à réaliser une association dans laquelle les garanties de l’existence, les conditions du bien-être seront autant que possible réalisées pour tous les associés.
- « Si des personnes pensent que le but peut être atteint par une autre voie, qu’elles le disent, » propose l’orateur, « qu’elles en discutent les moyens et ne restent pas les bras croisés. Ce qu’il faut, c’est agir, c’est progresser et progresser sans cesse. Autrement, on retombe dans l’égoïsme. Or, toute teinte d’égoïsme est une dégradation.
- » Pour suivre la voie du progrès ouverte devant nous, » continue J.-B.-André Godin, « il faut inaugurer l’union par l’association ; réaliser un régime où faibles et forts, petits et grands se tiendront la main, et il faut installer cette œuvre sur de telles bases que nous la puissions transmettre aux générations qui viendront après nous et pourront à leur tour y ajouter de nouveaux développements. »
- Passant ensuite à l'examen de certains côtés industriels de l’association qu’il projette, l’orateur montre deux choses :
- D’abord, que sous le régime individualiste actuellement en vigueur chacun des agents du travail, employés ou ouvriers, n’ayant à recevoir que les salaires ou appointements convenus, voit rarement au-delà de son intérêt propre et est souvent disposé à croire que c’est la faveur ou le caprice du patron qui décide des gros émoluments. « En association, » dit-il, « tous auront à se partager les bénéfices de l’œuvre commune, tous
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- auront intérêt à ce que les capacités soient à leur vraie placé et seront ainsi portés à s’appliquer au vrai discernement des mérites, la prospérité de l’œuvre commune étant en accord avec l’intérêt particulier de chacun. »
- Ensuite, il expose comment des capacités multiples se suppléeront les unes les autres sous le régime de l’association. Il donne pour exemple des faits tout récents au Familistère. «Je viens de passer, » dit-il, « cinq ans hors de l’usine en qualité de député, et je dois constater aujourd’hui que pendant mon absence mes concurrents industriels ont fait des produits nouveaux et remarquables. Ici, Fon s’est contenté d’entretenir ce qui était; se laisserait-on aller ainsi sous un régime qui rendrait l’intérêt de chacun solidaire de la prospérité de l’établissement? Évidemment non, vous auriez saisi de suite qu’une concurrence redoutable pouvait s’établir, si vous ne vous teniez pas à la hauteur des besoins du marché. L’association aurait donc le mérite de pousser à la mise en valeur de la mine d’intelligences que recèle infailliblement une réunion d’hommes comme la vôtre.
- » Les industries doivent progresser sans cesse, sous peine de déchoir rapidement et de disparaître. Qui donc au lieu de moi fera les inventions utiles à la vie de l’Usine ? Qui donc aura l’esprit créateur, prévoyant, attentif, passionné pour la recherche de produits pouvant le mieux satisfaire aux besoins des consommateurs % Ce sera l’Association. Les groupes devront pouvoir aisément accomplir cette œuvre. Que sera-ce pour eux que la création de 4 ou 5 modèles, par an ? Et cela répété chaque année contentera la clientèle et lui prouvera qu’on est soucieux de lui complaire.
- » Les concurrents ont tout à agencer dans leurs usines, la Société du Familistère est toute organisée et richement pourvue ; il n’y a qu’à entretenir sans cesse sa marche en avant. »
- Revenant sur la pratique de la loi d’amour recommandée aux hommes depuis tant de siècles, J.-Bte-André Godin dit que les progrès des sciences et de l’industrie nous mettent en mesure aujourd’hui de réaliser cette mise en pratique que
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- nos pères étaient impuissants à faire passer dans les institutions sociales.
- Il développe ensuite cette pensée que le Familistère donne à ses habitants des garanties contre le malheur, mais qu’il faut traduire ces garanties en acte légal qui en assure la durée. « Cependant, » dit-il, « il est non moins essentiel que vous vous éleviez tous à l’esprit d’amour les uns pour les autres ; nul contrat ne peut remplacer cela, l’homme pouvant toujours défaire le lendemain ce qu’il a fait la veille. C’est pourquoi je m’efforce tant de développer en vos cœurs l’amour de l’Association, le sentiment, la conviction des bienfaits qu’elle recèle pour vous et vos enfants, en même temps qu’elle vous offre le plus sûr moyen de mettre en action le commandement suprême d’amour de l’humanité. »
- Avant de lever la séance, l’orateur rappelle l’urgence qu’il y a de terminer le travail de constitution des Unions, afin que l’élection des deux conseils supérieurs ait lieu — comme il est convenu — le dimanche 16 courant.
- « Je sais bien, » dit-il, « que les motifs les plus divers amènent un certain nombre des personnes réparties dans les groupes ; les unes y viennent par entraînement, d’autres par intérêt, d’autres mêmes parce que c’est moi qui vous ai invités à le faire ; très peu ont l’idée du but poursuivi. Quoi qu’il en soit, je suis heureux de toutes les adhésions. L’essentiel est que vous vous unissiez ; les convictions se feront avec le temps et au contact des faits.
- « Le monde industriel tout entier peut profiter de l’œuvre tentée ici ; et cette œuvre assurant dès maintenant le bien de chacun de ceux qui y sont reliés et ne comportant pour personne le moindre fâcheux résultat, il faudrait en réalité avoir le cœur bien étroit et bien sec pour se refuser à y prendre part.
- » Que chacun s’empresse donc, en ce qui le concerne, de hâter l’organisation préparatoire qui doit précéder l’élection des Conseils supérieurs. »
- La séance est levée.
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- UNE TENTATIVE DE CONCILIATION
- Quelques jours après la fin de la grève du Pas-de-Calais, le Réveil du Nord, journal socialiste, organe des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais, publiait un ordre du jour voté à Sin-le-Noble, dans le Congrès privé des délégués du syndicat des mineurs du Nord.
- En voici la partie la plus importante :
- « Considérant qu’une ère d’apaisement permettra d’examiner et de résoudre avec plus d’impartialité les questions ouvrières, le congrès est d’avis qu’il y a lieu d’organiser dans le bassin houiller des comités professionnels et permanents de conciliation et d’arbitrage sur le pied d’une parfaite égalité, entre les patrons et ouvriers, invite le conférencier Loze et le bureau du syndicat à se mettre en rapport avec les compagnies.
- « Le comité professionnel et permanent de conciliation et d’arbitrage serait composé d’un nombre égal de délégués patronaux et ouvriers. Ces délégués, après avoir entendu les intéressés ou leurs représentants autorisés, examineraient librement les questions professionnelles qui leur seraient soumises. Le comité rechercherait les moyens de conciliation, en cas de différend. A défaut de conciliation, il se constituerait en tribunal arbitral, à moins qu’il ne jugeât préférable de déléguer ses pouvoirs à des arbitres qui rendraient une sentence. Celle-ci n’aurait pas la sanction légale qui est ordinairement inefficace. Elle s’imposerait par la persuasion sous le contrôle de l’opinion publique. En principe, le travail ne serait pas suspendu tant que l’affaire resterait pendante. »
- Les journaux radicaux et socialistes ont accueilli cette décision avec une vive satisfaction. Les journaux conservateurs et modérés, le Figaro, le Temps, etc, se sont extasiés.
- Le lendemain, en effet, sous ce titre : Conciliation, le Temps faisait suivre le résumé de la délibération du syndicat des mi -neurs du Nord, des réflexions suivantes :
- « Et nous n’essayerons pas d’atténuer l’expression de la satisfaction qu’elle nous a causée. Car le salut est là. Si l’on veut, en toute sincérité, épargner aux travailleurs les misères qu’enfante la grève, si l’on est en même temps désireux qu’ils voient
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- une tentative de conciliation 17
- leurs réclamations légitimes accueillies, on doit répudier toute violence, toute atteinte à la liberté du travail, toute résolution improvisée et brutale. Il faut que les ouvriers puissent, pacifiquement, affirmer leurs besoins, formuler leurs volontés, exprimer leurs vœux; d'un autre côté, il est indispensable qu’ils trouvent, chez les patrons, un esprit ouvert aux réformes, une largeur d’idées, une tendresse de cœur, sans lesquels l'harmonie souveraine du capital et du travail risque à tout instant d’être brisée par le plus léger malentendu. Le monde patronal et le monde ouvrier doivent se pénétrer l’un l’autre de plus en plus, par la réciprocité des devoirs et la mutualité des initiatives. Bien loin d’être comme ces eaux du Rhône qui passent à travers le lac Léman sans s’y mêler, ils doivent confondre leurs intérêts, leurs ambitions, leur idéal. A ce prix est la paix sociale..
- » La proposition des délégués du syndicat des mineurs du Nord serait de nature, si elle a tout le retentissement désirable, à substituer aux grossières et trompeuses improvisations delà grève les enquêtes mûries, les études minutieuses, les compromis impartiaux. Certes, on s’exposerait à des mécomptes si on s’imaginait que ce sera la fin des luttes aveugles dont le monde ouvrier a eu si fréquemment à souffrir.
- » Que des comités mixtes de conciliation et d’arbitrage soient constitués, suivant le vœu des mineurs du Nord; que, dans chaque compagnie, les ouvriers entrent ainsi en relation avec les patrons; que les questions soient spécialisées, prises une à une, au lieu de viser à embrasser une industrie toute entière, abstraction faite des conditions si diverses et si variables de chaque région et de chaque entreprise; en un mot, que l’on fasse prévaloir une politique de résultats, obtenus par des concessions réciproques, accomplies en temps opportun : le règne des politiciens aura vécu; leur funeste influence sur le monde du travail se verra singulièrement compromise; ce sera, par le triomphe des conciliations amiables, l’avènement des réconciliations nécessaires. »
- La République Française, journal de M. Méline, n’est pas moins enthousiaste :
- « On ne saurait trop applaudir à la décision qui vient d’être prise dans un congrès tenu à Sinde-Noble..
- » C’est là une heureuse initiative dont la lutte économique et sociale actuellement engagée, et les épisodes les plus récents
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- de cette lutte font ressortir toute la sagesse et toute Inopportunité.
- « La décision du Congrès de Sin-le-Noble est de la part des mineurs un acte de clairvoyance et de haute sagesse. Si, sourds à la voix de leurs fâcheux amis, ils persévèrent résolument dans leur projet de substituer à la grève, érigée en système, l’arbitrage et la conciliation ; s’ils savent le mettre à exécution ; s’ils s’affranchissent enfin de l’influence tyrannique et funeste des beaux parleurs et des agitateurs de l’état-major socialiste, non seulement ils se rendront service à eux-mèmes, mais ils auront donné à tous les travailleurs, leurs camarades, un excellent exemple. »
- Après avoir reçu les compliments du Figaro, l’approbation enthousiaste du Temps,qt les encouragements de la République Française, ce projet, qui devait être le salut, si les ouvriers, qui l’avaient conçu, savaient le mettre à exécution, est resté lettre morte.
- L’effort était sans doute trop grand ! C’était sans doute chose trop malaisée que de s’affranchir de l’influence tyrannique et funeste des beaux parleurs et des agitateurs de l’état-major socialiste et de s’engager résolûment dans une voie de prévoyance et de concorde I
- Eh bien, vous n’y êtes pas. La tentative n’a pas échoué parce que ses auteurs y ont eux-mêmes renoncé.
- Elle a échoué tout simplement parce que les compagnies ont déclaré qu’elles ne voulaient pas entendre parler de ce projet.
- Alors, parmi les journaux qui s’étaient en quelque sorte portés garants de la bonne volonté des compagnies, les uns se sont tus, d’autres ont essayé de mettre cette lassante fin de non recevoir sur le-compte d’un ressentiment bien explicable. En quoi ils se fourvoyaient puisque les mineurs du Nord n’avaient pas suivi leurs camarades du Pas-de-Calais, dans leur campagne parfaitement justifiable d’ailleurs.
- Pour réconcilier deux adversaires, il suffit le plus souvent de les rapprocher l’un de l’autre et de leur apprendre à se connaître, a dit Jules Simon.
- Pourquoi les-compagnies ont-elles repoussé la main qui leur était tendue ?
- Obéissaient-elles à la crainte de s’aventurer sur un terrain inexploré ?
- Les comités de conciliation et d’arbitrage établis en Angleterre par M. Mundellâ en t860, fonctionnent à la satisfaction
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- UNE TENTATIVE DE CONCILIATION 19
- générale et leur nombre est considérable. Ils sont aussi très nombreux en Amérique où ils existent depuis longtemps.
- Mais il n’est pas nécessaire de franchir l’Atlantique ou la Manche pour trouver des exemples. Tout à côté du département du Nord, chez nos voisins Belges, nous trouvons les expériences si concluantes de Mariémont et de Bascoup. C’est là que les comités de conciliation ont été institués en premier. La Justice, de Bruxelles, en a décrit ainsi le mécanisme dans son numéro du 8 juin 1893 :
- « Créés par l’initiative de M. Warocqué et de ses conseils, MM. Guinotte et Weyler, respectivement administrateur et ingénieur en chef, les conseils de conciliation de ces charbonnages, comprennent chacun six membres ouvriers et six délégués de l’administration. Tous les puits d’extraction ont un nombre de délégués proportionné au chiffre du personnel. Plusieurs de ces derniers sont parmi les chefs principaux de la « Fédération des Mineurs du Centre, » ce qui est loin d’être, comme certains pourraient le croire, un élément d’insuccès.
- » L’essai a obtenu les meilleurs résultats : la journée de travail a été réduite, tandis que les salaires augmentaient et, d’autre part, les rapports les plus courtois n’ont cessé d’exister entre maîtres et ouvriers.
- » Si, en ces dernières années, quoique rarement, les ouvriers se sont mis en grève, c’est à des causes particulières qu’il faut attribuer ce fait : en 1887 la grève eut un caractère plus politique qu’économique et tut fomentée parle parti anarchiste (1); en 1891 et enfin en 1893, elle fut déclarée par les mineurs de Mariémont dans un esprit de franche solidarité avec le parti ouvrier.
- » Que de résultats acquis déjà !
- » Et cependant, ces conseils ne sont pas encore arrivés à l’état parfait : après la grève de 1887, dans une séance du Bureau tenue le 3 décembre 1888, M. Guinotte déclare que l’insuccès relatif des représentants ouvriers est dû en grande partie à l’insuffisance de leur autorité sur la masse et il en conclut«à la nécessité d’augmenter cette autorité, notamment par la formation de syndicats ouvriers. »
- Et M. Julien Weyler de son côté, écrit :
- « Que les chefs ouvriers soient décidés à respecter la parole donnée, j’en ai l’intime conviction, mais ils ont un rôle bien
- (1) Voir lettre de M. Weyler à M F. Passy dans le Journal des Economistes, en 1889.
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- 20 LE DEVOîft
- difficile.» Il les voit parfois inquiets, hésitants, alors qu’il semblerait qu’ils dussent se rallier sans réserve à une transaction qu’ils ont reconnue acceptable : « C’est qu’ils pensent aux hommes qui sont derrière eux et qu’ils devront convaincre à leur tour. »
- De tout ce qui précède notre confrère tire cette conclusion qu’il est indispensable de former de puissantes associations et d’obtenir pour les syndicats la reconnaissance légale, c’est-à-dire à la fois, la puissance, l’utilité et la dignité.
- En France, la loi reconnaît les syndicats ; mais les compagnies ne les reconnaissent pas.
- La grève du Pas de Calais en a fourni une nouvelle preuve.
- Les compagnies anglaises dont les intérêts ne sont pas moins considérables que ceux des houillères françaises n’ont pas ce dédain intempestif pour les associations ouvrières. Elles ne refusent pas de composer avec la fédération des mineurs, sachant bien que l’autorité des chefs de cette puissante association est une garantie de l’exécution des contrats intervenus, une garantie de l’ordre également.
- Nous nous reprocherions, à ce propos, de ne pas citer ici un passage de la lettre que le correspondant du Temps écrivait à ce journal au moment où les bassins du pays de Galles étaient en effervescence :
- « Partout où les syndicats sont organisés d’une manière forte, où leur esprit de discipline et, en même temps, si je puis dire, de parlementarisme, a profondément pénétré la classe ouvrière, les désordres sont extrêmement rares. La raison en est que l’individu est arrivé à admettre comme un dogme le devoir de se soumettre à la décision de la majorité, une majorité respectueuse dans une juste limite de la minorité, puisqu’elle doit réunir les deux tiers des voix. Cette décision a été prise avec toutes les garanties de bonne foi, de sang-froid possibles. Les suffrages ont été recueillis à domicile : c’est dans son home, en face de sa femme, de ses enfants, que le chef de famille a écrit oui ou non en dessous de la terrible question : « Etes-vous en faveur de la grève? » Cet homme a répondu « non ». Il ne la veut pas, la grève : il a peur de la faim, des mines blanches de ses petits, de l’oisiveté de ses bras, car il a la pensée lourde et il sait qu’il s’ennuie à ne rien faire, comme un cheval enfermé dans l’écurie. Et puis il vit avec le salaire actuel, il ne trouve pas qu’il y ait « de quoi se battre. » Eh bien, malgré tout, si la majorité des camarades
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- UNE TENTATIVE DE CONCILIATION
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- veut la grève, il la fera comme les autres, avec autant de dévouement, autant d’entêtement. Et je ne parle pas d'un homme isolé, mais de ' groupes nombreux, unis. Il arrive souvent qu’un charbonnage de 2.000 mineurs arrête ses bennes parce que 10,000 camarades avec qui ils sont affiliés, plus loin, dans d’autres charbonnages, arrêtent les leurs.
- » Admettons, au contraire, que l’organisation soit incomplète, que les votes soient mal pris, qu’on puisse discuter la validité de la décision ou que, tout simplement même, la minorité ne veuille pas se soumettre, parce qu’elle ne veut pas, sans autre raison : on en vient aux coups tout de suite, fatalement. C’est ce qui a eu lieu dans le pays de Galles. »
- Qu’on nous permette encore de produire un autre témoignage, celui de M. de Billy, dont notre ami Fabre a analysé le rapport fait au Congrès du Hâvre sur les Associations ouvrières en Amérique :
- « Les chefs d’industrie, disait-il dans ce rapport, déclarent hautement qu’ils trouvent grand avantage à avoir vis-à-vis d’eux, non plus une troupe indisciplinée d'ouvriers obéissant à la première impulsion, mais des hommes raisonnables et que la force que leur donnait leur organisation n’était point, à leur point de vue, un danger capable de balancer l’avantage dû au caractère et à l’éducation des chefs. »
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- LE DEVOIR
- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- FRANCE
- Les mutualistes. — D’après le rapport officiel annuel des sociétés de secours mutuels, pour 1891, le développement de ces associations se poursuit avec régularité.
- Les sociétés approuvées ou reconnues comme établissements d’utilité publique étaient au nombre de6.674 au 31. décembre 1890, avec 179.197 membres honoraires et 911.955 membres participants. Au 31 décembre 1891, on comptait 6.863 sociétés, ayant 184.345 membres honoraires et936.216 membres participants.
- Les recettes réalisées en 1891 ont atteint2L685.719 francs, contre 20.971.685 fr. en 1890. Au contraire, les dépenses ont fléchi de 19.391.144 fr. à 18.956.588 francs. Il y a donc un excédent de recettes de 2.729.131 fr. Le fonds de réserve a pu être porté à 59.112.342 fr.
- Quant aux sociétés autorisées, leur nombre a progressé de 2.470 en 1890 à 2.551 en 1891. Les membres honoraires ont vu leur nombre passer de 2.470 à 2.551, et celui des membres participants s’est avancé de 320.112 à 332.519.
- Les recettes de ces associations ont monté de 8.293.155 fr. à 8.955.077 fr. Gomme les dépenses ont rétrogradé de 7.004.938 fr. à 6.992.222 fr., il y a eu, en 1891, un excédent de recettes de 1.962.584 fr. Le fonds de réserve est parvenu à 33.245.875 fr.
- Les services de ces associations ont grandi simultanément. Le gouvernement est, d’ailleurs, intervenu pour atténuer les conséquences delà réduction du taux de l’intérêt, si préjudiciable à la constitution des caisses de retraites. Deux crédits supplémentaires, de 400.000 fr. chacun, ont été votés, on le sait, dans ce but, pour les exercices 1893 et 1894.
- La question des retraites est le point faible de l’organisation des sociétés de secours mutuels. La pénurie des fonds consacrés à cette institution a été maintes fois signalée aux pouvoirs publics, puisque à deux reprises deux crédits ont été votés pour y suppléer dans une certaine mesure.
- Il résulte en effet des calculs établis, que les membres des sociétés approuvées et subventionnées par l’Etat affectent à la constitution des pensions de retraites sur les fonds provenant tant de leurs cotisations que des subventions recueillies, la
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- somme dérisoire de cinq francs moins quelques centimes par an. De sorte qu’au bout de trente ans, il aura été versé par chaque sociétaire cent cinquante francs en réalité.
- On voit que si le problème de l’assurance contre la maladie a été brillamment résolu parles sociétés de secours mutuels, on n’en saurait dire autant du problème de la retraite pour la vieillesse.
- Au mois d’avril de l’année dernière le projet de loi relatif aux sociétés de secours mutuels qui venait d’être adopté par le Sénat, était rapporté à la Chambre.
- Le rapporteur en quête d’un remède à cette situation demandait qu’on s’appliquât à développer cette idée que « la part de l’assurance contre la maladie et la vieillesse, à la charge du patron, ne doit pas être prélevée sur ses bénéfices toujours variables et aléatoires, mais qu’elle constitue une des charges de la production et l’un des éléments du prix de revient, au même titre que l’assurance contre l’incendie ou la grêle, la réfection et l’entretien du matériel et des immeubles. »
- Nous constatons avec plaisir le progrès des idées que nous défendons ici, et qui sont exposées avec tous les développements qu’elles comportent dans les oeuvres de Godin, notamment dans Solutions sociales (page 249 et suivantes). Certes, ainsi que l’a si justement constaté M. Siegfried, au dernier congrès des sociétés de secours mutuels tenu dans les premiers jours de décembre, les sociétés de secours mutuels sont un magnifique exemple de la puissance de l’initiative privée; elles n’en démontrent que mieux par certains côtés de leur œuvre, la nécessité de l’intervention de l’Etat.
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- Un épilogue de là grève de Lens. — A l’issue de la grève de Lens qui s’est terminée, comme on sait, par la défaite des ouvriers, ces derniers recevaient de leur député et ancien camarade Lamendin, un des meneurs de cette grève malheureuse, le conseil « de repousser l’organisation des sociétés coopératives et de rester fidèles au petit commerce qui les avait soutenus pendant la crise qu’ils venaient de traverser. » Ainsi, d’après ce conseil, l’ouvrier n’avait rien de mieux à faire, pour se consoler de la perte de l’augmentation de gain sur laquelle il comptait, que de continuer à laisser la moitié de son salaire entre les mains des commerçants et de continuer à payer à raison d’un franc, ce qu’il pourrait obtenir pour 50 centimes.
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- LE DEVOIR
- La Ligue de l’Enseignement a, dans son dernier Congrès, voté à l’unanimité les importants vœux suivants :
- Le Congrès :
- 1° Considérant que l’instruction qui n’aboutit pas à une éducation est plus dangereuse qu’utile à l’ordre social et à la discipline militaire ;
- Considérant, qu’à défaut de la famille, les écoles publiques doivent tendre de plus en plus à élever le niveau moral de la nation et à faciliter la tâche des instructeurs de l’armée,
- Emet le vœu qu’un enseignement comprenant les devoirs de l’homme dans toutes les situations précède, à l’école, l’enseignement des droits civiques.
- 2° Considérant, d’autre part, que les méthodes et les programmes d’enseignement emploient une trop grande partie du temps et des forces cérébrales de la jeunesse aux dépens des nécessités pratiques de la vie,
- Emet le vœu que dans les écoles annexes des écoles normales, des efforts plus grands soient faits en vue de traduire l’instruction en éducation morale et en applications immédiates aux besoins des masses populaires.
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- GRANDE-BRETAGNE
- Free Labour party. — Un des résultats de la grève minière a été la constitution, parmi les ouvriers, d’un Free Labour party.
- Ce parti ne se propose pas de combattre l’institution des grèves, dont il reconnaît la nécessité générale, mais de protéger le travail des ouvriers qui ne chôment pas et qui sont empêchés, à l’heure actuelle, de travailler par les grévistes.
- SUISSE
- Le service médical gratuit. — Dans la première quinzaine de novembre, 525 délégués des associations ouvrières, représentant environ 190.000 membres, se sont réunis à Zurich.
- M. Greulich, secrétaire, directeur du bureau de travail Suisse, a soumis à l’assemblée, qui l’a adopté, un important rapport concluant à un mouvement d'initiative populaire pour l’obtention du traitement gratuit de tous les malades,
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX 25
- On évalue ainsi la dépense qu’entraînerait' l’adoption de ce projet par le peuple :
- Traitement des médecins.............. 7.350.000 fr.
- Coût des remèdes.................... 4.748.000 —
- Frais d’hôpital....................... 12.126.725 —
- Il n’y aurait, en fait de dépenses nouvelles, que les traitements des médecins, le coût des remèdes, 2 millions seulement pour les hôpitaux, car les cantons dépensent actuellement 10 millions de ce chef.
- En ajoutant 1 million pour frais d’administration on ne dépasserait pas, paraît-il, le total de 15 millions.
- Cette somme, ou plutôt la plus grande partie de cette somme, serait demandée à l’introduction du monopole du tabac.
- Le pétitionnement en vue de l’obtention d’un vote populaire a été aussitôt entrepris. On sait que 50.000 signatures sont nécessaires pour que le projet puisse être soumis à la sanction du peuple. Personne ne doute que les 50.000 signatures ne soient facilement réunies.Mais sur le résultat final,les avis sont partagés. Les uns affirment que le monopole frappera surtout les populations ouvrières, les autres qu’il n’atteindra que les marchands et les fabricants. Il y a en Suisse 600.000 fumeurs, c’est-à-dire plus des trois quarts des électeurs, ce sont eux en définitive qui prononceront.
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- LE DEVOIR
- EAl QUESTION IDE LA PAIX
- L’Alliance universitaire internationale s’est constituée définitivement dans deux réunions qui ont eu lieu à Paris au commencement de novembre, sous la présidence de M. Hodgson Pratt, et par les soins de M. Jacques Dumas, président de la Société des Jeunes amis de la Paix, et de M. le professeur Charles Richet.
- Le but de cette association est principalement d’établir des rapports cordiaux et fréquents entre les personnes qui s’occupent des hautes études, de faciliter à cet effet le passage des étudiants d’une Université dans une autre, de créer des chaires d’étude comparée des institutions des divers pays, d’organiser des réunions annuelles internationales pour les professeurs et les étudiants, enfin de rechercher les meilleurs moyens de faire prévaloir les règles de la justice et de l’équité dans les rapports avec les Etats.
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- Un projet de tribunal international
- L'Echo de Londres publie un article important, dû à la plume de M. Hodgson Pratt et consacré à l’idée de la création d’un tribunal international permanent, pour décider sur les cas de droit des gens qui lui seraient soumis par les gouvernements intéressés dans un litige. Ce tribunal poserait les bases d’un Code du droit international.
- L’Association pour la réforme et la codification des lois des nations a institué dans son dernier Congrès un Comité pour préparer un projet dans ce sens.
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- Une bonne nouvelle
- Sous la date du 26 octobre dernier, le Bureau international de la Paix s’est adressé au Conseil fédéral Suisse pour lui annoncer qu’une pétition couverte jusqu’à présent de 54,000 signatures serait prochainement déposée à la Chancellerie fédérale pour demander aux autorités de la Confédération une double manifestation en faveur de l’œuvre de la Paix, savoir : 1° Revêtir d’un caractère officiel la délégation du Groupe Suisse
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- parlementaire qui se rendra à la prochaine Conférence interparlementaire de la Paix, et 2° allouer une minime subvention annuelle au bureau international de la Paix. A cette occasion, le secrétaire honoraire du bureau a fourni les éclaircissements nécessaires sur le but et les moyens d’existence de cette institution, régulièrement inscrite avec personnalité juridique au registre du commerce Suisse.
- Par lettre du 17 novembre, la Chancellerie fédérale a annoncé au Bureau international de la Paix que, prenant en considération sa pétition du 26 octobre le Conseil fédéral a alloué à ce Bureau un subside de mille francs pour Vannée 1894, en se rêseroant d'examiner s’il y aura lieu de consentir à de nouvelles allocations pour les années subséquentes.
- C’est la première subvention accordée officiellement par un Etat au Bureau international permanent de la Paix. Espérons que sous l’influence et par l’initiative des Sociétés de la Paix, cet exemple trouvera des imitateurs ! Si pour commencer, les Etats qui ne comptent pas au nombre des grandes puissances, le Danemark, la Suède, la Norwège, les Pays-Bas, la Belgique, la Grèce, l’Espagne, le Portugal, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, manifestaient de la même manière que la Suisse leur intention d’appuyer le mouvement pacifique, le Bureau international posséderait les moyens de doubler son activité dans tous les domaines que comportent ses attributions et l’on pourrait former un capital de réserve avec les dons des particuliers et des associations.
- Quant à la demande tendant à ce que la délégation du Groupe Suisse parlementaire qui se rendra à la prochaine Conférence interparlementaire de la paix, soit revêtue d’un caractère officiel, le Conseil fédéral Vexaminera en temps opportun, quand des propositions précises et concrètes lui seront présentées.
- Le Bureau international permanent de la Paix a exprimé ses sentiments de gratitude au Conseil fédéral pour la bienveillance avec laquelle il a accueilli sa demande.
- La Ligue Franco-Italienne
- Dans notre dernier numéro nous avons publié la circulaire adressée par MM. Bonghi et Ménotti Garibaldi à leurs amis de France, en vue d’arriver à une détente entre la France et l’Italie.
- De Comité Ligue Franco-Italienne de Paris, qui depuis plu-
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- sieurs années travaille à réaliser l’union des deux nations latines, vient d’envoyer l’adresse-réponse suivante qui a été signée en son nom par les membres du Bureau. MM. Frédéric Passy, de l’Institut, le général Yung, député, le marquis de Castrone, le général Türr, le prince don Romolo Ruspoli, le commandeur Gandolfi, et xM. Raqueni, secrétaire général :
- « La réunion, après avoir entendu la lecture de la lettre par laquelle MM. Bonghi et Ménotti Garibaldi, au nom des Italiens amis de la France, convient les Français amis de l’Italie à travailler, de concert avec ceux-ci, à dissiper les malentendus et à apaiser les dissentiments qui ont pu menacer le maintien des bons rapports entre les deux nations ;
- » Remercie les honorables représentants du groupement italien de leur généreuse initiative;
- » Se réjouit de voir déclarer par de tels hommes que leurs sentiments sont ceux d’une partie considérable de leurs compatriotes ;
- » Est heureuse, de son côté, de pouvoir leur dire que ces sentiments répondent à ceux d’une grande partie de la nation française.
- » Et, considérant elle aussi, comme un devoir de patriotisme, en même temps que d’humanité, de travailler à l’œuvre nécessaire de la conciliation internationale, elle engage tous les Français soucieux des véritables intérêts de leur pays à combattre, par tous les moyens en leur pouvoir, les fausses nouvelles, les soupçons sans fondement, les insinuations malveillantes, à rechercher en tout la lumière et la vérité, et à répandre d’un commun accord les idées de justice, de respect mutuel, de réciproque bienveillance que commandent également aux diverses branches delà race latine le souvenir de leur commune origine, la saine intelligence de leurs intérêts communs et la légitime préoccupation de leur prospérité matérielle et de leur grandeur morale. »
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- Le roi des Belges s’est fait représenter au Ve Congrès universel de la Paix à Ghicago, par son ministre à Washington. C’est un bon commencement.
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- La question de la paix Guerre à la guerre
- Conclusion d’un article du Petit Méridional-.
- Considérons la marche progressive de l’humanité, et peut-être y trouverons-nous cette observation consolante que la guerre, qui fut la loi du passé, tend chaque jour à diminuer, et à exercer moins fréquemment ses ravages.
- Nous sommes loin, même aujourd’hui, même au milieu des circonstances terribles qui font trembler de peur toutes les mères européennes, nous sommes loin de ces périodes des temps anciens et du moyen âge où la guerre, la chasse à l’homme, était l’état habituel de la société.
- Et si nous vivons aujourd’hui dans l’anxiété, dans l’appréhension d’un épouvantable choc des nations, ne le devons-nous pas précisément à cet esprit du passé qui ne veut pas mourir, qui se débat contre son extinction prochaine, et qui anime nos adversaires, les derniers représentants de la brutalité féodale et des résistances de l’ancien monde.
- Ceci tuera cela. La guerre est absurde, elle ne prouve rien, et l’humanité, dans sa marche ascendante, en est arrivée à vouloir se rendre compte de tout. Elle commence à comprendre que, pendant des siècles, elle a été la dupe des chefs militaires qui l’ont massacrée et exterminée pour leur profit exclusif, et le jour n’est peut-être pas loin où la raison humaine mettra un terme à cette forme de brigandage.
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
- FRANGE
- Les droits des femmes devant le Parlement français.
- Mme Hubertine Auclert, qui, en 1876, aiguilla.si vigoureusement le mouvement féministe dans le sens des revendications politiques, adressait en mars 1893 au Sénat, à la Chambre des députés et au Conseil municipal de Paris, une pétition exprimant le vœu que les femmes puissent accréditer auprès des pouvoirs constitués des déléguées chargées de défendre leurs intérêts et qui seraient entendues dans toutes les questions où les droits du sexe féminin seraient en cause. Mme Hubertine Auclert attend encore un avis de réception du Conseil municipal de Paris. La Chambre des députés fut un peu plus expéditive. Au mois de juin, elle répondait par l’organe du rapporteur de la 29e commission, M. Prenat : « Si la requête de la dame Auclert était prise en considération, elle ne tendrait à rien moins qu’à bouleverser nos lois actuelles. »
- On se représente difficilement nos lois bouleversées par l’adoption d’une mesure qui, en somme, n’en modifie aucune, et qui échappe même au reproche, si c’en est un, de constituer une innovation.
- Et, en effet, si la fonction des déléguées doit consister uniquement, ainsi que le demande la pétition, à être « entendues, chaque fois que le bien de leur sexe l’exigera, comme sont parfois entendus au point de vue technique des individus étrangers au Parlement et aux Conseils généraux et municipaux, » elle ne se différencie pas de ces missions occasionnelles qui amènent soit au Luxembourg, soit au Palais Bourbon, tantôt la déléguée des marchandes de poissons, lorsqu’il s’agit de la réglementation des Halles centrales, tantôt les déléguées des tenancières de bureaux de placement, lorsqu’il est question de légiférer sur le placement des travailleurs.
- En outre, quand bien même l’institution réclamée par Mme Auclert emprunterait au fait de l’autorisation par décret une sorte de caractère officiel, il n’en reste pas moins que les déléguées ne seraient entendues qu’à titre purement consultatif.
- L’effarement du rapporteur de la 29e commission ne se com-
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
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- prend donc pas. Autre perle. Celle-ci nous vient du Sénat. Le rapporteur, M. Demoulins de Riols, s’exprime ainsi au sujet de la pétition de Mme Auclert :
- (( En dehors de l’accès aux fonctions électives politiques, les femmes ont dans la vie commune les mêmes droits que les hommes. Elles peuvent, si leurs intérêts sont lésés, se faire rendre justice par les tribunaux, porter leurs revendications devant les pouvoirs publics, les exposer dans la presse, les réunions, etc.
- » La faveur réclamée par Mme Hubertine Auclert constituerait donc un privilège que ne possède pas la généralité des citoyens, et elle ne tarderait pas à devenir en outre une source d’abus innombrables.
- » Dans ces conditions,la deuxième commission des pétitions ne peut que repousser la demande contenue, dans la pétition ci-jointe et passe à l’ordre du jour. »
- Vers la même époque, un tribunal de province soulignait l’ironie ou la candeur de ce langage en décidant que dans un ménage le mari avait seul le droit de congédier la cuisinière.
- + *
- Revendications féministes
- Le Journal des Femmes a consacré un numéro spécial (le numéro 24 bis) au compte rendu in-extenso de la réunion organisée par la Ligue française pour le droit des femmes dans laquelle on décida de soumettre au Parlement un certain nombre de revendications.
- Cette réunion a été des plus intéressantes. Un certain nombre de députés parmi lesquels, nous avons plaisir à le constater, beaucoup de nouveaux élus, avaient répondu à l’appel de la présidente de la Ligue, Mme Maria Pognon, ou avaient exprimé par lettre leur sympathie pour la cause féministe. Mme Maria Pognon a fait un très intéressant exposé des revendications à présenter à la Chambre des députés. Les conclusions de cet exposé qui ont été votées à la fin de la réunion sont les suivantes :
- 1° Ouverture d’une école spéciale pour préparer les jeunes filles au baccalauréat ou création d’un cours dans les Lycées de jeunes filles :
- 2° Traitement égal pour les employés de l’Etat des deux sexes;
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- Le devoir
- 3° Droits civils.
- Droit pour la femme d’être témoin aux actes de FEtat-Civil, d’être tutrice et membre des conseils de famille. Liberté pour la femme mariée de gérer ses biens elle-même : Refonte générale du code civil ;
- 4° Le mot citoyen ou Français appliqué indistinctement aux deux sexes chaque fois qu’il se trouve dans le code.
- Parmi les arguments mis en avant par Mme Pognon en faveur de la réforme des lois qui placent la femme dans un état de subordination, citons le suivant :
- « Il se trouve dès maintenant des femmes trop Aères pour les accepter (ces lois) et qui préfèrent renoncer au mariage. Plus nous irons plus les femmes seront développées, plus leur dignité leur fera repousser le maître omnipotent que la loi s’obstine à leur imposer.»
- Après Mme Pognon, M. Montaut, député de Seine-et-Marne, a fait un exposé des travaux législatifs de la dernière législature, en ce qui touche les intérêts féminins.
- Nos lecteurs savent combien minces ont été les résultats obtenus.
- Pour bien comprendre le chemin qui a été fait en faveur des droits de la femme, a dit en substance M. Montaut, il faut remonter jusqu’à l’année 1883. A cette époque la ^commission des pétitions fut saisie d’une pétition de Mme Maria Deraismes, présidente de la Société pour l’amélioration du sort de la femme et la revendication de ses droits, demandant l’extension aux femmes du droit de suffrage pour l’élection des juges-consulaires.
- La Chambre discutait alors la réforme de cette loi. On a trouvé que la pétition de Mme Maria Deraismes était présentée trop tardivement, attendu que les élections consulaires allaient justement avoir lieu. Mais la commission parut favorable en théorie à la demande et M. Boysset a même dit en parlant des partisans de l’électorat des femmes :
- « Nous ne critiquons pas le moins du monde leurs conceptions et leur désir, nous ne nous préoccupons que des circonstances et des nécessités qui nous pressent... Que M. Roche présente ensuite une proposition en ce sens... Une modiAca-tion pourra intervenir ultérieurement. La lacune qu’il signale sera comblée et la loi aura reçu le perfectionnement qui lui semble juste et nécessaire. »
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- Dans ces conditions, l’amendement fut retiré.
- Plusieurs années passèrent et ce ne fut qu’en 1889 qu’on chercha à combler cette lacune et à mettre l’égalité entre le commerçant et la commerçante, par une proposition de loi ayant pour but de conférer l’électorat aux femmes pour l’élection aux tribunaux de commerce. Cette proposition de loi fut présentée et signée par MM. Ernest Lefèvre, Yves Guyot, Montaut et 151 de leurs collègues. Voici les termes de la loi proposée.
- « L’article 1er de la loi du 8 décembre 1883 serait ainsi rédigé :
- « Au lieu de : « Les membres des tribunaux de commerce seront élus par les citoyens français commerçants patentés, » dire : «Les membres des tribunaux de commerce seront élus par les commerçants et commerçantes patentés, etc. »
- Cette proposition de loi fut votée par la Chambre et envoyée au Sénat. Mais voici ce qui s’est passé au Sénat. M. Demôle chargé de faire le rapport ne s’en est jamais occupé et le projet de loi voté par la Chambre est resté enfoui dans les cartons. Or, comme il est nécessaire pour représenter un projet à la Chambre, que le rapport soit lu et rejeté par le Sénat, lesefforts de nos amis ont été, par ce fait, paralysés. Malgré les demandes faites par M. Montaut et M. Macé, ils n’ont pas encore pu obtenir la lecture du rapport.
- Cette histoire est également celle des autres rares projets touchant les intérêts féminins qui ont été votés par la Chambre pendant le cours de ces diverses législatures.
- C’est ainsi que le projet de loi sur le Conseil des prud’hommes est encore dans les cartons d’une commission sénatoriale qui se refuse, d’ailleurs, à admettre la clause accordant aux femmes l’électorat, alors que sur 3.858 affaires jugées par les conseils de prud’hommes, 1.360 concernent les femmes.
- C’est ainsi qu’il faudra reprendre une loi favorable aux enfants naturels légalement reconnus, et qu’on ne peut mettre à l’actif de la Chambre et du Sénat que la loi modifiant les droits de la femme sur la succession de son mari.
- L’exposé de la situation féministe à l’étranger, par MmeMarya Chéliga, fait contraste avec la pauvre nomenclature qui précède.
- C’est en s’appuyant sur les résultats obtenus dans les pays étrangers que Mme Chéliga a pu dire que le mouvement féministe est entré, dans ces derniers temps, dans une voie absolument pratique et qu’on peut donner aux adversaires de ce
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- LE DEVOIR
- mouvement qui traitent les revendications féministes d’utopies la meilleure des répliques : Celle des faits.
- Les faits abondent, en effet, dans l’exposé de Mm0 Chéliga, qui constitue à ce titre un précieux document.
- On sait que la plupart des fonctions publiques sont accessibles aux femmes dans les Etats-Unis.
- Mme Chéliga, raconte qu’un européen, l’auteur belge d’une importante étude sur la femme dans les emplois publics, M- Louis Franck, a voulu savoir dans quelles conditions les femmes remplissent leurs fonctions, si elles se sont toujours acquittées des devoirs de leurs charges à la satisfaction générale? si enfin leur service n’a jamais laissé à désirer et n’a donné lieu à aucune critique spéciale?
- Par une communication datée du 27 septembre 1892, le ministère du travail des Etats-Unis lui a fait la réponse suivante :
- « Nous pouvons vous donner le témoignage des chefs de service et l’avis de tous ceux qui ont quelque expérience dans cette matière. Tous reconnaissent et affirment que dans son ensemble le service des femmes a toujours été extrêmement satisfaisant. »
- Mme Chéliga parle un peu plus loin des écoles mixtes qui fonctionnent depuis dix ans dans la Finlande, et contre lesquelles s’étaient dressée cette grande objection que les jeunes filles se masculiniseraient et que les jeunes gens négligeraient leurs études en faisant la cour à ces demoiselles.
- Ces dix ans d’essai ont donné un résultat tout contraire : les jeunes filles sont peut-être moins timides, mais tout en conservant leur charme féminin, elles sont devenues plus franches et plus loyales. Quant aux jeunes gens, c’est un fait certain qu’ils étudient avec plus d’ardeur dans les écoles mixtes que dans les lycées de garçons, stimulés par le désir de ne pas se laisser dépasser par les jeunes filles,
- Une constatation analogue avait été faite par M. Hippeau dans son rapport sur l’instruction publique aux Etats-Unis.
- L'expérience plus que trentenaire du Familistère confirme pleinement l’excellence du système des écoles mixtes. Ce sont là des faits, des faits décisifs.
- Outre l’avantage, qui n’est pas à dédaigner, du bénéficiaire, ces faits ont une grande force démonstrative.
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- MUe Klumpke, docteur ès-sciences.
- Mlle Dorothéa Klumpke, attachée à l’Observatoire de Paris, a soutenu dernièrement devant la Faculté des sciences, ses thèses de doctorat ès-sciences mathématiques.
- M1,e Klumpke, qui est née à San-Francisco, appartient à une famille tout à fait scientifique. Elle est, en effet, la sœur de Mnie Déjerine-Klumpke, docteur en médecine, qui a épousé son confrère le docteur Déjerine, agrégé de la Faculté. Mile Dorothéa Klumpke est la première femme qui obtienne le grade de docteur ès-sciences mathématiques.
- La première thèse soutenue par MUe Klumpke a pour sujet : « Contribution à l’étude des anneaux de Saturne »; la seconde: « Etude des principes généraux de la dynamique, d’après l’ouvrage de Jacobi. »
- La soutenance a été écoutée dans le plus grand calme.
- Des applaudissements unanimes ont accueilli l’allocution suivante de M. le doyen Darboux, qui a terminé la séance :
- « Mademoiselle,
- » Vous vous êtes occupée d’une des questions les plus intéressantes de l’astronomie. Les grands noms de Galilée, d’Huyghens, de Cassini, de Laplace, sans parler de ceux de mes illustres collègues et amis, sont attachés à l’histoire de chacun des progrès sérieux dans cette théorie aussi attrayante que difficile des anneaux de Saturne. Votre travail vient nous apporter une contribution qui n’est pas à dédaigner et vous place dans un rang honorable à côté des femmes qui se sont consacrées à l’étude des mathématiques. Au siècle dernier, MUe Marie Agnesi nous avait donné un traité de calcul différentiel et intégral. Depuis, Sophie Germain, aussi remarquable par son talent littéraire et philosophique que par ses facultés mathématiques, s’est attiré l’estime des grands géomètres qui honoraient notre pays au commencement de notre siècle. Il y a quelques années à peine, l’Académie des sciences, sur le rapport d’une commission dont j’avais l’honneur de faire partie, décernait un de ses plus beaux prix qui placera le nom de Mme de Kowalewska à côté de ceux de d’Euler et.de Lagrange dans l’histoire des découvertes relatives à la théorie du mouvement d’un corps solide autour d’un point fixe.
- » A votre tour, mademoiselle, vous êtes entrée dans la carrière; nous savons que, depuis plusieurs années, vous vous occupez, avec le plus grand zèle et le plus grand succès,
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- LE DEVOIR
- de la direction des travaux de mesure relative à la carte du ciel. Votre thèse, que vous avez préparée en suivant avec une assiduité qu’il ne nous était pas permis d’ignorer nos cours de mathématiques supérieures, est la première qu’une femme ait présentée et soutenue avec succès devant notre Faculté pour obtenir le grade de docteur ès-sciences mathémathiques. Vous ouvrez dignement la voie, et la Faculté s’empresse de vous déclarer digne d’obtenir le grade de docteur avec toutes boules blanches. »
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- ANGLETERRE
- Les femmes et le gouvernement local. — La cause féministe vient de remporter une grande victoire en Angleterre. Au cours de la discussion du bill relatif à la création de conseils municipaux électifs dans les campagnes, la Chambre des communes avait pris en considération, un amendement de M. Mac Laren tendant à ce que les femmes mariées et non mariées fussent maintenues sur le registre électoral des municipalités rurales, dans tous les cas où elles figurent sur le rôle des contributions locales à titre de contribuables.
- Ce qui revenait à attribuer aux femmes mariées le droit électoral que la jurisprudence anglaise leur avait refusé en posant en principe par un jugement célèbre de la Cour du Banc de la reine en 1872, que le mariage enlève, ipso facto, aux femmes l’exercice des droits publics, dont elles étaient investies à titre de contribuables.
- Le gouvernement, battu dans une première escarmouche, s’est rallié à la volonté de la majorité. Il a même inséré dans le projet un article qui dépasse de beaucoup la portée de l’amendement et en vertu duquel, pour tout ce qui touche au gouvernement local — c’est-à-dire non seulement pour les municipalités rurales, mais encore pour les municipalités urbaines, les conseils de district et de comté, les bureaux scolaires et d’assistance publique — les femmes mariées ou célibataires, jouiront, sans que la question de sexe intervienne à quelque degré que ce soit, de tous les droits que leur confère la possession des conditions générales exigées par la loi.
- En d’autres termes, au point de vue électoral pour toutes les assemblées autres que le Parlement, la différence des sexes, même avec la condition accessoire du mariage, cessera d’avoir le moindre effet légal,
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- C’est le triomphe complet du droit des femmes sur le terrain des assemblées non politiques.
- Il reste encore une étape à franchir, mais les voies sont aplanies.
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- NOUVELLE-ZÉLANDE Les Femmes électeurs
- Nous avons signalé naguère l’obtention par les femmes de la Nouvelle-Zélande, des droits politiques. Elles ont déjà fait un premier usage de ces droits et se sont prononcées, lors du renouvellement de la Chambre, en faveur des candidats modérés, ce qui a dérouté peut-être bien des prévisions malignes, et particulièrement en faveur des teetolalers, c’est-à-dire des partisans de l’intervention légale dans le commerce des vins et spiritueux, ce qui est de nature à rallier au parti féministe tous les amis de l’humanité.
- Le nombre des femmes européennes investies de l’électorat politique (elles n’ont pas encore l’éligibilité) par la récente loi, est de 159,000, et celui des femmes maoris de 6,000.
- Avant le mois de septembre, les listes électorales ne comprenaient que 183,171 électeurs blancs et 7,086 électeurs maoris : On voit de quelle influence elles peuvent disposer.
- Le mouvement féministe date de loin dans la Nouvelle-Zélande. Les femmes ont le droit de faire partie des commissions scolaires, en vertu de YEducation Act, depuis 1877. Un peu plus tard le Municipal Corporations a concédé à toutes les femmes mariées ou non, propriétaires ou occupantes, les droits de vote et d’éligibilité en matière communale, que les femmes anglaises sont en passe d’obtenir.
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- TURQUIE
- Les Femmes médecins
- Un iradé impérial vient d’autoriser les doctoresses en médecine à exercer en Turquie, sur la présentation de leur diplôme. Déjà, une anglaise s’est fait inscrire.
- Nous espérons bien que cet exemple sera suivi.
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- LE PARLEMENT DES RELIGIONS
- Dans notre numéro d’avril 1893, page 240, nous avons parlé du Parlement des religions qui devait se tenir à Chicago, au cours de l’Exposition universelle. Le journal Le Temps nous fournit les renseignements suivants sur les actes de ce Parlement :
- « C’est entendu : l’Amérique est la terre des surprises. Il y en a eu beaucoup dans cette Foire du monde célébrée à Chicago durant les six derniers mois. Mais de tous les spectacles qui y ont été offerts à la curiosité universelle, il n’en est pas de plus nouveau, de plus imprévu et de plus étonnant que celui de ce Parlement des religions dont les échos, par diverses voies, nous arrivent aujourd’hui en Europe. Parlement n’est pas bien dit ; car dans ces réunions religieuses d’un genre si nouveau, on n’a ni discuté ni voté; c'est congrès qu’il faut dire. Ce qu’on y a vu et entendu n’est pas moins digne d’attention; tout au contraire, et l’on se demande si l’on est en présence d’une tentative sans lendemain, fruit isolé de l’excentricité américaine, ou bien si quelque chose de fécond vient de surgir et si un jour nouveau commence dans l’histoire religieuse et morale de l’humanité.
- « Quand fut lancée l’année dernière l’idée de réunir en un congrès universel les représentants de toutes les grandes religions qui se partagent encore l’humanité, elle ne rencontra, du moins sur notre vieux continent, qu’un sourire d’incrédulité. Ou bien, disait-on, ce congrès ne se réunira point, ou bien on n’y verra que des déclassés religieux n’ayant ni autorité ni mandat pour parler au nom des religions invitées, ou bien enfin on assistera de nouveau à la confusion des langues et à l’histoire de la tour de Babel. Tous ces pronostics ont été déçus. La réunion a eu lieu. Des représentants de tous les cultes y ont pris part, et Ton ne s’est point disputé. Bien plus, au lieu des anciens anathèmes, on n’a eu qu’à enregistrer les manifestations les plus loyales et les plus dignes d’une fraternité religieuse et humaine à la fois.
- » Ce miracle, — car c’en est un par rapport au passé sinon par rapport à l’avenir, —avait été rendu possible, hâtons nous de le dire, par le tact et l’esprit libéral des organisateu s de
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- LE PARLEMENT DES RELIGIONS
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- cette originale entreprise. M. Charles Bonney et le révérend J.-H. Barows, en avaient dressé le programme et réglé la marche avec beaucoup d’intelligence et de soins. La polémique en était bannie par avance et le plus sympathique respect pour toutes les croyances, même pour les plus éloignées de la foi chrétienne, strictement garanti. Chacun des délégués s’était engagé à exposer simplement les doctrines de sa religion et ce que, d'après lui, l’humanité en a pu retirer de profit pratique et d’amélioration morale ou matérielle. Le règlement a été scrupuleusement observé et, chose inattendue peut-être, tous les rapports ou discours conçus à ce point de vue pratique et positif, au lieu de se heurter, ont paru conspirer à la même fin et former une grande et admirable symphonie où se traduisait l’unité des aspirations religieuses de toute l’humanité.
- » Avant de parler aux oreilles et à l’esprit, le congrès offrait un spectacle qui parlait aux yeux. Représentez-vous dans la plus grande salle du palais des Arts de Chicago, devant un auditoire de trois à quatre mille assistants, sur une estrade large et élevée, ce groupe de cent cinquante à deux cents prêtres et théologiens, chacun avec son costume religieux et ses insignes caractéristiques, formant une sorte d’arc-en-ciel où sur le fond noir des lévites des clergymen anglais se détachaient la robe rouge du cardinal Gibbon, les soutanes violettes des évêques ses collègues, les robes jaunes ou blanches des brahmines et des prêtres japonais, sans parler de quelques déléguées du sexe féminin qui ajoutaient à la richesse des couleurs du tableau sans en troubler la sévère harmonie. Ce fut un moment solennel que celui de l’ouverture de ces réunions publiques quand, avec l’assentiment de tous les congressistes, le cardinal Gibbon se leva et inaugura les travaux du congrès en récitant à haute voix le Pater. Consultés auparavant, tous les congressistes avaient accepté la prière du Christ comme pouvant servir de prière universelle et commune. Toutes les religions ne donnent-elles pas à leur Dieu le nom de Père, et toutes ne prêchent-elles pas ou ne demandent-elles pas le pardon des injures et le triomphe de la fraternité et de la justice?
- » Pendant dix-sept jours, ces réunions se renouvelèrent et l’intérêt, loin de se ralentir* allait grandissant jusqu’à la fin. On a successivement entendu les rapports ou discours de cinq ou six prêtres japonais sur le shintoïsme et le bouddhisme de leur pays, deux ou trois mandarins sur le culte chinois à Pékin, à Shangaï et sur la religion de Confucius, deux ou trois représen-
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- tants (l’un n’était rien moins que le frère du roi de Siam) du bouddhisme de l’Indo-Chine et de Ceylan, qui ont raconté ce que les hommes doivent au Bouddha. Quelques brahmines fort distingués ont fait l’apologie du brahmanisme, en commentant cette parole des Védas: « Je suis, dit le Seigneur, dans toute religion, comme le fil invisible dans un collier de perles. » Après les représentants de l’hindouisme orthodoxe, on a entendu les apôtres du Brahma Somaj, cette société de Dieu fondée en 1830 pour réformer la vieille religion populaire. Les Parsis, les musulmans ont eu leur tour. Le judaïsme, représenté par douze délégués, rabbins ou savants, a fait très haute figure Après avoir rappelé ce que la civilisation doit au judaïsme, M. Lyon, de l’université de Harward, a rendu un solennel et religieux hommage au fondateur du christianisme, à Jésus de Nazareth « le dernier et le plus grand des prophètes. » L’antisémitisme ne semble pas encore avoir traversé l’Océan. Deux hauts dignitaires, l’un au nom de l’Eglise grecque, MgrLatas, archevêque de Corfou, et Mgr Ireland, de l’Eglise catholique, ont dignement répondu à cette attitude par des paroles d’une chaleureuse sympathie pour Israël. Le premier a profité de l’occasion pour démentir une fois de plus, aux applaudissements de l’immense auditoire, la vieille et absurde légende d’après laquelle les juifs auraient besoin de sang chrétien pour célébrer la fête de la Pâque.
- » C’est parmi les rabbins juifs et les théologiens protestants que s’est le plus manifestée la division intérieure des esprits entre deux courants : l’un, d’une fidélité plus stricte au passé et d’une orthodoxie plus jalouse et plus conservatrice des vieilles formules et des vieux rites; l’autre, plus large et plus moderne, d’interprétation symbolique et d’un sentiment religieux plus ouvert et plus accommodant aux formes les plus diverses.
- » Il faut enfin arriver aux prélats catholiques romains. Leur seule présence dans un tel congrès était déjà fort éloquente. Leurs discours l’ont été plus encore. Il y a bien eu une ou deux manifestations du vieil esprit de domination et d’intransigeance. Mais elles ont été comme emportées et noyées dans un courant d’esprit large et de chrétienne fraternité, déterminé surtout par les paroles chaudes et enthousiastes du cardinal Gibbon, de Mgr Ireland, dont le passage à Paris a produit une si grande sensation, et par l’archevêque de la Nouvelle-Zélande, Mgr Red-wood, venu tout exprès des antipodes pour assister à ce congrès. « Je ne prétends pas, a dit ce vénérable prélat, en tant que
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- catholique posséder toute la vérité et être en état de résoudre tous les problèmes. Je sais apprécier toute la charité et les éléments de vérité qui se trouvent hors de mon Eglise. Christ seul a pu dire: « Je suis la vérité. » Partout où il y a quelque vérité, il y a quelque chose digne de respect non seulement de la part de l’homme, mais de la part de Jésus-Christ. L’homme n’est pas seulement un être moral ; il est un être social. Or, la condition de son développement et de sa prospérité, c’est qu'il soit libre, libre sans doute en matière politique, mais aussi en matière religieuse. Aussi j’appelle de tous mes vœux le jour où partout sera extirpée cette idée fausse qu’on doit opprimer l’homme pour cause de religion; seule, la charité peut amener les hommes à la lumière. » On peut dire que par de si libérales déclarations la base du congrès des religions était assurée, et l’on comprend qu’il ait réussi et laissé une grande et bienfaisante impression du moment que cet esprit y soufflait.
- » Tout cela paraîtra fort nouveau et fort surprenant à notre vieille Europe; tout cela n’est cependant que le fruit naturel de trois siècles de progrès politique, de science impartiale et de relations chaque jour plus fréquentes entre les hommes. Les barrières religieuses tombent avec toutes les autres. La religion ne s’éteint pas; au contraire. Rien n’était plus sensible ni plus saisissant que l’intensité du sentiment religieux universel éclatant dans toutes les langues du globe, comme aussi dans les applaudissements de l’auditoire. Non, la religion est éternelle comme toutes les forces de la nature ; mais les formes religieuses ne le sont pas. Or, au moment même où nous arrivons à la conscience de leur caractère symbolique et de leur valeur relative, nous découvrons leur originelle et intime parenté et la possibilité de les traduire l’une dans l’autre. Aux jours de la première Pentecôte chrétienne, les gens de Jérusalem étaient tout étonnés d’entendre raconter les grandes choses du Dieu invisible et éternel, dans toutes les langues qui se parlaient alors sous le ciel. Les fidèles de tous les cultes, en prêtant aujourd’hui l’oreille aux cantiques, aux prières, aux rites de leurs voisins, apprennent que les besoins de l’homme sont partout les mêmes, qu’ils demandent au même Dieu inconnu le même secours. En s’élevant vers les sommets de la vie spirituelle, tous les pèlerins partis des points les plus opposés se rapprochent nécessairement et déjà peuvent se donner la main. Ce ne serait pas assez que de voir dans le congrès de Chicago une grande manifestation de tolérance. Ce vieux mot est insuffisant. Il y a eu là un
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- acte positif de rapprochement et de communion, dans une sorte de religion universelle, dont les grandes religions historiques ne seraient plus que des dialectes ou comme des patois de province. Des années s’écouleront sans doute avant qu’un tel phénomène se reproduise et surtout porte des fruits pratiques. Mais un jour viendra où cette fraternité religieuse sera certainement réalisée sur la terre et, alors, ce congrès de Chicago apparaîtra comme une grande date prophétique dans l’histoire de l’humanité.
- » Pourquoi, dira-t-on, ces choses sont-elles possibles dans le nouveau monde et si incroyables dans l’ancien? L’explication de ce contraste tient essentiellement à la différence du régime que la religion aux Etats-Unis a rencontré dès l’origine. En France, par exemple, la religion n’est pas une affaire individuelle, mais une affaire sociale et d’Etat. En Amérique, elle n’est pas affaire de l’Etat, mais uniquement affaire de l’individu, chose intime et relevant uniquement du for intérieur de chacun. Séparée de l’Etat, l’Eglise catholique n’en prospère pas moins, mais elle prend nécessairement son appui dans la masse même des fidèles, et forcément elle suit l’inspiration populaire pour rester en constante harmonie avec le peuple. De là lui vient, avec le succès, cette allure libérale, confiante, hardie, humaine, qui donne au catholicisme américain l’air d’une Eglise vraiment nouvelle. Pour la foi religieuse, le secret d’arriver à être universelle, c’est tout d’abord de devenir individuelle et purement subjective. La sympathie religieuse qui rapproche les hommes naît et se développe dans la juste mesure où elle abdique ses prétentions politiques et sociales, et cessant d’attenter à la liberté des hommes cesse également de les désunir en les armant les uns contre les autres. »
- (Le Temps.)
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- Travaux du Congrès du Hâvre. Cinquième Assemblée générale de l’Association protestante pour l’étude pratique des questions sociales. 7 et 8 juin 1893.
- La librairie Fischbacher, 33, rue de Seine, Paris, met en vente, au prix de 3 francs, ce très intéressant volume que tous les amis de l’évolution sociale liront avec grand profit.
- Nous détachons de la préface les lignes suivantes, qui caractérisent le but et les travaux de l’Association :
- « L’Association, en recommandant l’étude de tous les systèmes, les fait passer tous au crible de la conscience et du bon sens, et ne retient que ceux qui sont pratiquement réalisables, en tenant compte des plus larges possibilités, mais aussi des limites de la nature humaine.
- » Nous mettons au-dessus de toute discussion le double principe de la liberté de l’individu tempérée par les droits de la collectivité, et de la propriété individuelle combinée avec les immenses avantages du principe d’association, convaincus qu’il y a là un terrain favorable au développement continu de l’idée de justice élargie jusqu’à la notion évangélique d’amour fraternel.
- » C’est dans cet esprit que l’Association a étudié méthodiquement, et toujours par leur côté pratique, de nombreuses questions dont les unes, surtout celle d’assistance (assistance par le travail, assistance dans les campagnes, responsabilité des accidents, maisons ouvrières) sont d’une nécessité urgente, et dont les autres, d’ordre purement économique et social (participation, coopération), sont appelées à renouveler absolument, au plus grand profit des masses, les méthodes commerciales et industrielles.
- » Reprochera-t-on à nos Congrès de ne donner lieu qu’à de brillants rapports suivis de discussions stériles? Est-il vrai qu’on revienne sans savoir qu’il y a pour chacun quelque chose à faire ? Pour risquer de tels reproches, il faut n’avoir pas assisté à nos Assemblées et n’avoir pas lu nos comptes-rendus.
- » Longue est la liste des activités dès longtemps recommandées à nos adhérents, depuis les modestes groupes locaux
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- d’étude et d’activité sociales, jusqu’aux grandes œuvres de relèvement et aux grandes influences législatives.
- » Et de fait, après chaque Congrès, quelque œuvre nouvelle a vu le jour, issue des libres initiatives inspirées ou encouragées, apparemment par nos travaux. Notre Association n’existe que depuis six ans et n’a pu encore ouvrir des voies nouvelles. Mais il est bon qu'on sache que ceux de nos coreligionnaires qui les avaient ouvertes avant elle, et qui brillent au premier rang parmi les bienfaiteurs sociaux en France, ont tous voulu entrer dans notre Société, qui d’ailleurs leur offre un vaste champ de propagande, pour qu’elle fût bien un centre de consultations et de recherches en même temps que d’initiatives fécondes, et n’est-ce pas un privilège de les entendre, d’entrer en contact avec eux?
- » Oublie-t-on aussi que, dans nos Congrès, nous préparons, comme nous venons de le faire au Hâvre pour la question delà recherche de la paternité, des mouvements d’opinion en faveur du redressement d’une iniquité sociale ou d’une réforme morale urgente?... »
- MM. de Boyve et Gouth, à qui sont dues les lignes que nous venons de relever, ont bien raison de signaler tout spécialement cette question de la recherche de la paternité qui a donné lieu au magistral rapport de M. le professeur Sabatier. Ce rapport intitulé : La responsabilité civile de Vhomme devenu père en dehors du mariage est au-dessus de tout éloge. Il est inséré dans le volume du Congrès, ainsi que bien d’autres documents du plus grand intérêt. A mentionner, parmi eux, un travail hors ligne sur lequel nous avons déjà attiré l’attention de nos lecteurs : Les Associations ouvrières en Amérique, par M. Edouard de Billy.
- Le volume se termine par un extrait des statuts de lh4sso-ciation protestante pour Vétude pratique des questions sociales, et des documents divers sur le mouvement et les opérations de l’Association.
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- La Bibliothèque de philosophie contemporaine vient de s’enrichir d’un nouveau volume :
- Les Caractères, par Fr. Paulhan.
- Volume in-8°, cinq francs. Editeur : Félix Alcan, 108 boule vard Saint-Germain, Paris.
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- (( J’ai déjà, » dit l’auteur, « dans mon volume L’activité mentale et les éléments de Vesprit, proposé une théorie de la vie de l’esprit et donné un ensemble de lois abstraites s’appliquant à la psychologie générale.Aujourd’hui, j’essaye de montrer comment les diverses manifestations de ces lois abstraites produisent des catégories différentes de types psychiques. La psychologie concrète, l’étude des formes du caractère serait ainsi étroitement rattachée à la psychologie abstraite dont elle étudie, analyse et ordonne, pour ainsi dire, les différentes incarnations. Après la psychologie abstraite générale et la psychologie concrète générale, il faudrait étudier la psychologie idéale, c’est-à-dire la morale et montrer comment elle est aussi une application particulière des lois générales abstraites, et comment tous les problèmes moraux peuvent être envisagés à ce point de vue. J’espère traiter un jour ce sujet sur lequel j’ai donné quelques essais. Mais la constitution complète et la compréhension de la psychologie et surtout de la morale exigent, sinon une conception achevée du monde, au moins un ensemble de vues systématiques sur l’homme et l’univers. Je les ai indiquées dans un chapitre de VActivité mentale, je voudrais encore les reprendre en les améliorant et montrer que l’esprit de l’homme, ses lois générales, ses formes particulières et son idéalisation progressive, si elle est possible, sont des exemples de cette grande loi universelle qui fait passer tout ce qui se développe de la pluralité à l’unité, de l’incohérence à la systématisation, et du hasard à la finalité, ou, si l’on aime mieux des termes qui s’appliquent plus spécialement à une forme particulière de cette transformation, de l’égoïsme à l’amour, et de l’individualisme à la coopération.
- » Il est impossible d’examiner ici en quoi cette conception du développement contredit l’évo'utionnisme tel qu’on l’a présenté jusqu’à maintenant. L’homogène primitif, l’unité d’évolution, la réduction totale de tous les phénomènes au mécanisme compris comme excluant la finalité, la subordination de l’idée de progrès à celle de changement, sont quelques-uns des points principaux sur lesquels ni les théories du grand évolutionniste Spencer, ni les corrections ou les objections qu’on leur a proposées ne me semblent tout à fait acceptables. Le point de départ des transformations, leur point d’arrivée, leur marche progressive n’ont pas été étudiées d’une manière satisfaisante. Mais je ne veux ici que signaler comment prend place dans un ensemble de travaux impliquant un certain nombre de théories générales le volume qui paraît aujourd’hui, et où ces théories devront
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- souvent disparaître derrière les détails particuliers et les généralisations spéciales qui permettent de le considérer comme formant à lui seul un tout distinct. »
- Ajoutons que M. Paulhan, par des exemples pris sur le vif, a su donner à son ouvrage le charme et la vivacité d’intérêt qu’on rencontre rarement dans des œuvres de cette nature. Le lecteur apprend à mieux voir et lui-même et les autres, avançant ainsi dans cette connaissance de soi-même depuis si longtemps indiquée à l’homme comme un des premiers pas dans la véritable voie.
- OUVRAGES REÇUS
- L’ordre social à venir, ses bases vraies, suivi d’une proposition d’application pratique, par Etienne Barat.
- Au secrétariat de La Rénovation, 15, passage'Saulnier, Paris.
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- Annuaire de l’Association générale des étudiants de Paris, au siège social 41-43 rue des écoles, Paris.
- Prix: 0,40
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- Almanach des coopérateurs belges pour 1894.
- Prix; 0,15 cent, chez Bertrand, 11, rue du Persil, à Bruxelles, Belgique.
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- L’âme du peuple, causerie familière de psychologie et de philosophie sociale, par Ernest Allard.
- Librairie Guillaumin et Cie, 14, rue de Richelieu, Paris.
- Prix: 0,60.
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- LE PETIT CHOSE
- HISTOIRE D’UN ENFANT
- (Suite. )
- « Bien entendu elle ne lâcha pas prise et recommença ses belles tirades.
- « Peine perdue... A tout ce qu’elle put me dire, je ne répondis qu’une chose :
- « — Je ne veux pas être comédien...
- « Elle commençait à perdre patience.
- « — Alors, me dit-elle en pâlissant, vous préférez que je re-« tourne là-bas, de huit à dix, et que les choses restent comme « elles sont..,
- A cela, je répondis un peu moins froidement.
- « —Je ne préfère rien... Je trouve très honorable à vous de vouloir gagner votre vie et ne plus la devoir aux générosités d’un monsieur de huit à dix... Je vous répète seulement que je ne me sens pas la moindre vocation théâtrale, et que je ne serai pas comédien.
- « A ce coup elle éclata.
- « — Ah! tu ne veux pas être comédien... Qu’est-ce que tu seras donc alors?... te croirais-tu poète, par hasard?... Il se croit poète!... mais tu n’as rien de ce qu’il faut, pauvre fou!... Je vous demande parce que ça vous a fait imprimer un méchant livre dont personne ne veut, ça se croit poète... Mais, malheureux, ton livre est idiot, tous me le disent bien... Depuis deux mois qu’il est en vente, on n’en a vendu qu’un exemplaire, et c’est le mien... Toi poète, allons donc !... Il n’y a que ton frère pour croire à une niaiserie pareille... Encore un joli naïf, celui-là!... et qui t’écrit de bonnes lettres... Il est à mourir de rire avecson article de Gustave Planche... En attendant, il se tue pour te faire vivre; et toi, pendant ce temps-là, tu... tu... au fait, qu’est-ce que tu fais? Le sais-tu seulement?... Parce que ta tête a un certain caractère, cela te suffit; tu t’habilles en Turc, et tu crois que tout est là!... D’abord, je te préviens que depuis quelque temps le caractère de ta tête se perd joliment... tu es laid, tu es très laid. Tiens! regarde-toi... je suis sûre que si tu retournais vers ta donzelle Pierrotte, elle ne voudrait plus de toi. Et pourtant vous êtes bien faits l’un pour l’autre... Vous êtes
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- nés tous les deux pour vendre de la porcelaine au passage du Saumon. C’est bien mieux ton affaire que d’être comédien.
- « Elle bavait, elle étranglait. Jamais tu n’as vu folie pareille. Je la regardais sans rien dire. Quand elle eut fini, je m’approchai d’elle, —j’avais tout le corps qui me tremblait, — et je lui dis bien tranquillement :
- » — Je ne veux pas être comédien.
- » Disant cela, j’allai vers la porte, je l’ouvris et la lui montrai.
- » — M’en aller, fit-elle en ricanant.... Oh ! pas encore.... j’en ai encore long à vous dire.
- » Pour le coup je n’y tins plus. Un paquet de sang me monta au visage. Je pris un des chenets delà cheminée et je courus surelle.... Je te réponds qu'elle a déguerpi.... Mon cher, à ce moment-là, j’ai compris l’Espagnol Pacheco.
- » Derrière elle, j’ai pris mon chapeau et je suis descendu. J’ai couru tout le jour, de droite et de gauche, comme un homme ivre.... Ah ! situ avais été là... Un moment j’ai eu l’idée d’aller chez Pierrotte, de me jetter à ses pieds, de demander grâce aux yeux noirs. Je suis allé jusqu’à la porte du magasin, mais je n’ai pas osé entrer.... Voilà deux mois que je n’y vais plus. On m’a écrit, pas de réponse. On est venu me voir, je me suis caché. Comment pourrait-on me pardonner?... Pierrotte était assis sur son comptoir. 11 avait l’air triste.... Je suis resté un moment à le regarder, debout contre la vitre ; puis je me suis enfui en pleurant.
- » La nuit venue, je suis rentré. J’ai pleuré longtemps à la fenêtre ; après quoi, j’ai commencé à t’écrire. Je t’écrirai ainsi toute la nuit. Il me semble que tu es là, que je cause avec toi, et cela me fait du bien.
- » Quel monstre que cette femme ! Comme elle était sûre de
- moi 1 Comme elle me croyait bien son jouet, sa chose !.......
- Comprends-tu ? m’emmener jouer la comédie dans la banlieue !... Conseille-moi, Jacques, je m’ennuie, je souffre... Elle m’a fait bien du mal, vois-tu ! je ne crois plus en moi, je doute, j’ai peur. Que faut-il faire?... travailler?... Hélas ! elle a raison je ne suis pas poète, mon livre ne s’est pas vendu... Et pour payer, comment vas-tu faire?
- «Toute ma vie est gâtée. Je n’y vois plus, je ne sais plus, il fait noir.... Il y a des noms prédestinés. Elle s'appelle Irma Borel. Borel,chez nous ça veut dire bourreau... Irma bourreau ! Comme ce nom lui va bien !... Je voudrais déménager. Cette chambre m’est odieuse... Et puis, je suis exposé à la rencon-
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- trer dans l’escalier... Par exemple sois tranquille, si elle remonte jamais... Mais elle ne remontera pas. Elle m’a oublié. Les artistes sont là pour la consoler...
- «Ah ! mon Dieu 1 qu’est-ce que j’entends.?... Jacques, mon frère, c’est elle. Je te dis que c’est elle. Elle vient ici;j’ai reconnu son pas... Elle est là, tout près. J’entends son haleine. Son œil collé à la serrure me regarde, me brûle, me... »
- Cette lettre ne partit pas.
- XII
- TOLOCOTOTIGNAN
- Me voici arrivé aux pages les plus sombres de mon histoire, aux jours de misère et de honte que Daniel Eyssette a vécu à côté de cette femme, comédien dans la banlieue de Paris. Chose singulière! ce temps de ma vie, accidenté, bruyant, tourbil-lonnnant, m’a laissé des remordsplutôt que des souvenirs.
- Tout ce coin de ma mémoire est brouillé, je ne vois rien, rien...
- Mais, attendez!... Je n’ai qu’à fermer les yeux et à fredonner deux ou trois fois ce refrain bizarre et mélancolique : Tolocototignan l Tolocototignan! tout de suite, comme par magie, mes souvenirs assoupis vont se réveiller, les heures mortes sortiront de leurs tombeaux, et je retrouverai le Petit Chose, tel qu’il était alors, dans une grande maison neuve du boulevard Montparnasse, entre Irma Borel qui répétait ses rôles, et Coucou-Blanc qui chantait sans cesse :
- Tolocototignan ! Tolocototignan !
- Pouah ! l’horrible maison! je la vois maintenant, je la vois avec ses milles fenêtres, sa rampe verte et poisseuse, ses plombs béants, ses portes numérotées, ses longs corridors blancs qui sentaient la peinture fraîche... toute neuve, et déjà salie!... Il y avait cent huit chambres là-dedans; dans chaque chambre un ménage. Et quels ménages'....Tout le jour c’étaient des scènes, des cris, du fracas, des tueries; la nuit, des piaillements d’enfants, des pieds nus marchant sur le carreau, puis le balancement uniforme et lourd des berceaux. De temps en temps, pour varier, des visites de la police.
- C’est là, c’est dans cet antre garni à sept étages qu’Irma Borel et le petit Chose étaient venus abriter leur amour... Triste logis et bienfait pour un pareil hôte ! Ils l’avaient choisi parce que c’était près de leur théâtre; et puis, comme dans toutes les mai-
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- sons neuves, ils ne payaient pas cher. Pour quarante francs, — un prix d’essuyeurs de plâtre, — ils avaient deux chambres au second étage, avec un liseré de balcon sur le boulevard, le plus bel appartement de l’hôtel... Ils rentraient tous les soirs vers minuit, à la fin du spectacle. C’était sinistre de revenir par ces grandes avenues désertes, où rôdaient des blouses silencieuses, des filles en cheveux, et les grandes redingotes des patrouilles grises.
- Ils marchaient vite, au milieu de la chaussée. En arrivant, ils trouvaient un peu de viande froide sur un coin de la table et la négresse Coucou-Blanc, qui attendait... car Irma Borel avait gardé Coucou-Blanc. M. de Huit-à-Dix avait repris son cocher, ses meubles, sa vaisselle, sa voiture. Irma Borel avait gardé sa négresse, son kakatoès, quelques bijoux et toutes ses robes. Celles-ci, bien entendu, ne lui servaient plus qu’à la scène, les traînes de velours et de moire n’étant point faites pour balayer les boulevards extérieurs... A elles seules, les robes occupaient une des deux chambres. Elles étaient là, pendues tout autour à des portemanteaux d’acier, et leurs grands plis soyeux, leurs couleurs voyantes contrastaient étrangement avec le carreau dérougi et le meuble fané. C’est dans cette chambre que couchait la négresse.
- Elle y avait installé sa paillasse, son fer à cheval, sa bouteille d’eau-de-vie ; seulement, de peur du feu, on ne lui laissait pas de lumière. Aussi, la nuit, quand ils rentraient, Coucou-Blanc, accroupie sur sa paillasse au clair de lune, avait l’air, parmi ces robes mystérieuses, d’une vieille sorcière préposée par Barbe-Bleue à la garde des sept pendues... L’autre pièce, la plus petite, était pour eux etle kakatoès. Juste la place d’un lit, de trois chaises, d’une table et du grand perchoir à bâtons dorés.
- Si triste et si étroit que fût leur logis, ils n’en sortaient jamais. Le temps que leur laissait le théâtre, ils le passaient chez eux à apprendre leurs rôles, et c’était je vous le jure, un terrible charivari. D’un bout de la maison à l’autre on entendait leurs rugissements dramatiques : « Ma fille! rendez-moi ma fille 1 — Par ici, Gaspard!— Son nom, son nom,miséra-a-ble ! » Par là-dessus, les cris déchirants du kakatoès, et la voix aiguë de Coucou-Blanc qui chantonnait sans cesse :
- Tolocototignan !... Tolocototignan!...
- Irma Borel était heureuse, elle. Cette vie lui plaisait; cela l’amusait de jouer au ménage d’artistes pauvres. « Je ne regrette rien, » disait-elle souvent. Qu’aurait-elle regretté? Le
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- jour où la misère la fatiguerait, le jour où elle serait lasse de boire du vin au litre et de manger ces hideuses portions à sauce brune qu’on leur montait de la gargote, le jour où elle en aurait jusque-là de l’art dramatique de la banlieue, ce jour-là, elle savait bien qu’elle reprendrait son existence d’autrefois. Tout ce qu’elle avait perdu, elle n’aurait qu’à lever un doigt pour le retrouver.
- C’est cette pensée d’arrière-garde qui lui donnait du courage et lui faisait dire : « Je ne regrette rien. » Elle ne regrettait rien, elle; mais lui, lui?...
- Ils avaient débuté tous les deux dans Gaspardo le Pêcheur, un des plus beaux morceaux de la ferblanterie mélodramatique. Elle y fut très acclamée, non certes pour son talent, — mauvaise voix, gestes ridicules, — mais pour ses bras de neige, pour ses robes de velours. Le public delà-bas n’est pas habitué à ces exhibitions de chair éblouissante et dérobés glorieuses à quarante francs le mètre. Dans la salle on disait : « C’est une duchesse 1 » et les titis émerveillés applaudissaient à tête fendre...
- Il n’eut pas le même succès. On le trouva trop petit; et puis il avait peur, il avait honte. Il parlait tout bas, comme à confesse : « Plus haut ! plus haut! » lui criait-on. Mais sa gorge se serrait, étranglant les mots au passage. Il fut sifflé... Que voulez-vous! Irma avait beau dire, la vocation n’y était pas. Après tout, parce qu’on est mauvais poète, ce n’est pas une raison pour être bon comédien.
- La créole le consolait de son mieux : « Ils n’ont pas compris le caractère de ta tête... », lui disait-elle souvent, le directeur ne s’y trompa point, lui, sur le caractère de sa tête. Après deux représentations orageuses, il le fit venir dans son cabinet et lui dit : « Mon petit, le drame n’est pas ton affaire. Nous nous sommes fourvoyés. Essayons du vaudeville. Je crois que dans les comiques tu marcheras très bien. » Et dès le lendemain, on essaya du vaudeville. Il joua les jeunes premiers comiques, les gandins ahuris auquels ont fait boire de la limonade Rogé en guise de champagne, et qui courent la scène en se tenant le ventre, les niais à perruque rousse qui pleurent comme des veaux, « heu !... heu !... heu !... » les amoureux de campagne qui roulent des yeux bêtes en disant : « Mam’selle, j’vous aimons ben !... heulla ! ben vrai, j’vous aimons tout plein ! »
- Il joua les Jeannot, les trembleurs, tous ceux qui sont laids, tous ceux qui font rire, et la vérité me force à dire qu’il ne s’en tira pas trop mai. Le malheureux avait du succès; il faisait rire 1
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- Expliquez cela si vous pouvez. C’est quand il était en scène, grimé, plâtré, chargé d’oripeaux, que le petit Chose pensait à Jacques et aux yeux noirs. C’est au milieu d’une grimace, au coin d’un lazzi bête, que l’image de tous ces chers êtres, qu’il avait si lâchement trahis, se dressait tout à coup devant lui.
- Presque tous les soirs, les titis de l’endroit pourront vous l’affirmer, il lui arrivait de s’arrêter net au beau milieu d’une tirade et de rester debout, sans parler, la bouche ouverte, à regarder la salle... Dans ces moments-là, son âme lui échappait, sautait par-dessus la rampe, crevait le plafond du théâtre d’un coup d’aile, et s’en allait bien loin donner un baiser à Jacques, un baiser à Eyssette, demander grâce aux yeux noirs, en se plaignant amèrement du triste métier qu’on lui faisait faire.
- — Heulla ! ben vrai, j’vous aimons tout plein !... disait tout â coup la voix du souffleur, et alors, le malheureux Petit Chose, arraché à son rêve, tombé du ciel, promenait autour de lui de grands yeux étonnés où se peignait un effarement si naturel, si comique, que toute la salle partait d’un gros éclat de rire. En argot de théâtre, c’est ce qu’on appelle un effet. Sans le vouloir, il avait trouvé un effet.
- La troupe dont ils faisaient partie desservait plusieurs communes. C’était une façon de troupe nomade, jouant tantôt à Grenelle, à Montparnasse, à Sèvres, à Sceaux, à Saint-Cloud. Pour aller d’un pays à l’autre, on s’entassait dans l’onnibus du théâtre, — un vieil omnibus café-au-lait traîné par un cheval phtisique. En route, on chantait, on jouait aux cartes. Ceux qui ne savaient pas leurs rôles se mettaient dans le fond et repassaient les brochures. C’était sa place à lui.
- Il restait là, taciturne et triste comme sont les grands comiques, l’oreille fermée à toutes les trivialités qui bourdonnaient à ses côtés. Si bas qu’il fût tombé, ce cabotinage roulant était encore au-dessous de lui. Il avait honte de se trouver en pareille compagnie. Les femmes, de vieilles prétentions, fanées, fardées, maniérées, sentencieuses. Les hommes, des êtres communs, sans idéal, sans orthographe, des fils de coiffeurs ou de marchandes de frites, qui s’étaient faits comédiens par désœuvrement, par fainéantise, par amour du paillon, du costume, pour se montrer sur les planches en collants de couleur tendre et redingotes à la Souwaroff, des Lovelaces de barrière, toujours préoccupés de leur tenue, dépensant leurs appointements en frisures, et vous disant, d’un air convaincu : « Aujourd’hui, j'ai bien travaillé, » quand ils avaient passé cinq heures à se faire une paire de bottes Louis XV avec deux mètres de papier
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- verni... En vérité, c’était bien la peine de railler le salon à musique de Pierrote pour venir s’échouer dans cette guimbarde.
- A cause de son air maussade et de ses fiertés silencieuses, ses camarades ne l’aimaient pas. On disait : « C’est un sournois. » La créole, en revanche, avait su gagner tous les cœurs. Elle trônait dans l’omnibus comme une princesse en bonne fortune, riait à belles dents, renversait la tête en arrière pour montrer sa fine encolure, tutoyait tout le monde, appelait les hommes <( mon vieux, » les femmes «mapetite, »et forçait les plus hargneux à dire d’elle : « C’est une bonne fille. » Une bonne fille, quelle dérision!...
- Ainsi roulant, riant, les grosses plaisanteries faisant feu, on arrivait au lieu de la représentation. Le spectacle fini, on se déshabillait d’un tour de main, et vite on remontait en voiture pour rentrer à Paris. Alors il faisait noir. On causait à voix basse, en se cherchant dans l’ombre avec les genoux. De temps en temps, un rire étouffe... A l’octroi du faubourg du Maine, l’omnibus s’arrêtait pour remiser. Tout le monde descendait, et l’on allait en troupe reconduire Irma Borel jusqu’à la porte du grand taudis, où Coucou-Blanc, aux trois quarts ivre, les attendait avec sa chanson triste :
- Tolocototignan !... Tolocototignan !...
- A les voir ainsi rivés l’un à l’autre, on aurait pu croire qu’ils s’aimaient. Non ! ils ne s’aimaient pas. Ils se connaissaient bien trop pour cela. Il la savait menteuse, froide, sans entrailles. Elle le savait faible et mou jusqu’à la lâcheté. Elle se disait : « Un beau matin, son frère va venir et me l’enlever pour le rendre à sa porcelainière. » Lui se disait : « Un de ces jours, lassée de la vie qu’elle mène, elle s’envolera avec un monsieur de Huit-à-Dix, et moi, je resterai seul dans la fange... » Cette crainte éternelle qu’ils avaient de se perdre faisait le plus clair de leur amour. Ils ne s’aimaient pas et pourtant ils étaient jaloux.
- Chose singulière, n’est-ce pas? que là où il n’y a pas d’amour, il puisse y avoir de la jalousie. Eh bien ! c’était ainsi... Quand elle parlait familièrement à quelqu’un du théâtre, il devenait pâle. Quand il recevait une lettre, elle se jetait dessus et la décachetait avec des mains tremblantes... Le plus souvent, c’était une lettre de Jacques. Elle la lisait jusqu’au bout en ricanant, puis la jetait sur un meuble: « Toujours la même chose, » disait-elle avec dédain. Hélas! oui 1 toujours la même chose, c’est-à-dire le dévouement, la
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- générosité, l’abnégation. C’est bien pour cela qu’elle détestait tant le frère.
- Le brave Jacques ne s’en doutait pas, lui. Il ne se doutait de rien. On lui écrivait que tout allait bien, que la Comédie pastorale était aux trois quarts vendue, et qu’à l’échéance des billets on trouverait chez les libraires tout l’argent qu’il faudrait pour faire face. Confiant et bon comme toujours, il continuait d’envoyer les cent francs du mois rue Bonaparte, où Coucou-Blanc allait les chercher.
- Avec les cent francs de Jacques et les appointements du théâtre, ils avaient bien sûr de quoi vivre, surtout dans ce quartier de pauvres hères. Mais ni l’un ni l’autre ils ne savaient, comme on dit, ce que c’est que l’argent; lui, parce qu’il n’en avait jamais eu; elle, parce qu'elle en avait toujours eu de trop. Aussi, quel gaspillage! Dès le 5 du mois, la caisse — une petite pantoufle javanaise en paille de maïs — la caisse était vide. Il y avait d’abord le kakatoès qui, à lui seul, coûtait autant à nourrir qu’une personne de grandeur naturelle. Il y avait ensuite le blanc, le khôl, la poudre de riz, les opiats, les pattes de lièvre, tout l’attirail de la peinture dramatique. Puis les brochures du théâtre étaient trop vieilles, trop fanées; madame voulait des brochures neuves. Il lui fallait aussi des fleurs, beaucoup de fleurs. Elle se serait passée de manger plutôt que de voir ses jardinières vides.
- En deux mois, la maison fut criblée de dettes. On devait à l’hôtel, au restaurant, au portier du théâtre. De temps en temps, un fournisseur se lassait et venait faire du bruit le matin. Ces jours là, en désespoir de tout, on courait vite chez l’imprimeur de la Comédie pastorale, et on lui empruntait quelques louis de la part de Jacques. L’imprimeur, qui avait entre les mains le second volume des fameux mémoires et savait Jacques toujours secrétaire de M. d’Hacqueville, ouvrait sa bourse sans méfiance. De louis en louis, on était arrivé à lui emprunter quatre cent francs qui, joints aux neuf cents de la Comédie pastorale, portaient la dette de Jacques jusqu’à treize cent francs.
- Pauvre mère Jacques! que de désastres l’attendaient à son retour ! Daniel disparu, les yeux noirs en larmes, pas un volume vendu et treize cent francs à payer. Comment se tirerait-il de là?... La créole ne s’inquiétait guère, elle. Mais lui, le petit Chose, cette pensée ne le quittait pas. C’était une obsession, une angoisse perpétuelle. Il avait beau chercher à s’étourdir, travailler comme un forçat (et de quel travail, juste Dieu!), apprendre de nouvelles bouffonneries, étudier devant son miroir de nou-
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- velles grimaces, toujours le miroir lui renvoyait l’image de Jacques au lieu de la sienne; entre les lignes de son rôle, au lieu de Langlumeau, de Josiaset autres personnages de vaudeville, il ne voyait que le nom de Jacques ; Jacques, Jacques, toujours Jacques !
- Chaque matin, il regardait le calendrier avec terreur et, comptant les jours qui !e séparaient de la première échéance des billets, il se disait en frissonnant : « Plus qu’un mois... plus que trois semaines ! » Car il savait bien qu’au premier billet protesté tout serait découvert, et que le martyre de son frère commencerait dès ce jour-là. Jusque dans son sommeil cette idée le poursuivait. Quelquefois il se réveillait en sursaut, le cœur serré, le visage inondé de larmes, avec le souvenir confus d’un rêve terrible et singulier qu’il venait d’avoir.
- Ce rêve, toujours le même, revenait presque toutes les nuits. Cela se passait dans une chambre inconnue, où il y avait une grande armoire à vieilles ferrures grimpantes. Jacques était là, pâle, horriblement pâle, étendu sur un canapé; il venait de mourir. Camille Pierrotte était là, elle aussi, et, debout devant l’armoire, elle cherchait à l’ouvrir pour prendre un linceul. Seulement, elle ne pouvait pas y parvenir; et, tout en tâtonnant avec la clef autour de la serrure, on l’entendait dire d’une voix navrante: « Je ne peux pas ouvrir... J’ai trop pleuré... je n’y vois plus... »
- Quoiqu’il voulut s’en défendre, ce rêve l’impressionnait au delà de la raison. Dès qu’il fermait les yeux, il revoyait Jacques étendu sur le canapé, et Camille, aveugle, devant l’armoire... Tous ces remords, toutes ces terreurs, le rendaient de jour en jour plus sombre, plus irritable. La créole, de son côté, n’était plus endurante. D’ailleurs elle sentait vaguement qu’il lui échappait, — sans qu’elle sût par où — et cela l’exaspérait. A tout moment, c’étaient des scènes terribles, des cris, des injures, à se croire dans un bâteau de blanchisseuses.
- Elle lui disait : « Va-t’en avec ta Pierrote, te faire donner des cœurs de sucre. »
- Et lui, tout de suite : « Retourne à ton Pacheco te faire fendre la lèvre. »
- Elle l’appelait : « Bourgeois ! »
- Il lui répondait : « Coquine !»
- Puis ils fondaient en larmes et se pardonnaient généreusement pour recommencer le lendemain.
- C’est ainsi qu’ils vivaient, non! qu’ils croupissaient ensemble, rivés au même fer, couchés dans le même ruisseau... C’est
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- LE DEVOIE
- cette existence fangeuse, ce sont ces heures misérables qui défilent aujourd’hui devant mes yeux, quand je fredonne le refrain de la négresse, le bizarre et mélancolique :
- Tolocototignan ! Tolocototignan !
- XIII
- L’ENLÈVEMENT
- C’était un soir, vers neuf heures, au théâtre Montparnasse. Le petit Chose, qui jouait dans la première pièce venait de finir et remontait dans sa loge. En montant, il se croisa avec Irma Borel qui allait entrer en scène. Elle était rayonnante, toute en velours et en guipure, l’éventail au poing comme Célimène.
- — Viens dans la salle, lui dit-elle en passant, je suis en train... je serai très belle.
- Il hâta le pas vers sa loge et se déshabilla bien vite. Cette loge, qu’il partageait avec deux camarades, était un cabinet sans fenêtre, bas de plafond, éclairé au schiste. Deux ou trois chaises de paille formaient l’ameublement. Le long du mur pendaient des fragments de glace, des perruques défrisées, des guenilles à paillettes, velours fanés, dorures éteintes. A terre, dans un coin, des pots de rouge sans couvercles, des houppes à poudre de riz toutes déplumées...
- Le petit Chose était là depuis un moment, en train de se désaffubler, quand il entendit un machiniste qui l’appelait d’en bas : « Monsieur Daniel ! monsieur Daniel ! » Il sortit de sa loge et, penché sur le bois humide de la rampe, demanda : « Qu’y a-t il?» Puis, voyant qu’on ne lui répondait pas, il descendit tel qu’il était, à peine vêtu, barbouillé de blanc et de rouge, avec sa grande perruque jaune qui lui tombait sur les yeux.
- Au bas de l’escalier, il se heurta contre quelqu’un.
- — Jacques! cria-t-il en reculant.
- C’était Jacques.., Ils se regardèrent un moment, sans parler. A la fin, Jacques joignit les mains et murmura d’une voix douce, pleine de larmes: « Oh! Daniel! » Ce fut assez. Le petit Chose, remué jusqu’au fond des entrailles, regarda autour de lui comme un enfant craintif et dit tout bas, si bas que son frère put à peine l’entendre: « Emmène-moi d’ici, Jacques. »
- Jacques tressaillit; et, le prenant par la main, il l’entraîna dehors. Un fiacre attendait à la porte; ils y montèrent. — « Rue des Dames, — aux Batignolles ! » cria la mère Jacques. — « C’est mon quartier! » répondit le cocher d’une voix joyeuse, et la voiture s’ébranla.
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- ... Jacques était à Paris depuis deux jours. Il arrivait de Pa-lerme, où une lettre de Pierrotte — qui lui courait après depuis trois mois—l’avait enfin découvert. Cette lettre, courte et sans phrases, lui apprenait la disparition de Daniel.
- En la lisant, Jacques devina tout. Il se dit: « L’enfant fait des bêtises... Il faut que j’y aille.»Et, sur-le-champ, il demanda un congé au marquis.
- — Un congé! fit le bonhomme en bondissant. Êtes-vousfou?... Et mes mémoires?...
- — Rien que huit jours, monsieur le marquis, le temps d’aller et de revenir: il y va de la vie de mon frère.
- — Je me moque pas mal de votre frère... Est-ce que vous n’étiez pas prévenu, en entrant? Avez-vous oublié nos conventions?
- — Non, monsieur le marquis, mais...
- — Pas de mais qui tienne. Il en sera de vous comme des autres. Si vous quittez votre place pour huit jours, vous n’y rentrerez jamais. Réfléchissez là-dessus, je vous prie. . Et tenez! pendant que vous faites vos réflexions, mettez-vous là. Je vais dicter.
- — C’est tout réfléchi, monsieur le marquis. Je m’en vais.
- — Allez au diable.
- Sur quoi l’intraitable vieillard prit son chapeau et se rendit au consulat français pour s’informer d’un nouveau secrétaire.
- Jacques partit le soir même.
- En arrivant à Paris, il courut rue Bonaparte. « Mon frère est là-haut? » cria-t-il au portier qui fumait sa pipe dans la cour, à califourchon sur la fontaine. Le portier se mit à rire: « Il y a beau temps qu’il court, » dit-il sournoisement.
- Il voulait faire le discret, mais une pièce de cent sous lui desserra les dents. Alors il raconta que depuis longtemps le petitdu cinquième et la dame du premier avaient disparu, qu’ils se cachaient on ne sait où, dans quelque coin de Paris, mais ensemble à coup sûr, car la négresse Coucou-Blanc venait tous les mois voir s’il n’y avait rien pour eux. Il ajouta que M. Daniel, en partant, avait oublié de lui donner congé, et qu’on lui devait les loyers des quatre derniers mois, sans parler d’autres menues dettes.
- — C’est bien, dit Jacques, tout sera payé. Et sans perdre une minute, sans prendre seulement le temps de secouer la poussière du voyage, il se mit à la recherche de son enfant.
- Il alla d’abord chez l’imprimeur, pensant avec raison que le dépôt général de la Comédie pastorale étant là, Daniel devait y venir souvent.
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- — J’allais vous écrire, lui dit l’imprimeur en le voyant entrer. Vous savez que le premier billet échoit dans quatre jours.
- Jacques répondit sans s’émouvoir : « J’y ai songé..... Dès
- demain j’irai faire ma tournée chez les libraires. Ils ont de l’argent à me remettre. La vente a très bien marché. »
- L’imprimeur ouvrit démesurément ses gros yeux bleu d’Alsace.
- — Comment?.... La vente a bien marché ! Qui vous a dit cela ?
- Jacques pâlit, pressentant une catastrophe.
- — Regardez donc dans ce coin, continua l’Alsacien, tous ces volumes empilés. C’est la Comédie pastorale. Depuis cinq mois qu’elle est dans le commerce, on n’en a vendu qu’un exemplaire. A la fin, les libraires se sont lassés et m’ont renvoyé les volumes qu’ils avaient en dépôt. A l’heure qu’il est, tout cela n’est plus bon qu’à vendre au poids du papier. C’est dommage ; c’était bien imprimé.
- Chaque parole de cet homme tombait sur la tête de Jacques comme un coup de canne plombée ; mais ce qui l’acheva, ce fut d’apprendre que Daniel, en son nom, avait emprunté de l’argent à l’imprimeur.
- — Pas plus tard qu’hier, dit l’impitoyable Alsacien, il m’a envoyé une horrible négresse pour me demander deux louis ; mais j’ai refusé net. D’abord, parce que ce mystérieux commissionnaire à tête de ramoneur ne m’inspirait pas de confiance ; et puis, vous comprenez, Monsieur Eyssette, moi, je ne suis pas riche, etcelafait déjà plus de quatre cents francs que j’avance à votre frère.
- — Je le sais, répondit fièrement la mère Jacques, mais soyez sans inquiétude, cet argent sera bientôt rendu. Puis il sortit bien vite, de peur de laisser voir son émotion. Dans la rue, il fut obligé de s’asseoir sur une borne. Les jambes lui manquaient. Son enfant en fuite, sa place perdue, l’argent de l’imprimeur à rendre, la chambre, le portier, l’échéance du surlendemain, tout cela bourdonnait, tourbillonnait dans sa cervelle.... Tout à coup il se leva : « D’abord les dettes, se dit-il, c’est le plus pressé. » Et malgré la lâche conduite de son frère envers les Pierrotte, il alla sans hésiter s’adresser à eux.
- En entrant dans le magasin de Vancienne maison Lalouette, Jacques aperçut derrière le comptoir une grosse face jaune et bouffie que d’abord il ne reconnaissait pas ; mais au bruit que fit la porte, la grosse face se souleva, et voyant qu’il venait d’entrer, poussa un retentissant « C’est bien le cas de le dire »
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- auquel on ne pouvait pas se tromper... Pauvre Pierrotte ! Le chagrin de sa fille en avait fait un autre homme. Le Pierrotte d’autrefois, si jovial et si rubicond, n’existait plus. Les larmes que sa petite versait depuis cinq mois avaient rougi ses yeux, fondu ses joues. Sur ses lèvres décolorées, le rire éclatant des anciens jours faisait place maintenant à un sourire froid, silencieux, le sourire des veuves et des amantes délaissées. Ce n’était plus Pierrotte, c’était Ariane, c’était Nina.
- Du reste, dans le magasin de Vancienne maison Lalouette, il n’y avait que lui de changé. Les bergères coloriées, les Chinois à bedaines violettes, souriaient toujours béatement sur les hautes étagères, parmi les verres de Bohême et les assiettes à grandes fleurs. Les soupières rebondies, les carcels en porcelaine peinte, reluisaient toujours par places derrière les mêmes vitrines, et dans l’arrière-boutique la même flûte roucoulait toujours discrètement.
- — C’est moi, Pierrotte, dit la mère Jacques en affermissant sa voix, je viens vous demander un grand service. Prêtez-moi quinze cents francs.
- Pierrotte, sans répondre, ouvrit sa caisse, remua quelques écus ; puis, repoussant le tiroir, il se leva tranquillement.
- — Je ne les ai pas ici, monsieur Jacques. Attendez-moi, je vais les chercher là-haut. Avant de sortir, il ajouta d’un air contraint : « Je ne vous dis pas de monter : cela lui ferait trop de peine. »
- Jacques soupira : « Vous avez raison, Pierrotte; il vaut mieux que je ne monte pas. »
- Au bout de cinq minutes, le Cévenol revint avec deux billets de mille francs qu’il lui mit dans la main. Jacques ne voulait pas les prendre : « Je n’ai besoin que de quinze cents francs, » disait-il. Mais le Cévenol insista :
- — Je vous en prie, monsieur Jacques, gardez tout. Je tiens à ce chiffre de deux mille francs. C’est ce que Mademoiselle m’a prêté dans le temps pour m'acheter un homme. Si vous me refusiez, c'est bien le cas de le dire, je vous en voudrais mortellement.
- Jacques n’osa pas refuser; il mit l’argent dans sa poche, et, tendant la main au Cévenol, il lui dit très simplement : «Adieu, Pierrotte. et merci ! » Pierrotte lui retint la main.
- Ils restèrent quelque temps ainsi, émus et silencieux, en face l’un de l’autre. Tous les deux, ils avaient le nom de Daniel sur les lèvres, mais ils n’osaierit pas le prononcer, par une même délicatesse... Ce père et cette mère se comprenaient si
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- LE DEVOIR
- bien!... Jacques, le premier, se dégagea doucement. Les larmes le gagnaient; il avait hâte de sortir. Le Cévenol l’accompagna jusque dans le passage. Arrivé là, le pauvre homme ne put pas contenir plus longtemps l’amertume dont son cœur était plein, et il commença d’un air de reproche: « Ah! monsieur Jacques... monsieur Jacques... c’est bien le cas de le dire!... » Mais il était trop ému pour achever sa traduction, et ne put que répéter deux fois de suite :
- (( C’est bien le cas de le dire... c’est bien le cas de le dire... »
- Oh! oui, c’était bien le cas de le dire!...
- En quittant Pierrotte, Jacques retourna chez l’imprimeur. Malgré les protestations de l’Alsacien, il voulut lui rendre sur-le-champ les quatre cents francs prêtés à Daniel. Il lui laissa, en outre, pour n’avoir plus à s’en inquiéter, l’argent des trois billets à échoir ; après quoi, se sentant le cœur plus léger, il se dit : « cherchons l’enfant. » Malheureusement, l’heure était déjà trop avancée pour se mettre en chasse le jour même; d’ailleurs, la fatigue du voyage, l’émotion, la petite toux sèche et continue qui le minait depuis longtemps, avaient tellement brisé la pauvre mère Jacques qu’il dut revenir rue Bonaparte pour prendre un peu de repos.
- Ah ! lorsqu’il entra dans la petite chambre et qu’aux dernières heures d’un vieux soleil d’octobre, il revit tous ces objets qui lui parlaient de son enfant, l’établi aux rimes devant la fenêtre, son verre, son encrier, ses pipes à court tuyau comme celles de l’abbé Germane ; lorsqu’il entendit sonner les bonnes cloches de Saint-Germain un peu enrouées par le brouillard, lorsque l'angélus du soir — cet Angélus mélancolique que Daniel aimait tant — vint battre de l’aile contre les vitres humides ; ce que la mère Jacques souffrit, une mère seule pourrait le dire...
- Il fit deux ou trois fois le tour de la chambre, regardant partout, ouvrant toutes les armoires, dans l’espoir d’y trouver quelque chose qui le mit sur la trace du fugitif. Mais, hélas ! les armoires étaient vides. On n’avait laissé que du vieux linge, des guenilles. Toute la chambre sentait le désastre et l’abandon. On n’était pas parti, on s’était enfui. Il y avait dans un coin, par terre, un chandelier, et dans la cheminée, sous un monceau de papier brûlé, une boîte blanche à filets d’or. Cette boîte, il la reconnut. C’était là qu’on mettait les lettres des yeux noirs. Maintenant, il la retrouvait dans les cendres. Quel sacrilège !
- En continuant ses recherches, il dénicha dans un tiroir de
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- LE PETIT CHOSE
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- l’établi quelques feuillets couverts d’une écriture irrégulière, fiévreuse, l’écriture de Daniel quand il était inspiré. — « C’est un poème, sans doute,» se dit la mère Jacques en s’approchant de la fenêtre pour lire. C’était un poème, en effet, un poème lugubre, qui commençait ainsi :
- « Jacques, je t’ai menti. Depuis deux mois, je ne fais que te mentir... » Cette lettre n’était pas partie ; mais, comme on voit, elle arrivait quand même à sa destination. La Providence, cette fois, avait fait le service de la poste.
- Jacques la lut d’un bout à l’autre. Quand il fut au passage où la lettre parlait d’un engagement à Montparnasse, proposé avec tant d’insistance, refusé avec tant de fermeté, il fît un bond de joie :
- — Je sais où il est, cria-t-il ; et, mettant la lettre dans sa poche, il se coucha plus tranquille ; mais, quoique brisé de fatigue, il ne dormit pas. Toujours cette maudite toux... Au premier bonjour de l’aurore, une aurore d’automne, paresseuse et froide, il se leva lestement. Son plan était fait.
- Il ramassa les hardes qui restaient au fond des armoires, les mit dans sa malle, sans oublier la petite boîte à filets d’or, dit un dernier adieu à la vieille tour de Saint-Germain, et partit en laissant tout ouvert, la porte, la fenêtre, les armoires, pour que rien de leur belle vie ne restât dans ce logis que d’autres habiteraient désormais. En bas, il donna congé de la chambre, paya les loyers en retard ; puis, sans répondre aux questions insidieuses du portier, il héla une voiture qui passait et se fit conduire à l’hôtel Pilois, rue des Dames, à Bati-gnolles.
- Cet hôtel était tenu par un frère du vieux Pilois, le cuisinier du marquis. On n’y logeait qu’au trimestre et des personnes recommandées. Aussi, dans le quartier, la maison jouissait-elle d’une réputation toute particulière. Habiter l’hôtel Pilois, c’était un certificat de bonne vie et moeurs. Jacques, qui avait gagné la confiance du Vatel de la maison d’Hacqueville, apportait de sa part à son frère un panier de vin de Marsala.
- (A suivre).
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- LE DEVOIR
- SOCIÉTÉ DU FAMILISTÈRE - ASSURANCES MUTUELLES
- MOUVEMENT D’OCTOBRE 1893
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- Section des Hommes
- Cotisations des mutualistes......... 2.307 60 1
- Subvention de la Société.............. 390 45 \
- Mal-façons et divers.................. 830 90 \
- Dépenses.......................................
- Boni en octobre....
- Section des Dames
- Cotisations des mutualistes........... 400 75 j
- Subvention de la Société.............. 133 75 j
- Divers.................................. » » /
- Dépenses.......................................
- Boni en octobre
- 3.538 95
- 3.313 60 225 35
- 534 50
- 504 35 30 15
- ASSURANCE DES PENSIONS
- Subvention de la Société et divers... 3.948 85
- Intérêts des comptes-courants et du
- titre d’épargne................... 4.077 »» J
- Dépenses :
- 69 Retraités définitifs............... 4.611 57 )
- 22 — provisoires................... 1.359 80 /
- Nécessaire à la subsistance........... 1.775 10 \
- Allocat.aux famillesdesréservistes. 166 »» l
- Divers, appointement, médecins, etc. 767 66 )
- Déficit en octobre
- CAISSE DE PHARMACIE
- Cotisations des mutualistes....... 526 65 j
- Subvention de la Société.......... 130 25 (
- Dépenses............................:.........
- Déficit en octobre
- RÉSUMÉ
- Recettes sociales du 1er juillet au 30 octobre 1893.. » individuelles > »
- Dépenses » »
- Excédent des dépenses sur les recettes....
- 8.025 85
- 8.680 43
- 654 58
- 656 90
- 924 31
- 267 41
- 34.365 18
- 13.871 90
- 48.237 08
- 50.585 90
- 2.348 82
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- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
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- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
- MOIS DE NOVEMBRE 1893
- Naissances :
- 13 Novembre Masset André Émile, fils de Masset Emile et
- de Didier Aline;
- 14 — Maire Blanche, fille de Maire Désiré et de
- Tardier Julie;
- 26 — Boinet Marguerite, fille de Boînet Gustave et
- Vasselet Glermone.
- Décès
- 6 — Herbin Emilia, âgée de 16 mois;
- 11 — Enfant mort-né de Roset Louis.
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- LE DEVOIR
- ^ V I S
- AUX PERSONNES DÉSIREUSES DE VISITER LE FAMILISTÈRE
- de Guise
- Des renseignements sur les conditions dans lesquelles on peut faire la visite du Familistère étant très souvent demandés, nous croyons utile de publier les indications suivantes :
- Le chemin de fer qui dessert Guise fait partie du réseau du * Nord. Les visiteurs passant par Paris peuvent s’y faire délivrer r (gare du Nord) des billets directs pour Guise. La ville est reliée vVJ* à Saint Quentin par un embranchement spécial. X
- Le Familistère fait partie intégrante de la ville de Guise. Celle-ci a plusieurs hôtels (spécialement Hôtel de la Couronne, Hôtel Pierre, etc.) qui envoient des omnibus à la gare à tous >£ les trains pour le service des voyageurs.
- Le Familistère même n’a pas de service constitué pour tenir' lieu d’hôtel ni de restaurant.
- Selon les vues des gens qui viennent l'étudier, il est bon dé ^ tenir compte des faits suivants :
- Pour voir en plein fonctionnement les services éducatif^: commerciaux et industriels de l’association, il faut éviter devenir un dimanche ou un jour férié. Et si ce sont surtout le^Ç institutions concernant l’enfance qu’on veut étudier, il faui£ en outre, éviter de venir un jeudi après-midi, parce qu’alors 4| y a congé pour les écoliers des cours d’enseignement primair# aux cours complémentaires.
- Les visiteurs qui ne veulent voir que l’extérieur de l’habitation, les cours et jardins, n’ont rien à demander à persorv&e pour cela, puisque tout est constamment ouvert au public, et qu’il n’y a pas de portes aux palais sociaux.
- Mais ceux qui désirent se rendre compte des détails d’organisation doivent se faire accompagner dans leur visite, et pour cela s’adresser à l’Administrateur-Grérant, M. Dequen-ne, au Fimilistère.
- Le Gérant : P. A. Doyen.
- Nimes, imp. Veuve Laporte, ruelle des Saiutes-Maries, 7, — 12.
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- de J.-B.-André GODIN
- (Suite).
- Réunion du jeudi 14 Septembre 1877
- Le Fondateur du Familistère ouvre la séance par l’examen de ce qui sera â faire pour procéder à l’élection des Conseils supérieurs ou Conseils des Unions au Familistère et à l’Usine, élection qui doit avoir lieu le surlendemain, dimanche 16 courant, à 3 heures de l’après-midi.
- On arrête les mesures suivantes :
- L’élection se fera au foyer du théâtre, sous la présidence de J.-Bte-André Godin.
- Une affiche va, dès maintenant, faire connaître les noms des présidents et secrétaires d’Unions ou des délégués d’Unions qui, parleur réunion, constitueront chacun des Conseils et auront à élire parmi eux les membres du bureau de chaque Conseil.
- La salle de théâtre sera ouverte dès la matinée afin de permettre aux intéressés de se concerter pour l’élection.
- L’affiche de convocation qui va être apposée dans le Familistère sera, dimanche, reportée dans la salle du théâtre, pour être consultée au besoin par les votants.
- Les intéressés auront à élire pour Chacun des deux conseils : un président, un vice-président, un secrétaire et un secrétaire-adjoint.
- Ces mesures pratiques étant arrêtées, le Fondateur du Familistère reprend la question d’évolution morale et sociale, touchée à la dernière conférence.
- Il a montré, dit-il, que l’être émergeant à la vie — à peine conscient de sa propre existence et ignorant tout à fait la vie
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- LE DEVOIR
- chez autrui — ne songe qu’à se satisfaire individuellement, est tout ignorance et tout égoïsme.
- Il poursuit : «Ces dispositions se retrouvent jusque chez l’homme et sont les sources de beaucoup de douleurs.
- » Notre devoir, à tous, petits ou grands, humbles ou puissants, est donc d’élargir nos facultés, nos affections, de façon à nous élever au-dessus de l’égoïsme et de l’ignorance. Or, la seule voie pour atteindre à ce but est que chacun de nous se préoccupe par dessus tout d’organiser le bien des autres en même temps que son bien propre — et s’efforce de toujours mettre ses satisfactions personnelles au second rang. En agissant ainsi, l’homme s’élève dans la voie du véritable progrès et, non-seulemeut il assure son bien propre, dans la société présente, mais encore il l’assure pour la vie à venir.
- » Ce dernier point est de la plus grande importance, car nos intérêts journaliers, tout dignes d’attention qu’ils soient, ne sont pas les biens réels auxquels l’homme doit s’attacher par dessus tout. Mais il peut à la fois et soigner ses intérêts matériels et acquérir les biens réels dont je parle, s’il apporte à l’organisation des intérêts sociaux ce véritable amour de l’humanité tant recommandé par la sagesse de tous les temps et de tous les pays. — Or, c’est le régime de l’Association qui nous permet d’appliquer le plus largement les principes de l’amour de tous. »
- L’orateur dit avoir remarqué que si la question d’association a de l’intérêt pour son auditoire, elle n’excite néanmoins ni une passion bien vive, ni beaucoup d’entraînement pour en discuter les divers aspects ; aussi, s’est-il demandé s’il ne serait pas à propos d’éveiller dans le cœur de ceux qui l’écoutent le sentiment religieux latent chez la plupart des hommes sous le voile de l’indifférence ou du scepticisme. Il lui est, du reste, revenu que le peu qu’il avait dit à ce sujet dans la dernière conférence avait été accueilli avec intérêt. Il serait donc très heureux de pouvoir exposer à la fois et le but à poursuivre par l’homme en cette vie et celui à poursuivre au-delà de cette vie.
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- Il continue : « Des actes, du travail que nous accomplissons chaque jour, ressortent constamment des conséquences, non-seulement pour la vie matérielle, celle dans laquelle nous nous exerçons présentement, mais aussi pour la vie morale, pour la vie de l’esprit, pour celle où nous nous retrouvons après ce que nous appelons la mort.
- » Peu de personnes entrevoient que le travail journalier puisse servir à autre chose qu’à nourrir la famille. Cependant, l’homme, par le travail, élabore la matière et fait remonter vers l’intelligence et l’amour tout ce qui existe, tout ce qui végète ; à ce titre l’homme est un agent de la vie même, un ouvrier de Dieu.
- » La mission supérieure de l’humanité est de résumer en elle et de compléter le travail de#vie des règnes inférieurs, afin d’élever aux splendeurs de la vie affective et intelligente les forces élaborées dans la plante et chez l’animal.
- » Ainsi la terre elle-même se prépare pour les gloires éternelles de la vie en Dieu.
- » Le travail, même le plus humble, a donc une correspondance substantielle dans la vie invisible où sont les réserves de richesses intellectuelles et morales que les êtres se préparent pour eux-mêmes dès cette vie, et au sein desquelles ils se retrouvent après la mort.
- » La vie, qui succède à celle-ci, bien que se passant dans un milieu insaisissable à nos sens, est, comme celle-ci, occupée par le travail. Les êtres y continuent l’exercice et le développement de leurs capacités ; mais un des traits distinctifs de ce mode d’existence est que les êtres y sont classés suivant leurs affinités.
- » Ceux, donc, qui par ici ont laissé s’agrandir en eux les instincts d’égoïsme, de rapacité, au lieu de se développer dans le sens de l’amour fraternel, ceux-là ont subi en eux-mêmes une dégradation morale qui les jmtraîne vers leurs pareils. Chacun dans la vie de l’esprit recherche ceux dont les inten-
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- LE DEVOIR
- tions, les pensées et les actes sont en pleine concordance avec ce qui se passe en lui-même.
- » Là, nulle hypocrisie n’est possible ; les individus appa-paraissent dans leurs formes mêmes, tels qu’ils sont au fond, le vice va donc au vice, comme la vertu va à la vertu. Le classement par affinité constitue la loi de cette nouvelle existence.
- » Les gens haineux, cruels, vindicatifs, portés à tout sacrifier à leurs propres satisfaction vont à leurs semblables, aussi se tourmentent-ils les uns les autres, et n’est-il pas besoin pour cela d’autres démons qu’eux-mêmes. C’est là le seul enfer.
- » Les coeurs purs et dévoués, n’aspirant qu’au bien pour tous, n’auraient rien à faire dans un tel milieu où l’on ne pense qu’à s’entre-déchirer et à haïr. Ils [constituent des sociétés différentes où les splendeurs de la vie intellectuelle et affective sont voulues et recherchées pour tous.
- » La vie matérielle, en permettant sous le voile du corps, le rassemblement et le mélange des caractères les plus divers, en faisant naître dans de mêmes familles des personnes dévouées et des égoïstes, a pour importante conséquence de faciliter le redressement moral par l’influence des milieux, de l’éducation, des coutumes adoptées. Les êtres s’épurent au contact les uns des autres et apprennent à progresser dans la vie en constituant au mieux l’organisation de leurs intérêts respectifs dans ce monde. »
- J.-Bte-André Godin expose qu’ayant passé sa vie au contact des faits, il est habitué à considérer les choses dans leurs réalités pratiques et que, s’il parle comme il vient de le faire, c’est que de bonnes raisons l’ont convaincu de l’exactitude de ce qu’il affirme.
- « Mais il m’est impossible, » dit-il, « de fairejci autre chose que de vous exposer à grands traits ces questions sur lesquelles chacun doit méditer et dont on ne s’empare que par l’étude et l’observation.
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES 69
- » Et cela est d’autant plus difficile que la science n’est pas encore faite sur ces matières. Cependant, le moment viendra où elle s’emparera de connaissances exactes sur les véritables destinées de l’homme. Alors, aussi, le sentiment religieux trouvera sa véritable voie ; chacun voudra traduire en institutions sociales les conditions du bien-être et du progrès physique et moral que, jusqu’ici, il n’a guère désirées que pour lui-même ; on comprendra qu’un des premiers devoirs sociaux est de faire en sorte que le travail nourrisse bien toutes les familles et place chacun dans les conditions les plus favorables à son progrès.
- » Une émulation générale fera rechercher les conditions qui favoriseront chez tout homme la santé du corps, pour le maintenir en état d’accomplir au mieux les plus belles œuvres de la vie. Pour chacun des membres de la Société, on recherchera la plénitude de l’existence par l’essor de toutes les facultés utiles à tous.
- » Voilà ce que produira en nous le vrai sentiment religieux. C’est là le véritable, le seul culte que nous avons à rendre à la Divinité.
- » Et c’est parce que toutes ces choses sont pour moi des vérités acquises que je vous convie à cette œuvre d’associa-tion à laquelle se relient si étroitement et l’amélioration de votre sort matériel en ce monde et votre progrès intellectuel et moral pour la vie à venir.
- » Je vous le répète donc : d’après les intentions mêmes qui nous animent dans nos actes, se fait notre classement dans la vie universelle. C’est pourquoi je vous le dis, notre existence a un but supérieur à ce qui fait l’objet dê nos poursuites éphémères et si, par l’observation et l’étude, nous nous convainquons que de nos effortspour le bien de tous dans l’existence actuelle résultent pour nous des richesses impérissables; les seules qu’on retrouve dans la vie spirituelle, alors on se sent revêtu d’une force nouvelle pour se délivrer de l’égoïsme et rejeter les vues étroites ou basses qui
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- fû LE DEVOIR
- dirigent la plupart des hommes dans leurs rapports entre eux.
- » Que cette conviction devienne votre partage, et l’amour vous unira entre vous pour votre prospérité commune. Les peines journalières s’atténueront, le travail sera fait avec une double ardeur ; un sentiment religieux, réel, fondé sur la raison et inaccessible, par conséquent, aux atteintes du doute, s’emparera de chacun de vous et vous rendra réellement propres à l’association projetée entre nous.
- » Gar le lien d’intérêt ne peut suffire pour une telle œuvre, il y faut aussi le lien de l’amour vraiment humain, vraiment fraternel. »
- La séance est levée.
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- LES SOCIALISEES AU PARLEMENT
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- LES SOCIALISTES AU PARLEMENT
- L’écrivain qui mit à la mode les mots : socialisme, socialistes, M. Louis Reybaud, qui recevait, en 1845, le prix Mon-thyon pour son « inexorable réfutation des idées dissolvantes, des systèmes subversifs de l’ordre établi, » aurait aujourd’hui besoin de toute sa confiance dans la solidité de sa réputation d’homme d’esprit, pour rééditer la phrase satisfaite qu’il écrivait en 1854 : «Parler de lui (du socialisme), c’est prononcer une oraison funèbre. »
- Le socialisme est plus vivant, plus vigoureux que jamais, et il est partout. II répand dans la société toute entière l’espérance folle, la foi sereine, la conviction raisonnée.
- Il sème l'amour, la haine, la crainte. Il dresse préjugé contre préjugé, formule contre formule.
- Evangile nouveau, terre promise, stade final du processus économique, « aboutissant synthétique de toutes les activités progressives de l’humanité » (suivant la belle définition donnée par le regretté B. Malon à sa conception du Socialisme intégral), critique savante ou passionnée du mal existant, aspiration confuse vers une organisation idéale, plan méthodique de reconstruction sociale, ou bien aberrations du subjectivisme, suggestions de l’esprit de révolte et de destruction, cette « chose, » comme disait à la tribune du Parlement français un orateur d’ordinaire très précis et de langue alerte, mais resté court cette fois en présence d’une telle complexité, « la chose qu’on appelle socialisme, » anime, agite, met aux prises tout ce qui constitue l’humanité dans son être et dans les manifestations de son activité : les idées, les sentiments, les intérêts.
- La controverse des théories suffirait à expliquer l’âpreté de la lutte; car elles n’ont pas toujours été exemptes de passions les querelles purement doctrinales! C’est dans l’antagonisme des intérêts qu'il faudrait chercher la raison de sa généralité*
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- LE DEVOIR
- Dans tous les milieux où Ton pense, où l’on parle, où l’on agit, la bataille est engagée. Personne ne s’en désintéresse, s’il en est encore qui hésitent à se jeter dans la mêlée. Mais comme à la guerre il n’y a que les combattants qui comptent, les autres ne tarderont pas à se convaincre que si le sort de la lutte se décide en dehors d’eux, c’est souvent à leur détriment, et qu’on n’est pas à l’abri des coups parce qu’on se contente de les marquer.
- Occupons-nous des militants. Le nom de socialistes était déjà en circulation plusieurs années avant la révolution de février.
- « Alors, » peut-on lire dans un des nombreux livres de propagande publiés par l’admirable école phalanstérienne, Conversations sur le Socialisme, « alors on appelait ainsi certains hommes qui s’occupaient d’études de réformes sociales : c’étaient généralement des savants, des publicistes, des écrivains. »
- Ce nom était déjà un peu vague pour les distinguer; car, parmi leurs doctrines, il y en avait de bien différentes les unes des autres.
- » Aujourd’hui » — le livre est de 1850 — « la confusion est encore plus grande ; on confond avec eux, sous le même nom de socialistes, des masses d’hommes qui souffrent des vices de la société présente, qui appellent de tous leurs vœux des réformes sociales sans trop s’inquiéter ou sans pouvoir s’occuper eux-mêmes d’en faire l’étude, — et qui, assez souvent, il faut en convenir, seraient disposés à y arriver un peu vite par des procédés plus ou moins révolutionnaires.
- » Si bien que tout ce monde-là réuni est considéré mainte* nant par les vieux partis comme un nouveau parti politique assez violent, plus ou moins semblable à celui qui, après 89, a fatalement contribué à ensanglanter notre première révolution, — et que toutes les personnes qui croient leurs intérêts menacés par les conséquences de la Révolution actuelle maudissent les socialistes en masse, — même les premiers, — parce qu’elles les regardent comme les auteurs de toute l’affaire. »
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- LES SOCIALISTES AU PARLEMENT 73
- Ce tableau, dans ses grandes lignes, peut s’appliquer à la situation actuelle : même antagonisme, mêmes appréhensions, même hostilité provoquées par les mêmes griefs.
- Toutefois, quelques différences notables sont à signaler.
- D’abord, aujourd’hui, les écrivains, les publicistes, les savants même « qui s’occupent d’études de réformes sociales, » sé recrutent généralement parmi les « masses d’hommes qui souffrent des vices delà société présente. »
- En outre, de nombreuses écoles se partageaient l’ancienne élite que la différence de position sociale et d’éducation tenait à une certaine distance de la masse ; la nouvelle élite, au contraire, est unie à la masse par une communauté d’aspiration, provenant du sentiment des mêmes besoins.
- Enfin, tandis que les anciennes écoles socialistes ne proposaient, comme l’a fait remarquer Godin dans Solutions sociales, que des essais de réforme s’adaptant aux intérêts sociaux par voie d’expérience, et qu’aucune d’elles ne faisait appel à un changement politique, la nouvelle école, ou plus exactement, la plus en vue, la plus militante des écoles nouvelles, élite et masse tout ensemble, se montre « disposée à arriver un peu vite par des procédés plus ou moins révolutionnaires, » à une complète transformation politique et économique de la société.
- La constitution d’un parti organisé pour la lutte de classe, l’inauguration d’une action collective et concentrée, les progrès des socialistes, que n’ont pu ralentir, en Allemagne, ni l’application, ni la suppression des lois d'exception, ni le dérivatif d’une législation ouvrière nationale réalisée, ni l’essai d’une entente entre les gouvernements en vue de l’établissement d’une législation internationale ; cette entente vainement poursuivie par les hommes investis de la puissance publique, réalisée par les travailleurs dans leur Congrès devenus de véritables Parlements internationaux du travail; le lor Mai, l’encyclique, les grèves, l’intervention des partis socialistes dans les conflits professionnels, — tous ces faits
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- Lfe DEVom
- accumulés dans une période relativement courte, ont vivement sollicité l’attention publique.
- L’arrivée à la Chambre française d’un assez fort contingent de socialistes a, semble-t-il, en France du moins, transformé cette préoccupation en véritable obsession.
- Le gouvernement a subi l’influence de cet état d’esprit et son premier acte, dès l’ouverture du Parlement, a été une déclaration de guerre au socialisme.
- « Dans l’ordre social, disait le président du Conseil M. Dupuy en se présentant devant la Chambre, nous ne considérerons en aucunes circonstances comme des amis ou des alliés politiques ceux, quels qu’ils soient, qui n’admettent pas, comme principes nécessaires le respect du suffrage universel, la propriété privée et la liberté individuelle, avec son corrollaire, la liberté du travail.
- » Fidèles à l’esprit de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous répudions les doctrines qui, sous des vocables divers, collectivisme ou autres, prétendent substituer la tyrannie anonyme de l’Etat à l’initiative individuelle et à la libre association des citoyens, et nous réprimerons avec énergie toute tentative d’agitation ou de désordre, quels que soient les meneurs et les agitateurs.
- » Et, s’il en est qui joignent aux prétentions révolutionnaires, je ne sais quelles tendances internationalistes, nous ne cesserons de les combattre, au nom même de la patrie ! »
- Avec un sens plus afflué des convenances parlementaires et peut-être des nécessités politiques, le successeur de M. Dupuy, M. Gasimir-Périer, s’exprimait ainsi : « Ce sera répondre aux vœux de la France d’opposer aux doctrines socialistes, qui en se produisant à la tribune du Parlement, témoignent nécessairement leur respect pour la souveraineté nationale, non le dédain* mais l’action généreuse et féconde des pouvoirs publics. »
- Et, plus loin : « Quelques principes qu’ils servent, avec les armes pacifiques de la liberté, les représentants de la nation
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- LES^SOCIALISTES AU PARLEMENT
- ont ici les mêmes droits et, au regard de la souveraineté nationale, ils siègent ici au même titre. »
- Si nous donnons quelque importance ici à ces déclarations, c’est qu’elles ont été le point de départ d’une lutte très vive, incessante, épique, le gouvernement profitant de toutes les occasions que le hasard se chargeait parfois de lui offrir à propos pour renforcer ses redoutables moyens d’action, les socialistes appliquant leur vigilance à tirer parti des moindres fautes de son adversaire, à signaler aux populations attachées à la liberté les moindres indices de son passage graduel de la résistance à la réaction.
- Quant à nous, dans les appréciations que nous serons amené à faire des péripéties de duel entre les deux conceptions gouvernementales, nous prendrons pour critérium les principes incontestables, lesquels Godin exposait en matière de conclusion dans sa République du Travail :
- « Les principes fondamentaux de la science politique de l’avenir sont bien simples; on peut être surpris que les hommes d’Etat de nos jours en soient encore à les méconnaître et même à les poursuivre de leur dédain.
- » Pourtant, chacun peut comprendre les vérités suivantes :
- » Toute créature humaine naît à la vie avec le besoin et le désir du développement de son existence; la nature donne à chacun de nous les mêmes organes et des facultés analogues pour que chacun s’exerce aux fonctions de la vie dans la mesure de ses forces.
- » Chacun sent en soi-même que la vie est son bien le plus cher, et que tout ce qui peut améliorer l’existence doit être recherché des hommes.
- » Chacun peut ainsi comprendre qu’il n’est rien de plus pré-^ cieux et de plus utile que ce qui sert réellement à la protection au progrès et au développement de la vie humaine sur la terre. Le premier devoir des hommes entre eux est donc de s’em-tr’aider, de se protéger, de s’aimer. La société se forme sous l’empire de l’intuition de cette loi naturelle, quelque cachée qu’en soit la vérité pour l’ignorance morale des hommes politiques de presque tous les temps.
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- » L’objet de la société étant de protéger la |vie humaine, la mission de ceux qui gouvernent est toute tracée : ils doivent faire tout ce qui est utile au complet essor des libres facultés de chacun, aider à l’amélioration de l’existence de tous les membres de la société.
- » Aimer la vie humaine, la vénérer dans la personne de tous les citoyens, en respecter, en protéger la dignité et la liberté dans toutes les-lois, dans toutes les institutions et dans l’administration : tels devraient être les principes observés par les gouvernants.
- » Partant de ces principes, la règle d’application est simple :
- » Etablir dans tous les faits de la société ce qui est conforme aux besoins de la nature humaine;
- » Protéger la vie humaine, au physique et au moral, par l’éducation et l’instruction;
- » Veiller au libre exercice du travail et débarrasser la production des entraves qui l’entourent;
- » Favoriser à tous les citoyens l’accès aux bienfaits de la richesse ;
- » Faire surtout que chacun jouisse du fruit de ses œuvres, et que nul ne puisse être l’exploiteur d’autrui ;
- » Donner à la vie sociale et à toutes les institutions la liberté pour base ;
- » Organiser l’exercice régulier de la souveraineté nationale; faire que tout citoyen jouisse de la plénitude de ses droits, et que le peuple soit ainsi l’arbitre suprême de ses destinées ;
- » Etablir, au nom du respect de la vie humaine et du droit des peuples, la paix universelle par la fédération des nations entre elles, et le règlement des intérêts internationaux par l’institution d’un congrès dont les décisions seraient placées sous la protection des puissances confédérées.
- » Tels sont les problèmes que la science politique doit résoudre pour être dans la voie des vérités utiles.
- » En dehors de cela, la politique n’est qu’habiletés, mensonges et hypocrisies; elle n’est que l’art de gouverner suivant les caprices des détenteurs du pouvoir. » J. P.
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- La vérification des pouvoirs
- Les Chambres se sont réunies en session extraordinaire le 14 novembre. Les premières séances d’une Chambre qui débute sont naturellement consacrées à la vérification des pouvoirs de ses membres.
- Cette opération a permis de constater une fois de plus une pratique déplorable : la corruption électorale.
- Sans doute, les députés qui doivent leur mandat à un véritable maquignonnage des consciences payent quelque fois de leur siège, si mal gagné, cette sophistication du suffrage universel. Malheureusement le mal est plus grand que ne le laissent croire les rares exécutions opérées, semble-t-il, pour la forme.
- La prépondérance croissante de l’argent dans les élections est un grave danger pour notre démocratie.
- Dans la dernière législature un député radical avait déposé un projet de loi tendant à limiter les dépenses électorales. Cette proposition a été reprise dernièrement.
- Mais cette loi, si elle est votée, se heurtera à des difficultés insurmontables. Il est bien difficile qu’on puisse atteindre par une loi autre chose que des cas de corruption bien avérée.
- Un de nos confrères ne voit d’autres moyens de remédier à de tels usages que la flétrissure civique et l’incapacité électorale décrétées contre ceux qui s’y abandonnent.
- Au lieu de chercher à atteindre pour le frapper de peines, sans rapport avec son importance, un délit si difficile à préciser, ne vaudrait-il pas mieux l’empêcher de se produire en substituant au mode de scrutin qui le rend inévitable par l’étroitesse de sa base, un mode de scrutin à collège électoral plus étendu ?
- Le scrutin d’arrondissement doit disparaître.
- Malheureusement la réforme du suffrage ne préoccupe guère la Chambre, qui ne peut d’ailleurs s’empêcher de trouver quelque mérite au mode électoral dont elle émane, §t d’un autre côté le gouvernement écarte de son programme|
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- avec une énergie bien inutile, cette question et beaucoup trop d’autres.
- Les Groupes
- Pendant la période de vérification des pouvoirs la Chambre essaye de se reconnaître et de s’orienter.
- Les groupes se reconstituent les uns fermés, les autres ouverts ; groupes spéciaux, groupes régionaux, groupes politiques. Jamais le système des groupes n’avait joui d’une pareille faveur.
- Pour nous en tenir aux groupes politiques disons que les députés ministériels, dits républicains de gouvernement, ont formé un groupe avec ce programme qui en dit trop ou pas assez : au gouvernement l’action, au parlement le contrôle.
- L’ancienne gauche radicale s’est reconstituée sous le nom de gauche progressiste, elle a formée un groupe ouvert à toutes les bonnes volontés et fait appel à tous les républicains qui veulent : la souveraineté du suffrage universel ; la réforme égalitaire et démocratique de l’impôt ; la laïcité de l’Etat ; la solution juste et pacifique des problèmes sociaux.
- Le vague calculé de ce programme avait pour but de permettre de réunir dans une action progressiste tous les républicains résolus à combattre la politique immobiliste, voire même réactionnaire du gouvernement.
- Malgré les critiques de divers membres qui auraient voulu qu’on précisât les solutions en substituant la séparation des Eglises et de l’Etat à la laïcité de l’Etat, et la révision pour la suppression du Sénat à la souveraineté du suffrage universel, ce programme fat maintenu.
- On décida, d’ailleurs, que le groupe serait ouvert, de telle sorte que ceux qui voudraient un programme plus accentué pourraient se faire inscrire en même temps à l’extrême gauche.
- Celle-ci, réunie, décida de déposer une série de propositions de loi, « en vue de concourir à la réalisation des réformes politiques et sociales contenues dans le programme radical. »
- Ces propositions concernent notamment : la formation de grandes commissions parlementaires permanentes, l’impôt sur le revenu, la révision de la Constitution, les tarifs de chemins de fer, les invalides du travail, la législation minière, la création d’une caisse de retraites pour les ouvriers, le crédit et les assurances agricoles.
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- Enfin, les socialistes ont également fondé un groupe très compact et très uni, en dépit des différences d’origine, car ses membres au nombre d’une soixantaine environ, procèdent d'écoles diverses et même antagonistes.
- On y trouve, en effet, côte à côte, des Guesdistes, des Brous-sistes, des Blanquistes, des Allemanistes, etc. Les Allema-nistes, au nombre de sept, tous ouvriers, forment un sous-groupe distinct. Les statuts du parti l’exigent.
- Le groupe socialiste a décidé, tout d’abord, de se partager en commissions d’études correspondant aux différents budgets. Ces commissions seront chargées d’étudier les budgets et de présenter ensuite un rapport critique sur chacun d’eux. C’est là une heureuse et intéressante innovation.
- Le Programme du Gouvernement
- Après les indications sur les tendances générales des divers groupes, il nous reste à esquisser à grands traits le programme du ministère présidé par M. Casimir-Périer :
- Maintien des lois scolaire et militaire, ainsi que de l’œuvre douanière de la précédente législature;
- Remaniement des contributions directes de façon à atteindre surtout la richesse acquise ;
- Relèvement modéré en ligne directe des droits de succession, afin de se procurer les ressources suffisantes pour défalquer le passif dans le calcul des taxes à acquitter et pour dégrever sensiblement les ventes d’immeubles ;
- Création d’une Caisse de retraites pour les travailleurs;
- Réforme du régime des boissons;
- Création du Crédit agricole et d’assurances agricoles ;
- Législation des associations.
- D’autre part, le Gouvernement écarte tout projet de séparation de l’Eglise et de l’Etat, et tout projet de révision de la Constitution.
- L’orientation de la Chambre
- En nous fondant sur les chiffres des scrutins d’août et de septembre et sur les déclarations des principaux organes des partis en cause, nous avons dit que les deux grandes fractions de la représentation républicaine d’une Chambre enfin débarrassée des résistances inconstitutionnelles, — majorité gou-
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- vernementale d’une part, opposition radicale et socialiste de l’autre, — auraient leurs coudées franches et pourraient dans l’œuvre législative suivre librement leurs tendances propres, sans que la première puisse reprocher à la seconde de compromettre l’ordre républicain par l’exagération de ses prétentions, et sans qu’elle puisse elle-même se retrancher derrière cet argument pour ne rien faire dans le sens du progrès démocratique et social.
- La Chambre de 1893 est encore flottante et les débats publics n’ont pas encore dégagé son orientation définitive, si tant est qu’elle doive un jour se donner une direction et la suivre.
- Les interpellations sur la politique générale d’un cabinet nouveau ont bien pour objet de fournir à la Chambre l’occasion de se prononcer sur le programme ministériel ; mais celle-ci préfère le plus souvent ne pas juger le Gouvernement sur ses paroles et attendre les actes.
- La seule interpellation générale qui ait été faite s’adressait à un cabinet qui disparut pour cause de dislocation au cours de l’interpellation, et ses auteurs la retirèrent, elle n’eut donc pas de sanction.
- Le cabinet actuel n’a pas passé par cette épreuve, qui n’en est pas une, en réalité, car on conviendra bien qu’un ministère qui se présente pour la première fois devant une Chambre a beaucoup de chances de représenter l’opinion moyenne de la majorité de cette Chambre.
- Mais où est l’axe de cette majorité, et quelles sont ses limites précises ?
- Nous avons bien vu le ministère réunir des majorités de 400 voix et plus au lendemain de l’attentat du Palais Bourbon ; mais il est impossible de nier que se sont là des majorités de circonstance.
- Ce n’est pas à la suite de l’interpellation de M. Basly sur les grèves du Pas-de-Calais qu’on a vu une majorité se dessiner et nettement prendre position, car à la façon dont la question a été posée à la fin de l’interpellation, il ne pouvait y avoir aucun doute sur le résultat.
- Et ce ne sont pas les votes contradictoires sur une question de dégrèvement de l’impôt foncier, qui mettront un terme à notre incertitude, bien que le ministère ait dû poser la question de confiance pour rallier les voix égarées par une captieuse éloquence.
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- Les grandes Commissions
- En prenant possession du fauteuil présidentiel, M. Charles Dupuy a prononcé cette parole fort juste : « Le régime parlementaire tire assurément son éclat de la tribune ; mais il tire sa force et sa solidité des recherches méthodiques et des travaux consciencieux qui se poursuivent dans les commissions. »
- Comme les ministères, les assemblées législatives se jugent à leurs actes. Or, les actes des assemblées législatives, ce sont les lois.
- Il n’y a guère d’exemples de projets mal élaborées dans les commissions qu’un débat public ait remis sur un pied convenable, alors qu’il n’est pas rare d’en voir sortir méconnaissable un projet sérieusement étudié. Ce n’est pas que l’organisation actuelle des commissions soit parfaite. Nous avons eu maintes fois l’occasion de signaler les défectuosités de la procédure parlementaire.
- Il convient de dire toutefois que sous la pression de la nécessité cet état de choses s’est beaucoup amélioré. L’utilité des grandes commissions a été comprise par les Chambres qui marchent de plus en plus dans cette voie, et en augmentent constamment le nombre.
- C’est ainsi que l’on a vu la précédente législature instituer (signe des temps) une grande commission du travail et la nouvelle Chambre une grande commission d'assurance et de prévoyance sociales.
- Les grandes Commissions ont le précieux avantage d’embrasser dans leur ordre d’activité tout un ensemble de questions, de pouvoir sérier les réformes.
- Malheureusement, le mode actuel de recrutement des grandes commissions laisse beaucoup à désirer.
- Ces grandes commissions, comme les autres du reste, sont élues par les bureaux au nombre de onze, dans lesquels sont répartis les membres de la Chambre par voie de tirage au sort. Chaque bureau, constitué en collège électoral, nomme un, deux, ou trois commissaires, selon que la commission se compose de onze, vingt deux ou trente-trois membres.
- Il en résulte que le hasard peut réunir dans le même bureau plusieurs députés vraiment compétents pour examiner les questions qui feront l’objet des travaux de la commission. Ce bureau ne pourra pas cependant nommer un nombre de commissaires supérieur à celui des autres bureaux.
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- En outre, les minorités peuvent très rarement être représentées et une partie de la représentation nationale ne prend aucune part à la confection des lois.
- Cet inconvénient vient d’être rendu sensible par l’exclusion de la Commission du travail de tout élément ouvrier, alors que la Chambre actuelle ne compte pas moins d’une vingtaine d’ouvriers manuels, c’est tout au plus si trois socialistes que les questions ouvrières intéressent particulièrement ont pu y trouver place.
- C’est ainsi qu’une commission peut se trouver composée en majorité de membres hostiles au projet qu'elle est chargée d’examiner, alors que la Chambre est en majorité favorable à-ce projet.
- Il en serait tout autrement si les grandes commissions se recrutaient librement, comme le propose Henry Maret, dans un projet signé par un grand nombre de députés radicaux et socialistes, et comme le demandait Godin dans le Gouvernement et dans la République du Travail.
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- Au moment où la question des syndicats professionnels est de plus en plus agitée, tant dans le monde qui travaille que dans le monde politique, il nous a paru intéressant de mettre sous les yeux de nos lecteurs, en les accompagnant de quelques brèves réflexions, un résumé et quelques extraits du rapport que M. Favette, directeur de l’enseignement industriel et commercial au ministère du commerce, vient d’adresser à son ministre, au sujet desdits syndicats :
- Mouvement général des Syndicats professionnels
- L’auteur du rapport s’occupe, tout d’abord, du mouvement général des syndicats dont la situation a été arrêtée au 1er juillet 1893 :
- Il existait, au 1er juillet 1892, 3,811 syndicats professionnels légalement constitués, se répartissant de la manière suivante :
- Syndicats industriels et commerciaux patronaux, 1,212.
- Syndicats industriels et commerciaux ouvriers, 1,589.
- Syndicats industriels et commerciaux mixtes, 147.
- Syndicats agricoles, 8G3.
- Durant la période qui s’est écoulée du l6* juillet 1892 au 1er juillet 1893, le nombre des associations dont les préfectures ont signalé la constitution nouvelle, s’est élevé à 889, se répartissant ainsi qu’il suit :
- Syndicats industriels et commerciaux patronaux, 246.
- Syndicats industriels et commerciaux ouvriers, 468. .
- Syndicats industriels et commerciaux mixtes, 45.
- Syndicats agricoles, 130.
- Mais, pendant le même laps de temps, un certain nombre de syndicats ont fusionné ; d’autres se sont dissous. Ces modifications ont entraîné la disparition de 252 associations, savoir :
- Syndicats industriels et commerciaux patronaux, 61.
- Syndicats industriels et commerciaux ouvriers, 131.
- Syndicats industriels et commerciaux mixtes, 19.
- Syndicats agricoles, 41.
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- Par suite de ces créations nouvelles et de ces dissolutions, la nomenclature des syndicats professionnels régulièrement constitués dressée au 1er juillet 1893 comprenait 4,448 associations, savoir :
- Syndicats industriels et commerciaux patronaux, 1,397. Syndicats industriels et commerciaux ouvriers, 1,926. Syndicats industriels et commerciaux mixtes, 173.
- Syndicats agricoles, 952.
- L’augmentation réelle du nombre des syndicats par rapport aux chiffres de l’année précédente est donc de 637 associations réparties ainsi qu’il suit :
- Syndicats industriels et commerciaux patronaux, 185. Syndicats industriels et commerciaux ouvriers, 337. Syndicats industriels et commerciaux mixtes, 26.
- Syndicats agricoles, 89.
- Le tableau suivant résume les constatations ci-dessus expo-
- S66S 1
- NOMBRE DE SYNDICATS
- Patronaux Ouvriers Mixtes Agricoles Totaux
- 1893... 1.397 1.936 173 952 4.448
- 1892.., 1.212 1.589 147 863 3.811
- Augment0" 185 337 26 89 637
- Ces résultats témoignent d’une progression constante, ainsi qu’on peut s’en convaincre en passant en revue les résultats antérieurs.
- .En 1884, en effet, au 1er juillet, soit cent un jours après la promulgation de la loi du 21 mars, on ne comptait que 175 syndicats régulièrement constitués.
- L’année suivante on saute à 549, puis successivement : en 1886,740; en 1887, 1,358; en 1888, 2,123; en 1889, 2,324 ; en 1890, 2,755; en 1891, 3,253; en 1892, 3,811, et, enfin, comme on vient de le voir, en 1893, 4,448, ce qui donne, en dix ans, une augmentation de 4,273.
- Après le département de la Seine, qui à lui seul compte 658 syndicats (soit un peu plus de 15 pour 100 du total), les départements qui en renferment le plus grand nombre sont les suivants : Rhône, 246 ; Bouches du-Rhône, 211; Nord, 169; Gironde, 157; Loire, 152; Loire-Inférieure, 109; Seine-Inférieure, 105; Isère, 99; Haute-Garonne, 94 ; Côte-d’Or, 93.
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- Syndicatsjpatronaux
- Ce qui frappe tout d’abord dans le rapprochement des chiffres qui précèdent, c’est la lenteur de l’augmentation du nombre des syndicats patronaux.
- Il y a eu dans l’année 185 nouveaux syndicats ; mais il faut tenir compte qu’il y a dans ce nombre 27 syndicats de médecins et de sages-femmes, qui n’avaient pas le droit de se syndiquer avant la loi du 30 novembre 1892 sur l’exercice de la médecine.
- Les syndicats de médecins sont au nombre de 25, et ceux de sages-femmes au nombre de 2.
- Le nombre des syndicats patronaux a augmenté dans 62 départements, diminué dans 5 départements ; il est resté stationnaire dans 19 départements. Enfin, il n’existait, au 1er juillet dernier, aucun syndicat patronal dans les départements des Basses-Alpes, de l’Ariège, de la Creuse et de la Lozère.
- Après le département de la Seine, qui avec une augmentation de 13 syndicats comprend 363 syndicats patronaux, viennent, entre 70 et 52, les Bouches-du-Rhône, la Gironde, le Rhône, le Nord et la Loire-Inférieure.
- Syndicats ouvriers
- Pour les syndicats ouvriers, l’augmentation a été de 337. Le nombre de ces syndicats a augmenté dans 63 départements, diminué dans 10; il est resté stationnaire dans 14 autres. Enfin 3 départements : les Basses-Alpes, les Hautes-Alpes, la Lozère, ne possèdent aucune chambre syndicale ouvrière.
- La Seine comprend 61 augmentations, soit un peu plus de 18 %. La Loire-Inférieure, les Bouches-du-Rhône, le Loiret, l’Aude, la Nièvre et la Loire viennent ensuite avec plus de 10.
- L’accroissement du nombre des syndicats ouvriers dans beaucoup de départements est dû, soit à la création de nouvelles bourses du travail, soit au développement des bourses déjà existantes.
- Le calcul des augmentations qui se sont produites dans le nombre des syndicats ouvriers fait ressortir également un fait très important à noter: l’extension "aux campagnes du mouvement syndical ouvrier qui, jusqu’alors, était resté limité aux seuls centres industriels.
- La Seine compte 278 syndicats ouvriers, le Rhône 150, les
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- Bouches-du-Rhône 100, la Loire 99, le Nord 89, la Gironde 84, les autres sont au-dessous de 70.
- Syndicats mixtes
- Les syndicats mixtes, réunissant à la fois patrons et ouvriers ou employés, sont de toutes les associations syndicales celles dont le nombre a, depuis le vote de la loi du 21 mars 1884, progressé le plus lentement.
- Au 1er juillet 1884, il n’existait dans toute la France qu’un seul syndicat mixte; on en compte à l’heure actuelle 173 répartis dans 46 départements, le département de la Seine en compte 33. Les autres ne fonctionnent guère que dans les départements du Nord et de l’Ouest. C’est principalement aux efforts des socialistes chrétiens qu’est dûe la création et le modeste développement des syndicats mixtes.
- Syndicats agricoles
- Le nombre des syndicats agricoles qui, en 1892, était de 863, est à l’heure actuelle de 952; il a progressé dans 40 départements; dans 41 départements il est resté stationnaire; dans 9 départements seulement il est en diminution. L’augmentation la plus sérieuse a eu lieu dans l’Indre-et-Loire avec 12 syndicats et dans la Loire avec 8.
- Les départements dans lesquels on compte actuellement le plus de syndicats, sont les suivants : Côte-d’Or, 43; Yonne, 41 ; Indre-et-Loire, 35; Isère, 32; Charente, 27; Drôme et Loir-et-Cher, 26; Bouches-du-Rhône et Marne, 25; Ain, 24.
- Répartition des syndicats par localités
- Tous les syndicats professionnels constitués en France se répartissent en 1,283 localités avec une augmentation de 145 communes sur l’année 1892 qui n’en comptait que 1,138.
- Voici dans quelles proportions cette augmentation s’est manifestée :
- Syndicats patronaux, 39; ouvriers, 61; mixtes, 7; agrico* les, 75.
- Ici ce sont les syndicats agricoles qui ont la palme. La localité qui possède le plus de syndicats est Paris, qui en compte 651 contre 566 en 1892, soit une augmentation de 85. En revanche* 943 localités ne possèdent qu’un seul syndicat.
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- Lës syndicats professionnels
- Viennent ensuite : Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse* Nantes, Saint-Etienne et Lille avec un chiffre supérieur à 50.
- Les villes où l’augmentation a été la plus considérable après Paris, sont: Toulouse, 15; Nantes, 35; Amiens, 13; Angers, Nancy et Aix, 10.
- Les syndicats agricoles sont très disséminés ; il n’existe généralement qu’une ou deux associations de ce genre dans la même localité. Néanmoins, 13 communes en possèdent chacune 3; Rennes en possède 4; Lyon 5 et Paris 7.
- Unions de syndicats
- Usant de la faculté que leur confère, par son article 5 la loi de 1844, certains syndicats se sont groupés en unions.
- Au 21 mars 1884, il n’y avait que vingt unions de syndicats. Aujourd’hui, il en existe 117, dont 13 pour la Seine.
- Il y a 29 unions patronales; 61 ouvrières; 11 mixtes et 16 agricoles.
- Bourses du travail
- Les Bourses du travail sont de création relativement'récente; la fondation de la plus ancienne de ces institutions, la Bourse du travail de Paris, qui a été provisoirement fermée le 5 juillet dernier par voie de mesure administrative, ne remonte, en effet, qu’au mois de février 1887.
- Leur nombre a, depuis cette époque, suivi le mouvement de progression des syndicats professionnels d’ouvriers sur le développement desquels les Bourses du travail exercent, par réciprocité, une réelle influence; 20 bourses du travail ont été ouvertes depuis l’année 1887 dans les villes suivantes : Paris, Nice, Carcassonne, Marseille, Angoulême, Cognac, Dijon, Nimes, Toulouse, Bordeaux (2 bourses), Béziers, Montpellier, Rennes, Tours, Roanne, Le Puy, Nantes, Saint-Nazaire, Cahors, Agen, Villeneuve-sur-Lot, Angers, Cholet, Boulogne-sur-Mer, Lyon, Boulogne-sur-Seine, Toulon et Alger.
- Le nombre total des Bourses du travail se trouve actuellement réduit à 28, par suite de la fermeture de la Bourse du travail de Paris, et le nombre de syndicats professionnels qu’elles centralisent est d’environ 400.
- Elles ont réalisé diverses institutions et notamment des bureaux de placement gratuits et des bibliothèques; quelques-unes d’entre elles ont organisé des cours professionnels; enfin, cinq bourses publient un bulletin périodique.
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- Personnel des Syndicats
- Si l’on examine le mouvement qui s'est produit dans le personnel des syndicats pendant la période écoulée de 1892 à 1893, on constate, parallèlement à la progression qui s’est manifestée dans le nombre de ces associations, une augmentation très considérable du nombre des membres qui les composent.
- Le chiffre des syndiqués a passé de 723.680 à 900.236, soit un accroissement de 176.156. L’augmentation totale relevée au 1er juillel 1892 avait été seulement de 127.300. Il y a donc une plus-value de près de 50.000 adhérents pour l’année 1892-1893.
- L’augmentation actuelle se répartit ainsi qu’il suit :
- PERSONNEL DES SYNDICATS
- Patronaux Ouvriers Mixtes Agricoles totaux
- 1893 114.176 402.125 30.052 353.883 900.236
- 1892 102.549 288.770 18.561 313.800 723.680
- Augmentation. 11.627 113.355 11.491 40.083 176.556
- En ce qui concerne le personnel des syndicats patronaux, l’examen des chiffres confirme les réflexions que nous faisions tout à l’heure au sujet de la lenteur relative de l’acroissement du nombre de ces syndicats.
- Le nombre des patrons syndiqués présentait en 1892 une diminution de 3.608. L’augmentation de 11.627, en 1893, est due, pour une bonne part,.à l’accession des médecins et sages-femmes au bénéfice de la loi de 1384.
- Le nombre des syndiqués a augmenté d’une façon notable dans 29 départements; dans 46 départements, il est resté stationnaire ou ne s’est accru que dans une faible proportion; dans 15 départements, il est en diminution. A signaler dans le Rhône une diminution de 5.512 syndiqués, dans les Ardennes une diminution de 3.971 par suite de la disparition de 18 groupements.
- L’augmentation la plus importante a eu lieu dans la Seine, sauf pour les agriculteurs; on y compte, en effet : 3.850 patrons, 85.346 ouvriers, 2.873 patrons et ouvriers et 1.923 agriculteurs, au total 92.992 personnes.
- La plus forte augmentation des syndiqués agricoles a porté sur le Rhône, où elle se monte à 7.663.
- Sont restés stationnaires les Côtes-du-Nord et les Deux-
- Sèvres.
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- LÈS SYNDICATS PROFESSIONNELS
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- L’importance relative des divers syndicats est très variée, comme en témoigne le tableau ci-dessous :
- SYNDICATS COMPTANT Patronaux SYNDICATS Ouvriers Mixtes Agricoles TOTAUX
- 1 à 20 membres 314 294 30 48 686
- 21 à 50 — 578 613 50 174 1.415
- 51 à 100 — 287 386 43 199 915
- 101 à 200 — .... 140 319 25 195 679
- 201 à 500 — .... 56 205 9 184 454
- 501 à 1.000 — . . 13 62 7 77 159
- 1.001 à 2.000 — 5 27 8 55 95
- 2.001 à 5.000 — 3 10 1 14 28
- 5.001 à 10.000 — .... 1 7 » 4 12
- 10.001 membres et au dessus. )) 3 » 2 5
- Le rapport ne donne qu’une idée incomplète du mouvement syndical, puisqu’il s’occupe exclusivement des associations constituées conformément aux prescriptions de la loi de 1884, et qu’un grand nombre de groupements ouvriers ont, comme on le sait, refusé de s’y soumettre. Néanmoins, il y est tenu compte des syndicats irréguliers du département de la Seine.
- Le Siècle signale une autre lacune du rapport : l’omission de la proportion des syndiqués de chaque catégorie : patrons, ouvriers, etc.
- Il supplée à cet oub’i par le tableau suivant :
- Patrons syndiqués.....................
- Ouvriers et employés syndiqués (sauf les
- domestiques de ferme)............
- Agriculteurs syndiqués................
- Moyenne des personnes syndiquées, y compris le personnel des syndicats mixtes................................
- 1891 1892 1893
- % % 7.
- 5,3 5,1 5,5
- 6,2 8,7 12,1
- 8,7 10,1 11,3
- 7 8,6 10,7
- Les chiffres des années 1891 et 1892 sont empruntés à VAnnuaire de 1892, publié par le ministère du commerce. Une simple règle de trois a fourni les chiffres de 1893.
- Donc, d’après le Siècle, sur 100 patrons, 5 seulement sont syndiqués; sur 100 ouvriers, 12 seulement sont adhérents à un syndicat; sur 100 agriculteurs, 11 seulement font partie d’une association agricole.
- Professions syndiquées
- Les professionnels qui se syndiquent le plus sont : pour les patrons, l’alimentation, avec 516, l’alimentation est du resté
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- LE DEVOIR
- en tête d’ensemble avec 610 augmentations. Le bâtiment vient ensuite avec 134 syndicats patronaux. Les autres sont moins de cent.
- C’est dans le bâtiment que les ouvriers se syndiquent le plus : 324 syndicats, et dans la pharmacie et les grains qu’ils s’unissent le moins ; on compte, en effet, pour eux, respectivement un et deux syndicats. Les mixtes les plus unis sont les travailleurs de l’habillement : 33. Quant aux patrons les moins syndiqués ce sont les bûcherons et les extracteurs : 3 et 6.
- Institutions et créations diverses des syndicats
- L’action des syndicats se manifeste par la création d’institutions d’ordres divers répondant généralement aux besoins de la corporation. Parmi ces institutions, les unes tendent à l’organisation de l’enseignement professionnel : telles sont les écoles professionnelles et d’apprentissage, les cours professionnels, concours et patronages d’apprentis, les bibliothèques ; d’autres appartiennent à la catégorie des institutions dites de prévoyance ; dans cet ordre d’idées rentrent les sociétés ou caisses de secours mutuels, les caisses de prévoyance ou d’épargne, les caisses de chômage, les caisses de retraites, les sociétés d’assurances mutuelles, etc.
- Le nombre de ces institutions, que la loi du 21 mars 1884, dans son article 6, avait pris soin de signaler à l’initiative des syndicats, s’est développé considérablement depuis le vote de cette loi et est, cette année encore, en progression sur les chiffres qui ont été relevés lors de la publication du dernier Annuaire.
- Le nombre des institutions se rattachant à l’organisation de l’enseignement professionnel ou de l'apprentissage est passé de 554.à 679, dont 15 écoles professionnelles, 173 cours, conférences et patronages et 491 bibliothèques.
- En outre, de nombreuses institutions de prévoyance ont été créées par les soins des syndicats : 305 sociétés de secours ; 38 caisses de prévoyance ; 67 caisses de chômage ; 10 sociétés de crédit, 38 caisses de retraite ; 3 de bienfaisance et 45 sociétés d’assurances mutuelles. Cependant les chiffres de 1893 accusent une diminution sur ceux de 1892 : 520 institutions de prévoyance en 1892; 506 en 1893.
- Le nombre des sociétés coopératives de consommation organisées par les syndicats s’est élevé seulement de 38 à
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- LES SYNDICATS PROFESSIONNELS 91
- 43 ; celui des sociétés coopératives de production qui, après s’être abaissé de 15 en 1891 à 12 en 1892, est remonté à 16 en 1893.
- Ce nombre pourrait bien s’accroître dans un avenir prochain, à la suite de l’alliance contractée cette année, au Congrès de Grenoble, entre les sociétés coopératives de consommation et les syndicats agricoles, qui sont d’ailleurs eux-mêmes déjà des sociétés de consommation et tendent à devenir des sociétés de production.
- Le nombre des bureaux de placement a considérablement augmenté ; il est passé de 271 en 1892 à 405 en 1893.
- Les syndicats professionnels ont organisé, en outre, 2 orphelinats, 8 musées commerciaux ou industriels et collections d’échantillons, 1 exposition syndicale, 1 atelier syndical, 3 offices de renseignements commerciaux ou agricoles, 24 laboratoires d’analyses et d’expertises, 22 services de contentieux, 7 conseils d’arbitrage, 7 cliniques ou services médicaux, 49 champs d’expérience, 20 pépinières. Enfin il paraît périodiquement 218 publications syndicales : bulletins, revues, journaux, annuaires.
- Du rapprochement des chiffres qui précèdent, et bien que le rapport se bornant à des indications purement statistiques ne nous renseigne pas sur le rôle social des syndicats réguliers, et notamment sur leur participation aux récentes grèves, — il est permis de tirer cette conclusion que l'activité de ces syndicats, préoccupations politiques laissées de côté, s’exerce sur le terrain des intérêts professionnels, de préférence aux institutions dites de prévoyance.
- Législation
- Si l’on jette un coup d’œil sur les travaux qui ont marqué la dernière législature et notamment les six derniers mois de l’année 1892 et le premier semestre de 1893, on constate que les chambres ont, pendant cette période, examiné un assez grand nombre de projets de loi déposés par le gouvernement ou de propositions dues à l’initiative parlementaire, lesquels intéressent, soit directement soit indirectement le fonctionnement des syndicats professionnels.
- Ont été définitivement adoptées :
- 1° La loi du 30 novembre 1892 relative à l’exercice de la médecine, à laquelle il est fait allusion plus haut, et qui a autorisé, par son article 13, les médecins, chirurgiens, dem
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- 92 LE DEVOIR
- tistes et sages-femmes, à se constituer en syndicats professionnels ;
- 2° La loi du 27 décembre 1892 sur la conciliation et l’arbitrage en matière de différends collectifs entre patrons et ouvriers ou employés ;
- 3° La loi du 29 juillet 1893 ayant pour objet l’admission d’associations ouvrières françaises aux marchés de travaux et de fournitures à passer pour le compte des communes, dans les conditions déterminées par le décret du 4 juin 1888 relatif à l’admission de ces sociétés aux adjudications de l’Etat, et du décret du 25 juillet 1889 étendant cette faculté aux travaux des départements.
- 4° La loi du 1er août 1893 portant modification de la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés par actions.
- Une loi spéciale au fonctionnement des sociétés coopératives de production, de consommation et de crédit mutuel, est actuellement soumise au Parlement ; en attendant qu’elle ait été adoptée, la loi du 24 juillet 1867 et celle du 1er août 1893, qui l’a modifiée, constituent le seul régime légal de ces associations.
- Ont été définitivement rejetés par les Chambres, au cours de la même période :
- 1° La proposition de loi de M. Bovier-Lapierre ayant pour but de réprimer, au moyen de sanctions pénales, les atteintes portées à l’exercice des droits reconnus par la loi du 21 mars 1884 aux syndicats professionnels ;
- 2° Le projet de loi, déposé le 2 juin 1891, au nom du gouvernement, par M. le garde des sceaux et qui avait pour but de modifier l’article 2 de la loi du 21 mars 1884 en permettant l’accès des syndicats professionnels à des personnes ayant exercé la profession pendant cinq ans au moins et n’ayant pas cessé de l’exercer depuis plus de dix années.
- Ce projet, voté par la Chambre, fut repoussé par le Sénat le 7 juillet dernier.
- Enfin le Sénat est actuellement saisi de deux propositions de loi qui ont été déposées par M. Marcel Barthe : l’une a pour objet d’apporter diverses modifications à la loi du 21 mars 1884 sur les syndicats professionnels.
- La seconde, tendant à modifier l’article 7 de la même loi, a été déposée par son auteur sur le bureau du Sénat dans la séance du 10 juillet 1893 et n’est pas encore venue en discussion.
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- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- FRANCE
- Les Salaires. — La direction de l'Office du travail vient de publier les premiers résultats d’une enquête assez importante sur la répartition des salaires et la durée du travail dans l’industrie française. On sait que l'Office, institué au mois d’août 1891, a reçu pour mission de « recueillir et coordonner toutes informations relatives au travail, notamment en ce qui concerne l’état et le développement de la production, l’organisation et la rémunération du travail, ses rapports avec le capital, la condition des ouvriers. »
- Pour réunir un aussi vaste ensemble de documents, l'Office est secondé par des fonctionnaires relevant de plusieurs administrations, et spécialement par les ingénieurs des ponts-et-chaussées.
- Les délégués chargés de procéder aux recherches ont dû, tout d’abord, subdiviser l’enquête. Ils se sont attachés à établir le taux des salaires en regard de la durée du travail.
- C’est en s’adressant aux directeurs d’usine, aux chefs d’ateliers, aux grands manufacturiers, aux syndicats des différentes corporations, qu’ils ont pu se renseigner sur cette question, l’une des plus importantes parmi celles qui nous préoccupent.
- Tâche difficile, à peine commencée d’ailleurs, puisque les six cents pages du volume récemment paru ne concernent que le département delà Seine.
- Voici quelques renseignements intéressants :
- En prenant pour base la journée de dix heures, la moyenne la plus basse de salaire est atteinte par les hommes de peine ; elle est à 4 fr. 15.
- De 4,50 à 5 francs, on rencontre les magasiniers, charretiers, manœuvres occupés aux manipulations des diverses industries. Elle est de 5 francs pour les terrassiers, de 5,50 pour les fondeurs en fer, vernisseurs et autres ouvriers auxquels un peu de pratique suffit pour accomplir leur tâche.
- A partir de 5,50 on trouve les ouvriers débutant dans les métiers difficiles, et ceux dont le métier offre un peu de diffL çultés,
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- LE DEVOIR
- Le taux de 9 francs est assez normal pour les ouvriers de choix payés à l’heure ou aux pièces.
- En résumé, la moyenne générale ressort à 4,85 pour les établissements privés et à 6,30 pour les manufactures de l’Etat.
- Pour les femmes, cette moyenne s’abaisse respectivement à 3 francs et 3,45.
- Quant à la durée moyenne du travail dans les établissements observés, elle est environ de dix heures et demie, atteignant onze heures dans le groupe de l’alimentation, et s’abaissant un peu au-dessous de dix heures dans celui de la construction en pierre et dans celui de la manutention.
- La durée normale ne s’écarte guère de la durée moyenne. Cette durée est en effet de 8 heures ou moins pour 2 0/0, 8 h. 1/2 ou 9 h. pour 1 0/0, 9 h. 1/2 ou 10 h. pour 59 0/0, 10 h. 1/2 ou 11 h. pour 30 0/0, 12 h. pour 8 0/0.
- La proportion des femmes est de 20 0/0 dans l’industrie privée, et de 24 0/0 en comprenant les établissements de l’Etat qui occupent à Paris proportionnellement beaucoup plus de femmes que l’ensemble des autres groupes.
- La durée du travail, dans un grand nombre d’industries, est sensiblement la même pour les femmes que pour les hommes. On ne constate guère de différence que pour l’ameublement, la bijouterie et le battage d’or.
- Signalons pour terminer les instiutions de prévoyance :
- 26 pour 0/0 des établissements, avec 17 pour 0/0 des ouvriers, ont une caisse de secours.
- 2 pour 0/0 seulement ont une caisse de retraites.
- Plus rares encore sont ceux dont le règlement laisse à l’ouvrier la propriété de son livret : ce cas n’a été observé que pour trois sociétés en nom collectif.
- Enfin 2 pour 0[0 font des versements réguliers au profit de leurs ouvriers à la Caisse nationale des retraites.
- Au total, 5 pour 0/0 à peine des établissements observés, comprenant 14 pour 0/0 des ouvriers, se sont préoccupés d’assurer des retraites à leur personnel.
- En revanche, 45 pour 0/0 des établissements ont assuré leurs ouvriers contre les accidents du travail.
- *
- * *
- Les Grèves. — Le bilan des grèves de l’année 1892 vient d’être publié par Y Office du travail.
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- Il enregistre une notable amélioration sur les chiffres des deux années précédentes, puisque l’année 1890 ayant vu 313 grèves, auxquelles ont pris part 120,000 ouvriers, et l’année 1891, 267 grèves avec 110,000 grévistes, l’année 1892 n’en a compté que 261 avec 50.000 grévistes seulement.
- Les 17 industries qui ont vu éclater ces conflits se répartissent ainsi :
- Agriculture et forêts, 6 grèves et 215.000 journées perdues ; — les mines 15 grèves^ et 255.000 journées ; — les carrières, 5 grèves et 6.010 journées; — les produits alimentaires, 4 grèves et 10.000 journées ; — les industries chimiques, 3 grèves et 130 journées ; — les industries polygraphiques, 5 grèves et 850 journées ; — les cuirs et peaux, 14 grèves et 35.000 journées ; — les industries textiles proprement dites, 79 grèves et 82.000 journées ; — le nettoyage et le travail des étoffes, 5 grèves et 900 journées ; — l’industrie du bois et de la tabletterie, 23 grèves et 35.000 journées ; — les usines métallurgiques, 7 grèves et 17.000 journées; — le travail des métaux ordinaires, 27 grèves et 23.000 journées ; — le travail des métaux nobles et la fabrication d’objets de prix en métal, 15 grèves et 46.000 journées ; — la construction et la canalisation, 32 grèves et 29.000 journées ; — les entreprises de chemins de fer, 1 grève et 60 journées ; — les entreprises de transport, de chargement et de déchargement, 14 grèves et 125.000 journées.
- Voici maintenant la répartition des journées perdues :
- Le département du Tarn vient en tête par suite de l’affaire de Carmaux, et en enregistre 240.000 ; — le Cher vient au second rang avec les bûcherons, pour 170.000; — la Seine, avec 150.000 ; — la Nièvre, à cause des bûcherons encore, avec 100.000 ; — le Nord, avec 60.000 ; — le Loir-et-Cher, 26.000 ; — la Loire, 21.000 ; — l’Hérault, 17.000 ; — la Marne, 11.000 ; — la Seine-Inférieure, 11.000 ; — l’Aisne, 7.500 ; — la Loire-Inférieure, 8.000 ; — l’Indre-et-Loire, 6.800.
- 10.000 grévistes environ ont pu faire accueillir tout ou partie de leurs réclamations, 40.000, par conséquent n’ont trouvé dans la cessation de travail qu’une misère sans compensation. Et encore peut-on se demander si les avantages obtenus par les 10.000 bénéficiaires sont en rapport avec les privations qu’ils ont dû subir, eux et leurs familles.
- En réalité, les 50.000 grévistes de 1892 ont perdu un total de
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- salaire qui peut être évalué à trois millions et demi de francs.
- C’est la condamnation absolue du système de la grève.
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- Le milliard de l’assistance publique. — M. Tony Révillon, ancien député, posait un jour dans le Radical la question suivante : « Pourquoi la République ne voterait-elle pas le milliard de l’Assistance publique ? »
- Quelques jours après, notre distingué confrère répliquait au Temps qui avait vertement critiqué sa proposition :
- « Mon confrère du Temps sait aussi bien que moi que le taux de l’intérêt de l’argent a baissé depuis la Restauration et que le milliard d’aujourd’hui ne ressemble plus au milliard des émigrés. Un milliard c’est un peu plus de trente millions de revenu par an, c’est-à-dire une somme égale à celle que la Ville de Paris dépense pour l’Assistance publique. Est-ce demander trop à l’Etat que de lui demander pour la France entière le budget de sa principale commune? Pour se convaincre de la légitimité de cette exigence, il suffît de jeter les yeux sur le budget de l’Etat, Ministère de l’Intérieur, chapitre 30 et suivants. En additionnant les subventions aux communes, l’entretien de certains hospices, les Quinze-Vingts pour les aveugles, Charenton pour les fous, le Vésinet pour les convalescents, les sourds-muets, les enfants assistés, les secours aux sociétés de bienfaisance, les services de médecine gratuite, d’hygiène, etc., etc., nous arrivons au total dérisoire de huit millions ! Comment s’étonner qu’il y ait des enfants qui meurent de froid et des vieillards qui meurent de faim ? Le milliard de l’Assistance, mais c’est un chiffre modeste ! Trente millions ajoutés chaque année au budget, mais les demander, c’est demander peu !
- » Pour faire face à une dépense, je sais qu’il faut une recette. Demandez cette recette aux riches. Frappez l’héritage au-dessus d’un certain chiffre, par exemple.... »
- Nous sommes heureux de voir les idées que le Devoir a pris à tâche de propager, défendues avec tant de talent et de cœur, dans la presse quotidienne, par un de nos plus brillants journalistes; mais nous serions plus heureux encore de le voir s’occuper du complément de ce programme, d’une législation dont le but serait d’empêcher le gaspillage des fonds provenant des ressources de l’héritage.
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- Les enfants du premier âge. — Les préfets ont été invités à appeler l’attention d'un grand nombre de municipalités sur l’urgence d’établir, principalement dans les centres industriels, des crèches destinées à garder et à soigner les enfants pendant la durée du travail des mères de famille.
- Ces établissements, qui contribuent à combattre le fléau de la mortalité infantile, devront être placés le plus près possible des usines et manufactures.
- Rappelons à ce sujet qu’une Nourricerie fonctionne au Familistère et que la conséquence de cette institution est une diminution de la mortalité infantile du Familistère par rapport à la mortalité infantile urbaine, ainsi que le constatent les chiffres publiés par M. Bernardot dans son livre : Le Familistère de Guise et son fondateur.
- ANGLETERRE
- Les Huit Heures. — En octobre 1892, M. John Burns, le député socialiste bien connu, demandait au ministre de la guerre, de procéder à l’expérience de huit heures de travail par jour ou quarante huit heures de travail par semaine dans la cartoucherie de Woolwich.
- L’expérience a été faite depuis sept mois, et le ministre delà guerre a annoncé qu’elle avait réussi. Les ouvriers viennent à l’atelier à huit heures au lieu de six ; ils déjeûnent chez eux avant de partir, et leur travail n’est pas interrompu dans la matinée. Quoique leur temps de présence soit plus court, le travail est équivalent.
- Le ministre de la guerre a promis qu’il allait, sans diminution de salaire, appliquer cette règle aux 20.000 ouvriers employés dans les arsenaux militaires de l’Etat.
- L’adoption d’une mesure semblable pour tous les départements de l’Administration où l’on emploie des travailleurs manuels serait imminente.
- Le gouvernement aurait, qui plus est, résolu de donner la préférence dans ses contrats officiels, aux compagnies industrielles qui appliquent le principe de la semaine de quarante huit heures.
- Le gouvernement libéral qui vient en outre d’annoncer le dépôt d’un projet de loi limitant la durée de la journée de travail dans certaines industries dangereuses, prouve ainsi
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- son désir de réaliser l’idéal qu’il s’est proposé d’atteindre en matière sociale : celui de l’Etat-Patron modèle.
- ALLEMAGNE
- La journée de Huit Heures. — La journée de huit heures a été adoptée par deux établissements industriels de l’Allemagne : les résultats obtenus jusqu’ici ont été satisfaisants aussi bien pour les patrons que pour les ouvriers ; la production n’a pas diminué, et les salaires sont demeurés tels qu’ils étaient auparavant.
- La fabrique de plumes d’acier de MM. Heintze et Blankerq a introduit la journée de huit heures depuis le 1er avril 1892: vers la même époque, M. Freese, fabricant de persiennes en bois, en a fait autant. Partout où la durée du travail a été réduite, on a constaté les heureux effets qu’elle avait produits.
- {Revue Socialiste.)
- ITALIE
- Fascio dei lavoratori. — Nous empruntons au Siècle les détails qui suivent sur le curieux type d’association qui a produit en Sicile l’agitation que tout le monde connaît :
- « Il y a de tout dans ce socialisme sicilien qui se présente sous l’aspect général du Fascio dei lavoratori (faisceau des travailleurs) et dont l’hymne, chanté de Catane à Trapani et de Syracuse à Palerme, a ce refrain significatif : Se divisi siam canaglia — stretti in fascio siam potenti. (Si divisés nous sommes de la canaille — serrés en faisceau, nous sommes puissants.) Partout, c’est le nombre, la foule, la tourbe des déshérités qui se lève contre l’organisation sociale, mais si le but abstrait est le même, les mobiles sont souvent très divers. Dans les grandes villes, les fasci sont surtout des centres d’opposition gouvernementale, qui obéissent à l’impulsion de quelques ambitieux vulgaires impatients d’arriver par eux à la députation, ou tout au moins au conseil municipal : tout à fait comme chez nous.
- » A Messine, le fascio compte 5.300 membres, la plupart ouvriers, avec douze sections secondaires dans la province ; à Catane, 10,000 ouvriers également, pour la plupart subdivisés en corps de métiers, ce qui correspond à nos unions syndicales ; la cotisation est de cinq sous par semaine, moyennant quoi les participants ont droit à des secours en cas de maladie et leur famille à un subside en cas de mort ; le
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- fascio a fondé des magasins coopératifs, ouvert des écoles, il organise des fêtes. A Palerme, les syndiqués sont plus nombreux encore et obéissent aveuglément à l’agitateur Bosco, qui a pour lieutenants les chefs des syndicats, lesquels commandent aux chefs de sections, par ceux-ci aux chefs de quartier et par ces derniers aux chefs de rue; ils ont une police, des journaux, une caisse mieux garnie que la caisse publique, une fanfare et des drapeaux rouges qui sont exhibés en toute occasion. Bosco veut arriver à la réorganisation sociale par la conquête des pouvoirs publics ; ces fasci, dans leur composition, leur programme et leurs moyens, sont en somme, copiés sur nos syndicats.
- » A Galtanisetta et à Girgenti, le mouvement revêt un caractère religieux qui gagne de plus en plus les campagnes. Là, l’action politique disparaît presque entièrement : plus de meneurs directement et apparemment intéressés ; un but social seulement, le partage des biens, la fortune des riches devant aller aux pauvres ; le socialisme devenant une religion appuyée sur l’Evangile, ses préceptes et ses paraboles ; la figure de Jésus placée entre les portraits de Cari Marx, Mazzini et Garibaldi, comme autrefois Garibaldi et Victor Emmanuel flanquaient la Madone. Dans la province de Girgenti, un de ces fasci a pris pour titre : Madona addolorata. Il y a des cérémonies qui deviendront rituelles, des processions sur le passage desquelles les femmes jettent des feuillages et des fleurs, comme le jour de la Fête-Dieu ou de l’Assomption. »
- SUISSE
- Une mesure libérale. — Le peuple fribourgeois, par 15.000 voix environ contre 1.600 a adopté un projet de révision de la Constitution. La nouvelle Constitution enlève au gouvernement le droit qui n’existe que dans ce seul canton suisse, d’élire les maires des communes. Une loi subséquente réglera les conditions de l’élection du maire par les électeurs communaux.
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- TjÆ QUESTION DE _EA. paix
- La vie humaine
- Les récents attentats anarchistes ont inspiré au rédacteur du Bulletin des Etats-Unis d'Europe les lignes suivantes :
- « Nous avons assisté, la douleur dans le cœur, aux attentats dirigés contre d’innocentes victimes. Des anarchistes, s’érigeant en justiciers, ou plutôt en bourreaux, ont lancé les uns à Barcelone, dans une soirée théâtrale, les autres à Paris, au cours d’une séance de la Chambre des députés, des engins explosifs, et il n’a pas dépendu de ces malfaiteurs que le nombre des blessés ici, des morts là, ne fût plus considérable. Ah ! s’il ne s’agissait que d’un crime isolé, dû à l’égarement du coupable, nos craintes pour l’avenir seraient moins grandes, mais il semble que l’assassinat, sous prétexte qu'il affecte des allures politiques et que le vol n’en est pas le mobile, ne soit plus un assassinat et que la vie humaine ne compte pour rien aux yeux de certaines gens dont l’anarchie arme le bras. S’il en devait être ainsi, nous entrerions, à n’en pas douter, dans une période de recul et de réaction ; il nous faudrait voiler la statue de la Liberté comme dans l’horreur de la guerre civile; et l’humanité, à la veille du XXme siècle, reviendrait sur ses pas aux périodes les plus troublées et les plus sanglantes du moyen-âge. »
- Et plus loin, sous la signature de M. E. Arnaud, nous lisons ce qui suit :
- » La vie humaine est inviolable.
- » Voilà un principe de morale universelle trop souvent oublié. Et cet oubli, dont se rendent coupables gouvernants et citoyens est, à n’en pas douter, la vraie cause des crimes individuels et collectifs qui se commettent à notre époque, qui mettent en péril la société, et dont la fréquence semble devoir faire reculer l’humanité jusqu’aux temps les plus barbares, jusqu’aux temps oû, aucune justice n’existant parmi les hommes, ceux-ci ne connaissaient d’autre droit que celui du plus fort, jusqu’aux temps où l’homme qui se croyait gêné par son voisin
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- La qüestion de la paix iOi
- plus faible, trouvait naturel de supprimer ce dernier, sans autre forme de procès. »
- Nous partageons absolument les sentiments si éloquemment exprimés dans les lignes qui précèdent.
- *
- Un projet de traité d’arbitrage permanent
- MM. Barodet, député, Trarieux, sénateur, et Arnaud, président de la Ligue, se sont entretenus récemment de la question du traité d’arbitrage permanent entre la République française et la République des Etats-Unis d’Amérique.
- Il a été décidé qu’une proposition de résolution, invitant le Gouvernement français à négocier ce traité, serait déposée incessamment, et le même jour, à la Chambre des Députés et au Sénat. Cette proposition, précédée d’un exposé des motifs fortement motivé, recueille de très nombreuses signatures dans les deux Chambres.
- *
- * *
- Les Républicains Italiens
- Le programme du parti républicain lombard, publié à Milan le 19 novembre dernier, contient ce qui suit, relative^ ment à la politique extérieure :
- « Dans les rapports internationaux, raffermir conformément aux traditions de l’Italie, l’amitié et la solidarité avec tous les peuples ; — condamner l’absurde droit de conquête et toute annexion de territoire qui ne repose pas sur le libre consentement des populations ; — déclarer nul tout traité diploma^-tique en opposition avec les principes précédents ; — résoudre par Farbitrage les conflits entre nations ; — préparer le désarmement général et la formation des Etats-Unis d’Europe^ »
- %
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- Une proposition des Socialistes Français
- Un certain nombre de députés socialistes, MM. Vaillant, Baudin, Chauvière, Walter, Hovelacque, Basly, Thivrier, Coûtant, Franconie, Groussier, Avez, Couturier, Toussaint, Prudent-Dervillers, Faberot, Pierre Vaux, Dejeante, Jules Guesde, René Chauvin et Turigny viennent de prendre l’initiative d’une proposition qui tend à la suppression pure et simple de l’armée permanente et à son remplacement par des milices nationales.
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- NOUVELLES DU FAMILISTÈRE
- Une cérémonie commémorative
- La Société de paix et d’arbitrage international constituée au Familistère s’est réunie, le dimanche 21 courant, pour rendre un hommage tout intime au Fondateur du Familistère, Jean-Baptiste-André Godin, à l’occasion de l’anniversaire de son décès.
- Trois autres Sociétés également fondées au sein de l’association : la Société musicale, le Groupe de la libre pensée et la Société d’escrime se joignirent à la Société de paix. Nombre de personnes du Familistère et de la ville de Guise s’associèrent également à la touchante cérémonie.
- Le cortège se forma à 2 heures et demie de l’après-midi sur la place du Familistère, au pied de la statue du Fondateur, puis se rendit au Mausolée édifié, comme le savent nos lecteurs, sur la partie la plus élevée du jardin de l’Association.
- Là, des couronnes furent déposées et des discours furent prononcés au nom de chacune des Sociétés présentes. La Société musicale exécuta la marche funèbre de Chopin avec un talent qui impressionna vivement tous les auditeurs.
- A 4 heures et demie, le cortège se retrouva au pied de la statue de Jean-Baptiste-André Godin et là se sépara sous le coup de la profonde émotion inséparable d’une telle cérémonie.
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
- FRANGE
- Pétition à la Chambre
- Depuis vingt ans, la Société pour l’amélioration du sort des femmes n’a cessé de poursuivre son but. De nombreuses pétitions ont été adressées au Sénat et à la Chambre.
- Le 17 février 1887, une pétition réclamant les droits civils pour les femmes fut déposée à la Chambre et le rapporteur, M. Colfavru, dans un remarquable rapport, conclut à la prise en considération.
- Une seconde pétition, demandant l’électorat et l’éligibilité aux tribunaux de commerce, pour les femmes commerçantes, a été également déposée.
- Une troisième pétition, demandant l’éligibilité aux conseils des prud’hommes, a obtenu à la Chambre l’électorat des femmes aux conseils des prud’hommes; la loi passée à la Chambre est allée au Sénat.
- Le rapporteur du Sénat, M, Demôle, vient de déposer son rapport, il repousse la réforme adoptée par la Chambre :
- « Les femmes doivent être laissées en dehors des luttes électorales. La paix sociale et l’harmonie des familles ne permettent pas qu’il en soit autrement. »
- Nous avons voulu, dit la pétitionnaire, remettre sous les yeux des législateurs toutes les tentatives faites par les femmes, pour obtenir des modifications au Code actuel.
- Toutes ces demandes sont restées nulles ; il semble que lorsque toutes les nations donnent des droits toujours plus étendus, la France ne veut rien accorder ; ces droits bien modestes, que nous sollicitons, ne seraient qu’une restitution des droits dont les femmes jouissaient avant 1789.
- Sous le régime féodal, la châtelaine siégeait avec ses pairs, elle participait aux élections des Etats généraux; comme chefs de famille les femmes étaient admises dans les assemblées provinciales, communales et les corporations.
- A la convocation pour les Etats généraux, le 27 avril 1789, le texte est formel :
- « Sont convoqués : communautés, corps séculiers des deux
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- LE DEVOIR
- sexes ; les femmes veuves, ou filles jouissant de la noblesse, pourront se faire représenter par des procureurs, pourvu que les dites femmes possèdent des fiefs. »
- De 1815 à 1848, sous le régime censitaire, la femme a le droit de vote par délégation ; en 1848, le suffrage universel est proclamé, et le cens aboli, les femmes sont dépouillées de la part de droit de vote dont elles jouissaient.
- Considérant que la femme doit être l’égale de l’homme dans la société et devant la loi ; qu’elle paye les mêmes impôts, qu’elle est soumise aux mêmes charges ;
- Considérant que le mot représentation nationale signifie représentation de la nation ; que, dans l’état actuel, la moitié de la nation française est exclue du droit d’élire ses mandataires ;
- Considérant que la France républicaine ne peut rester inférieure aux pays monarchiques sous le rapport des libertés; que les droits réclamés ne seront en partie qu’une restitution ;
- Nous avons l’honneur de soumettre à la Chambre le projet suivant portant modification du code :
- « Les Français et les Françaises sont égaux devant la loi. » La présidente, Maria Deraismes
- Cette pétition qui résume l’œuvre de la vaillante apôtre du mouvement féministe et que M. Hubbard s’est chargé de remettre à la Chambre des députés, a été dictée par Mme Deraismes à ses compagnes de lutte, au milieu des intolérables souffrances de la cruelle maladie qui l’a frappée au commencement de cette année.
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- Autre pétition
- Un matin de janvier, les parisiens eurent la surprise de voir les murs couverts d’une grande affiche d’un beau jaune bouton d’or, contenant l’appel suivant :
- AUX LÉGISLATEURS FRANÇAIS
- « Politiques, jurisconsultes, que pouvez-vous, si vous n’accomplissez pas d’abord la révolution dans le foyer, cette pierre qui forte la Cité ? Vous ne fonderez point la démocratie, et c'est justice, tant que vous n’aurez point établi dans les institutions comme dans les mœurs le droit de la femme et le droit de l’enfant. s> « Emile Acollas. »
- « Lors de la rédaction du Gode Civil, l’idéal semble avoir été
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- le rétablissement inébranlable de la famille antique et la consolidation de la puissance maritale et paternelle. La femme, épouse et mère, a été sacrifiée à cet idéal, au grand dommage de la famille moderne et de la République. Depuis, grâce au progrès et au sentiment de l’équité qui va toujours croissant, il a été accordé aux femmes une série de privilèges qui ont adouci pour elles la rigueur des lois. A l’heure actuelle, beaucoup est fait pour atténuer les effets de la situation dégradante faite aux femmes par certains articles du Code Napoléon ; maintes carrières leur sont ouvertes, qui autrefois leur furent fermées, et même des honneurs leur sont décernés qui sont d’ordinaire l’apanage du seul mérite masculin.
- » Mais, voyez l’effet de mauvaises lois ! Ces avantages mêmes sont pour les femmes la cause de nouvelles peines ; les unes matérielles, les autres toutes morales.
- » A mesure que la femme a été admise à l’étude des beaux-arts, des sciences et du droit, ; à mesure qu’elle a exercé diverses fonctions et que des grades et des honneurs lui ont été conférés, une dignité nouvelle est née en elle, et aujourd’hui elle souffre de ce qu’hier elle ne sentait même pas. Son exclusion humiliante de tous les actes officiels, des fêtes et deuils de la famille lui est maintenant douloureuse, et elle aspire à la voir cesser.
- » De même, dans l’ordre matériel, le Code Napoléon interdit à la femme marchande d’ester en justice, d’acheter et de vendre sans l’autorisation de son mari. Les rédacteurs ont reproduit, en cela, un article de l’ancienne Coutume de Paris.
- » Tandis que la Coutume de Paris était si sévère pour la femme, celle de plusieurs provinces de la vieille France lui accordait nombre de droits que les lois actuelles lui refusent.
- » Il y a, nous le savons, des conditions spéciales — le contrat de mariage et la séparation de biens — par lesquelles la femme peut s’assurer le droit d’acheter et de vendre, et de toucher le produit de son travail sans l’autorisation de son mari ; mais ces conditions sont blessantes pour les unes, cruelles pour les autres, et sont le privilège du petit nombre.
- » Les femmes sans fortune qui, par leur position, sont contraintes de compter sur leur travail pour pouvoir se marier, peuvent le moins profiter de ces atténuations d’une loi injuste.
- » Le Code étouffe dans la famille le sentiment de liberté indispensable à l’existence d’une démocratie et annule ses bienfaits.
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- LÉ DEVOIR
- » Aussi ; en considération de la situation actuelle de la femme et en prévision de la Chambre nouvelle, une association s’est formée pour demander la modification : 1° de l’article 37 du Code civil, des articles 9 et 11 de la loi du 25 ventôse de l’an XI et l’article 980 du Code civil, et 2° des articles 217, 1421, 1422, 1427, 1428 et 1534 du même Code.
- » A cet effet, elle vous soumet deux projets de loi afin d’indiquer clairement ses aspirations et le sens de l’amélioration qu’elle réclame de votre justice et de votre dévouement aux intérêts bien entendus de la famille.
- »Pour YAvant-Courriêre,
- » Jeanne E.-Schmahl. »
- Le 1er janvier 1894.
- L’affichage de cet appel est la bataille la plus significative qu’ait livré Y Avant Courrière, qui a été fondée comme on sait, par Mme Schmahl. Rien n’a été négligé pour la gagner.
- Outre l’affichage, tous les députés, tous les sénateurs, tous les membres du Conseil d’Etat, tous les conseillers municipaux, les maires des grandes villes, les personnages marquants ont reçu un petit paquet contenant deux prospectus, l’un sur la capacité des femmes mariées de disposer du produit de leur travail, l’autre d’être témoin, par Mlle Jeanne Chauvin. Il contenait en outre le règlement de YAvant-Courriêre ; le texte de l’affiche, l’opinion de la presse.
- Mme Schmahl a fait coïncider cette propagande avec une étude sur la Question de la femme, parue dans la Nouvelle Revue.
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- Les femmes commerçantes
- Enfin ! le Sénat vient d’adopter, en première lecture, la proposition déjà votée par la Chambre qui confère aux femmes l’électorat en matière de tribunaux de commerce.
- Ce vote donne satisfaction à l’un des vœux formulés par Mme Deraismes dans sa pétition à la Chambre.
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- Le professeur Lombroso et les femmes
- Le groupe de la Solidarité des femmes de Paris avait décidé d’envoyer à M. Lombroso une lettre de protestation dont la rédaction est due à Mme Potonié-Pierre. M. Edmond de Concourt avait reçu dernièrement une lettre analogue, émanant
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- du même groupe. Quant à M. Lombroso c’est son dernier livre.: La donna déliquente, laprostituta et la donna normala, qui vaut au professeur italien la protestation de Mrae Potonié-Pierre.
- Celle-ci ne pense pas que du principe posé par M. Lombroso, à savoir que la femme est organisée spécialement en vue des fonctions maternelles, on puisse légitimement conclure qu’elle doive être exclue du mouvement politique.
- La femme, d’après M. Lombroso, est incapable de synthétiser.
- «Nous vous demanderons en toute bonne foi, écrit Mme Poto-nié-Pierre, lesquels de nos députés passés, présents et à venir ont donné la preuve de ces larges vues synthétiques qui feraient le bonheur des nations... Vous arguez contre nous de ce que la femme de génie est l’exception ! Et le député de génie, est-ce la règle ? »
- Mme Potonié-Pierre cite ensuite la phrase de Gœthe, dans Wilhelm Meister : « On avait rendu ridicules les femmes savantes et l’on ne voulait non plus souffrir les femmes instruites, probablement parce qu’on ne trouvait pas poli de faire honte à un aussi grand nombre d’hommes ignorants. »
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- ALLEMAGNE La femme en Allemagne
- A en croire une étude substantielle que le Times consacrait dernièrement à la femme en Allemagne, pour la plupart des Allemands, femme et ménagère sont synonymes. L’unique devoir de la femme est d’être mère et de procurer à son mari la plus grande somme de bien-être possible.
- Toute tentative en vue d’étendre la sphère d’influence de la femme en dehors du ménage est considérée comme une sorte de sacrilège. L’insuccès des efforts de tous ceux qui ont voulu donner à la femme une instruction supérieure en est une preuve indéniable. C’est en 1865 que fut fondée VAssociation générale des Femmes Allemandes se proposant d’élever le niveau de l’instruction féminine, mais le peu de progrès réalisés en vingt-huit ans montre la ténacité des préjugés.
- Il n’y a que la carrière d’institutrice qui reste ouverte aux femmes intelligentes, en Allemagne ; mais, même dans cette
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- fonction si modeste, les progrès ne sont pas brillants. Il y a quelques années, sur 209 écoles publiques de jeunes filles, en Prusse, 17 seulement étaient dirigées par des femmes.
- En 1887, VAssociation générale des femmes allemandes adressa au ministre et à la Chambre une pétition pour demander la création de nouvelles écoles normales de femmes. Cette pétition fut repoussée ; les dames qui étaient à la tête de ce mouvement, loin de se décourager, ont ouvert une souscription et ont réuni les fonds nécessaires pour fonder VAssociation générale des institutrices, qui compte plus de 6.000 membres et qui a organisé des cours pédagogiques pouvant suppléer aux écoles normales.
- Cette propagande a porté des fruits et aujourd’hui le gouvernement commence à prendre au sérieux l’œuvre de l’Asso-ciation.
- Pas une Université allemande n’a encore ouvert ses portes aux femmes, bien que plus d’une fois des pétitions aient été envoyées au Reichstag impérial et dans les Landtags des Etats fédéraux pour en solliciter l’entrée. Les pétitionnaires demandaient surtout pour les femmes l’autorisation d’étudier la médecine, et elles assuraient que les jeunes filles qui voulaient faire des études universitaires subiraient les mêmes examens que les hommes.
- Cette année le docteur Baumbach, un député radical, a présenté au Reichstag un projet d’admission des femmes à l’Université, en affirmant que les Landtags de Bade, de Hesse et de la Prusse sont favorables à ce projet.
- Le ministre de l’intérieur a reconnu lesbien fondé de cette demande, mais il croit que le gouvernement impérial ne peut pas obliger les Etats fédéraux à exiger dans les programmes des écoles secondaires les changements qui seraient nécessaires pour réaliser ce projet. Tout en reconnaissant que ni lui-même personnellement, ni plusieurs ministres de l’instruction publique des Etats fédérés ne s’opposent à ce que les femmes étudient la médecine, M. Bœtticher croit que l’initiative de cette mesure doit venir du gouvernement fédéral.
- Après plusieurs discours pour et contre le projet du docteur Baumbach, les débats ont été remis à une époque indéterminée, c’est-à-dire aux calendes grecques.
- Mais, pendant que le gouvernement hésite à donner aux femmes le droit d’étudier, l’initiative privée vient à l’aide des
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- jeunes filles allemandes qui veulent aller étudier la médecine en Suisse et ensuite leur facilite l’exercice de la médecine en Allemagne. Depuis 1877 Berlin possède une clinique pour les maladies des femmes, dans lesquelles tous les médecins appartiennent au sexe réputé faible.
- Cet automne il a été fondé à Berlin un comité sous l’égide du professeur Dunsen et du romancier Spielhagen, ayant pour mission d’organiser des cours qui permettront aux femmes de compléter leur instruction secondaire.
- En même temps l’association pour la Réforme de Vinstruction féminine a fondé à Carlsruhe le premier collège pour jeunes filles qui suivent le programme des collèges de jeunes gens.
- Parmi les professeurs d’Université on remarque un changement d’opinion favorable au développement de l’instruction des femmes.
- Tout dernièrement, le professeur Pochammer, lors de sa nomination comme recteur de l’Université de Kiel, prononça un discours par lequel il reconnaissait la nécessité de satisfaire le désir d’instruction supérieure que manifestent les femmes, mais il proposait d’avoir pour elles des universités spéciales. (Paris.)
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- Un journal pour dames, le Ladyland, publie le texte d'une lettre adressée par la princesse Bismarck à une de ses amies habitant Brighton. Nous en extrayons le passage suivant :
- « Je crains bien qu’il me faille abandonner tout espoir de revoir votre chère patrie. Vous savez comme je l’aime. Votre petite île du Sud (l’île de Wight) est vraiment un jardin de Dieu. Si fière que je sois de mon mari, l’idée me vient quelquefois que nous aurions été tous deux plus heureux si la Providence lui avait désigné votre chère vieille Angleterre pour champ d’activité. Quoique la politique me soit étrangère, je ne puis m’empêcher de répéter ce que j'ai déjà dit bien souvent: à savoir que si j’eusse eu le choix d’une nationalité, j’aurais désiré être une Anglaise libre, franche, cultivée, dressée en liberté pour une existence mouvementée et tenue par mon mari pour autre chose qu’un zéro ou qu’un jouet... De tout mon cœur, j’aime la vieille Angleterre,»
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- LE DEVOIR
- ETATS-UNIS
- L’Electorat des femmes au Colorado.
- La législature du Colorado a voté récemment un amendement à la Constitution de cet Etat accordant aux femmes le droit du suffrage dans toutes les élections. Le gouvernement vient de promulguer la nouvelle loi. Un doute s’étant élevé sur la question de savoir si ce droit de suffrage peut s’étendre aussi aux élections fédérales, les avocats du Colorado se sont prononcés pour l’affirmative en vertu de la lettre même de la Constitution des Etats-Unis, qui laisse à chaque Etat le droit de régler les conditions requises pour pouvoir être électeur. Toutefois, les femmes ne peuvent être élues membres du Congrès.
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- BIBLIOGRAPHIE
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- BIBLIOGRAPHIE
- L’Almanach de la coopération française, pour 1894, vient de paraître. Il est en vente au prix de 20 centimes à l’Imprimerie nouvelle (association ouvrière) 11 rue Cadet, Paris.
- Ce remarquable volume, illustré de 8 gravures, est publié par le comité central de l’Union coopérative des Sociétés françaises de consommation et rédigé par M. Ch. Gide.
- Il a, pour épigraphe : Tous pour un : chacun pour tous.
- Nous donnons ci-dessous la Table des matières de cet ouvrage digne de la plus grande attention de nos lecteurs.
- ALMANACH DE LA COOPÉRATION FRANÇAISE
- TABLE DES MATIÈRES
- Avant-propos. — Ch. Gide...............................
- Les Douze Vertus de la Coopération. — Ch. Gide.........
- Janvier...... Mieux vivre..............................
- Février...... Payer comptant...........................
- Mars......... Épargner sans peine......................
- Avril........ Simplifier les rouages...................
- Mai.......... Combattre les débits de boissons.........
- Juin......... Gagner la femme aux questions sociales...
- Juillet...... Émanciper le peuple par Véducation.......
- Août......... Faciliter l’accès de la propriété........
- Septembre.... Reconstituer une propriété collective....
- Octobre...... Établir le juste prix....................
- Novembre.... Supprimer la préoccupation du profit......
- Décembre.... Abolir les conflits.......................
- Le Congrès de Grenoble.................................
- Pauvre consommateur (avec gravure).....................
- La Fabrication des Confitures..........................
- La Guerre du Commerce contre la coopération............
- L’Anarchiste chez la Modiste...........................
- Nécessité pour les Sociétés françaises d’adhérer à l’Union.
- — De Boyve...........................................
- La Papeterie coopérative de Laroche-Joubert............
- La Fuite du Capital (avec gravure).....................
- La Féodalité industrielle..............................
- Les Ouvriers Charpentiers de la Villette...............
- Le Travail (Ouvriers peintres). — Buisson..............
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- LE DEVOIR
- Association de I’Ébénisterie parisienne................ 52
- L’Arbre sacré....................................... 55
- Succursale du Magasin de gros anglais [avec gravure).... 56
- Société des Casseurs de pierres de la Seine........... 56
- Rien d’impossible.................................... 57
- La Laborieuse de Troyes................................ 58
- Les Boucheries coopératives. — Hérisson............... 59
- Magasin de Drap de Manchester (avec gravure).......... 65
- La Société coopérative suisse de Genève................ 65
- Une Société coopérative de Production au capital de 100
- millions........................................... 67
- L’Association agricole et horticole de Deptford........ 68
- Fabrique de Chaussures de Leicester (avec gravure).... 68
- Statistique des Sociétés coopératives en Allemagne. —
- Hæntschke.......................................... 69
- Statistique des Sociétés coopératives de consommation en
- Angleterre....................................... 74
- Statistique des Sociétés coopératives de production en
- Angleterre......................................... 74
- La Coopération en Hollande. — Slotomaker............... 75
- La Coopération en Russie. — Balline.................. 77
- La Coopération chez les noirs.......................... 78
- Les Deux Marchands..................................... 78
- Une Victoire de la Coopération en Espagne. — Piernas
- y Hurtado.......................................... 79
- Equity (avec gravure).................................. 80
- Histoire abrégée de la Coopération française (suite). —
- De Boyve........................................... 81
- Utilité des réclamations dans les Sociétés Coopératives. —
- Cernesson......................................... 83
- L’Origine et les Bienfaits de la Coopération de crédit. —
- Rostand.......................................... 85
- Justice chinoise....................................... 87
- Magasin Coopératif de Glascow (avec gravure)........... 88
- La Société Franklin. — André Michel.................... 89
- La morale il y a 6.000 ans............................. 91
- Salle de réunion coopérative (avec gravure)............ 91
- Liste des Sociétés coopératives de consommation en France 93 Liste des Sociétés coopératives de production en France.. 116
- Liste des Sociétés coopératives decrédit en France.... 120
- Nous n’ajouterons qu’un mot : Propager l’Almanach de la Coopération française c’est concourir au bien de tous les membres de la société sans exception.
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- LE PETIT CHOSE
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- LE PETIT CHOSE
- HISTOIRE D’UN ENFANT
- (Suite. )
- Cette recommandation fut suffisante, et quand il demanda timidement à faire partie des locataires, on lui donna sans hésiter une belle chambre au rez-de-chaussée, avec deux croisées ouvrant sur le jardin de l’hôtel, j'allais dire du couvent. Ce jardin n’était pas grand : trois ou quatre acacias, un carré de verdure indigente, — la verdure des Batignolles, — un figuier sans figue, une vigne malade et quelques pieds de chrysanthème en faisaient tous les frais ; mais enfin cela suffisait pour égayer la chambre, un peu triste et humide de son naturel...
- Jacques, sans perdre une minute, fit son installation, planta des clous, serra son linge, posa un râtelier pour les pipes de Daniel, accrocha le portrait de Mme Eyssette à la tête du lit, fit enfin de son mieux pour chasser cet air de banalité qui empeste les garnis ; puis, quand il eut bien pris possession, il déjeuna sur le pouce, et sortit sitôt après. En passant, il avertit M. Pilois que ce soir-là, exceptionnellement, il rentrerait peut-être un peu tard, et le pria de faire préparer dans sa chambre un gentil souper avec deux couverts et du vin vieux. Au lieu de se réjouir de cet extra, le bon M. Pilois rougit jusqu’au bout des oreilles, comme un vicaire de première année.
- C’est que, dit-il d’un d’air embarrassé, je ne sais pas... Le règlement de l’hôtel s’oppose... nous avons des ecclésiastiques qui...
- Jacques sourit : « Ah ! très bien, je comprends... Ce sont les deux couverts qui vous épouvantent... Rassurez-vous, mon cher M. Pilois, ce n’est pas une femme. » Et à part lui, en descendant vers Montparnasse, il se disait : « Pourtant, si, c’est une femme, une femme sans courage, un enfant sans raison qu’il ne faut plus jamais laisser seul. »
- Dites-moi pourquoi ma mère Jacques était si sûr de me trouver à Montparnasse. J’aurais bien pu, depuis le temps où je lui écrivis la terrible lettre qui ne partit pas, avoir quitté le théâtre; j’aurais pu n’y être pas entré... Eh bien ! non. L’instinct maternel le guidait. Il avait la conviction de me trouver là-bas,
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- LE DEVOIR
- et de me ramerïer le soir même, seulement, il pensait avec raison : « Pour l’enlever, il faut qu’il soit seul, que cette femme ne se doute de rien. » C’est ce qui l’empêcha de se rendre directement au théâtre chercher des renseignements. Les coulisses sont bavardes ; un mot pouvait donner l’éveil... Il aima mieux s’en rapporter tout bonnement aux affiches, et s’en fut vite les consulter.
- Les prospectus des spectacles faubouriens se posent à la porte des marchands de vin du quartier, derrière un grillage, à peu près comme les publications de mariage dans les villages de l’Alsace. Jacques, en les lisant, poussa une exclamation de joie.
- Le théâtre Montparnasse donnait, ce soir-là, Marie-Jeanne, drame en cinq actes, joué par Mmes Irma Borel, Désirée Levrault, Guigne, etc.
- Précédé de :
- Amour et Pruneaux, vaudeville en un acte, par MM. Daniel, Antonin et Mlle Léontine.
- — Tout va bien, se dit-il. Ils ne jouent pas dans la même pièce ; je suis sûr démon coup.
- Et il entra dans un café du Luxembourg pour attendre l’heure de l’enlèvement.
- Le soir venu, il se rendit au théâtre. Le spectacle était déjà commencé. Il se promena environ une heure sous la galerie, devant la porte, avec les gardes municipaux.
- De temps en temps, les applaudissements de l’intérieur venaient jusqu’à lui comme un bruit de grêle lointaine, et cela lui serrait le cœur de penser que c’était peut-être les grimaces de son enfant qu’on applaudissait ainsi... Vers neuf heures, un flot de monde se précipita bruyamment dans la rue. Le vaudeville venait de finir ; il y avait des gens qui riaient encore. On sifflait, on s’appelait : «Ohé !... Pilouitt !... Lala-itou ! » toutes les vociférations de la ménagerie parisienne... Dame ! ce n’était pas la sortie des Italiens !
- Il attendit encore un moment, perdu dans cette cohue ; puis, vers la fin de l’entr’acte, quand tout le monde rentrait, il se glissa dans une allée noire et gluante à côté du théâtre, — l’entrée des artistes, — et demanda à parler à Mme Irma Borel.
- — Impossible, lui dit-on. Elle est en scène...
- C’était un sauvage pour la ruse, cette mère Jacques ! De son air le plus tranquille, il répondit : « Puisque je ne peux pas
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- LE PETIT CHOSE
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- voir Mme Irma Borel, veuillez appeler M. Daniel ; il fera ma commission auprès d’elle. »
- Une minute après, la mère Jacques avait reconquis son enfant et l’emportait bien vite à l’autre bout de Paris.
- XIV
- LE RÊVE
- — Regarde donc, Daniel, me dit ma mère Jacques quand nous entrâmes dans la chambre de l’hôtel Pilois ; c’est comme la nuit de ton arrivée à Paris !
- Gomme cette nuit-là, en effet, un joli réveillon nous attendait sur une nappe bien blanche : le pâté sentait bon, le vin avait l’air vénérable, la flamme claire des bougies riait au fond des verres... Et pourtant, et pourtant, ce n’était plus la même chose ! Il y a des bonheurs qu’on ne recommence pas. Le réveillon était le même ; mais il y manquait la fleur de nos anciens convives, les belles ardeurs de l’arrivée, les projets de travail, les rêves de gloire, et cette sainte confiance qui fait rire et qui donne faim. Pas un, hélas ! pas un de ces réveil-lonneurs du temps passé n’avait voulu venir chez M. Pilois. Ils étaient tous restés dans le clocher de Saint-Germain ; même, au dernier moment, l’Expansion, qui nous avait promis d’être de la fête, fit dire qu’elle ne viendrait pas.
- Oh ! non, ce n’était plus la même chose. Je le compris si bien qu’au lieu de m’égayer l’observation de Jacques me fît monter aux yeux un grand flot de larmes. Je suis sûr qu’au fond du cœur il avait bonne envie de pleurer, lui aussi, mais il eut le courage de se contenir, et me dit en prenant un petit air allègre : « Voyons ! Daniel, assez pleuré ! Tu ne fais que cela depuis une heure. (Dans la voiture, pendant qu’il me parlait, je n’avais cessé de sangloter sur son épaule). En voilà un drôle d’accueil 1 Tu me rappelles positivement les plus mauvais jours de mon histoire, le temps des pots de colle et de : « Jacques tu es un âne I » Voyons ! séchez vos larmes, jeune repenti, et regardez-vous dans la glace, cela vous fera rire. »
- Je me regardai dans la glace ; mais je ne ris pas. Je me fis honte... J’avais ma perruque jaune collée à plat sur mon front, du rouge et du blanc plein les joues, par là-dessus la sueur, les larmes... C’était hideux ! D’un geste de dégoût, j’arrachai ma perruque ! mais, au moment de la jeter, je fis réflexion, et j’allai la pendre au beau milieu de la muraille.
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- LE DEVOIR
- Jacques me regardait très étonné : « Pourquoi la mets-tu là, Daniel? C’est très vilain, ce trophée de guerrier apache... Nous avons l’air d’avoir scalpé Polichinelle. »
- Et moi, très gravement : « Non I Jacques, ce n’est pas un trophée. C’est mon remords, mon remords palpable et visible, que je veux avoir toujours devant moi. »
- 11 y eut l’ombre d’un sourire amer sur les lèvres de Jacques, mais, tout de suite il reprit sa mine joyeuse :
- « Bah ! laissons cela tranquille ; maintenant que te voilà débarbouillé et que j’ai retrouvé ta chère frimousse, mettons-nous à table, mon joli frisé, je meurs de faim. »
- Ce n’était pas vrai ; il n’avait pas faim, ni moi non plus, grand Dieu ! J’avais beau vouloir faire bon visage au réveillon, tout ce que je mangeais s’arrêtait à ma gorge, et, malgré mes efforts pour être calme, j’arrosais mon pâté de larmes silencieuses. Jacques, qui m’épiait du coin de l’œil, me dit au bout d’un moment : « Pourquoi pleures-tu?... Est-ce que tu regrettes d’être ici ? Est-ce que tu m’en veux de t’avoir enlevé ?... » Je lui répondis tristement : « Voilà une mauvaise parole, Jacques ! mais je t’ai donné le droit de tout me dire. »
- Nous continuâmes pendant quelque temps encore à manger, ou plutôt à faire semblant. A la fin, impatienté de cette comédie que nous nous jouions l’un à l’autre, Jacques repoussa son assiette et se leva : « Décidément le réveillon ne va pas ; nous ferons mieux de nous coucher... »
- Il y a chez nous un proverbe qui dit : « Le tourment et le sommeil ne sont pas camarades de lit. » Je m’en aperçus cette nuit-là. Mon tourment, c'était de songer à tout le bien que m’avait fait ma mère Jacques et à tout le mal que je lui avais rendu, de comparer ma vie à la sienne, mon égoïsme à son dévouement, cette âme d’enfant lâche à ce cœur de héros, qui avait pris pour devise : Il n’y a qu’un bonheur au monde, le bonheur des autres. C’était aussi de me dire : « Maintenant, ma vie est gâtée. J’ai perdu la confiance de Jacques, l’amour des yeux noirs, l’estime de moi-même... Qu’est-ce que je vais devenir ? »
- Cet affreux tourment-là me tint éveillé jusqu’au matin... Jacques non plus ne dormit pas. Je l’entendis se virer de droite et de gauche sur son oreiller, et tousser d’une petite toux sèche qui me picottait les yeux. Une fois, je lui demandai bien doucement : « Tu tousses ! Jacques. Est-ce que tu es malade?... » 11 mo répondit : « Ce n’est rien... Dors... » Et je compris à son air qu’il était plus fâché contre moi qu’il ne voulait
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- le paraître. Cette idée redoubla mon chagrin, et je me remis à pleurer tout seul et sous ma couverture, tant et tant que je finis par m’endormir. Si le tourment empêche le sommeil les larmes sont un narcotique.
- Quand je me réveillai, il faisait grand jour. Jacques n’était plus à côté de moi. Je le croyais sorti; mais, en écartant les rideaux, je l’aperçu à l'autre bout de la chambre, couché sur un canapé, et si pâle, oh! si pâle... Je ne sais quelle idée terrible me traversa la cervelle. — « Jacques ! » criai-je en m’élançant vers lui... 11 dormait, mon cri ne le réveilla pas. Chose singulière ! son visage avait, dans le sommeil, une expression de souffrance triste que je ne lui avais jamais vue, et qui pourtant ne m’était pas nouvelle. Ses traits amaigris, sa face allongée, la pâleur de ses joues, la transparence maladive de ses mains, tout cela me faisait peine à voir, mais une peine déjà ressentie.
- Cependant Jacques n’avait jamais été malade. Jamais il n’avait eu auparavant ce demi-cercle bleuâtre sous les yeux, ce visage décharné... Dans quel monde antérieur avais-je donc eu la vision de ces choses?... Tout à coup, le souvenir de mon rêve me revint. Oui ! c’est cela, voilà bien le Jacques du rêve, pâle, horriblement pâle, étendu sur un canapé, il vient de mourir... Jacques vient de mourir, Daniel Eyssette, et c’est vous qui l’avez tué... A ce moment un rayon de soleil gris entre timidement par la fenêtre, et vient courir comme un lézard sur ce pâle visage inanimé... O douceur ! voilà le mort qui se réveille, se frotte les yeux et me voyant debout devant lui me dit avec un gai sourire :
- — Bonjour, Daniel ! As-tu bien dormi1? Moi, je toussai trop. Je me suis mis sur ce canapé pour ne pas te réveiller.
- Et, tandis qu’il me parle bien tranquillement, je sens mes jambes qui tremblent encore de l’horrible vision que je viens d’avoir, et je dis dans le secret de mon cœur :
- — Éternel Dieu, conservez-moi ma mère Jacques !
- Malgré ce triste réveil, le matin fut assez gai. Nous sûmes
- même retrouver un écho des anciens bons rires, lorsque je m’aperçus en m’habillant que je possédais pour tout vêtement une culotte courte en futaine et un gilet rouge à grandes basques, défroques théâtrales que j’avais sur moi au moment de l’enlèvement.
- — Pardieu ! mon cher, me dit Jacques, on ne pense pas à tout. Il n’y a que les don Juan sans délicatesse qui songent au trousseau quand ils enlèvent une belle... Du reste, n’aie
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- pas peur. Nous allons te faire habiller de neuf... Ce sera encore comme à ton arrivée à Paris.
- Il disait cela pour me faire plaisir, car il sentait bien comme moi que ce n’était plus la môme chose.
- — Allons! Daniel, continua mon brave Jacques en voyant ma mine redevenir songeuse, ne pensons plus au passé. Voici une vie nouvelle qui s’ouvre devant nous ; entrons-y sans remords, sans méfiance, et tâchons seulement qu’elle ne nous joue pas les mêmes tours que l’ancienne. .. Ce que tu comptes faire désormais, mon frère, je ne te le demande pas, mais il me semble que si tu veux entreprendre un nouveau poème, l’endroit sera bon, ici, pour travailler. La chambre est tranquille. Il y a des oiseaux qui chantent dans le jardin. Tu mets l’établi aux rimes devant la fenêtre...
- Je l’interrompis vivement : « Non ! Jacques, plus de poèmes, plus de rimes. Ce sont des fantaisies qui te coûtent trop cher. Ce que je veux maintenant, c’est faire comme toi, travailler, gagner ma vie, et t’aider de toutes mes forces à reconstruire le foyer. »
- Et lui, souriant et calme : « Voilà de beaux projets, Monsieur le papillon bleu : mais ce n’est point cela qu’on vous demande. Il ne s’agit pas de gagner votre vie, et si seulement vous promettiez... Mais, baste ! nous recauserons de cela plus tard. Allons acheter tes habits. »
- Je fus obligé, pour sortir, d’endosser une de ses redingotes, qui me tombait jusqu’aux talons et me donnait l’air d’un musicien piémontais ; il ne me manquait qu’une harpe. Quelques mois auparavant, si j’avais dû courir les rues dans un pareil accoutrement, je serais mort de honte ; mais pour l’heure, j’avais bien d’autres hontes à fouetter, et les yeux des femmes pouvaient rire sur mon passage, ce n’était plus la même chose que du temps de mes caoutchoucs... Oh ! non ! ce n’était plus la même chose.
- — A présent que te voilà chrétien, me dit la mère Jacques en sortant de chez le fripier, je vais te ramener à l’hôtel Pilois : puis, j’irai voir si le marchand de fer dont je tenais les livres avant mon départ veut encore me donner de l’ouvrage... L’argent de Pierrotte ne sera pas éternel ; il faut que je songe à notre pot-au-feu !
- J’avais envie de lui dire : « Eh bien! Jacques, va-t-en chez ton marchand de fer. Je saurai bien rentrer seul à la maison.» Mais ce qu’il en faisait, je le compris, c’était pour être sûr que
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- je n’allais pas retourner à Montparnasse. Ah ! s’il avait pu lire dans mon âme.
- ....Pour le tranquilliser, je le laissai me reconduire jusqu’à l’hôtel ; mais à peine eut-il les talons tournés que je pris mon vol dans la rue. J’avais des courses à faire, moi aussi...
- Quand je rentrai il était tard. Dans la brume du jardin, une grande ombre noire se promenait avec agitation. C’était ma mère Jacques. « Tu as bien fait d’arriver, me dit-il en grelottant. J’allais partir pour Montparnasse... »
- J’eus un mouvement de colère : « Tu doutes trop de moi, Jacques, ce n’est pas généreux... Est-ce que nous serons toujours ainsi ? Est-ce que tu ne me rendras jamais ta confiance ? Je te j ure, sur ce que j’ai de plus cher au monde, queje ne viens pas d’où tu crois, que cette femme est morte pour moi, queje ne la reverrai jamais, que tu m’as reconquis tout entier, et que ce passé terrible auquel ta tendresse m’arrache ne m’a laissé que des remords et pas un regret... Que faut-il te dire encore pour te convaincre ? Ah ! tiens, méchant ! Je voudrais t’ouvrir ma poitrine, tu verrais queje ne mens pas. »
- Ce qu’il me répondit ne m’est pas resté, mais je me souviens que dans l’ombre il secouait tristement la tête de l’air de dire : «Hélas ! je voudrais bien te croire... » Et cependant j’étais sincère en lui parlant ainsi. Sans doute qu’à moi seul je n’aurais jamais eu le courage de m’arracher à cette femme, mais maintenant que la chaîne était brisée, j’éprouvais un soulagement inexprimable. Comme ces gens qui essayent de se faire mourir par le charbon et qui s’en repentent au dernier moment, lorsqu’il est trop tard et que déjà l’asphyxie les étrangle et les paralyse : tout à coup les voisins arrivent, la porte vole en éclats, l’air sauveur circule dans la chambre, et les pauvres suicidés le boivent avec délice, heureux de vivre encore et promettant bien de ne plus recommencer. Moi pareillement, après cinq mois d’asphyxie morale, je humais à pleines narines l’air pur et fort de la vie honnête, j'en remplissais mes poumons, et je vous jure Dieu que je n’avais pas envie de recommencer... C’est ce que Jacques ne voulait pas croire, et tous les serments du monde ne l’auraient pas convaincu de ma sincérité... Pauvre garçon ! Je lui en avais tant fait !
- Nous passâmes cette première soirée chez nous, assis au coin du feu comme en hiver, caria chambre était humide et la brume du jardin nous pénétrait jusqu’à la moelle des os. Puis, vous savez ; quand on est triste, cela semble bon de voir un peu de flamme... Jacques travaillait, faisait des chiffres. En
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- son absence, le marchand de fer avait voulu tenir ses livres lui-même et il en était résulté un si beau griffonnage, un tel gâchis du doit et avoir qu’il fallait maintenant un mois de grand travail pour remettre les choses en état. Comme vous pensez, je n’aurais pas mieux demandé que d’aider ma mère Jacques dans cette opération. Mais les papillons bleus n’entendent rien à l’arithmétique ; et, après une heure passée sur ces gros cahiers de commerce rayés de rouge et chargés d’hiéroglyphes bizarres, je fus obligé de jeter ma plume aux chiens.
- Jacques, lui, se tirait à merveille de cette aride besogne. Il donnait, tête baissée, au plus épais des chiffres, et les grosses colonnes ne lui faisaient pas peur. De temps en temps, au milieu de son travail, il se tournait vers moi et me disait, un peu inquiet de ma rêverie silencieuse :
- — Nous sommes bien n’est-ce pas ? Tu ne t’ennuies pas, au moins ?
- Je ne m’ennuyais pas, mais j’étais triste de lui voir prendre tant de peine, et je pensais, plein d’amertume : « Pourquoi suis-je sur la terre ?... Je ne sais rien faire de mes bras... Je ne paye pas ma place au soleil de la vie. Je ne suis bon qu’à tourmenter le monde et faire pleurer les yeux qui m’aiment...» En me disant cela, je songeais aux yeux noirs, et je regardais douloureusement la petite boîte à filets d’or que Jacques avait posée — peut-être à dessein — sur le dôme carré de la pendule. Que de choses elle me rappelait, cette boîte ! Quels discours éloquents elle me tenait du haut de son socle de bronze! « Les yeux noirs t’avaient donné leur cœur, qu’en as-tu fait ? me disait-elle... tu l’as livré en pâture aux bêtes... C’est Coucou-Blanc qui Ta mangé. »
- Et moi, gardant encore un germe d’espoir au fond de l’âme, j’essayais de rappeler à la vie, de réchauffer de mon haleine tous ces anciens bonheurs tués de ma propre main. Je songeais : «C’est Coucou-Blanc qui Ta mangé !... C’est Coucou-Blanc qui Ta mangé ! »
- ... Cette longue soirée mélancolique passée devant le feu, en travail et en rêvasseries, vous représente assez bien la nouvelle vie que nous allions mener dorénavant. Tous les jours qui suivirent ressemblèrent à cette soirée... Ce n’est pas Jacques qui rêvassait, bien entendu. Il vous restait des dix heures sur ses gros livres, enfoui jusqu’au cou dans la chif-fraille. Moi, pendant ce temps, je tisonnais et, tout en tisonnant, je disais à la petite boîte à filets d’or : « Parlons un peu
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- des yeux noirs ! veux tu?... » Car pour en parler avec Jacques, il n’y fallait pas penser. Pour une raison ou pour une autre, il évitait avec soin toute conversation à ce sujet. Pas même un mot sur Pierrotte. Rien... Aussi je prenais ma revanche avec la petite boîte, et nos causeries n'en finissaient pas.
- Vers le milieu du jour, quand je voyais ma mère bien en train sur ses livres, je gagnais la porte à pas de chat et m’esquivais doucement, en disant : « A tout à l’heure, Jacques ! » Jamais il ne me demandait où j’allais; mais je comprenais à son air malheureux,, au ton plein d’inquiétude dont il me faisait : « Tu t’en vas ? » qu’il n’avait pas grande confiance en moi. L’idée de cette femme le poursuivait toujours. Il pensait : «S’il la revoit, nous sommes perdus!... »
- Et qui sait? Peut-être avait-il raison. Peut-être que si je Pavais revue, l’ensorceleuse, j’aurais encore subi le charme qu’elle exerçait sur mon pauvre moi, avec sa crinière d’or pâle et son signe blanc au coin de la lèvre... Mais, Dieu merci ! je ne la revis pas. Un monsieur de Huit-à-Dix quelconque lui fit sans doute oublier son Dani-Dan, et jamais plus, et jamais plus, je n’entendis parler d’elle, ni de sa négresse Coucou-Blanc.
- Un soir, au retour d’une de mes courses mystérieuses, j’entrai dans la chambre avec un cri de joie : « Jacques ! Jacques! Une bonne nouvelle. J’ai trouvé une place... Voilà dix jours que, sans t’en rien dire, je battais le pavé à cette intention... Enfin, c’est fait. J’ai une place... Dès demain, j’entre comme surveillant général à l’institution Ouly, à Montmartre, tout près de chez nous... J’irai de sept heures du matin à sept heures du soir... Ce sera beaucoup de temps passé loin de toi, mais au moins je gagnerai ma vie, et je pourrai te soulager un peu. »
- Jacques releva sa tête de dessus ses chiffres, et me répondit assez froidement : « Ma foi ! mon cher, tu fais bien de venir à mon secours... La maison serait trop lourde pour moi seul... Je ne sais pas ce que j’ai, mais depuis quelque temps je me sens tout patraque. » Un violent accès de toux l’empêcha de continuer. Il laissa tomber sa plume d’un air de tristesse et vint se jeter sur le canapé... De le voir allongé là-dessus, pâle, horriblement pâle, la terrible vision de mon rêve passa encore une fois devant mes yeux, mais ce ne fut qu’un éclair... Presque aussitôt ma mère Jacques se reieva et se mit à rire en voyant ma mine égarée :
- — Ce n’est rien, nigaud! C’est un peu de fatigue..» J’ai trop
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- travaillé ces derniers temps... Maintenant que tu as une placé, j’en prendrai plus à mon aise, et dans huit jours je serai guéri 1
- Il disait cela*si naturellement, d’une figure si riante, que mes tristes pressentiments s’envolèrent, et, d’un grand mois, je n’entendis plus dans mon cerveau le battement de leurs ailes noires...
- Le lendemain, j’entrai à l’institution Ouly.
- Malgré son étiquette pompeuse, l’institution Ouly était une petite école pour rire, tenue par une vieille dame à repentirs, que les enfants appelaient « bonne amie. » Il y avait là dedans une vingtaine de petits bonshommes, mais, vous savez ! des tout petits, de ceux qui viennent à la classe avec leur goûter dans un panier, et toujours un bout de chemise qui passe.
- C’étaient nos élèves. Mme Ouly leur apprenait des cantiques; moi Je les initiais aux mystères de l’alphabet. J’étais en outre chargé de surveiller les récréations, dans une cour où il y avait des poules et un coq d’Inde dont ces Messieurs avaient grand’peur.
- Quelquefois aussi, quand «bonne amie » avait sa goutte, c’était moi qui balayais la classe, besogne bien peu digne d’un surveillant général, et que pourtant je faisais sans dégoût, tant je me sentais heureux de pouvoir gagner ma vie... Le soir, en rentrant à l’hôtel Pilois, je trouvais le dîner servi et la mère Jacques qui m’attendait... Après dîner, quelques tours de jardin faits à grands pas, puis la veillée au coin du feu.... Voilà toute notre vie... De temps en temps, on recevait une lettre de M. ou Mme Eyssette ; c’étaient nos grands événements. Mme Eyssette continuait à vivre chez l’oncle Baptiste; M. Eyssette voyageait toujours pour la Compagnie vinicole. Les affaires n’allaient pas trop mal. Les dettes de Lyon étaient aux trois quarts payées. Dans un an ou deux, tout serait réglé, et on pourrait songer à se remettre tous ensemble...
- Moi, j’étais d’avis, en attendant, de faire venir Mme Eyssette à l’hôtel Pilois avec nous, mais Jacques ne voulait pas. — «Nonl pas encore, disait-il d’un air singulier, pas encore.... Attendons ! » Et cette réponse, toujours la même, me brisait le cœur. Je me disais : « Il se méfie de moi... Il a peur que je fasse encore quelque folie quand Mme Eyssette sera ici... C’est pour cela qu’il veut attendre encore...» Je me trompais... Ce n’était pas pour cela que Jacques disait : « Attendons I »
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- V
- Lecteur, si tu es un esprit fort, si les rêves te font sourire, si tu n’as jamais eu le cœur mordu — mordu jusqu’à crier — par le pressentiment des choses futures, si tu es un homme positif, une de ces têtes de fer que la réalité seule impressionne et qui ne laissent pas traîner un grain de superstition dans leurs cerveaux, si tu ne veux en aucun cas croire au surnature], admettre l’inexplicable, n’achève pas de lire ces mémoires. Ce qui me reste à dire en ces derniers chapitres est vrai comme la vérité éternelle ; mais tu ne le croiras pas.
- C’était le 4 décembre.
- Je revenais de l’institution Ouly encore plus vite que d’ordinaire. Le matin, j’avais laissé Jacques à la maison, se plaignant d’une grande fatigue, et je languissais d’avoir de ses nouvelles. En traversant le jardin, je me jetai dans les jambes de M. Pilois, debout près du figuier, et causant à voix basse avec un gros personnage court et pattu, qui paraissait avoir beaucoup de peine à boutonner ses gants.
- Je voulais m’excuser et passer outre, mais l’hôtelier me retint :
- — Un mot, Monsieur Daniel !
- Puis, se tournant vers l’autre, il ajouta :
- — C’est le jeune homme en question. Je crois que vous feriez bien de le prévenir...
- Je m’arrêtai fort intrigué. De quoi ce gros bonhomme voulait-il me prévenir ? Que ses gants étaient beaucoup trop étroits pour ses pattes ? Je le voyais bien, parbleu !...
- Il y eut un moment de silence et de gêne. M. Pilois, le nez en l’air, regardait dans son figuier comme pour y chercher les figues qui n’y étaient pas. L’homme aux gants tirait toujours sur ses boutonnières... A la fin, pourtant, il se décida à parler ; mais sans lâcher son bouton, n’ayez pas peur.
- — Monsieur, me dit-il, je suis depuis vingt ans médecin de l’hôtel Pilois, et j’ose affirmer...
- Je ne le laissai pas achever sa phrase. Ce mot de médecin m’avait tout appris. « Vous venez pour mon frère, lui demandai-je en tremblant.., Il est bien malade, n’est-ce pas ? »
- Je ne crois pas que ce médecin fût un méchant homme, mais, à ce moment-là, c’étaient ses gants surtout qui le
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- préoccupaient, et sans songer qu’il parlait à l’enfant de Jacques, sans essayer d’amortir le coup, il me répondit brutalement : « S’il est malade ! je crois bien... Il ne passera pas la nuit. » ,
- Ce fut bien asséné, je vous en réponds. La maison, le jardin, M. Pilois, le médecin, je vis tout tourner. Je fus obligé de m'appuyer contre le figuier... Il avait le poignet rude, le docteur de Phôtel Pilois !... Du reste, il ne s'aperçut de rien et continua avec le plus grand calme, sans cesser de boutonner ses gants : « C’est un cas foudroyant de phtisie galopante... Il n’y a rien à faire, du moins rien de sérieux... D’ailleurs on m’a prévenu beaucoup trop tard, comme toujours.
- — Ce n’est pas ma faute, docteur, —fitle bon M. Pilois qui persistait à chercher des figues avec la plus grande attention, un moyen comme un autre de cacher ses larmes, — ce n’est pas ma faute. Je savais depuis longtemps qu’il était malade, ce pauvre M. Eyssette, et je lui ai souvent conseillé de faire venir quelqu’un ; mais il ne voulait jamais. Bien sûr qu’il avait peur d’effrayer son frère... C’était si uni, voyez-vous 1 ces enfants-là !
- Un sanglot désespéré me jaillit du fond des entrailles.
- — Allons ! mon garçon, du courage 1 me dit l'homme aux gants d’un air de bonté... Qui sait ? la science a prononcé son dernier mot, mais la nature pas encore... Je reviendrai demain matin.
- Là-desus, il fit une pirouette et s’éloigna avec un soupir de satisfaction ; il venait d’en boutonner un !
- Je restai encore un moment dehors, pour essuyer mes yeux et me calmer un peu ; puis, faisant appel à tout mon courage, j’entrai dans notre chambre d’un air délibéré.
- Ce que je vis, en ouvrant la porte, me terrifia. Jacques, pour me laisser le lit, sans doute, s’était fait mettre un matelas sur le canapé, et c’est là que je le trouvai, pâle, horriblement pâle, tout à fait semblable au Jacques de mon rêve.
- Ma première idée fut de me jeter sur lui, de le prendre dans mes bras et de le porter sur son lit, n’importe où, mais de l’enlever de là, mon Dieu ! de l’enlever de là. Puis, tout de suite, je fis cette réflexion : « Tu ne pourras pas, il est trop grand ! x> Et alors, ayant vu ma mère Jacques étendu sans rémission à cette place où le rêve avait dit qu’il devait mourir, mon courage m’abandonna ; ce masque de gaieté contrainte, qu’on se colle au visage pour rassurer les moribonds, ne put
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- pas tenir sur mes joues, et je vins tomber à genoux près du canapé, en versant un torrent de larmes.
- Jacques se tourna vers moi péniblement.
- — C’est toi, Daniel... Tu as rencontré le médecin, n’est-ce pas ? Je lui avais pourtant bien recommandé de ne pas t’effrayer, à ce gros-là. Mais je vois à ton air qu’il n’en a rien fait et que tu sais tout... Donne-moi ta main, frérot... Qui diable se serait douté d’une chose pareille ? Il y a des gens qui vont à Nice pour guérir leur maladie de poitrine ; moi, je suis allé en chercher une. C’est tout à fait original... Ah ! tu sais ! si tu te désoles, tu vas m’enlever tout mon courage ; je ne suis déjà pas si vaillant... Ce matin, après ton départ, j’ai compris que cela se gâtait. J’ai envoyé chercher le curé de Saint-Pierre ; il est venu me voir et reviendra tout à l’heure m’apporter les sacrements... Cela fera plaisir à notre mère, tu comprends !... C’est un bon bonhomme, ce curé... Il s’appelle comme ton ami du collège de Sarlande.
- Il n’en put pas dire plus long et se renversa sur l’oreiller, en fermant les yeux. Je crus qu’il allait mourir, et je me mis à crier bien fort : « Jacques ! Jacques ! mon ami... ! » De la main, sans parler : Il me fit : « Chut ! chut ! » à plusieurs reprises.
- A ce moment, la porte s’ouvrit, M. Pilois entra dans la chambre suivi d’un gros homme qui roula comme une boule vers le canapé en criant: « Qu’est-ce que j’apprends, monsieur Jacques?... C’est bien le cas de le dire...
- — Bonjour, Pierrotte! dit Jacques en rouvrant les yeux; bonjour, mon vieil ami ! J’était bien sûr que vous viendriez au premier signe... Laisse-le mettre là, Daniel: nous avons à causer tous les deux.
- Pierrotte pencha sa grosse tête jusqu’aux lèvres pâles du moribond, et ils restèrent ainsi un long moment à s’entretenir à voix basse... Moi, je regardais, immobile au milieu de la chambre. J’avais encore mes livres sous le bras. M. Pilois me les enleva doucement, en me disant quelque chose que je n’entendis pas; puis il alla allumer les bougies et mettre sur la tablé une grande serviette blanche. En moi-même je me disais: « Pourquoi met-il le couvert?... Est-ce que nous allons dîner?... mais je n’ai pas faim ! »
- La nuit tombait. Dehors, dans le jardin, des personnes de l’hôtel se faisaient des signes en regardant nos fenêtres. Jacques et Pierrotte causaient toujours. De temps en temps, j’entendais le Cévenol dire avec sa grosse voix pleine de larmes : « Oui, monsieur Jacques,.. Oui, monsieur Jacques... » Mais je
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- n’osais pas m'approcher... A la fin, pourtant, Jacques m’appela et me fît mettre à son chevet, à côté de Pierrotte :
- — Daniel, mon chéri, me dit-il après une longue pause, je suis bien triste d’être obligé de te quitter ; mais une chose me console : je ne te laisse pas seul dans la vie... Il te restera Pierrotte, le bon Pierrotte qui te pardonne et s’engage à me remplacer près de toi...
- — Oh! oui! monsieur Jacques, je m’engage... c’est bien le cas de le dire... je m’engage...
- — Vois-tu! mon pauvre petit, continua la mère Jacques, jamais à toi seul tu ne parviendrais à reconstruire le foyer... Ce n’est pas pour te faire de la peine, mais tu es un mauvais reconstructeur de foyer... Seulement, je crois qu’aidé de Pierrotte tu parviendras à réaliser notre rêve... Je ne te demande pas d’essayer de devenir un homme; je pense, comme l’abbé Germane, que tu seras un enfant toute ta vie. Mais je te supplie d’être toujours un bon enfant, un brave enfant, et surtout., approche un peu, que je te dise ça dans l’oreille... et surtout de ne pas faire pleurer les yeux noirs.
- Ici, mon pauvre bien aimé se reposa encore un moment ; puis il reprit :
- — Quand tout sera fini, tu écriras à papa et à maman. Seulement il faudra leur apprendre la chose par morceaux... En une seule fois, cela leur ferait trop de mal... Comprends-tu, maintenant, pourquoi je n’ai pas fait venir Mme Eyssette ? je ne voulais pas qu’elle fut là. Ce sont de trop mauvais moments pour les mères...
- Il s’interrompit et regarda du côté de la porte.
- — Voilà le bon Dieu ! dit-il en souriant. Et il nous fit signe de nous écarter.
- C’était le viatique qu’on apportait. Sur la nappe blanche, au milieu des cierges, l’hostie et les saintes huiles prirent place. Après quoi, le prêtre s’approcha du lit, et la cérémonie commença...
- Quand ce fut fini — oh ! que le temps me sembla long! — quand ce fut fini, Jacques m’appela doucement près de lui :
- — Embrasse-moi, me dit-il ; et sa voix était si faible qu’il avait l’air de me parler de loin... Il devait être loin, en effet, depuis tantôt douze heures que l’horrible phtisie galopante l’avait jeté sur son dos maigre et l’emportait vers la mort au triple galop!...
- (A suivre)
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- MOUVEMENT DES ASSURANCES MUTUELLES
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- SOCIÉTÉ Dü FAMILISTÈRE - ASSURANCES MUTUELLES
- MOUVEMENT DE NOVEMBRE 1893
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- Section des Hommes
- Cotisations des mutualistes......... 2.133 70 j
- Subvention de la Société.............. 360 09 \
- Mal-façons et divers.................. 509 60 \
- Dépenses......................................
- Déficit en novembre...
- Section des Dames
- Cotisations des mutualistes........... 400 50 j
- Subvention de la Société.............. 134 » J
- Divers.................................. 1 75 J
- Dépenses......................................
- Déficit en novembre
- 3.003 39
- 3.825 05 821 66
- 536 25
- 823 30 287 05
- ASSURANCE DES PENSIONS
- Subvention de la Société et divers... 3.565 90
- Intérêts des comptes-courants et du
- titre d’épargne................. 4.077 »» )
- Dépenses i
- »» Retraités définitifs............... 4.463 10 ]
- 23 — provisoires................... 1.323 »»/
- Nécessaire à la subsistance........... 1.742 05 \
- Allocat.aux familles des réservistes. 40 »» l
- Divers, appointement, médecins, etc. 766 45 )
- Déficit en novembre
- CAISSE DE PHARMACIE
- Cotisations des mutualistes....... 524 15 j
- Subvention de la Société.......... 130 85 (
- Dépenses......................................
- Déficit en novembre
- RÉSUMÉ
- Recettes sociales du 1er juillet au 30 novembre 1893. » individuelles » »
- Dépenses » »
- Exçédent des dépenses sur les recettes....
- 7.642 90
- 8.334 60
- 691 70
- 655 »»
- 947 53
- 292 53
- 43.144 37
- 16.930 25
- 60.074 62
- 64.506 38
- 4.441 76
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-
- 128
- LE DEVOIR
- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
- MOIS DE DÉCEMBRE 1893
- Naissances :
- 10 Décembre. Froissart Angèle, fille de Froissari Firmin et de Allart Pauline;
- 18 — Drocourt France-Palmyre, fille de Drocourt
- Jules et de Froment Pal myre ;
- 18 — Louis André Albert, fils de Louis A’bert et de
- Grave Gabrielle.
- Décès
- 3 Décembre. Enfant mort-né de Garbe Léon et de Godelle Marie.
- 8 — Herny Paul, âgé de 6 ans et demi.
- 16 — Enfant mort-né de Génot Camille et de Hamel
- Ernestine.
- Le Gérant : P. A. Doyen.
- Nîmes, imp, Veuve Laporte, ruelle des Saintes-Maries, 7. — 43.
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- DOCUMENTS POUR Ui
- de J,-B,-André GODIN (Q
- (Suite).
- Conférence du mercredi 19 septembre 1877.
- J.-B.-André Godin dit que les élections du bureau de chacun des deux Conseils supérieurs ayant eu lieu le Dimanche précédent, il est utile de rappeler quelles seront les attributions hiérarchiques des groupes, unions et conseils. Il poursuit :
- « Déjà, il a été dit que les deux Conseils supérieurs institués: l’un à l’usine, ateliers de production; l’autre dans l’habitation unitaire, ateliers de consommation et d’économie domestique, ont pour fonctions de résumer les travaux des Unions, soit de TUsine, soit du Familistère, de même que chaque Union résume les travaux des Groupes dont elle est composée.
- » Ainsi, les Conseils revoient toutes les études et projets accomplis dans les Groupes et Unions.
- » Mais ce n’est là qu’une vue générale, il reste à vérifier les attributions préparatoires de chacun des groupes et à les modifier au besoin.
- » Ce qui est à rappeler tout d’abord et à ne jamais perdre de vue, c’est que l’organisation représentative du travail réalisée par les Groupes, Unions et Conseils ne touche en rien aux fonctions qui s’exercent actuellement dans l’établissement. Jusqu’à ce que l’expérience ait prononcé sur le mérite et la praticabilité de l’organisation des groupes, unions et conseils, ces différents corps ont voix exclusivement consultative et n’accomplissent aucun rôle exécutif. C’est là un point très-important; car il ne faut en rien porter atteinte aux attributions des fonctionnaires actuels. L’organisation nouvelle dans son rôle consultatif ne prouvera pas moins sa valeur. »
- (1) Lire Le Devoir depuis le mois de février 1891.
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- L’orateur poursuit :
- « Chacun des Conseils prendra connaissance des travaux des Unions ou des Groupes, soit d’après sa propre initiative, soit sur la demande des Unions. Ainsi, il se rendra compte des efforts opérés non seulement par les Unions, mais aussi par les Groupes.
- » Une des premières qualités à acquérir pour bien remplir ce mandat, c’est l’urbanité, la bienveillance dans les discussions. Cela est difficile à observer pour les personnes non accoutumées à la parole et en même temps habituées à enlever par des efforts redoublés la besogne de chaque jour. C’est le cas de l’ouvrier; et de même que c’est en s’exerçant vigoureusement qu’il accomplit son œuvre, de même il croit, en apportant de la vigueur dans les discussions, mieux démontrer l’exactitude de ses arguments.
- » Mais le bien fondé des raisonnements ne s’établit pas par la force; l’exposé fait sur un ton paisible, cordial, bienveillant, pénètre mieux dans l’entendement des auditeurs que celui fait sur un ton d'emportement et d’irritabilité.
- » Le règlement des Groupes vous donne déjà des indications à ce sujet, vous ferez bien de vous en pénétrer.
- » Les membres de l’Association doivent garder entre eux de constants égards, s’il veulent faire œuvre utile à eux-mêmes et aux autres. En toutes questions ce ne sont point les personnes qu’il faut voir, mais le bien général. En vous lançant dans la voie des critiques individuelles, vous ne feriez que du désordre et rien de bon ne sortirait de vos efforts. Fuyez donc avec soin les discussions passionnées. »
- L’orateur conseille à ses auditeurs de se parler entre eux petits ou grands, sur le même ton qu'ils emploient pour lui parler à lui-même. «Jamais paroles déplacées ne se sont produites entre nous, » dit-il, « faites qu’il en soit de même entre vous tous. Au cours d’une discussion, quand on diffère d’avis de celui qui parle, même quand on lui donne tort, que la parole reste convenable; ne vous abandonnez pas à d’acerbes critiques. En sortant de la règle que je vous trace, c’est à
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- vous tout d’abord que vous porteriez préjudice. La taquinerie ne fait que du mal. Elle est nuisible à celui qui l’exerce comme à celui contre qui on l’emploie. La bienveillance, au contraire, nous maintient dans l’amour de l’humanité, c’est-à-dire dans l’application de la plus haute loi morale. C’est par cette conduite seule que nous réaliserons entre nous une famille de frères. »
- J.-B. André Godin demande ensuite que, pendant un certain temps, les Conseils de l’Usine ou du Familistère lui signalent les infractions au règlement qui pourraient se produire, afin qu’il voie lui-même s’il n’y aurait pas quelque défaut d’organisation à rectifier. Il continue :
- » Que les présidents dirigent les débats en évitant que les orateurs se lancent dans des discussions inutiles; une idée simple et bonne peut être dite en quelques mots; cela suffit.
- « Etre précis, clair, ne pas se lancer dans des recherches vaines, voilà ce que l’orateur doit observer. En faisant autrement, il devient diffus, fatigant, inutile si ce n’est nuisible. »
- Revenant au rôle même des Conseils, il ajoute : « Les Conseils recevant les rapports sur les travaux des Groupes et Unions ont à examiner ces documents pour en tirer tout ce qui peut être utile. Il faut que cette tâche soit abordée avec le sincère désir de mettre en relief tous les mérites, de rendre justice à qui de droit, de ne repousser à la légère aucune proposition. Autrement, les Conseils n’aboutiraient à rien et la représentation du travail telle que nous tentons de la réaliser, serait condamnée à l’avortement. »
- Le Fondateur du Familistère signale que dans sa carrière industrielle, il a eu maintes fois l’occasion de voir des idées utiles repoussées par l’amour-propre, conscient ou inconscient, de ceux à qui on les proposait. Parfois, la jalousie empêchait certains individus de faire ressortir l’idée utile proposée par d’autres et dont ils désiraient secrètement se parer eux-mêmes.
- « Mais avec les esprits les mieux disposés, une idée même
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- bonne pouvant, » dit-il, « n’être pas appréciée au premier abord, il est bon que toute proposition soit inscrite aux registres du corps au sein duquel elle se produit, afin d’être reprise à l’expiration d’un délai de six mois et examinée à nouveau avant le jugement définitif à son égard.
- « Le Conseil soit de l’Usine, soit du Familistère, dressera l’état des propositions raisonnées des Unions de son ressort ; il conclura à leur égard, puis il en saisira la direction actuelle de l'établissement, c’est-à-dire moi, quant à présent. Je verrai ce qui, dans ces conclusions, pourra être mis en pratique. »
- L’orateur demande instamment à tout le personnel d’essayer de la nouvelle organisation représentative du travail, en faisant passer les idées et propositions nouvelles par les Groupes, les Unions et les Conseils. Il dit que l’on continue de s’adresser directement à lui pour lui soumettre des idées nouvelles, que le fait s’est encore produit le matin même, et que, cependant, il serait bien utile de procéder autrement pour voir ce que donnera la nouvelle organisation.
- Il ajoute : « Sur vingt idées qu’on propose, il est rare d’en trouver une bonne ; comprenez donc qu’il m’est impossible de passer mon temps à examiner toutes celles que peut proposer un personnel aussi nombreux que le vôtre. Je ne ferais rien autre, et la plus forte part de mon temps serait inutilisée. Cent cinquante groupes sont aujourd’hui constitués; des idées peuvent naître journellement dans chacun de ces cent cinquante groupes. Pour les faire aboutir, si elles ont en elles quelque mérite, il faut apporter à leur examen des soins et une méthode qui sont précisément l’objet de nos corps représentatifs du travail.
- » L’idée doit être proposée d’abord dans le groupe ; elle doit être inscrite au registre, figurer dans le procès-verbal. L’examen et la discussion s’en empareront, l’idée en bénéficiera, s’il y a lieu, et se complétera avant d'être soumise à l’Union qui, à son tour, prononcera sur elle, puis la transmettra au Conseil. Fécondées par ces études diverses, les idées auront
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- plus de chances de devenir utiles. Parfois, il arrive qu’un homme, dans l’isolement, a une idée bonne en soi mais dont il ne tire aucun parti, parce que tous les éléments de développement de son idée lui font défaut. »
- L’orateur appelle tout spécialement l’attention des chefs de fonction sur un mode d’éveil de l’idée dont il a fait plus d’une fois l’expérience :
- « Il m’est arrivé, dit-il, en voyant l’ouvrier au travail et même des ouvriers s’exerçant mal de concevoir des idées qui, par l’étude et la culture, devenaient utiles et pratiques. Le même fait peut se produire devant des propositions informes. Il faut donc bien se garder de repousser de prime-abord, comme n’étant ni neuve, ni utile, l’idée 'proposée par qui que ce soit. Faites-lui suivre la voie hiérarchique des examens que comporte la nouvelle représentation du travail; que chacun de vous apporte dans ces examens le désir dé faire valoir autrui et non de l’éclipser; ainsi se développeront les ressources de l’association pour votre plus grande prospérité à chacun.
- » L’association est appelée à transformer la condition maté-térielle des travailleurs, dans la mesure où les travailleurs même sauront pratiquer entre eux la véritable morale, celle de l’amour du bien de tous, sans laquelle l’association elle-même ne pourrait se soutenir.
- » Cette nécessité absolue de la pratique de la loi morale me ramène au sujet traité dans la dernière conférence. Quelques-uns parmi vous m’avaient demandé de varier mes sujets et de toucher spécialement la question religieuse. Je l’ai fait; mais il ne me paraît pas que l’auditoire se soit augmenté aujourd’hui; cependant, il est certain que la religion, au sens universel du mot, se lie intimement à l’œuvre entreprise ici; car l’intérêt pécunier ne suffirait pas à faire vivre l’association. Bientôt, chacun trouvant que sa part ne fait pas de lui un millionnaire, se plaindrait de son lot et se détacherait de l’œuvre sociale poursuivie ici.
- c< Les efforts de l’industrie ne sont pas tojujours fructueux j
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- des crises frappent souvent le commerce; elles entraînent des pertes et, alors, il n’y a au bout de l’année aucun bénéfice à toucher.
- » Les bénéfices manquant, l’intérêt ne pourrait suffire à maintenir Eunion; jamais l’intérêt seul ne portera les hommes à se considérer comme des frères, à se respecter, à s’aimer les uns les autres. Il ne manque pas d’exemples dans nos sociétés de gens, momentanément unis par contrat, travaillant pour leur propre compte, reliés par leur seul intérêt, et qui ne trouvent dans ce lien tout matériel ni un motif d’accord constant, ni l’assurance d’une bonne direction de leurs affaires.
- « L’association est un mode supérieur d’organisation entre les hommes, et elle exige entre ses membres plus que le simple lien d’intérêt. Elle est un mode pratique de la morale suprême, celle de l’amour de l’humanité; il faut donc que cet amour soit éveillé dans le cœur des hommes, pour que ceux-ci soient réellement propres à constituer entre eux ce régime supérieur. Il faut qu’ils se soient élevés à la pensée, à la volonté de réaliser le but voulu par la vie même, c’est-à-dire, l’essor et le progrès de toutes les facultés utiles de chacun des êtres humains. L’association nous permettra d’accomplir entre nous ce devoir social, et cela pour notre plus grand bien dans ce monde et dans la vie qui succède à ce que nous appelons la mort. Nous avons donc là, pour nous attacher au régime de l’association, des motifs autrement puissants, larges, féconds, pleins de consolation et d’espérance, que ceux d’une répartition problématique.
- » Je vous ai dit un mot de la vie future. Songez combien elle est proche de chacun de nous. L’homme passe sur terre quelques années rapides; il y travaille et meurt. En quel état l’esprit se trouve-t-il quand il a rejeté le corps? L’être égoïste qui, dans la mesure du possible, a sacrifié les autres à lui-même, et l’homme de cœur qui ne s’est employé qu’au bien et au progrès de tous ceux avec qui il a été en relation ont, respectivement, constitué en eux des états d’être si
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- Opposés, qu’un même sort ne peut évidemment leur échoir. Ils ont constitué entre eux une différence essentielle qui les qualifie chacun pour des œuvres spéciales dans leur nouveau mode d’existence. Mais comment être clair avec vous sur ces matières! Elles ne sont étudiées aujourd’hui que par de rares personnes. La grande masse — par réaction contre les abus, les erreurs et les insuffisances des religions telles qu’on les a enseignées jusqu’ici — s’en tient au scepticisme, se vante de ne croire à rien en cet ordre de faits, et, toute troublée qu’elle puisse se trouver parfois, se détourne systématiquement de toute pensée à cet égard.
- » Cependant, il y a de grandes vérités à connaître en ces matières comme en toutes autres, et la science s’en emparera à un moment donné.
- » A vous qui êtes absolument neufs devant ces questions, je ne puis offrir que des images. Quand le corps est mort tout est mort, direz-vous on ne vit plus quand on n’a plus d’organisme. Ainsi raisonnent ceux qui ne conçoivent d’autre réalité que celle de la substance matérielle.
- » Pourtant, il y a dans la vie autre chose que la matière. L’entendement, la pensée, la volonté, l’amour ne sont pas des choses matérielles et elles n’en existent pas moins.
- » Mais ce n’est pas dès un premier entretien que vous pourriez me suivre sur ce point, revenons donc à la matière même que nos sens nous permettent de saisir, et voyons si elle-même ne s’offre pas déjà à nous sous des états tellement subtils, qu’elle échappe à nos sens et qu’il nous faut, pour la retrouver et la saisir, des instruments spéciaux.
- » L’eau, solide à l’état de glace devient liquide sous l’influence de la chaleur; chauffée davantage, elle s’évapore et disparaît dans l’air. La fonte toute dure qu’elle soit en peut faire autant. Et il en est ainsi de toute matière. Tout peut passer de l’état solide à l’état liquide, puis à l’état gazeux. Mais ces divers états sont des transformations et non pas un anéantissement de la matière. On peut ressaisir celle-ci et, inversement, la faire repasser de l’état gazeux à l’état liquide puis â l’état solide.
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- » Donc, même invisible et intangible pour nous, la matière existe réellement dans le sens commun du mot, elle est quelque chose même quand ce quelque chose nous échappe.
- » Et l’état gazeux n’est pas la dernière modification que puisse subir la substance. A l'état impondérable, elle remplit l’espace au seiri duquel circulent les mondes, soleils innombrables. »
- Ici, l’orateur esquisse à grands traits le système solaire et les conditions principales des planètes, spécialement Mars et Jupiter. Il développe les raisons propres à faire juger que ces mondes sont, comme la Terre, pourvues d’êtres vivants dont les organismes sont appropriés aux conditions spéciales de la vie dans ces milieux plus ou moins différents du nôtre. Puis, il ajoute :
- « La vie se manifeste à l’infini dans l’Univers. Tout s’y modifie, mais rien ne meurt, dans le sens ordinairement attaché à ce mot. Ce n’est pas seulement dans la matière grossière, celle que nous pouvons voir et toucher, que la vie se manifeste. Déjà, l’homme peut saisir en lui-même des modes très variés de la vie. Qui de vous n’a entendu parler de magnétisme et de somnambulisme. Par les expériences de cet ordre, il est constaté que, sous certaines conditions, l’être intelligent et volontaire qui constitue la personnalité de chacun de nous, se dégage du corps, s’exerce au dehors de lui, voit sans que les yeux matériels soient impressionnés ; se déplace sans être arrêté par les obstacles matériels.
- » Quelles conclusions tirer de ces faits ? Possédons-nous donc à notre insu un organisme extrêmement subtil dont nous pouvons, en certaines conditions, saisir dès la vie présente, le fonctionnement, et dans lequel nous nous retrouvons quand nous avons rejeté le corps matériel dans l’opération appelée mort ? Oui, il en est ainsi. Mais ce sont là des vérités dont on ne peut s’emparer que par l’étude et l’observation ,‘ je ne puis donc ici que vous les exposer à grands traits, pour vous faire entrevoir sur quoi je me base quand je vous dis : jL’être véritable en chacun de nous, ce n’est pas le corps, c’est
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- l’esprit ; l’esprit n’est pas atteint par la mort. Il se retrouve au-delà en possession d’un organisme adapté au nouveau milieu dans lequel il s’exerce ; et ses nouvelles conditions d’existence sont d’autant plus douces qu’il a été, par ici, plus préoccupé de concourir, par tous ses actes, au bien de la vie humaine en général.
- » C’est pourquoi, je vous le repète, notre travail et nos actes de chaque jour ont un but supérieur au but immédiat qui semble assigné à nos efforts. Nous sommes les instruments, les agents du progrès de tout ce qui existe, et les conditions générales de la vie nous font marcher vers ce but que nous le sachions ou non. Mais nous y marchons plus vite quand nous avons entrevu que de ce but rayonnent pour nous les lumières et les joies d’existences de plus en plus heureuses.
- » Il ne manque pas de personnes en ce monde qui se dévouent au bien des autres sans concevoir ce que l’avenir leur réserve pour cela ; ces personnes-là n’en trouvent pas moins dansles existences futures ce qui leur est approprié ; car, en agissant comme elles l’ont fait, elles sont devenues telles dans leur être intime, telles dans leur entendement, dans leur volonté, dans toutes leurs aspirations, qu’elles se sont adaptées à des états de vie supérieurs ; elles se trouvent donc tout naturellement dans ces états quand elles ont dépouillé le corps qui, seul, retient l’esprit comme en une sorte de captivité dans les existences matérielles.
- » Vouloir le bien de tous, y concourir dans toute la mesure possible, c’est pour l’être humain se rendre digne de vivre dans les milieux où le bien général est assuré.
- » Travaillons donc, mes amis, de toutes nos 'forces, de toute notre intelligence à la réussite de l’association qui a pour but de vous donner, à tous sans exception, de meilleures conditions d’existence, avec la sécurité du lendemain et la garantie de l’avenir. »
- La séance est levée.
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- Naguère, le chef du gouvernement anglais, M. Gladstone, dans un discours prononcé devant ses électeurs se félicitait hautement de l’accroissement du nombre des députés ouvriers.
- Il y voyait un avantage considérable tout autant pour les corps législatifs eux-mêmes que pour les travailleurs manuels qui ont tout intérêt à faire représenter leurs idées, leurs besoins, leurs aspirations.
- On compte, en effet, une douzaine d’ouvriers à la Chambre des Communes.
- Lors du renouvellement de cette Assemblée, trente-sept candidatures avaient été présentées par l’Association électorale du parti ouvrier, cette curieuse institution fondée en 1888, en exécution d’une décision prise, à Hull en 1886, par le Congrès des Trades-Unions, ce Parlement des syndicats anglais.
- L’Association électorale, qui se réunit annuellement pour étudier les questions qui ont spécialement trait à la représentation des classes ouvrières, elle ne se préoccupe dans ses choix que de l’adhésion donnée aux desiderata de l’union-nisme, laissant les candidats libres de prendre place dans les rangs des partis politiques classés, ou de planter bien au-delà des limites du programme minimum consenti le drapeau de leurs revendications sociales. C’est ainsi que vingt-cinq candidats ouvriers ont été soutenus par le parti libéral auxquels ils s’étaient ralliés, un par les nationalistes irlandais, un autre par le parti conservateur ; dix s’étaient déclarés indépendants et luttèrent à la fois contre les libéraux et les conservateurs.
- Onze d’entre eux, dix libéraux et le nationaliste, triomphé-
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- rent avec leur parti politique d'adoption ; un seul indépendant fut élu, M. Keir Hardie.
- Ces chiffres prouvent que le parti ouvrier n’est pas en état de vaincre par ses propres forces.
- Ce n’est là qu’une faiblesse passagère. Ce qui est une source durable de force, c’est l’esprit de conciliation grâce auquel les élus du parti qui ne poussent pas aussi loin que M. Keir Hardie le particularisme politique et social, ont pu montrer bien vite que leur insignifiance numérique n’était pas un obstacle à leur action dans le Parlement.
- En prêtant leur appui au gouvernement libéral sur le terrain des intérêts généraux, ils en ont obtenu, sur le terrain particulier des revendications ouvrières, des concessions très-importantes.
- On peut prétendre qu’il est excessif d’en attribuer le mérite à la modération de l’attitude des députés ouvriers, le ministère qui ne dispose, en somme, que d’une majorité de 40 voix environ, étant en quelque sorte à la merci d’une douzaine de socialistes.
- Il convient cependant de faire état du sentiment bien naturel des obligations résultant d’une alliance électorale librement acceptée, aussi bien que de cette compréhension des nécessités de la politique générale qu’on remarque chez les ouvriers arrivés à un certain degré de culture intellectuelle, et qui s’élargit à mesure qu’ils voient de plus près les responsabilités du pouvoir.
- N’est-ce pas une chose honorable et pour le parti ouvrier et pour le gouvernement que le fait du mineur Burt acceptant les fonctions de sous-secrétaire d’Etat au Board of Trade sans s’exposer à la suspicion de ses camarades de la mine, et prenant part en Belgique aux travaux d’un congrès socialiste où furent votés la journée de huit heures et le principe de la grève générale, sans encourir le blâme du gouvernement dont il fait partie ?
- C’est la valeur personnelle, faite de courage, d’indépendance et de dévouement sans borne à la cause qu’ils ont
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- embrassée, qui attire, à des hommes comme Burt, le respect de leurs actes. C’est par de tels exemples que les travailleurs anglais ont compris qu’ils ne devaient pas se renfermer dans l’étude exclusive de certains sujets, mais qu’ils devaient au contraire, eux aussi, se jeter dans le grand courant de la politique générale, et envisager, sans parti pris, le pour et le contre de tous les problèmes.
- Dans une lettre adressée aux mineurs de Northumberland, Burt répondant à des amis^ui lui reprochaient de ne pas se consacrer exclusivement à l’étude des questions ouvrières, exposait ainsi cette nécessité pour la classe ouvrière et ses représentants, de ne pas se désintéresser des affaires xjubli-ques :
- « Ce que vous paraissez vouloir, écrivait-il, c’est qu’un député ouvrier reste indifférent à la plupart des grandes questions qui s’agitent dans le Parlement, sous prétexte qu’elles n’ont pas un caractère social mais politique. Une telle manière de voir et d’agir serait aussi stupide que dégradante. Ce serait avouer que l’ouvrier, indigne d’exercer les droits d'un citoyen, est quelque chose de moins qu’un homme, une sorte de machine destinée uniquement à produire de la richesse; ce serait vous placer en dehors de l’humanité, en renonçant ainsi à toute intervention dans les affaires du pays et dans les rapports des nations entre elles.
- » Mais le résultat de ces discussions parlementaires, que vous croyez stériles du moment où elles n’ont pas trait directement aux relations du capital et du travail, peut exercer une énorme influence sur notre sort, car tous les actes de la vie d’un peuple sont intimement liés les uns aux autres, et c’est de la folie de ne pas le comprendre. »
- Près de quinze cents ouvriers participent à cette heure dans divers corps électifs, à la gestion des intérêts publics.
- Ce chiffre peut paraître modeste si on le compare à celui que nous offrent d’autres pays, la France par exemple, où depuis l’établissement du suffrage universel fonctionnent des
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- conseils généraux, d’arrondissements et municipaux, élus par l’universalité des citoyens mâles du département, de l’arrondissement, de la commune, où môme un certain nombre de communes, et non des moindres, sont administrées par des conseillers municipaux appartenant à des partis socialistes. Mais il ne faut pas oublier que le régime féodal existe encore, en Angleterre, dans la plupart des branches de l’administration; que les conseils de comté, correspondant à nos conseils généraux, sont de création relativement récente chez nos voisins; que nos conseils d’arrondissement n’y ont pas encore d’équivalents, et enfin, que les communes rurales n’y sont pas encore pourvues de conseils électifs.
- L’application du Parish and District councils bill, si tant est que cette réforme, adoptée par la Chambre des Communes, parvienne à forcer les résistances de la Chambre des Lords, multipliera les centres d’activité, les foyers d’éducation politique des travailleurs.
- Peut-être même les résistances qui viennent d’être incidemment rappelées, hâteront-elles la venue du jour où pour eux s’ouvriront les portes de la Haute Chambre démocratisée !
- C’est chose faite aux antipodes.
- La Nouvelle-Zélande et l’Australie, ces colonies anglaises autonomes, et par-dessus le marché si heureusement dispensées par la mère-patrie du souci de la défense nationale, sont un véritable champ d’expériences politiques et sociales. .
- Au pays des trois-huit et du Smoking Unies, le monde du travail a des représentants, voire des majorités, dans les assemblées électives.
- Coup sur coup, en Nouvelle-Zélande, deux innovations : l’entrée des travailleurs à la Chambre Haute, dont les membres sont nommés par le gouverneur; accession des femmes à l’électorat politique. Et cette double expérience a parfaitement réussi ; les nouveaux sénateurs, au nombre de trois, n’ont pas tardé à donner des preuves de leur compétence et de leur sagesse, et le contingent électoral féminin s’est montré
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- digne de la haute mission de salut, qui incombe aux femmes de tous les pays, et pour l’accomplissement de laquelle il est désirable qu’elles soient promptement armées de leurs droits politiques, en donnant l’appui de leurs votes aux hommes qui ont engagé la lutte contre l’horrible alcoolisme.
- Pas plus que leurs frères du Pacifique, les Anglo-saxons de l’Amérique, n’ont à compter avec les ruineuses exigences du militarisme. Chez les uns comme chez les autres, la liberté individuelle est complète et la liberté d’association absolue; le besoin d’innovations ne connaît pas les obstacles faits de traditions, de droits acquis, d’intérêts à lointaine origine, que vingt ou trente siècles de civilisation ont accumulés sur le sol de la vieille Europe.
- Néanmoins, quelque intéressantes que soient, par leur hardiesse et par l’universalité de leur application, les tentatives faites en Australie, l’Amérique a, sur sa cadette, l’avantage de fournir à l’observation une plus longue suite d’expériences sociales.
- Alors que le doute reste possible, même pour les sympati-sants, sur la durée des bienfaisants résultats des institutions australiennes improvisées, spontanément écloses, pour ainsi dire, sur un sol apparu d’hier et qui, par cela même, semblent plutôt une précaution contre des antagonismes sociaux redoutés qu’une solution des crises passées, la nation américaine née au moment même où s’ouvrait l’ère de la liberté économique a vu ses différentes classes éprouver, en bien comme en mal, suivant les points de vue, les pleins effets de l’intégrale application de ce régime tour à tour à la petite et à la grande industrie.
- Aujourd’hui, en face d’une puissance capitaliste prodigieuse par la rapidité de son développement et sans rivale au monde, se dresse une puissance ouvrière aussi formidablement organisée qu’elle et de plus en plus consciente de sa force.
- Ce qui fait la force des Associations américaines, et leur supériorité sur leurs similaires françaises, c’est, d’après le très intéressant rapport présenté au Congrès du Havre par
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- M. de Billy, le calme et la sagesse naturelle du tempérament Anglo-Saxon, la résistance aux emballements, et surtout cette qualité si précieuse qui tient du respect de soi-même qui consiste à défendre énergiquement ses propres convictions, et à ne jamais se laisser intimider par une majorité quel que soit son nombre ou l’autorité de ses chefs, enfin cette circonstance si importante, que l’éducation des ouvriers est commencée depuis un temps beaucoup plus long que chez nous, et que la plupart d’entre eux sont à un niveau d’intelligence et d’éducation très supérieur aux nôtres.
- On a dit ici (l)par quelle pente naturelle, de tels ouvriers, ayant d’ailleurs la pratique constante du suffrage, devaient être amenés à élargir l’objet de leurs associations, et à passer de la défense exclusive des intérêts professionnels, à la réalisation par une action législative du programme ouvrier.
- Le Parti du peuple qui se rattache au mouvement que nous venons d’indiquer compte 22 Membres dans le Congrès des Etats-Unis.
- Parmi tous les pays où fonctionne le suffrage universel, c’est la France qui compte dans sa Chambre élue le plus grand nombre de représentants des doctrines socialistes, soit une soixantaine de députés sur 5S1 ; mais c’est au Reichstag allemand que se trouve la plus forte proportion des élus socialistes : 44 sur 397 députés. Il convient de faire remarquer ici que si l’expression de la volonté populaire n’était pas faussée, dans le pays, par la constitution arbitraire des circonscriptions, ce n’est pas 44 sièges mais 100, que les socialistes devraient avoir avec leurs 1,860,000 voix sur 7,400,000 électeurs.
- A n’envisager que le chiffre des électeurs socialistes, l’Allemagne tient encore le premier rang, car, sur une population électorale à peu près égale, la France ne comptait en 1893
- (1) Voir les Associations ouvrières en Amérique, A. Fabre, Devoir d’octobre 1893,
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- que 500,000 électeurs socialistes, en progrès, il est vrai, de 410,000 sur les élections de 1889.
- Lorsque, pour contrebalancer l’influence prépondérante possible des Etats particuliers au Conseil fédéral, où la Prusse ne représente en somme qu’une unité, malgré la proportion établie à son avantage par le statut du 16 avril 1874, les fondateurs prussiens de l’Empire allemand instituèrent le suffrage universel, ils ne se doutaient guère que, ce faisant, ils préparaient Tes voies à un courant d’opinion résolument hostile non seulement aux institutions politiques de la plupart des nations, mais encore à l’ordre économique et social de l’univers entier.
- Après avoir vainement essayé de l’enrayer par des lois répressives, de le canaliser par l’établissement d’un savant réseau de lois d’assurance et de protection sociale, ils mettaient peut-être leur dernière espérance, ô dérision, dans ces mêmes Etats particuliers, contre la prépondérance possible desquels ils avaient jadis dirigé l’arme retournée contre eux maintenant, et pensaient que les Diètes de ces Etats, avec leurs systèmes compliqués d’élection restreinte, avec la sauvegarde du cens, serviraient de digue contre le flot montant.
- Il faut renoncer à cette illusion. En dépit de tous les obstacles, le socialisme s’infiltre peu à peu dans les assemblées particulières des Etats confédérés. Il occupe un certain nombre‘de sièges dans la Chambre bavaroise, et serait certainement en majorité dans la Chambre de Saxe, si les élections s’y faisaient au suffrage universel.
- Au nombre de 14 dans une législature qui comprend 82 membres, les socialistes saxons ont déposé dernièrement, sur le bureau de la Chambre, une motion demandant l’introduction du suffrage universel secret et direct pour les élections législatives du royaume.
- De leur côté, les socialistes de Prusse qui se sont, jusqu'à présent, totalement désintéressés des élections à la Chambre
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- de ce royaume, vont faire campagne en vue d’obtenir également la substitution du suffrage universel à l’étrange système qui pourvoit au recrutement du Landtag.
- D’après ce système, on le sait, les électeurs sont répartis en trois grandes divisions, comprenant chacune les contribuables qui paient un tiers du total des impôts. La première comprend les plus imposés; elle peut fort bien n’inclure qu’un seul millionnaire qui se trouve avoir à nommer autant d’électeurs du second degré à lui tout seul que les trois ou quatre cents citoyens de la deuxième catégorie payant le second tiers des impôts, ou que les trente et quarante mille citoyens de la troisième classe.
- Cette entrée en campagne des socialistes des divers Etats de la Confédération, a lieu en exécution des décisions prises au dernier congrès du parti, tenu à Cologne au mois d’octobre de l’année dernière.
- La victoire est au bout de ces efforts. Quel genre d’objections théorique ou pratique pourrait-on élever contre l’application aux divers Etats de l’Empire du système électoral établi dans l’Empire dès sa fondation ?
- Il n’y aurait de longue résistance possible au mouvement en faveur de la généralisation du suffrage universel que dans le cas où les théoriciens d’un idéal exclusif de tous les éléments de la présente organisation sociale, resteraient seuls à le revendiquer.
- Or, cette éventualité ne se produira pas. Les socialistes, promoteurs de ce mouvement, ont pour alliés tous les hommes, et ils sont de plus en plus nombreux grâce au développement de l’instruction, qui ont conscience des droits inhérents à la personne humaine et sont impatients des entraves apportées à l’exercice de ces droits par un pouvoir fondé sur la négation de la souveraineté nationale.
- Ce qui fait surtout la force du parti socialiste en Allemagne, c’est, qu’il est l’organe des aspirations démocratiques d’un peuple intelligent et éclairé, la voix qui crie la misère des tra-
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- vailleurs écrasés par le militarisme, et aussi la main qui refuse au monstre les subsides qu’il réclame ; c’est qu’il est également la critique implacable des iniquités sociales.
- Par ces divers côtés, le socialisme attire et retient dans son orbite une foule de gens qu’effrayerait le côté positif de son programme, si sa réalisation immédiate devait être la conséquence de la victoire définitive du parti.
- Fort heureusement, à mesure qu’il grandit, le parti socialiste allemand, laissant à des minorités impuissantes le luxe d’une intransigeance absolue, sait acquérir un sens de jour en jour plus exact des réalités contingentes.
- Internationaliste, personne plus que lui n’a souci du bon renom et des intérêts généraux de la patrie allemande.
- Démocrate, il s’associe à la manifestation de la réprobation provoquée par l’envoi à l’empereur d’un colis qui pouvait faire croire à un attentat anarchiste.
- Doctrinalement matérialiste, il vote la motion du centre catholique ayant pour but l’abrogation de la loi du 4 juillet 1872, qui prononçait l’expulsion des jésuites.
- Dans cette attitude courageuse, ferme et non exclusive d’habileté et de prudence est le secret du succès persistant du socialisme allemand.
- On comprend aisément que, loin de diminuer la force du parti socialiste, les lois répressives en aient accru la puissance. Mais on peut se demander pourquoi les lois d’assurance et de protection sociale n’ont pas produit les effets attendus par le gouvernement. Cet échec ne saurait être uniquement attribué à la supériorité de la conception socialiste sur des mesures qui n’assurent pas aux travailleurs invalides des ressources suffisantes, et laissent subsister au détriment des travailleurs valides l’inique répartition actuelle des bénéfices du travail ; car cette supériorité théorique ne prévaudrait probablement pas contre la satisfaction même incomplète de besoins immédiats.
- Si l’expérience du socialisme d’Etat n’a pas répondu aux
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- espérances du gouvernement allemand, cela prouve que, pour être réellement efficaces, de semblables mesures doivent se développer au milieu des institutions d’un pays libre.
- Comme l’a dit avec infiniment de justesse le regretté Emile Jamais, dans une brochure posthume intitulée : Le Reichstag et les dernières élections en Allemagne, « il ne saurait suffire à un gouvernement de faire appel au socialisme d’Etat pour remplir la mission qui lui incombe à l’égard des classes laborieuses. Partout où cette intervention de l’Etat n’est pas accompagnée d’un ensemble d’institutions et de garanties de nature à élever la condition politique des ouvriers, ainsi que leur condition intellectuelle et morale, elle ne représente qu’une illusion, une formule équivoque et trompeuse. C’est l’honneur de la démocratie moderne de ne pas lutter seulement pour la satisfaction de ses intérêts matériels, de placer plus haut son idéal.
- « Chaque régime apporte avec lui la somme de progrès et de justice qui est dans son principe. Les réformes sociales ne sont durables que lorsqu’elles proviennent d’un gouvernement de liberté; elles ne sont vraiment sincères et généreuses que lorsqu’elles tendent à élever et à émanciper le peuple au lieu de l’assujettir à un maître. Ce n’est pas la monarchie, et encore moins une monarchie absolue comme l’empire d'Allemagne, qui est en état de donner à la Société moderne les institutions sociales qui lui conviennent ; c’est un régime de liberté politique et de véritable démocratie. »
- Le 27 octobre dernier, le peuple suisse nommait ses représentants au Conseil National (Assemblée législative.)
- Le parti socialiste qui, dans les précédentes élections, s’appuyait constamment sur les radicaux, a voulu cette fois marcher seul. Il a été battu à plate couture. Presque partout ses candidats ont échoué. Cet échec confirme ce que nous disions tout à l’heure, ce que Jamais appuyait en si bons termes.
- La Suisse est un pays libre, Le peuple lui-même se donne
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- les institutions qui lui conviennent. Il a appris à apprécier le degré d’opportunité d’une réforme qu’il devra lui-même réaliser et dont il aura lui-même à supporter les avantages et les inconvénients.
- Aussi se tient-il en garde contre les suggestions d’un socialisme international, uniforme, qui pourrait remettre en cause des institutions patiemment édifiées.
- Il donne chaque jour au monde, la preuve que les injustices sociales peuvent être réparées par de successives évolutions pacifiques.
- J. P.
- (A suivre)
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- La Chambre : inconvénients du renouvellement inté^
- gral, Le Sénat : Avantages de la permanence des
- Assemblées.
- Une des conséquences fatales du renouvellement intégral de la Chambre, c’est que, pendant les premiers mois d’une législature, la machine parlementaire tourne à vide. Les commissions d’initiative, les seules qui fonctionnent tout d’abord, sont assaillies de propositions de loi. Quel que soit le zèle apporté à l’examen sommaire de ces propositions, le dépôt des rapports à la tribune ne s’effectue que lentement.
- Ces rapports ont pour objet d’inviter la Chambre à prendre en considération la proposition de loi, ou à rejeter la prise en considération.
- Lorsque la proposition de loi est prise en considération, la Chambre décide qu’elle sera renvoyée à une commission spéciale ou à une commission déjà nommée pour examiner des propositions analogues. Mais, au début de la législature, il n’existe ni commission spéciale, ni commission générale.
- Il faut nommer les unes et les autres : après quoi commence, ou du moins peut commencer l’examen approfondi des propositions (émanant de l’initiative parlementaire) et des projets (émanants de l’initiative gouvernementale), qui ne sont pas soumis, eux, à la formalité de la prise en considération.
- C*est ainsi qu’à la reprise des travaux parlementaires, oü pour être plus exact, à l’ouverture de la session ordinaire de 1894, le 12 janvier, deux mois après sa première réunion, la Chambre élue en août 1893, ne trouvait à son ordre du jour qu’un modeste projet d’intérêt local.
- Ce n’est guère que dans le courant du présent mois qu’elle a pu, le tableau de l’ordre du jour s’étant légèrement allongé, mettre un peu de suite dans ses discussions législatives, quitte à l’interrompre, pour un mois, le mois prochain.
- A quoi donc a-t-elle jusqu’à ce moment consacré les séances publiques ?
- A écouter une trentaine de questions ou d’interpellations*
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- « Que voulez-vous, écrit un confrère, elle n’avait pas autre chose à faire 1 »
- Comment, faute de ce moyen, aurait-elle pu donner au pays l’illusion d’un travail parlementaire? Il ferait beau voir une Chambre française s’absorbant des semaines et des mois entiers dans le travail des commissions, ce travail, où, suivant l’expression de son président, le régime parlementaire puise sa force et sa solidité, en laissant chômer la tribune qui lui donne son éclat.
- Non certes, elle n’a pas chômé la tribune.
- Heureusement, ni la majorité, ni l’opposition socialiste, car décidément les socialistes incarnent l’opposition, n’ont à s’en plaindre, et tout le monde trouve son compte à ce passe-temps oratoire désigné sous le nom de question ou interpellation, et qui fournit à la majorité maintes occasions de consolider le gouvernement de son choix, aux socialistes le plus merveilleux instrument de propagande, la tribune française, la plus élevée de toutes les tribunes.
- Il est possible que d’autres intérêts trouvent de temps en temps leur satisfaction dans ces j où tes parfois très brillantes, en dehors de ceux qui viennent d’être signalés.
- Mais pour quelques interpellations qui se justifient par un évident intérêt public, interpellation sur les variations du prix des blés, sur le préjudice causé à notre production houil-lière par les tarifs de faveur accordés à l’étranger, sur les grèves du Pas-de-Calais, de combien d’autres on pourrait nous faire grâce ! C’est parfois un véritable défilé de députés venant développer à un ministre des questions qu’ils auraient pu tout aussi bien lui poser dans son cabinet. La question la plus insignifiante, nous l’avons vu à propos de lapins, prend toujours des proportions démesurées. Au Parlement anglais les questions de la plus haute importance durent à peine cinq minutes ; on y répond plus brièvement encore quelquefois par un oui ou par un non.
- Ce sont surtout les nouveaux venus qui usent et abusent des questions et des interpellations. Les anciens devraient bien leur dire qu’une Assemblée est déjà suffisamment empêchée de faire quelque chose par des circonstances qu’il ne dépend pas d’elle de modifier, sans qu’elle y ajoute volontairement des entraves.
- Et cependant, malgré tout, la législature actuelle n’a pas été inféconde. Elle n’a guère à son actif que quelques lois ; mais elles compteront dans l’histoire : la conversion du 4 et
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- 1/2 pour cent en 3 et 1/2 ; le relèvement à 7 francs du droit sur les blés ; enfin cette série de lois provoquées par l’explosion d’une bombe anarchiste dans la salle des séances, qui pourraient bien devenir une arme dangereuse pour la liberté entre les mains d’un gouvernement de réaction.
- Voici l’énumération de ces lois qui ont été votées par la Chambre et le Sénat avec une'rapidité que nous avons eu rarement l’occasion d’observer dans les Assemblées délibérantes.
- La loi du 12 décembre, portant modification des articles 24 § Ier, 25 et 49, de la loi du 21 juillet 1881 sur la presse, porte des peines contre ceux qui auront provoqué au vol, aux crimes de meurtre, de pillage et d’incendie, soit à l’un des crimes punis par l’article 435 du Code pénal, soit à l’un des crimes ou délits contre la société intérieure ou extérieure de l’Etat, ainsi que contre ceux qui auront fait l'apologie des crimes de meurtre, de pillage ou d’incendie, ou de vol ou de l’un des crimes prévus par l’article 435.
- La loi du 18 décembre sur les associations de malfaiteurs, modifie les articles 265, 266 et 267 du Code pénal, de façon à atteindre toute entente établie dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés.
- Une autre loi de la même date porte modification et addition à l’article 3 de la loi du 19 juin 1871, sur les explosifs.
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- Un autre résultat, plus agréable à constater de l’explosion du Palais Bourbon, a été d’amener entre les Parlements des divers pays d’Europe, d’Amérique et le Parlement français un échange de témoignages de sympathies unique jusqu’à présent, croyons-nous, dans les annales Parlementaires. L’union s’est faite pour la flétrissure des attentats individuels. Elle se fera un jour pour empêcher cette monstruosité internationale qui s'appelle la guerre.
- *
- Pendant que la Chambre attendait le dépôt des premiers rapports de ses commissions, le Sénat démontrait l’excellence du système de la permanence des Chambres, en se mettant au travail dès l’ouverture de la session extraordinaire de 1893.
- Il s’est, tout d’abord, occupé du projet de loi adopté par la Chambre des députés sur les Caisses d’épargne, qu’il a modifié dans les dispositions qui concernent les placements*
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- le maximum des dépôts fixé à 1.5C0 fr., le maximum des dépôts faits par les sociétés de secours mutuels, qui pourrait s’élever à 15.000.
- Le Sénat a abordé ensuite le projet de loi sur les Sociétés coopératives et le contrat de participation.
- Il a, entre autres modifications fâcheuses, supprimé l’article autorisant les sociétés à former des Unions. La commission de la Chambre qui avait examiné le projet et à laquelle celui-ci vient d’être renvoyé se refuse à admettre cette suppression qui aurait non-seulement pour effet de compromettre le développement à venir des sociétés coopératives, mais encore de porter une atteinte grave à leur organisation actuelle.
- Le projet de loi sur les habitations ouvrières a fait ensuite l’objet d’une première délibération du Sénat. Une disposition du projet autorise la caisse des dépôts et consignations, la caisse nationale des retraites, les caisses d’assurances créées par la loi du 11 juillet 1868, à employer une partie de leurs fonds disponibles, jusqu’à concurrence d’un dixième, en prêts hypothécaires pour la construction de maisons à bon marché.
- Enfin, le Sénat a adopté l’humanitaire loi depuis si longtemps attendue sur la Réparation des erreurs judiciaires. Cette loi met enfin un terme à une trop longue iniquité de notre Code.
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- Elections sénatoriales
- Des élections ont eu lieu le 7 janvier pour le renouvellement d’un tiers des membres du Sénat.
- Les ' républicains ont obtenu le succès auquel ils s’attendaient. Sur 14 réactionnaires soumis au renouvellement, 6 seulement sont revenus.
- Jusqu’à présent, chaque consultation du suffrage sénatorial a eu pour résultat d’éliminer un certain nombre de droitiers. Il ne restera bientôt plus au Luxembourg, pour représenter le parti conservateur, que les survivants de l’inamovibilité.
- Un autre fait intéressant à constater, c’est le nombre croissant des députés et sénateurs qui briguent le mandat sénatorial, et la nuance de plus en plus accentuée des élus après chaque consultation.
- C’est par cette lente pénétration que de conservatrice l’assemblée du Luxembourg est devenue républicaine, et c’est
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- ainsi qu’elle deviendra « radicale et peut-être un jour socialiste... », à moins que d’ici là il n’y ait plus de Sénat.
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- Projets et propositions de loi
- La Chambre ancienne en disparaissant a laissé derrière elle un stock considérable de projets de loi émanés du gouvernement ou de propositions émanées de l’initiative parlementaire.
- Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de l’expliquer, tout ce qui émanait de l’initiative des députés devient caduc par le seul fait de l’expiration du mandat de la Chambre où ces propositions avaient pris naissance. Il n’y a d’exception que pour les propositions votées par la Chambre disparue, et qui sont au Sénat l’objet d’un rapport sur le fond.
- C’est à ce dernier titre que le Sénat a pu ou pourra reprendre les propositions de loi relatives aux habitations ouvrières, à l’organisation du crédit agricole populaire, à la suppression des octrois, aux règlements d’ateliers, etc.
- Les projets de loi déposés par le gouvernement n’étant pas soumis à la loi de caducité, le Sénat a donc pu également rester saisi des projets sur les caisses d’épargne, sur les sociétés coopératives, sur la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans le travail.
- Par contre sont devenues caduques, au Sénat, les proposi-tions suivantes : droits de succession des enfants naturels ; modification de l’article 30 du code civil sur le divorce, etc.; qui n’avaient pas fait l’objet d’un rapport sur le fond.
- La Chambre est restée naturellement saisie d’un certain nombre de projets émanants de l’initiative gouvernementale : Sociétés de secours mutuels, révision du code d’instruction criminelle (déjà voté par le Sénat), etc.
- Parmi les propositions qui subsistent malgré la disparition de la Chambre ancienne, et sur lesquelles la Chambre aura également à statuer parce que votées par le Sénat, elles étaient à l’état de rapport sur le fond à la Chambre, signalons les propositions relatives au contrat de louage et au régime des agents de chemin de fer, à la caisse de retraite des ouvriers mineurs, la proposition relative aux dessins et mo* dèles industriels, etc.
- A propos de cette dernière loi, veut-on savoir combien de temps elle a mis pour venir du Sénat à la Chambre ?
- Un peu plus de quatorze ans. Elle a été votée en mail 879. D’autres ont attendu trois, cinq, sept, huit et treize ans 1
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- Ce qu’il y a de plus singulier dans cette chinoiserie parlementaire, c'est que quelques-uns de ces projets ont déjà fait plusieurs voyages du Luxembourg au Palais Bourbon ; mais toutes les fois que la Chambre est arrivée à expiration de ses pouvoirs, il a fallu réglementairement saisir la nouvelle Chambre des projets que la précédente n’avait pas eu le temps d’examiner.
- Depuis la rentrée, bien entendu, l’initiative gouvernementale et l’initiative parlementaire ne sont pas restées inactives, et l’on ne compte pas moins aujourd’hui d'une quarantaine de projets concernant l’organisation du travail, les retraites, l’assurance et la prévoyance sociale.
- Signalons : une proposition de M. Basly tendant à limiter à huit heures au maximum la journée de travail dans les mines;
- Une proposition de M. Goblet ayant pour objet la révision de la loi de 1810 sur les mines ;
- Une proposition de M. Naquet sur la participation du travail dans les bénéfices des Sociétés par actions ;
- Une proposition de M. L. Ricard tendant à modifier les dispositions de la loi du 2 novembre 1892, sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels ;
- Une proposition de M. Guesde tendant à l’organisation du droit de grève ;
- Une proposition de M. Montaut tendant à assurer aux preneurs de baux à ferme le partage de la plus-value qu’ils auraient donné au fonds loué, etc., etc.
- Douze propositions concernent le code civil et le code de procédure.
- Signalons : Une proposition de M. Claude Goujat tendant à nommer une commission de 44 membres chargée de procéder à la révision et à la refonte du code civil.
- Une proposition de M. Naquet relative à la reconnaissance des enfants naturels, à leur légitimation et à leur adoption.
- Une proposition de M. Alfred Lecomte ayant pour objet de donner à la femme majeure et jouissant de ses droits civiques, le droit d’être témoin dans les actes de l’Etat civil.
- D’autres propositions concernent le régime agricole, le régime des successions, le règlement de la Chambre, (grandes commissions) etc.
- Nous reviendrons en détail sur quelques-unes de ces propositions qui rentrent dans le cadre des questions qui figurent au programme du Devoir,
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- FRANCE
- La loi sur la conciliation et l’arbitrage. —La loi sur la
- conciliation et l’arbitrage dans les conflits collectifs entre patrons et ouvriers a été promulguée le 27 décembre 1892 ; c’est l’an dernier qu’elle a été appliquée pour la première fois. Aussi, les résultats officiels de l’application de la nouvelle loi sont-ils intéressants à enregistrer.
- En 1893, il a été fait 104 recours à la loi sur l’arbitrage : 53 de ces recours ont été adressés au juge de paix parles ouvriers, 6 par les patrons, 2 par les patrons et ouvriers réunis. Dans 43 cas, les juges de paix sont intervenus d’office comme la loi le leur commande.
- Les patrons ont refusé dans 41 cas de se rendre à la convocation qui leur a été adressée : 15 fois lorsque la convocation était due à l’initiative du juge de paix, 26 fois lorsqu’elle était faite d’après la demande des ouvriers. A la suite de ces refus, la grève a continué ou a été déclarée dans 26 cas : ces grèves se sont terminées par 4 succès pour les ouvriers, 7 transactions et 15 échecs ; dans les autres cas, les ouvriers ont renoncé à leurs prétentions.
- Les ouvriers ont refusé 9 fois de constituer un comité de conciliation. Ces grèves se sont terminées par 2 succès pour les ouvriers, 5 transactions et 2 échecs.
- Deux autres fois, les deux parties ont décliné l’invitation du juge de paix.
- Dans cinq cas seulement, les ouvriers ont pris le travail aussitôt que la constitution d’un comité de conciliation a été acceptée par les patrons.
- 7 recours à la conciliation devant le juge de paix ont été adressés par les ouvriers avant toute grève : 3 fois les patrons ont refusé de se présenter; il en est résulté des grèves qui ont abouti à deux succès pour les ouvriers et une transaction. Pour les quatre autres cas, la grève a été évitée trois fois et une transaction est intervenue.
- 53 comités de conciliation ont été constitués conformément à la loi. L’accord n’ayant pu s’établir dans 23 cas, des propositions d’arbitrage ont été faites, soit par le juge de paix, soit
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- Le devoir
- par l’une ou Fautre des parties. L’arbitrage a été répoussé 9 fois par les patrons, 3 fois par les ouvriers et 3 fois par les deux parties, de sorte qu’il n’y a eu que 8 arbitrages, sur lesquels 4 ont donné lieu à la nomination d’un tiers arbitre.
- Outre la constitution des 53 comités de conciliation, on peut encore porter à l’actif de la loi du 27 décembre 1892 la terminaison rapide de 8 grèves, qui ont pris fin au cours des démarches nécessitées par la formation des comités de conciliation.
- Le recours à la loi sur la conciliation et l’arbitrage a eu, pour les ouvriers, dans ces 61 différends, les résultats que voici : Fin de grève, 40; transactions, 22; succès, 13; échecs, 5; continuation de la grève, 21, dont les résultats ultérieurs ont été les suivants : transactions, 12; succès, 2; échecs, 7.
- Les recours à la loi se répartissent comme suit, suivant les industries : industries textiles, 38; industries du bâtiment, 36; travail de métiers, 7; cuirs et peaux, 6; mineurs, 4; divers, 16.
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- L’application de la loi sur le travail des femmes. —
- On sait que l’application de la loi du 2 novembre 1892 sur le travail industriel des femmes et des enfants a donné lieu à des difficultés telles que la commission du travail, élue récemment par la Chambre, a mis à son ordre du jour, au nombre des propositions à étudier en première ligne, la révision de cette loi. Les protestations qui se sont élevées visent surtout l’inégalité de durée entre le travail des femmes et celui des enfants, la difficulté de préciser des heures fixes de repos dans certaines industries, la métallurgie, par exemple.
- La loi est entrée en vigueur le 1er janvier 1893; et ving-cinq grèves, causées par l’application de cette loi, éclatèrent pendant le mois de janvier. Mais le personnel chargé de veiller à son exécution n’ayant pu être nommé que longtemps après le 1er janvier, l’application de la loi fut différée dans beaucoup d’usines et les grèves devinrent plus rares. On n’en compte que 10 du 1er février au 1er octobre. A partir de cette date, le nouveau service de l’inspection ayant pu commencer à fonctionner régulièrement une recrudescence se produisit : 4 grèves éclatèrent en octobre, 5 en novembre, mais il n’y en eut qu’une en décembre, soit au total 45 grèves pendant l’année dernière.
- Il est juste de faire remarquer qu’au début la loi était mal connue : ainsi, certaines grèves ont tenu à une confusion entre le projet de loi voté d’abord par la Chambre des députés, qui
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- fixait la durée du travail à 10 heures pour tout le personnel protégé, et la loi définitivement promulguée, qui tolère pour les femmes un travail maximum de onze heures et maintient à dix heures celui des enfants. Ces malentendus furent aisément dissipés.
- La plupart de ces grèves causées en 1893 par l’application de la loi du 2 novembre ont eu pour unique cause la diminution de salaires que les patrons voulaient imposer en raison de la diminution des heures de travail, qui, à leurs yeux, devait amener une production moindre. Les ouvriers, de leur côté, désiraient sans doute travailler moins longtemps, mais ils tenaient surtout à conserver leurs anciens salaires. De là, des demandes de révision des tarifs de la part des ouvriers à la tâche et d’augmentation du prix de l’heure pour les ouvriers payés à l’heure, de manière à faire à peu près compensation.
- Ces quarante-cinq grèves ont atteint 154 établissements, et 13.153 ouvriers y ont pris part. Elles se répartissent ainsi par nature d’industrie :
- Grèves Etablissements Grévistes
- Filature 17 25 4.328
- Tissage 10 25 4.363
- Moulinage de la soie 10 63 2.438
- Teinturerie 1 20 1.298
- Apprêts v.. 1 1 150
- Fabrique de lacets 1 3 275
- Corderie 1 1 100
- Retorderie 1 1 70
- Impression sur étoffes... 1 1 22
- Blanchisserie 1 13 79
- Moulage de la fonte 1 1 30
- La durée moyenne de ces grèves a été de cinq jours et demi environ, et le nombre total des journées de travail chômées d’environ 115.000; 5 grèves ont duré un jour; 3, deux jours; 10, trois jours; 15, de quatre à sept jours; 9, de huit à seize jours; 1, a duré vingt jours; 1, trente jours; 1, quarante et un jours.
- Quant aux résultats de ces grèves, on peut les résumer ainsi : 18 ont abouti au succès des grévistes, et 14 à un échec complet; 13 ont pris fin à la suite de transactions, et ces transactions ont porté : 9 sur le salaire; 2 sur la durée du travail et 2 à la fois sur le salaire et la durée du travail.
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- AUTRICHE
- Assurance obligatoire contre la maladie. — L’ « Office du Travail » vient de publier le sixième fascicule de ses travaux sur la condition sociale des travailleurs. Ce fascicule s’occupe de l’assurance obligatoire contre la maladie en Autriche. Comme ses devanciers,, c’est une brochure de cent cinquante pages environ, précieuse à consulter.
- De même qu’en Allemagne, l’assurance contre les maladies est obligatoire en Autriche. Ce sont des caisses de secours mutuels forcées pour les ouvriers et que les patrons sont obligés d’alimenter dans une certaine mesure. Il y en a six types : caisses de district, de fabriques, d’entreprises de construction, de corporations fraternelles, d’ouvriers mineurs, de sociétés. C’est, en somme, à peu de chose près, la même division que celle adoptée en Allemagne.
- Ces caisses sont alimentées pour la plus grande partie par les cotisations des assurés, 64,8 °/0, et celles des patrons, 28,2 %• Le reste vient des amendes, droits d’entrée, etc., 7 °/0. Année 1890
- Les dépenses sont nécessairement : les secours donnés, les honoraires des médecins, etc. Les premières rentrent dans le total pour 54,2 %, les honoraires pour 15,9 %, les médicaments pour 12,1 %, les frais d’administration pour 7,9 %. Ceux-ci en Allemagne ne sont que de 6,4 %• Les frais funéraires, de traitement dans les hôpitaux, etc., s’élèvent à 9,9 %. Année 1890.
- Par tête d’assuré, la recette a été de 4,32 florins en 1889 et de 7,98 florins en 1890. La dépense a été de 3,53 florins pour la première de ces années et de 7,22 florins pour la deuxième.
- En 1890, il y avait 1,209,930 hommes d’assurés et 338,895 femmes seulement.
- Les maladies augmentent avec l’âge. Pour les hommes, à 14 ans 1/2, on compte 4.25 jours de maladies par tête; 5.70 à 20 ans 1/2; 7.10 à 3ü ans 1/2; 8.60 à 40 ans 1/2; pour atteindre 22.85 jours à 70 ans 1/2.
- Pour les femmes, la morbidité est plus grande comparativement à celle des hommes. Ainsi, à 14 ans 1/2, on compte 5.7 jours de maladie par tête; à 20 ans 1/2, 6.7 jours; à 30 ans 1/2, 9.45 jours; pour atteindre à 70 ans 1/2, 25.20 jours. Ces chiffres seraient naturellement plus élévés si on faisait intervenir les accouchements comme temps de maladie.
- Les genres de maladies sont curieux à étudier pour les différents métiers. Du reste, chacun de ceux-ci présente une
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- dominante, qui est, pourrait-on dire, la maladie du métier. — Les métiers engendrant des poussières donnent un grand nombre de maladies de l’appareil respiratoire. Pour d’autres, c’est l’appareil digestif qui est atteint. Tels sont les ouvriers travaillant à la fabrication des allumettes, du tabac, des objets en écailles, en corne, etc. Dans les usines métallurgiques, forges, laminoirs, etc., les carrières, ce sont les blessures qui entraînent les plus nombreuses pertes de journées de travail.
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- ANGLETERRE
- La théorie et la pratique. — Un industriel anglais, nommé Priestley, propriétaire de quatre immenses fabriques à Bradford, fatigué de s’entendre dire qu’il s’engraissait de la sueur du peuple, a proposé à des ouvriers socialistes révolutionnaires une expérience dont la Vérité nous fait connaître les conditions :
- « M. Priestley a offert aux membres du comité du Labour-Party la mieux outillée, la plus rémunératrice de ses quatre manufactures.
- » Il a mis à leur disposition, pour une année, toutes les machines à vapeur; de plus, il leur a ouvert un crédit de 125,000 francs.
- » M. Priestley n’exigeait ni redevances, ni intérêt. La seule condition imposée aux ouvriers syndiqués était la suivante : la fabrication sera régie par les statuts des Trades-Unions et exploitée selon les principes collectivistes.
- » M. Priestley s’engageait si, à la fin de l’année, l’entreprise avait réussi financièrement, si tous les ouvriers avaient gagné plus d’argent qu’ils n’en gagnent sous la direction du patron, à abandonner aux membres du syndicat sa manufacture, moyennant une faible redevance, et à continuer à leur ouvrir un crédit de 125.000 francs.
- » Pareille chance ne se rencontre pas tous les jours, et on aurait pu croire que l’offre du philanthrope de Bradford allait être acceptée avec enthousiasme.
- » Eh bien! non. Après avoir réfléchi pendant quatre mois, les socialistes du Yorkshire ont dû avouer qu’ils se sentaient incapables de gérer et d’exploiter la manufacture traîtreusement {sic) mise à leur disposition par un capitaliste. »
- En se servant de l’épithète « traîtreusement) » les socialistes
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- révolutionnaires anglais ont sans doute entendu dire que c’est agir d’une façon perfide que de les mettre en demeure d’établir que leurs théories ont quelque valeur économique.
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- SUISSE
- Les syndicats obligatoires. — La cause des syndicats obligatoires nous paraît en ce moment très compromise. Nous avons exposé jadis assez longuement la marche de cette question. Résumons les faits.
- La question des syndicats obligatoires a été posée en 1889 sur le terrain législatif par un postulat du Conseil des Etats (Sénat ou représentants de la souveraineté cantonale). Le Conseil national mis en demeure le 20 janvier 1892, par la motion Favon, de s’occuper de cette question, s’y était dérobé, prétextant l’inutilité d’un postulat relatif à une matière déjà mise à l’étude par le Conseil fédéral (ministère) chargé par les Chambres de rapporter sur la question.
- Or, le 25 novembre 1892, le Conseil fédéral adoptait un message concluant à l’introduction dans la Constitution de 1874 de la disposition suivante :
- « Le Conseil fédéral a le droit de statuer des prescriptions uniformes sur les arts et métiers.
- y> Cette adjonction sera soumise à la votation populaire des cantons.
- » Le Conseil fédéral est chargé de l’exécution du présent arrêté. »
- En mars 1893, le Conseil des Etats a adopté ces propositions sans changement.
- La question est venue en décembre devant le Conseil national (Corps législatif).
- La majorité radicale de la commission du Conseil national proposait l’adoption pure et simple de ces propositions.
- La minorité, au contraire, composée de partisans du parti ouvrier et des ultramontains, voulaient que la loi proposée pût déroger au principe de la liberté du commerce et de l’industrie. Elle proposait, en outre, d’autoriser les cantons à restreindre la liberté du commerce et de l’industrie pour autant que le bien public l’exige.
- Voici, d’après la Correspondance suisse du Moniteur des syndicats ouvriers, quelques renseignements sur la délibération du Conseil national et la solution intervenue :
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- Le rapporteur français de la commission, M. Comtesse, conseiller de Neuchâtel, président du Conseil national, a dit en substance que, depuis plusieurs années, les questions touchant à l’organisation du travail ont pris une importance croissante. Il y a là des problèmes à résoudre à l’examen desquels un esprit sérieux ne peut se soustraire. L’organisation du travail industriel dans ce siècle a créé de dangereux antagonismes sociaux. Les machines et la division du travail ont eu pour conséquence le travail collectif et la suppression du travail à domicile. L’ouvrier, en outre, se désintéresse des résultats de son travail et la production y perd en quantité et qualité. Ne serait-il pas possible de trouver une organisation associant le capital et le travail, ces deux forces qui ne peuvent se passer l’une de l’autre. Cette tâche est d’autant plus épineuse que la confusion règne dans ce domaine. Avant qu’une question à l’étude soit mûrie, l’initiative en pose une autre. Mais quelles que soient les difficultés de l’entreprise, le législateur a l’obligation de l’aborder. L’extension de la législation fédérale qui est aujourd’hui proposée sera le complément naturel de la législation sur les fabriques. La révision ouvrira la porte aux idées qui fermentent dans le monde du travail.
- Mais, en posant la première pierre de l’édifice, encore faudrait-il que nous fussions d’accord sur le plan général. Des divergences très accentuées surgiront dès qu’on passera à l’élaboration de la loi. Les uns voudront laisser intacte la liberté des contrats, tandis que d’autres entendront subordonner les individus à la corporation.
- La première question qui se présentera sera celle de la protection de l’apprenti, sur laquelle on tombera probablement d’accord. Ici, la tâche sera facilitée parles mesures déjà prises dans quelques cantons et par les expériences qu’a recueillies le Gewerbeuerein, auquel M. Comtesse rend un hommage de gratitude et d’admiration. Grâce à l’appui financier de la Confédération, l’enseignement professionnel a pris un grand essor, mais tout le monde n’en peut profiter. De là, la nécessité de s’occuper spécialement des apprentis. L’institution modeste et pratique des conseils de prud’hommes sera le second objet d’étude. Peut-être ira-t-on jusqu’à instituer l’arbitrage obligatoire entre patrons et ouvriers pour prévenir leurs dissentiments. Il est vrai que la sanction des décisions arbitrales restera morale, mais elle n’est pas à dédaigner, à voir ce qui se passe en Angleterre.
- Mais viendra ensuite la question des syndicats. M. Comtesse
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- a la conviction que l’association professionnelle est destinée à faire équilibre au capital, qui a trouvé dans la société anonyme sa forme d’association. Cependant, le résultat à obtenir peut être atteint, sans que le syndicat soit rendu obligatoire. Le syndicat obligatoire ne sera pas le régime de l’avenir ; il est incapable de résoudre les questions sociales. La seule concession possible en cette matière pourrait être faite aux industries qui ne travaillent pas pour l’exportation. Si, par exemple, les typographes veulent absolument s’organiser en syndicat obligatoire, on pourra les y autoriser. L’article constitutionnel proposé par le Conseil fédéral est un cheval de Troie ; on ne sait pas tout ce qui peut en sortir.
- Dans tous les cas, la commission n’a pas voulu inscrire dans la constitution des principes dont les conséquences ne seraient pas suffisamment connues. La majorité de la commission pense qu’il n’est pas nécessaire de toucher à la liberté industrielle et commerciale et, surtout, elle ne veut pas donner les mains à la proposition de la minorité qui permettrait aux cantons de restreindre cette liberté à leur convenance.
- M. Bachmann (Thurgovie) s’est prononcé dans le même sens que M. Comtesse. Il a critiqué avec beaucoup de modération, mais avec d’excellents arguments tirés de la pratique, l’institution des syndicats obligatoires. Il n’a pas affirmé que nous arrivions jamais; mais il a reconnu que le moment n’était pas encore venu d’introduire une si grave innovation que la majorité des intéressés ne désire pas.
- En somme, le Conseil national, à une très grande majorité, composée de tous les éléments progressistes (à l’exclusion des socialistes et des ultramontains) a voté l’entrée en matière sur le projet de la majorité de la commission.
- La question des syndicats obligatoires paraît donc enrayée, pour longtemps, sur le terrain législatif.
- La minorité de la commission ne peut, en effet, sur cette question, compter sur la mise en œuvre de l’initiative populaire, qui, de l’avis du correspondant suisse du Moniteur des Syndicats, M. Marsauche, lui serait peut-être plus hostile que les Chambres.
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- ALSACE-LORRAINE
- L’émigration. — D’après les statistiques communiquées aux conseils généraux de la basse Alsace et de la Lorraine
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- par les présidents de ces deux départements, il résulte que 30 Vo environ des jeunes gens appelés à servir dans l’armée allemande en 1892 ont dû être portés comme réfractaires.
- En Lorraine, le chiffre exact de ceux qui ne se sont pas présentés à la conscription est de 37.2%. Dans la basse Alsace, de 22.7 %. La haute Alsace compte également plus d’un quart de jeunes gens qui ont préféré quitter le pays plutôt que de se soumettre à l’obligation de servir dans l’armée allemande.
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- RUSSIE
- Le traité de commerce germano-russe. — Pendant qu’on discutait à la Chambre française un projet de surélévation du droit de douane sur les blés, surélévation qui atteindra surtout les blés de provenance russe, l’Allemagne signait avec la Russie un traité de commerce abaissant les droits qui frappent à leur entrée, dans ce dernier pays, les produits allemands et lui accordait en échange le traitement de la nation la plus favorisée. La France paraît oublier, mais l’Allemagne sait bien que la communauté d’intérêts conduit sûrement à l’entente politique et que les relations commerciales sont le meilleur obstacle à la guerre.
- PAYS DIVERS
- La production de l’or et de l’argent de 1493 à 1892.
- — Del ' Economiste européen, sous la signature de son directeur, Edmond Théry :
- « La production totale de toutes les mines du monde, depuis la découverte de l’Amérique jusqu’à l’année 1892 inclusivement, a fourni 233 millions 949,972 kilogrammes d’argent représentant à notre pair bi-métallique 51,936 millions de fr. et 12,358,932 kilogrammes d’or, représentant 42,564 millions de francs.
- » Soit, au total : 94 milliards et demi.
- » Si l’on donnait à la masse respective des deux métaux précieux une base équivalente, par exemple, celle du cube parfait de l’or : (8 m. 62 de côté, soit 74,30 mètres carrés de surface à la base) on pourrait, avec les 22,280 mètres cubes d’argent, élever une colonne massive exactement égale, en hauteur, à la tour Eiffel; soit 300 mètres, la hauteur de la colonne d’or étant représentée par 8m. 62.
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- LÉ DEVOIR
- » La cour carrée du vieux Louvre a 120 mètres de côté environ, c’est-à-dire une surface de 14,400 mètres carrés. Si l’on coulait la masse totale d’argent dans cette immense cour, l’épaisseur du bloc en fusion atteindrait 1 mètre 546 millimètres. Répandue sur la même surface, la masse totale d'or ne fournirait que 44 millimètres d’épaisseur.
- » Enfin, pour loger la masse totale d’argent, il faudrait un édifice au moins deux fois plus vaste que le grand hall de la Bourse de Paris, tandis que toute la masse d’or extrait depuis 1493 tiendrait dans une petite remise de 13 mètres de longueur sur 10 mètres de largeur et 4 m. 92 de hauteur. »
- Le stock de l’or. — Une statistique intéressante a été présentée au Congrès par le directeur de la Monnaie des Etats-Unis. Elle établit que le stock de l’or actuellement accumulé dans le monde entier représente une valeur de 17 milliards 913,025,000 fr.; le stock total de l’argent est estimé à 20 milliards 213,500,000 francs et celui du papier non convertible en espèces à 13.179,365,000 francs.
- La France possède le stock le plus considérable d'or et d’argent, à savoir 4 milliards du premier et 3 milliards 500 millions du second; les Etats-Unis viennent ensuite avec 3 milliards 20 millions d’or et 3 milliards 75 millions d’argent; la Grande-Bretagne vient ensuite avec 2 milliards 750 millions d’or et 500 millions d’argent; en dernier lieu, la Russie, qui possède 1 milliard 250 millions d’or et 300 millions d’argent.
- En ce qui concerne le papier-monnaie inconvertible, l’Amérique du Sud vient en tête, pour une somme de 3 milliards; la Russie la suit, avec 2 milliards et demi, puis les Etats-Unis avec 2 milliards 60 millions.
- La circulation par tête de toute espèce de monnaie (or, argent, papier) dans les différents pays du monde peut être estimée comme suit: France, 202 fr. 50; Cuba, 155 fr.; Pays-Bas, 143 fr. 50; Australie, 133 fr. 75; Belgique, 127 fr. 50; Etats-Unis, 122 fr. ; Royaume-Uni, 67 fr. 50; Russie, 35 fr. 50.
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- LA QUESTION IDE LA PAIX
- Devenir un Parti
- Tel est le titre d’un remarquable article publié dans lê numéro de janvier-février de la Paix par le Droit, par le distingué rédacteur de cette revue, M. Jacques Dumas.
- Le commencement de cet article marque avec une grande netteté le but poursuivi :
- <( Au début d’une année nouvelle, dit M. Jacques Dumas, au moment d’inaugurer une période plus active de notre organisation et de notre publicité, nous ne saurions formuler en faveur de notre œuvre un vœu qui résumât nos convictions et nos espérances d’une façon à la fois plus fidèle et plus complète que celui-ci : Devenir un parti.
- » Jusqu’à ce jour, le mouvement pacifique a été surtout idéaliste. On s’est élevé contre les atrocités de la guerre ; on a célébré les bienfaits de la paix; on a très justement affirmé que tous les hommes sont frères et que les peuples ayant des intérêts communs, se doivent des égards réciproques. Mais, de toute cette métaphysique politique, il ne s’est dégagé que la conception vraiment trop vague d’une Humanité sans expression, sans coordination et par conséquent sans unité.
- » Cette phase n’aura certes pas été inutile. Les aspirations à l’accord international ont le grand avantage d’élever l’esprit public au dessus des préjugés chauvins et il y a beaucoup à attendre de leur généralisation. Nous leur devons déjà un considérable élargissement des notions de race, de patrie, de culte, de justice. Mais il faut convenir qu’elles demeureraient toujours impuissantes pour une action sérieuse sur les pouvoirs publics.
- » Or, c’est des pouvoirs publics que dépendent exclusivement toutes les solutions internationales. Comment donc obtenir d’eux ces solutions? Aux peuples qui sont intuitifs, on peut parler de sentiments. Aux gouvernements essentiellement positifs, il faut fournir des raisons et indiquer des moyens.
- » C’est donc, du domaine des idées, sur le terrain des faits qu'il nous faut redescendre. Nous avons cherché notre inspiration dans les sphères supérieures de la philosophie et du droit; il faut maintenant adapter ces théories aux faits, nous former
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- une politique conforme aux évènements de notre époque, rechercher la formule appropriée à chacun des problèmes et, réduisant nos déductions en propositions précises et circonstanciées, cesser d’être une école pour devenir un parti. »
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- Manifeste de l’Union Lombarde
- L’Ünion lombarde a adressé, le 23 janvier 1894, au peuple italien le manifeste suivant auquel nous nous associons pleinement :
- « Des faits très graves, menaces des maux plus importants encore, ont attristé et affligent en ces jours le pays.
- » De grands%établissements de crédit ruinés, d’autres sur le point de péricliter, le budget de l’Etat épuisé et l’économie nationale impuissante à l’améliorer, la faim, source de révolte en Sicile et dans la Polesine, une guerre fratricide invoquée par des insensés comme on invoque ardemment la mort dans un accès de désespoir.
- » L’Italie, ressuscitée comme un gage de paix et de civilisation dans le grand concert des nations et comme une promesse certaine de rédemption du prolétaire encore opprimé par les derniers vestiges du féodalisme expirant, a failli à sa propre mission.
- » Pour donner l’ombre de la réalité au vain mirage d’une gloire militaire non permise, presque toutes les ressources du pays ont été gaspillées dans la lutte barbare que les gouvernements européens ont entreprise en multipliant les instruments de la guerre.
- »Le soulagement des classes pauvres devient impossible par le manque de ressources, puis en ruinant les industries nationales par le poids des impôts on n’a fait qu’empirer l’humble condition des travailleurs. Lorsque les populations misérables de la Sicile, auxquels Garibaldi, dictateur, avait donné l’espérance de réformes économiques réorganisatrices, furent poussées par le désespoir à la révolte, nous vîmes le pénible et douloureux spectacle de répressions sans que l’on songeât à remonter aux sources mêmes du mal pour y apporter un prompt et efficace remède.
- » La conscience nous défend de nous désintéresser de ce poignant état de choses, nous qui, dans des moments bien autrement périlleux et difficiles, avons élevé notre voix conci-
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- liatrice, non pour inciter à la haine, mais en faveur de la paix et de la concorde.
- » Dans la tristesse de l’heure présente, notre Société ne peut faire moins que de constater et de relever la cause première des difficultés éprouvées par l’économie nationale, de même que celle du retard apporté au perfectionnement de la main d’œuvre, ainsi qu’à l’amélioration du sort du travailleur en Sicile et ailleurs. La cause réelle et indéniable de ce désastre, ce sont les énormes dépenses militaires rendues nécessaires par Vattitude provocatrice des Etats belligérants et par la tension qui en résulte dans les rapports internationaux entre pays civilisés, sans parler du maintien d’anciens abus, plutôt caressés que combattus par certains gouvernements. Il ne faut pas non plus oublier que la violence, les incendies, les scènes de carnage, de meurtre et de sang, viles et brutales cruautés, sont les fruits naturels du milieu créé par une existence internationale surannée, où Von rend à la force ce culte qui est seul dû au droit et à la justice.
- » Nous faisons appel à tous les gens de cœur, afin qu’ils s’unissent dans ce but sacré : épargner à l’Italie de nouvelles ruines.
- » Le peuple entend que ses sacrifices d’argent ne servent plus à maintenir des armements exagérés, qui compromettent sa sécurité au lieu de la garantir; il s’élève au-dessus des mesquins égoïsmes pour se préoccuper de la solidarité de la grande famille humaine, qui a des intérêts, des besoins et des destins communs.
- » Pour le salut du pays, pour le bien de tous, pour la cause de la justice et de l’humanité, nous répétons notre cri d’autrefois, notre cri de toujours : GUERRE A LA GUERRE.
- » Le Comité :
- » MM. E.-T. Moneta, président. — M.-A. Mazzoleni. — Luigi Mazzocchi. — Giovanni Massa.—P. Tanzi. — Labus. Av. Giovanni Maino. — A. Ravasi. — Dr Filippetti. — Dr A. Visconti. — Polycarpe Petrocchi.—Antonio Maffi* François Angiolini. — Oreste Gallo.» *
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- L’opinion de M. Crispi
- Dans son numéro du 19 février, la Riforma, l’organe de M. Grispij dénonce comme une invention de la presse également
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- ennemie de la France et de l’Italie tous les bruits relatifs soit à l’augmentation des troupes italiennes à la frontière, soit à des préparatifs d’armements. L’œuvre de la paix est également nécessaire à tous, pour organiser et transformer la vie intérieure sous l’aspect social, économique et politique.
- La Riforma rappelle que M. Grispi, un peu avant son retour au pouvoir, avait, dans un discours prononcé à Quarto, défini la guerre une folie. Ce jugement, dit le journal, n’a pas pu changer et n’a pas changé.
- La Riforma se demande à quoi tendrait une guerre, en vue de quelles revendications on la ferait et quelles en seraient les fins prochaines ou lointaines.
- Ce journal conclut en disant que, pour affirmer que l’Italie a des idées belliqueuses, il ne faut pas connaître les idées dont s’inspire aujourd’hui le gouvernement italien.
- Nous attendons patiemment les actes par lesquels se manifestera cette bonne volonté.
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- Les victimes de la guerre
- A l’Académie de médecine de Paris, le docteur Lagneau, le célèbre démographe, a lu un très curieux mémoire qui fait suite à ses recherches sur les conséquences démographiques qu’ont eues pour la France les guerres depuis un siècle. A toutes les époques, sous tous les régimes, on a évité de faire connaître le nombre exact des victimes que fait la guerre. Aussi, ne peut-on évaluer la mortalité militaire que très imparfaitement.
- Sous la Révolution et VEmpire. — De 1791 à 1799, sous la première République, on appela à l’armée 2 millions 80.000 hommes ; les pertes furent évaluées à 700.000 hommes par les uns, à plus du double par les autres. De 1799 à 1815 sous le Consulat et l’Empire, alors qu’on ne renvoyait guère dans leurs foyers que les hommes devenus inaptes à servir, alors que, comme le disait le général Foy, on entrait au service pour n’en plus sortir vivant, les pertes durent être bien plus considérables encore. Des 3 millions 153.598 hommes ayant servi sous Napoléon, on estime qu’il en est tombé un million sur les champs de bataille eu pendant la désastreuse retraite de Moscou, et qu’il en est mort davantage encore dans les hôpitaux de blessures ou de maladies.
- Sous le second Empire. — Sur les 309,268 hommes ayant pris part à la campagne de Crimée, les pertes se seraient éle-
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- vèes, d’après Chenu, à 95.615 hommes, dont 10.240 tués sur le champ de bataille, et 85.375 morts dans les ambulances et hôpitaux. On n’a pas publié les nombres des soldats décédés au Mexique, en Cochinchine, etc.
- La guerre depuis 1870. — Quant à la guerre de 1870-1871, que l'Empire légua à la République, durant laquelle on paraît avoir appelé à l’armée près de 1.000.000 d’hommes, la mortalité fut énorme. Pour les dernières expéditions du Tonkin, de Madagascar, du Sénégal, du Soudan, il n’y a pas de statistique publiée. Mais la mortalité a été considérable. M. Lagneau demande que nous imitions les Anglais, qui donnent le chiffre exact de leurs pertes dans toutes les expéditions, et qui arrivent à perdre peu d’hommes parce qu’ils savent dépenser beaucoup d’argent.
- Vinfluence des guerres. — La guerre influe sur la nuptialité ; les mariages de 266.503 en 1781, s’abaissèrent à 198.516 en 1800. Cependant, en 1813, ils s’élevèrent à 387.186, sans doute parce que les jeunes gens se marièrent pour éviter le service militaire, effrayés qu’ils étaient par la désastreuse retraite de Russie.
- La natalité est profondément modifiée par la guerre.
- A la suite des guerres de la République, les naissances qui, en 1782, étaient au nombre de 975.705, ne furent plus en 1800 qu’au nombre de 903.688. Aussi la population subit-elle une diminution annuelle de 0, l sur 1.000 pendant les 10 dernières années de l’Empire.
- La race s'en va. — La guerre a encore d’autres conséquences désastreuses ; l’armée se recrutant de préférence parmi les hommes grands et valides, ceux qu’elle laisse sont petits et peu valides et leurs fils sont comme eux.
- La dernière publication officielle du mouvement de la population montrera combien les appréhensions du docteur Lagneau sont fondées, et combien il est urgent pour l’avenir de notre pays de renoncer définitivement à toute idée belliqueuse : ,
- Le mouvement de la population pendant l’année 1892
- Le Journal Officiel vient de publier les résultats du mouvement de la population de la France pendant l’année 1892.
- Au premier abord, les résultats sont navrants, et quiconque a le souci de l’avenir de notre pays, ne pourra se défendre d’un
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- sentiment pénible en prenant connaissance des chiffres dont il s’agit.
- Il a été relevé pendant l’année 1892 : 290 319 mariages, 5 772 divorces, 855 847 naissances et 875 888 décès; ce qui fait, en rapprochant ces chiffres de ceux qui avaient été constatés dans le cours de l’année précédente, une augmentation de 4 861 mariages, de 20 divorces et une diminution de 10 530 naissances et de 994 décès.
- Ainsi les mariages ont progressé, les naissances ont diminué, les décès et les divorces sont restés stationnaires. Voilà les premières constatations qui ressortent de la comparaison entre les deux années. Ce qui est plus grave, c’est que la diminution des naissances a entraîné, cette année encore, un nouvel excédent, plus accentué, de décès; abstraction faite des immigrations et des émigrations, la population de la France a diminué de 20 000 âmes; en 1891, elle avait perdu 10 000 âmes et en 1890, 33 000 âmes,
- Cette situation, due au jeu des naissances, qui ont encore diminué, et des décès, lesquels se tiennent, depuis trois ans, à un taux très élevé qui ne saurait se maintenir, ne doit pas faire oublier le mouvement des mariages, qui est très remarquable et très important à étudier; aussi ne convient-il pas de tirer des conclusions aussi pessimistes que l’on serait en droit de faire, en ne considérant que les décès et les naissances.
- Aussi, tout en s’exposant à être taxé d’optimiste, le rédacteur du Rapport officiel, M. Moron, directeur de l’Office du travail, a-t-il cru devoir rechercher si la situation actuelle de la population française permettait de faire espérer le retour d’années meilleures.
- En démographie, ce n’est pas toujours le nombre des naissances ni celui des décès pris dans une année que l’on doit envisager pour apprécier l’économie d’une population ; c’est plutôt l’allure générale de ces deux éléments, mais surtout l’allure générale des mariages considérée dans une période suffisante.
- Lorsque les naissances ont diminué brusquement, depuis quelques années, il y a parfois des chances pour que leur nombre se relève.
- Lorsque les décès se maintiennent trop élevés pendant une courte période, ils doivent forcément diminuer, même si leur aggravation est due à des épidémies persistantes.
- Enfin, si les mariages croissent pendant plusieurs années de suite, le nombre des naissances a des chances de s’en ressentir et la natalité de se relever un peu.
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- Pénétré de cette idée, le rédacteur du Rapport officiel a fait porter son examen sur une période suffisamment étendue, pour constater que la situation actuelle, si défavorable, est due à des évènements déjà éloignés, dont les effets ont pesé plus particulièrement sur les années qui viennent de s’écouler.
- Bien entendu, le plus gros de ces évènements, le plus désastreux, est la guerre de 1870-71. Dans l’espace de moins d’un an, la France a compté 600 000 décès de plus qu’en temps normal, et l’on peut dire que la plus notable partie de ces pertes a porté sur des hommes jeunes et vigoureux, dont chacun aurait pu, sans les évènements, remplir une carrière et fonder une famille; 120 000 naissances de moins, compensées, il est vrai, par une plus-value de 20 000 naissances l'année suivante, soit 100.000 naissances en moins. 120.000 mariages de moins, compensés il est vrai encore, par une plus-value de 70.000 mariages pendant les deux années suivantes, conséquence naturelle des retards apportés par les évènements dans beaucoup d’unions, soit 50.000 mariages en moins.
- Tel est le bilan de la guerre, sans compter la perte de 1 million et demi d’Alsaciens-Lorrains, aussi prolifiques que nos Bretons, nos Flamands ou que nos Cévenols.
- Outre ces pertes de 600.000 personnes qui auraient certainement, d’après M. Moron, et si les moyennes sont exactes, fourni 200.000 mariages et 600.000 naissances échelonnées sur une période d’à peu près vingt années, il faut ne pas perdre de vue que le déficit des naissances en 1871 a amené un déficit dans les mariages, depuis la dix-huitième ou la vingtième année qui a suivi, et a eu son contre-coup dans les naissances. D’autre part, la poussée très remarquable qui s’est manifestée en 1871 et en 1872 dans les mariages et par suite dans les naissances, ne laisse pas que d’avoir produit son effet, une vingtaine d’années après. C’est pour cela, comme le remarque M. V. Turquan, dans l’Economiste français, et aussi parce que le déficit de 1870-71 a cessé d’agir à la longue, que le nombre des mariages a augmenté depuis trois ans :
- 269.000 en 1890 285.000 en 1891 290,000 en 1892
- Cette seule augmentation de 16.000, puis de 5.000 mariages, doit sembler consolante, car elle peut amener, aux termes de la proportion démographique, qui est de trois naissances par
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- 172 LE DEVOIR
- mariage, un appoint fort appréciable de plus de 60.000 naissances, qui porteront sur les années 1893 et suivantes.
- Toujours est-il que les chiffres généraux du mouvement de la population en 1892 sont intéressants à comparer avec ceux des dix années précédentes ; les voici :
- Excédents»
- Années. Mariages. Naissances. Décès. Naissances. Décès.
- 1883 . 284.519 937.944 841.141 96.083 »
- 1884 . 289.555 937.758 858.784 78.974 »
- 1885 . 283.170 924.558 836.897 87.661 ))
- 1886 283.208 912.838 860.222 52.616 »
- 1887 . 277.060 899.363 842.797 56,536 »
- 1888 . 276.848 882.639 837.867 44.772 »
- 1889 . 272.934 880.579 794.933 85.646 »
- 1890 . 269.332 838.059 876.505 » 38.446
- 1891 . * 285.458 866.377 876.882 » 10.505
- 1892 . 290.319 855.847 875.888 » 20.041
- On voit par ces chiffres que les mariages, depuis 1884, ont baissé graduellement jusqu’en 1890, date à laquelle ils se sont relevés jusqu’à un chiffre inconnu depuis près de vingt ans ; les naissances ont diminué de près de 10.000 en moyenne chaque année, et les décès sont restés plus ou moins stationnaires, jusqu’en 1890, époque à partir de laquelle ils se tiennent très élevés, à un taux que l’on n’avait pas vu depuis la guerre de 1870-71.
- Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que les excédents de naissances, qui étaient de 173.000 il y a vingt ans, aient été en décroissant d’année en année, jusqu’à se changer en excédent de décès pendant l’année de l’influenza et les deux années suivantes. (Revue scientifique.)
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- La question coloniale
- Mme Destriche exprime ainsi son opinion sur la question coloniale dans les Etats-Unis d'Europe :
- « Toujours la question coloniale, Tonkin, Dahomey, Madagascar, Sénégal, dévorent à belles dents et nos hommes et notre argent.
- » Pour moi, mes amis, les aventures coloniales se résument en ceci : Grande dépense et petit profit.
- » On prétexte, pour y lancer la France, la nécessité d’ouvrir des débouchés au commerce, et les mêmes hommes qui vous
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- tiennent ce raisonnement passent leur temps à voter des tarifs douaniers qui fermeront à notre pays les débouchés ouverts depuis plusieurs siècles. »
- Un programme d’enseignement
- On a si souvent accusé la France de donner dans ses écoles un enseignement empreint de l'exclusivisme national le plus étroit que nous sommes heureux de relever, dans le programme des écoles primaires supérieures de garçons, le paragraphe ci-après, inscrit au chapitre de l’éducation morale :
- « Les nations entre elles. Devoirs et droits internationaux. » —Solidarité internationale. — L’humanité. — L’amour de » l’humanité et sa conciliation avec l’amour de la patrie.
- » Le droit des gens. — Aspiration à un idéal juridique entre » les nations : l’arbitrage. »
- Ce programme, en vertu des Décrets et Arrêtés des 21 janvier, 14 et 18 août 1893, est devenu obligatoire pour toutes les écoles primaires supérieures publiques. J. T.
- (Etats-Unis d'Europe).
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- + ¥
- Un bon exemple
- Il vient d’être fait en Suède, pour la jeunesse, une rédaction de Bas les armes, le beau roman de Mme Bertha de Suttner, fondatrice de la Sociélé autrichienne de la paix, qui vient d’être ainsi introduit dans les écoles.
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- 5e Conférence interparlementaire
- La cinquième Conférence interparlementaire s’ouvrira le lundi 3 septembre 1894 à La Haye (Hollande).
- Elle se tiendra dans la salle des séances de la première Chambre des Etats-Généraux les 4, 5 et 6 septembre. Les membres de la presse seront admis en aussi grand nombre que la galerie qui leur est destinée le permettra. Une galerie sera réservée aux dames qui accompagneront les membres de la Conférence. Les cartes de journalistes et de dames devront être réclamées huit jours au moins avant la Conférence. Le public ne sera pas admis.
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- LE DEVOIR
- MOUVEMENT FÉMINISTE
- FRANCE
- Les Femmes commerçantes
- La loi accordant aux femmes commerçantes l’électorat en matière de tribunaux de commerce a été définitivement votée par le Sénat dans sa séance du 21 février.
- Mme Maria Deraismes qui avait pris, en 1883, l’initiative de cette réforme, et qui faisait naguère encore en sa faveur un suprême appel aux pouvoirs publics, n’a pu assister au couronnement définitif de ses longs efforts.
- Elle a succombé dans l’intervalle des deux délibérations à la cruelle maladie qui l’étreignait.
- Mais avant que la mort ne l’eût forcée d’abandonner la lutte, à laquelle la maladie n’avait pu la faire renoncer, elle a eu du moins la satisfaction de saluer la victoire imminente.
- On a rappelé naguère qu’au début de sa campagne Mme Maria Deraisme lança 17.000 circulaires aux commerçantes intéressées, et qu’elle avait reçu, en réponse, deux lettres. La première la félicitait de son dévouement à la cause féminine ; quant à la seconde, elle ne contenait que des sottises.
- Or, aussitôt après le vote en première lecture de la loi, Mme Maria Deraisme reçut un grand nombre de lettres venant de femmes satisfaites de cette première victoire.
- En outre, dans une adresse qui lui fut remise à cette occasion, un groupe de commerçantes lui rappelait que c’est grâce à ses courageux et persistants efforts que le premier pas dans la reconnaissance du droit des femmes vient d’être admis dans nos lois.
- On voit que l'idée a fait des progrès, et qu’il n’y a plus à craindre que les femmes commerçantes n’usent pas de leurs droits.
- Le travail de ménage de la femme
- La Solidarité a adressé aux Chambres une pétition demandant l’évaluation du travail de ménage de la femme, cela afin de sauvegarder, dans la maison qui est légalement celle de l’époux, la dignité et l’indépendance de l’épouse.
- Motifs : Les soins que la femme apporte à l’entretien du foyer et à l’éducation première des enfants n’ont-ils pas un
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- MOUVEMENT FÉMINISTE 175
- prix, une valeur réelle? Si oui, pourquoi ne pas les rémunérer moralement par une loi qui reconnaîtrait cette valeur?
- DANEMARK
- Les femmes et les conseils communaux
- Extrait d’une lettre de M. Frédérik Bajer, député danois, au Journal des Femmes :
- « Le 20 novembre, notre Chambre des députés (Folketing) a adopté, sans amendement, avec 39 voix contre 13, le projet de loi accordant aux femmes le droit d’élire et d’être élues aux assemblées communales, projet de loi dont je vous ai déjà parlé dans ma dernière lettre.
- » Mais le 28 novembre, le Sénat (Landsting) l’a condamné à mort, je peux dire sans phrase, car il a refusé de le discuter en adoptant un ordre du jour déclarant que ce droit serait également nuisible à la femme et à la société. Cette phrase n’est que la répétition de ce qui a été dit en 1888 lorsque le Sénat refusa un projet de loi semblable adopté par la Chambre. Vingt-cinq sénateurs ont voté pour et douze contre l’ordre du jour. »
- Le projetée loi en question avait été présenté, le 17 octobre, par M. F. Bajer et son collègue M. Herman Trier, députés de Copenhague.
- LES FEMMES FONCTIONNAIRES aux Etat-Unis
- Aux dernières élections scolaires de l’Etat d’Iowa (Etats-Unis), miss Bell H. Meeks de Dauville vient d’être élue chef de l’instruction publique de cet Etat.
- en Belgique.
- Le conseil communal de Yanche (Brabant) a nommé une femme secrétaire de la commuue.
- On sait que les édiles de Lodelimart avaient déjà désigné une femme comme membre du bureau de bienfaisance.
- Voici que les membres de l’administration communale d’Auvelais, ont, à leur tour, conférer les mêmes fonctions à Mme Eugénie Scoyer.
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- LE DEVOIR
- NÉCROLOGIE
- CHARLES FAUVETY
- Un philosophe spiritualiste d’une rare valeur intellectuelle et morale, mais qui a fui la renommée avec autant de soin que d’autres en prennent pour la rechercher, M. Charles Fau-vety, vient de s’éteindre dans sa quatre-vingt unième année, à Asnières, où il vivait estimé de tous depuis plus de trente ans.
- Mêlé au mouvement socialiste qui fut représenté, de 1832 à 1851, par le Phalanstère, la Phalange, la Démocratie pacifique ; fondateur du Représentant du Peuple, puis de la Voix du Peuple, continuée par Proudhon en 1848 ; co-auteur, avec Erdan, Renouvier et quelques autres, d’un projet d’Organisation communale et centrale de la République, paru en 1851 et plein d’idées justes, ancien collaborateur vers 1855, de la Revue où écrivaient Michelet, Lemonnier, Lemaire, l'abbé Constant, etc., etc., et plus tard du journal : les Etat-Unis d’Europe, Charles Fauvety avait fondé, en 1866, une revue doctrinale intitulée : la Solidarité, qui fut interrompue par la guerre de 1870 et remplacé en 1876, par la Religion laïque, devenue depuis 1890, sous la direction de son disciple P. Verdad (Lessard), la Religion universelle.
- Entre autres ouvrages remarquables, Charles Fauvety en a publié récemment deux d’une ferme dialectique et d’un style excellent, où se réflète toute sa doctrine, l’un intitulé : Nouvelle Révélation : La Vie, dans lequel il expose une méthode nouvelle de la connaissance ; l’autre, portant ce double titre : Théonomie ; Démonstration de l’existence de Dieu.
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- OUVRAGES REÇUS
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- OUVRAGES REÇUS
- L’état de trouble et l’évolution posthume de l’être humain, par Papus.
- Brochure illustrée, prix 0,50 centimes. En vente à la librairie Chamuel, 29, rue de Trévise, Paris.
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- Même librairie :
- Peut-on envoûter ? Etude historique, anecdotique et critique sur les plus récents travaux concernant l’envoûtement, par Papus.
- Brochure accompagnée d’une planche, prix 1 franc.
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- Le petit jardin, illustré, hebdomadaire. Journal de jardinage pratique.
- Abonnement annuel : 5 francs. Bureaux : 13, rue de Bruxelles, Paris.
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- Almanach pour 1894, publié par la Fédération spirite de la région de Liège.
- En vente à la librairie du Flambeau, 1, quai de la Saulx, à Jemmeppe-lés-Liège, Belgique. Prix 0,15 centimes.
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- Un peu plus tard, par Potonié-Pierre.
- Volume en vente au prix de 1 franc, à la Librairie mondaine, 9, rue de Verneuil, Paris.
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- Les Malfaiteurs de profession, par Louis Puibaraud, docteur en droit, ancien chef du cabinet du Préfet de police, Inspecteur général des services administratifs du Ministère de l’intérieur.
- Volume illustré, en vente au prix de 3 fr. 50, chez Ernest Flammarion, éditeur, 26, rue Racine, Paris.
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- LE DEVOIR
- LE PETIT CHOSE
- HISTOIRE D’UN ENFANT
- (Suite, )
- Alors, en m’approchant pour l’embrasser, ma main rencontra sa main, sa chère main toute moite des sueurs de l’agonie. Je m’en emparai et je ne la quittai plus... Nous restâmes ainsi je ne sais combien de temps; peut-être une heure, peut-être une éternité, je ne sais pas du tout... Il ne me voyait plus, il ne me parlait plus. Seulement, à plusieurs reprises, sa main remua dans la mienne, comme pour me dire : « Je sens que tu es là. » Soudain, un long soubresaut agita son pauvre corps des pieds à la tête. Je vis ses yeux s’ouvrir et regarder autour d’eux pour chercher quelqu’un; et, comme je me penchais sur lui, je l’entendis dire deux fois très doucement : « Jacques, tu es un âne... Jacques, tu es un âne!... »puis rien... Il était mort...
- ... Oh! le rêve !...
- Il fit grand vent cette nuit-là. Décembre envoyait des poignées de grésil contre les vitres. Sur la table, au bout de la chambre, un Christ d’argent flambait entre deux bougies. A genoux devant le Christ, un prêtre que je ne connaissais pas priait d’une voix forte, dans le bruit du vent... Moi, je ne priais pas ; je ne pleurais pas non plus... Je n’avais qu’une idée, une idée fixe, c’était de réchauffer la main de mon bien-aimé que je tenais étroitement serrée dans les miennes. Hélas ! plus le matin approchait, plus cette main devenait lourde et déglacé...
- Tout-à-coup, le prêtre qui récitait du latin, là-bas, devant le Christ, se leva et vint me frapper sur l’épaule.
- — Essaye de prier, me dit-il... Cela te fera du bien.
- Alors seulement je le reconnus... C’était mon vieil ami du Collège de Sarlande, l’abbé Germane lui-même, avec sa bedle figure mutilée et son air de dragon en soutane... La souffrance m’avait tellement anéanti que je ne fus pas étonné de le voir. Cela me parut tout simple... Mais voici comment il était là.
- Le jour où le petit Chose quittait le collège, l’abbé Germane lui avait dit : « J’ai bien un frère à Paris, un brave homme de prêtre... mais baste ! à quoi bon te donner son adresse?..., Je suis sûr que tu n’irais pas. »
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- LE PETIT CHOSE
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- Voyez un peu la destinée ! Ce frère de l’abbé Germane était curé de l’église Saint-Pierre à Montmartre, et c’est lui que la pauvre mère Jacques avait appelé à son lit de mort. Juste à ce moment, il se trouvait que l’abbé Germane était de passage à Paris et logeait àu presbytère... Le soir du 4 décembre, son frère lui dit en rentrant :
- — Je viens de porter l’extrême-onction à un malheureux enfant qui meurt tout près d’ici. Il faudra prier pour lui, l’abbé !
- L’abbé répondit : « J’y passerai demain, en disant ma messe. Comment s’appeîle-t-il ?
- — Attends. — C’est un nom du Midi, assez difficile à retenir... Jacques Eyssette... Oui, c’est cela... Jacques Eyssette...
- Ce nom rappela à l’abbé certain petit pion de sa connaissance ; et sans perdre une minute il courut à l’hôtel Pilois... En entrant, il m’aperçut debout, cramponné à la main de Jacques. Il ne voulut pas déranger ma douleur et renvoya tout le monde en disant qu’il veillerait avec moi ; puis il s’agenouilla, et ce ne fut que fort avant dans la nuit qu’effrayé de mon immobilité il me frappa sur l’épaule et se fit connaître.
- A partir de ce moment, je ne sais plus bien ce qui se passa. La fin de cette nuit terrible, le jour qui la suivit, le lendemain de ce jour et beaucoup d’autres lendemains encore ne m’ont laissé que de vagues souvenirs confus. Il y a là un grand trou dans ma mémoire. Pourtant je me souviens, — mais comme de choses arrivées il y a des siècles, — d’une longue marche interminable dans la boue de Paris, derrière la voiture noire. Je me vois allant, tête nue, entre Pierrotte et l’abbé Germane. Une pluie froide mêlée de grésil nous fouette le visage ; Pierrotte a un grand parapluie ; mais il le tient si mal, et la pluie tombe si dru que la soutane de l’abbé ruisselle, toute luisante !... Il pleut ! il pleut ! oh ! comme il pleut!
- Près de nous, à côté de la voiture, marche un long monsieur tout en noir, qui porte une baguette d’ébène. Celui-là, c’est le maître des cérémonies, une sorte de chambellan de la mort. Comme tous les chambellans, il a le manteau de soie, l'épée, la culotte courte et le claque... Est-ce une hallucination de mon cerveau ?... Je trouve que cet homme ressemble à M. Viot, le surveillant général du collège de Sarlande. Il est long comme lui, tient comme lui sa tête penchée sur l’épaule, et chaque fois qu’il me regarde, il a ce même sourire faux et glacial qui courait sur les lèvres du terrible porte-clefs. Ce n’est pas M. Viot, mais c’est peut-être son ombre.
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- LE DEVOIR
- La voiture noire avance toujours, mais si lentement, si lentement... Enfin, nous voici dans un jardin triste, plein d’une boue jaunâtre où Ton enfonce jusqu’aux chevilles. Nous nous arrêtons au bord d’un grand trou. Des hommes en manteaux courts apportent une grande boîte très lourde qu’il faut descendre là dedans. L’opération est difficile. Les cordes, toutes raides de pluie, ne glissent pas. J’entends un des hommes qui crie : « Les pieds en avant ! les pieds en avant !... » En face de moi, de l’autre côté du trou, l’ombre de M. Viot, la tête penchée sur l’épaule, continue à me sourire doucement. Longue, mince, étranglée dans ses habits de deuil, elle se détache sur le gris du ciel, comme une grande^ sauterelle noire, toute mouillée...
- Maintenant, je suis seul avec Pierrotte... Nous descendons le faubourg Montmartre... Pierrotte cherche une voiture, mais il n'en trouve pas. Je marche à côté de lui, mon chapeau à la main; il*me semble que je suis toujours derrière le corbillard... Tout le long du faubourg, les gens se retournent pour voir ce gros homme qui pleure en appelant des fiacres, et cet enfant qui va tête nue sous une pluie battante...
- Nous allons, nous allons toujours. Et je suis las, et ma tête est lourde... Enfin, voici le passage du Saumon, l’ancienne maison Lalouette avec ses contrevents peints, ruisselants d’eau verte... Sans entrer dans la boutique, nous montons chez Pierrotte... Au premier étage, les forces me manquent. Je m'assieds sur une marche. Impossible d’aller plus loin ; ma tête est trop... Alors Pierrotte me prend dans ses bras ; et tandis qu’il me monte chez lui, aux trois quarts mort et grelottant de fièvre, j’entends le grésil qui pétille sur la vitrine du passage et l’eau des gouttières qui tombe à grand bruit dans la cour... Il pleut ! il pleut ! oh ! comme il pleut !
- XVI
- LA FIN DU RÊVE
- Le petit Chose est malade; le petit Chose va mourir... Devant le passage du Saumon, une large litière de paille qu’on renouvelle tous les deux jours fait dire aux gens de la rue: c< Il y a là haut quelque vieux richard en train de mourir...» Ce n’est pas un vieux richard qui va mourir, c’est le petit Chose... Tous les médecins l’ont condamné. Deux fièvres typhoïdes en deux ans, c’est beaucoup trop pour ce cervelet
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- LE PETIT CHOSE
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- d’oiseau-mouche! Allons ! vite, attelez la voiture noire! Que la grande sauterelle prépare sa baguette d’ébène et son sourire désolé! Le petit Chose est malade; le petit Chose va mourir.
- Il faut voir quelle consternation dans l’ancienne maison Lalouette! Pierrotte ne dort plus; les yeux noirs se désespèrent. La dame de grand mérite feuillette son Raspail avec frénésie, en suppliant le bienheureux saint Camphre de faire un nouveau miracle en faveur du cher malade... Le salon jonquille est condamné, le piano mort, la flûte enclouée. Mais le plus navrant de tout, oh! le plus navrant c’est une petite robe noire assise dans un coin de la maison, et tricotant du matin au soir, sans rien dire, avec de grosses larmes qui lui coulent.
- Or, tandis que l’ancienne maison Lalouette se lamente ainsi nuit et jour, le petit Chose est bien tranquillement couché dans un grand lit de plume, sans se douter des pleurs qu’il fait répandre autour de lui. Il a les yeux ouverts, mais il ne voit rien; les objets ne vont pas jusqu’à son âme. Il n’entend rien non plus, rien qu’un bourdonnement sourd, un roulement confus, comme s’il avait pour oreilles deux coquilles marines, ces grosses coquilles à lèvres roses où l’on entend ronfler la mer. Il ne parle pas, il ne pense pas : vous diriez une fleur malade... Pourvu qu’on lui tienne une compresse d’eau fraîche sur la tête et un morceau de glace dans la bouche, c’est tout ce qu’il demande. Quand la glace est fondue, quand la compresse est desséchée au feu de son crâne, il pousse un grognement : c’est toute sa conversation.
- Plusieurs jours se passent ainsi, —jours sans heures, jours de chaos, puis subitement, un beau matin, le petit Chose éprouve une sensation singulière. Il semble qu’on vient de le tirer du fond de la mer. Ses yeux voient, ses oreilles entendent. Il respire; il reprend pied... La machine à penser, qui dormait dans un coin du cerveau avec ses rouages fins comme des cheveux de fée, se réveille et se met en branle; d’abord lentement, puis un peu plus vite, puis avec une rapidité folle, — tic! tic! tic! — à croire que tout va casser. On sent que cette jolie machine n’est pas faite pour dormir et qu’elle veut réparer le temps perdu... Tic! tic ! tic!... Les idées se croisent, s’enchevêtrent comme des fils de soie : «Où suis-je', mon Dieu?... Qu’est-ce que c’est que ce grand lit?... Et ces trois dames, là-bas, près de la fenêtre, qu’est-ce qu’elles fout?... Cette petite robe noire qui me tourne le dos, est-ce que je ne la connais pas ?... On dirait que...»
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- i 82
- LE DEVOIR
- Et pour mieux regarder cette robe noire qu’il croit reconnaître, péniblement le petit Chose se soulève sur son coude et se penche hors du lit, puis tout de suite se jette en arrière, épouvanté... Là, devant lui, au milieu de la chambre, il vient d’apercevoir une armoire en noyer avec de vieilles ferrures qui grimpent sur le devant. Cette armoire, il la reconnaît; il l’a vue déjà dans un rêve, dans un horrible rêve... Tic! tic! tic! La machine à penser va comme le vent... Oh! maintenant le petit Chose se rappelle. L’hôtel Pilois, la mort de Jacques, l’enterrement, l’arrivée chez Pierrotte dans la pluie, il revoit tout, il se souvient de tout. Hélas ! en renaissant à la vie, le malheureux enfant vient de renaître à la douleur; et sa première parole est un gémissement...
- Ace gémissement, les trois femmes qui travaillaient là-bas, près de la fenêtre, ont tressailli. Une d’elles, la plus jeune, se lève rai criant : « De la glace ! de la glace! » Et vite elle court à la cheminée prendre un morceau de glace qu’elle vient présenter au petit Chose; mais le petit Chose n’en veut pas... Doucement il'repousse la main qui cherche ses lèvres; — c’est une main bien fine pour une main de garde-malade! — En tout cas, d’une voix qui tremble, il dit :
- — Bonjour, Camille!...
- Camille Pierrotte est si surprise d’entendre parler le moribond qu’elîe^este là tout interdite, le bras tendu, la main ouverte, avec son morceau de glace claire qui tremble au bout de ses doigts roses de froid.
- - — Bonjour, Camille! reprend le petit Chose. Oh! je vous reconnais bien, allez !... J’ai toute ma tête maintenant... Et vous? est-ce que vous me voyez?... Est-ce que vous pouvez me voir?
- Camille Pierrotte ouvre de grands yeux :
- — Si je vous vois, Daniel !... Je crois bien que je vous vois!...
- Alors, à l’idée que l’armoire a menti, que Camille Pierrotte
- n’est pas aveugle, que le rêve, l’horrible rêve, ne sera pas vrai jusqu’au bout, le petit Chose reprend, courage et se hasarde à Caire d’autres questions :
- — J’ai été bien malade, n’est-ce pas, Camille?
- — Oh! oui, Daniel, bien malade...
- — Est-ce que je suis couché depuis longtemps ?...
- — Il y aura demain trois semaines...
- — Miséricorde ! trois semaines!... Déjà trois semaines que ma pauvre mère Jacques*..
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- LE PETIT CHOSE 183
- Il n’achève pas sa phrase et cache sa tête dans l’oreiller en sanglotant.
- ...Ace moment, Pierrotte entre dans la chambre; il amène un nouveau médecin. (Pour peu que la maladie continue, toute l’Académie de médecine y passera). Celui-ci est l’illustre docteur Broum-Broum, un gaillard qui va vite en besogne et ne s’amuse pas à boutonner ses gants au chevet des malades. Il s’approche du petit Chose, lui tâte le pouls, lui regarde les yeux et la langue, puis se tournant vers Pierrotte :
- — Qu’est-ce que vous me chantiez donc?... Mais il est guéri, ce garçon-là 1...
- — Guéri ! fait le bon Pierrotte en joignant les mains.
- — Si bien guéri que vous allez me jeter tout de suite cette glace par la fenêtre et donner S votre malade une aile de poulet aspergée de saint-émilion... Allons I ne vous désolez plus, ma petite demoiselle; dans huit jours, ce jeune trompe-la-mort sera sur pied, c’est moi qui vous en réponds... D’ici là gardez-le bien tranquille dans son lit; évitez-lui toute émotion, toute secousse; c’est le point essentiel... Pour le reste, laissons faire la nature : elle s’entend à soigner mieux que vous et moi...
- Ayant ainsi parlé, l’illustre docteur Broum-Broum donne une chiquenaude au jeune trompe-la-mort, un sourire à Mlle Camille, et s’éloigne lestement, escorté du bon Pierrotte qui pleure de joie et répète tout le temps : «Ah! monsieur le docteur, c’est bien le cas de le dire... c’est bien le cas de le dire...»
- Derrière eux, Camille veut faire dormir le malade; mais il s’y refuse avec énergie :
- — Ne vous en allez pas, Camille, je vous en prie... Ne me laissez pas seul... Comment voulez-vous que je dorme avec le gros chagrin que j’ai ?
- — Si, Daniel, il le faut... Il faut que vous dormiez... Vous avez besoin de repos; le médecin l’a dit... Voyons! soyez raisonnable, fermez les yeux et ne pensez à rien... Tantôt je viendrai vous voir encore; et, si vous avez dormi, je resterai bien longtemps.
- — Je dors... je dors... dit le petit Chose en fermant les yeux. Puis se ravisant : — Encore un mot, Camille !... Quelle est donc cette petite robe noire que j’ai aperçue ici tout à l’heure?
- — Une robe noire !...
- — Mais, oui ! vous savez bien ! cette petite robe noire qui
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- travaillait là-bas avec vous, près de la fenêtre... Maintenant, elle n’y est plus... Mais tout à l’heure je l’ai vue, j’en suis
- sûr...
- — Oh 1 non ! Daniel, vous vous trompez... J’ai travaillé ici toute la matinée avec Mme Tribou, votre vieille amie Mme Tribou, vous savez ! celle que vous appeliez la dame de grand mérite. Mais Mme Tribou n’est pas en noir... elle a toujours sa même robe verte... Non ! sûrement il n’y a pas de robe noire dans la maison... Vous avez dû rêver cela... Allons ! Je m’en vais... Dormez bien...
- Là-dessus, Camille Pierrotte s’encourt vite, toute confuse et le feu aux joues, comme si elle venait de mentir.
- Le petit Chose reste seul ; mais il n’en dort pas mieux. La machine aux fins rouages fait le diable dans sa cervelle. Les fils de soie se croisent, s’enchevêtrent... Il pense à son bien-aimé qui dort dans l’herbe de Montmartre ; il pense aux yeux noirs aussi, à ces belles lumières sombres que la Providence semblait avoir allumées exprès pour lui et qui maintenant...
- Ici, la porte de la chambre s’entr’ouve doucement, doucement, comme si quelqu’un voulait entrer ; mais presque aussitôt on entend Camille Pierotte dire à voix basse :
- — N’y allez pas... L’émotion va le tuer, s’il se réveille...
- Et voilà la porte qui se referme doucement, doucement,
- comme elle s’était ouverte. Par malheur, un pan de robe noire se trouve pris dans la rainure et ce pan de robe qui passe, de son lit le petit Chose l’aperçoit...
- Du coup son cœur bondit ; ses yeux s’allument, et, se dressant sur son coude, il se met à crier bien fort : « Mère ! mère ! pourquoi ne venez-vous pas m’embrasser ?... »
- Aussitôt la porte s’ouvre. La petite robe noire, — qui n’y peut plus tenir, — se précipite dans la chambre ; mais au lieu d’aller vers le lit, elle va droit à l’autre bout de la pièce, les bras ouverts, en appelant :
- — Daniel ! Daniel !
- — Par ici, mère... crie le petit Chose, qui lui tend les bras en riant... Par ici ; vous ne me voyez donc pas ?
- Et alors Mme Eyssette, à demi tournée vers le lit, tâtonnant dans l’air autour d’elle avec ses mains qui tremblent, répond d’une voix navrante :
- — Hélas! non! mon cher trésor, je ne te vois pas... Jamais plus je ne te verrai... Je suis aveugle !
- En entendant cela, le petit Chose pousse un grand cri et tombe à la renverse sur son oreiller...
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- Certes, qu’après vingt ans de misères et de souffrances, deux enfants morts, son foyer détruit, son mari loin d’elle, la pauvre mère Eyssette ait ses yeux divins tout brûlés par les larmes comme les voilà, il n’y a rien là-dedans de bien extraordinaire... Mais pour le petit Chose, quelle coïncidence avec son rêve! Quel dernier coup terrible la destinée lui tenait en réserve ! Est-ce qu’il ne va pas en mourir de celui-là ?...
- Eh bien! non !... le petit Chose ne mourra pas. Il ne faut pas qu’il meure. Derrière lui, que deviendrait la pauvre mère aveugle ? Où trouverait-elle des larmes pour pleurer ce troisième fils ? Que deviendrait le père Eyssette, cette victime de l’honneur commercial, ce Juif errant de viniculture, qui n’a pas même le temps de venir embrasser son enfant malade, ni de porter une fleur à son enfant mort ? Qui reconstruirait le foyer, ce beau foyer de famille où les deux vieux viendront un jour chauffer leurs pauvres mains glacées ?... Non! non! le petit Chose ne veut pas mourir. Il se cramponne à la vie, au contraire, et de toutes ses forces... Ou lui a dit que, pour guérir plus vite, il ne fallait pas penser, — il ne pense pas ; qu’il ne fallait pas parler, — il ne parle pas ; qu’il ne fallait pas pleurer, il ne pleure pas... C’est plaisir de le voir dans son lit, Pair paisible, les yeux ouverts, jouant pour se distraire avec les glands de l’édredon. Une vrai convalescence de chanoine...
- Autour de lui, toute la maison Lalouette s’empresse silencieuse. Mme Eyssette passe ses journées au pied du lit, avec son tricot ; la chère aveugle a tellement l’habitude des longues aiguilles qu’elle tricotte aussi bien que du temps de ses yeux. La dame de grand mérite est là, elle aussi ; puis, à tout moment on voit paraître à la porte la bonne figure de Pierrotte. Il n’y a pas jusqu’au joueur de flûte qui ne monte prendre des nouvelles quatre ou cinq fois dans le jour. Seulement, il faut bien le dffe, celui-là ne vient pas pour le malade ; c’est la dame de mérite qui l’attire surtout... Depuis que Camille Pierrotte lui a formellement déclaré qu’elle ne voulait ni de lui ni de sa flûte, le fougueux instrumentiste s’est rabattu sur la veuve Tribou qui, pour être moins riche et moins jolie que la fille du Cévenol, n’est pas cependant tout à fait dépourvue de charmes ni d’économies. Avec cette romanesque matrone, l’homme flûte n’a pas perdu son temps ; à la troisième séance, il y avait déjà du mariage dans l’air, et l’on parlait vaguement de monter une herboristerie rue des Lombards, avec les économies de la dame. C’est pour ne
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- pas laisser dormir ces beaux projets, que le jeune virtuose vient si souvent prendre des nouvelles.
- Et Mlle Pierrotte ? On n’en parle pas ! Est-ce qu’elle ne serait plus dans la maison?.... Si, toujours : seulement, depuis que le malade est hors de danger, elle n’entre presque jamais dans sa chambre. Quand elle y vient, c’est en passant, pour prendre l’aveugle et l’amener à table ; mais le petit Chose, jamais un mot... Ah ! qu’il est loin le temps de la rose rouge, le temps où, pour dire : « Je vous aime, » les yeux noirs s'ouvraient comme deux fleurs de velours ! Dans son lit, le malade soupire, en pensant à ces bonheurs envolés. Il voit bien qu’on ne l’aime plus, qu’on le fuit, qu’il fait horreur ; mais c’est lui qui l’a voulu. Il n’a pas le droit de se plaindre. Et pourtant, c’eût été si bon, au milieu de tant de deuils et de tristesse, d'avoir un peu d'amour pour se chauffer le cœur ! c’eût été si bon de pleurer sur une épaule amie !... « Enfin !... le mal est fait, se dit le pauvre enfant, n’y songeons plus, et trêve aux rêvasseries ! Pour moi, il ne s'agit plus d’être heureux dans lajie ; il s’agit de faire son devoir... Demain, je parlerai à Pierrotte. »
- En effet, le lendemain, à l’heure où le Cévenol traverse la chambre à pas de loup pour descendre au magasin, le petit Chose, qui est là depuis l’aube à guetter derrière ses rideaux, appelle doucement.
- « Monsieur Pierrotte ! monsieur Pierrotte ! »
- Pierrotte s’approche du lit; et alors le malade très ému, sans lever les yeux.
- — Voici que je m’en vais sur ma guérison, mon bon monsieur Pierrotte, et j’ai besoin de causer sérieusement avec vous. Je ne veux pas vous remercier de ce que vous faites pour ma mère et pour moi...
- Vive interruption du Cévenol : Pas un mot là-dessus, monsieur Daniel! tout ce que je fais, je devais le faire. C’était convenu avec M Jacques.
- — Oui ! je sais, Pierrotte, je sais qu’à tout ce qu’on veut Vous dire sur ce chapitre vous faites toujours la même réponse... Aussi n’est-ce pas de cela que je vais vous parler. Au contraire, si je vous appelle, c’est pour vous demander un service. Votre commis va vous quitter bientôt; voulez-vous me prendre à sa place? Oh! je vous en prie, Pierrotte, écoutez-moi jusqu’au bout; ne médités pas non, sans m’avoir écouté jusqu’au bout... Je le sais, après ma lâche conduite, je n’ai plus le droit de vivre au milieu de vous. Il y a dans la maison
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- quelqu’un que ma présence fait souffrir, quelqu’un à qui ma vue est odieuse, et ce n’est que justice!... Mais si je m’arrange pour qu’on ne me voie jamais, si je m’engage à ne jamais monter ici, si je reste toujours au magasin, si je suis de votre maison sans en être, comme les gros chiens de basse-cour qui n’entrent jamais dans les appartements, est-ce qu’à ces conditions-là vous ne pourriez pas m’accepter !
- Pierrotte a bonne envie de prendre dans ses grosses mains la tête frisée du petit Chose et de l'embrasser bien fort; mais il se contient et répond tranquillement :
- — Dame ! écoutez, monsieur Daniel, avant de rien dire, j’ai besoin de consulter la petite... Moi, votre proposition me convient assez; mais je ne sais pas si la petite... Du reste, nous allons voir. Elle doit être levée... Camille ! Camille !
- Camille Pierrotte, matinale comme une abeille, est en train d’arroser son rosier rouge sur la cheminée du salon. Elle arrive en peignoir du matin, les cheveux relevés à la chinoise, fraîche, gaie, sentant les fleurs.
- — Tiens! petite, lui dit le Cévenol, voilà M. Daniel qui demande à entrer chez nous pour remplacer le commis... Seulement, comme il pense que sa présence ici te serait trop pénible...
- — Trop pénible ! interrompit Camille Pierrotte en changeant de couleur.
- Elle n’en dit pas plus long; mais les yeux noirs achèvent sa phrase. Oui ! les yeux noirs eux-mêmes se montrent devant le petit Chose, profonds comme la nuit, lumineux comme les étoiles, en criant : « Amour ! amour ! » avec tant de passion et de flamme que le pauvre malade en a le cœur incendié.
- Alors Pierrotte dit en riant sous cape :
- — Dame! Expliquez-vous tous les deux... il y a quelque malentendu là-dessous.
- Et il s’en va tambouriner une bourrée cévenole sur ies vitres; puis quand il croit que les enfants se sont suffisamment expliqués, — oh ! mon Dieu ! c’est à peine s’ils ont eu le temps de se dire trois paroles ! — il s’approche d’eux et les regarde :
- — Eh bien?
- — Ah ! Pierrotte, dit le petit Chose en lui tendant les mains, elle est aussi bonne que vous... elle m’a pardonné?
- A partir de ce moment, la convalescence du malade marche avec des bottes de sept lieues... Je crois bien! les yeux noirs
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- ne bougent plus delà chambre. On passe les journées à fairé des projets d’avenir. On parle de mariage, de foyer à reconstruire. On parle aussi de la chère mère Jacques, et son nom fait encore verser de belles larmes. Mais c’est égal ! il y a de l’amour dans l’ancienne maison Lalouette. Gela se sent. Et si quelqu’un s’étonne que l’amour puisse fleurir ainsi dans le deuil et dans les larmes, je lui dirai d’aller voir aux cimetières toutes ces jolies fleurettes qui poussent entre les fentes des tombeaux.
- D’ailleurs, n’allez pas croire que la passion fasse oublier son devoir au petit Chose. Pour si bien qu’il soit dans son grand lit, entre M“>eEyssette et les yeux noirs, il a hâte d'être guéri, de se lever, de descendre au magasin. Non, certes, que la porcelaine le tente beaucoup; mais il languit de commencer cette vie de dévouement et de travail dont la mère Jacques lui a donné l'exemple. Après tout, il vaut encore mieux vendre des assiettes dans un passage, comme disait la tragédienne Irma, que balayer l’institution Ouly ou se faire siffler à Montparnasse. Quant à la Muse, on n’en parle plus. Daniel Eys-sette aime toujours les vers, mais pas les siens; et le jour où l’imprimeur, fatigué de garder chez lui les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf volumes de la Comédie pastorale, les renvoie au passage du Saumon, le malheureux ancien poète a le courage de dire :
- — Il faut brûler tout ça.
- A quoi Pierrotte, plus avisé, répond :
- — Brûler tout ça !... ma foi non 1... j’aime bien mieux le garder au magasin. J’en trouverai l’emploi... C'est bien le cas de le dire... J’ai tout juste prochainement un envoi de coquetiers' à faire à Madagascar. Il paraît que dans ce pays-là, depuis qu’on a vu la femme d’un missionnaire anglais manger des œufs à la coque, on ne veut plus manger les œufs autrement... Avec votre permission, monsieur Daniel, vos livres serviront à envelopper mes coquetiers.
- Et en effet, quinze jours après, la Comédie pastorale se met en route pour le pays de l’illustre Rana-Volo. Puisse-t-elle y avoir plus de succès qu’à Paris !
- .. .Etmaintenant, lecteur, avant de clore cette histoire, je veux encore une fois t’introduire dans le salon jonquille. C’est par une après-midi de dimanche, un beau dimanche d’hiver, froid sec et grand soleil. Toute la maison Lalouette rayonne. Le petit Chose est complètement guéri et vient de se lever
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- pour la première fois. Le matin, en l’honneur de cet heureux événement, on a sacrifié à Esculape quelques douzaines d’huîtres, arrosées d’un joli vin blanc de Touraine. Maintenant on est au salon, tous réunis. Il fait bon; la cheminée flambe. Sur les vitres chargées de givre, le soleil fait des paysages d’argent.
- Devant la cheminée, le petit Chose, assis sur un tabouret aux pieds de la pauvre aveugle assoupie, cause à voix basse avec Mlle Pierrotte plus rouge que la petite rose rouge qu’elle a dans les cheveux. Cela se comprend, elle est si près du feu !... De temps en temps, un grignotement de souris, — c’est la tête d’oiseau qui becquète dans un coin; ou bien un cri de détresse, — c’est la dame de grand mérite qui est en train de perdre au bésigue l’argent de l’herboristerie. Je vous prie de remarquer l’air triomphant de Mme Lalouette qui gagne, et le sourire inquiet du joueur de flûte, — qui perd.
- Et M. Pierrotte ?... Oh! M. Pierrotte n’est pas loin... Il est là-bas, dans l’embrasure de la fenêtre, à demi caché par le grand rideau jonquille, et se livrant à une besogne silencieuse qui l’absorbe et le fait suer. Il a devant lui, sur un guéridon, des compas, des crayons, des règles, des équerres, de l’encre de Chine, des pinceaux, et enfin une longue pancarte de papier à dessin qu’il couvre de signes singuliers... L’ouvrage a l’air de lui plaire. Toutes les cinq minutes, il relève la tête, la penche un peu de côté et sourit à son barbouillage d’un air de complaisance.
- Quel est donc ce travail mystérieux?...
- Attendez; nous allons le savoir... Pierrotte a fini. Il sort de sa cachette, arrive doucement derrière Camille et le petit Chose ; puis, tout à coup, il leur étale sa grande pancarte sous les yeux en disant : « Tenez ! les amoureux, que pensez-vous de ceci ? »
- Deux exclamations lui répondent :
- — Oh ! papa !...
- — Oh ! Monsieur Pierrotte !
- — Qu’est ce qu’il y a?... Qu’est ce que c’est ?... demande la pauvre aveugle, réveillée en sursaut.
- Et Pierrotte joyeusement :
- — Ce que c'est, Madame Eyssette?... C’est... c’est bien le cas de le dire... C’est un projet de la nouvelle enseigne que nous mettrons sur la boutique dans quelques mois..., Allons 1
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- Monsieur Daniel, lisez-nous ça tout haut, pour qu’on juge un peu de l’effet.
- Dans le fond de son cœur, le petit Chose donne une dernière larme à ses papillons bleus ; et prenant la pancarte à deux mains : — Voyons ! sois homme, petit Chose ! — il lit tout haut, d’une voix ferme, cette enseigne de boutique, où son avenir est écrit en lettres grosses d’un pied :
- PORCELAINES ET CRISTAUX Ancienne maison Lalouette
- EYSSETTE & PIERROTTE
- SUCCESSEURS
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- MOUVEMENT DES ASSURANCES MUTUELLES
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- MOUVEMENT DE DÉCEMBRE 1893
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- Section des Hommes
- Cotisations des mutualistes....... 2.346 90 J
- Subvention delà Société........... 394 75 \
- Mal-façons et divers.............. 605 20 \
- Dépenses......................................
- Déficit en décembre...
- Section des Dames
- Cotisations des mutualistes....... 477 90 )
- Subvention de la Société.......... 159 45
- Divers............................ 2 15 )
- Dépenses......................................
- Déficit en décembre...
- ASSURANCE DES PENSIONS
- Subvention de la Société et divers... 3.857 06
- Intérêts des comptes-courants et du
- titre d’épargne................. 4.077 »» J
- Dépenses :
- 69 Retraités définitifs............... 4.573 47 )
- 23 — provisoires................... 1.387 60 /
- Nécessaire à la subsistance........... 1.889 35 \
- Allocat.aux familles des réservistes. »» »» l
- Divers, appointement, médecins, etc. 602 05 )
- Déficit en décembre
- 3.346 85
- 4.439 35 627~45
- 639 50
- 776 60 137 10
- 7.934 06
- 8.452 47
- 518 41
- CAISSE DE PHARMACIE
- Cotisations des mutualistes....... -614 50 j
- Subvention de la Société.......... 154 55 \
- Dépenses......................................
- Déficit en décembre
- 769 05 868 67 99 62
- RÉSUMÉ
- Recettes sociales du 1er juillet au 31 décembre 1893. 52.394 53
- » individuelles » » 19.369 55
- 71.764 08
- Dépenses » » 79.053 47
- Excédent des dépenses sur les recettes.... 7.289 39
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- LE DEVOIR
- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
- MOIS DE JANVIER 1894
- Naissances :
- 2 Janvier. Dacheux Marie-Louise, fille de Dacheux Louis et de Lamy Irma.
- 14 — Macaigne Camille-Auguste, fils de Macaigne
- Louis et de Braconnier Lucie.
- 18 — Louchet Hélène-Maria, fille de Louchet Augustin
- et de Bray Maria.
- Décès
- 15 Janvier. Gervais Louis, âgé de 63 ans.
- 23 — Hennequin Robert, âgé de 9 mois.
- 27 — Tardier Jules, âgé de 37 ans.
- Le Gérant : P. A. Doyen.
- PUîlies, imp, Veuve Laporte, ruelle des Saintes-Maries, 7. — 43.
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- v.
- de J.-B.-André GODIN (*) (Suite).
- Nota : L’essai d’organisation d’une représentation du travail dans la direction des ateliers de l’usine et des services de l’habitation unitaire, par la constitution de Groupes, Unions de groupes et Conseils d’unions, avait donné lieu, comme nos lecteurs ont pu le voir (page 577, année 1893,) à l’établissement d’un cadre général des travaux accomplis dans l’établissement, lesquels travaux, répartis entre 161 Groupes, 39 Unions de groupes et — après quelques tâtonnements — 2 Conseils d’unions : (l’un dit Conseil de l’Usine, l’autre, Conseil du Familistère), déterminaient les objets d’examen et d’étude de ces différents corps.
- En outre, un projet de Règlement (dont nous avons donné le texte page 452, même année 1893) traçait — autant qu’il était possible de le faire avant que l’expérience eût apporté ses indispensables enseignements — la voie à suivre ; mais, seule, la mise en mouvement de l’organisation nouvelle pouvait révéler si cette organisation convenait réellement aux nécessités du milieu, et, surtout, à l’état intellectuel et moral des personnes qui avaient à en faire l’application.
- Aucun exemple d’organisation analogue ne pouvant être consulté, il fallait tout créer de toutes pièces, ce qui entraînait d’inévitables errements. Tantôt les corps représentatifs avaient tendance à empiéter sur leurs attributions respectives et il fallait les arrêter dans leurs élans pour éviter des conflits ; tantôt, méconnaissant ce qui était de leur vrai ressort, ils ne donnaient aucun avis dans des cas où ces avis eussent été très intéressants à connaître, et c’était presque
- (1) Lire lu Devoir depuis le mois de février 1891
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- en vain que le fondateur les stimulait alors à se faire et à exprimer quelque opinion.
- Ces difficultés tenaient pour ainsi dire constamment à l’ordre du jour les attributions des Groupes, Unions et Conseils. Nous allons en trouver une nouvelle trace dans la Conférence qui suit :
- Conférence du mercredi 26 Septembre 1877
- J.-B. André Godin expose la nécessité de revenir à nouveau sur les attributions des Groupes, Unions et Conseils afin d’éviter qu’on se trouve à l’avenir arrêté comme on vient de l’être dès la première séance du Conseil des Unions de l’Usine.
- « On m’a remis, » dit-il, « le compte-rendu de cette séance et j’ai constaté que déjà le Conseil n’avait pas répondu à la première question sur laquelle je désirais connaître son avis.
- » Il s’agissait de la détermination des heures de travail dans les ateliers. Certes, une telle question est bien de nature à vous intéresser tous. Cependant le Conseil représentatif du travail s’est déclaré incompétent. Pourquoi ? — Parce que, a-t-on dit, la délimitation de la journée de travail n’est inscrite nulle part au rang des objets d’examen et d’étude des Groupes. En conséquence, nulle Union ne s’est occupée de la question et le Conseil des Unions ne peut pas davantage prononcer sur elle.
- » Peut-être y a-t-il un côté juste dans ce raisonnement, mais il a été dit et redit entre nous que le Conseil des Unions à l’usine comme au Familistère pouvait s’occuper de toute question intéressant le bien général, sans qu’il puisse jamais y avoir abus, puisque ces Conseils ne déterminent pas la mise en exécution des choses sur lesquelles ils se prononcent ; mais expriment simplement des avis dont la direction actuelle de l’établissement s’éclaire, s’il y a lieu, pour apprécier au mieux sa propre ligne de conduite.
- » Ecarter l’examen d’une chose utile à tous sous le prétexte que cette question n’est l’objet spécial d’aucun groupe, serait
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- de la part des Conseils s’exposer à être arrêté souvent. En effet, le cadre général des .travaux et services dressé pour la première formation des Groupes, Unions et Conseils ne pouvait, forcément, en attendant les leçons de l’expérience, être qu’incomplet, défectueux même, sans doute, sous plus d’un rapport. Tel qu’il est cependant, il permet la mise en fonctionnement de l’organisation nouvelle. Les points non prévus ou mal ordonnés se révéleront avec le temps, et nous les résoudrons au fur et à mesure.
- » En attendant, toute question qui intéresse le bien général peut toujours, je le répète, et il faut que cela soit bien entendu, être examinée dans les Conseils d’Unions. Cherchez en toute chose le côté utile à tous ; écartez toute préoccupation de satisfaction personnelle et, animés de cet esprit vous pouvez toujours vous prononcer utilement sur telle question que ce soit.
- » Une des choses les plus utiles à faire en ce moment, c’est pour chaque Groupe, de bien délimiter ses attributions, ce travail n’ayant été fait que d’une façon préparatoire. Quand chaque Groupe aura bien précisé quels seront ses objets d’examen et d’étude, il remettra son travail à l’Union dont il relève,
- » Les Unions de Groupes examineront, chacune en ce qui la concerne, le travail des Groupes, révisant s’il y a lieu les attributions afin d’éviter les empiètements ou les conflits. Les attributions de chaque Union sont, naturellement, déterminées par l’ensemble des objets d’étude et d’examen des Groupes constitutifs de l’Union ; de même, les attributions des deux Conseils supérieurs ou Conseils d’Unions sont déterminées par l’ensemble des objets d’études des Unions constitutives de chacun de ces Conseils.
- » Supposez que, de cette organisation, il résulte une nomenclature parfaite de tous les détails de l’industrie et de l’habitation unitaire, et vous entreverrez quels grands avantages on en tirerait pour la vue. complète des besoins de l’établissement et la mise en valeur de ses sources de prospérité.
- » En règle générale, considérez que c’est surtout dans les
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- LE DEVOIR
- Groupes que devront être émises les propositions concernant soit les simplifications de procédés exécutifs, soit les idées nouvelles. Exemple : un commis aux écritures classé dans un groupe de comptabilité imagine un modèle nouveau d’objet de fabrication. Inutile à lui de proposer son idée nouvelle dans le Groupe des comptables qui n’entend rien à la fabrication ; il devra donc la présenter au Groupe des modèles, lequel recevra et étudiera la communication, bien qu’elle lui soit venue d’une personne étrangère au Groupe mêm.e. Il faut donc bien comprendre que les Groupes recevront, au besoin, des communications de n’importe quelle personne attachée à rétablissement, que cette personne soit ou non membre du Groupe.
- » Les Unions qui, si les élections sont bien faites, seront, composées des membres les plus habiles dans les diverses spécialités des Groupes, auront surtout à examiner les travaux mêrrîes des Groupes. Elles feront au besoin reprendre certains de ces travaux. — Exemple : Il pourra arriver qu’un Groupe n’ait pas su apprécier la valeur de telle idée ou proposition qui se sera produite dans son sein et se trouvera inscrite au procès-verbal. A l’examen des travaux du Groupe, le fait surgira aux yeux de l’Union ; celle-ci ou s’en emparera et l’étudiera elle-même ; ou demandera au Groupe, en lui fournissant quelque élément nouveau d’appréciation, de revenir sur'la question, rectifiant ainsi ce qui pourrait être trouvé en souffrance dans un ou plusieurs de ses Groupes constitutifs.
- »Ce que l’Union fera ainsi pour les Groupes, le Conseil supérieur soit à l’Usine, soit au Familistère le fera pour les Unions ; le cadre des objets d’examen et d’étude s’élargissant à mesure que nous montons vers les Conseils. Les idées et propositions étudiées et amendées ainsi reviendront, enfin, à l’autorité exécutive qui en appréciera en dernier ressort la valeur, les modifiera au besoin s’il y a lieu et enfin les mettra en pratique. »
- Après ce rapide exposé du fonctionnement général de la représentation du travail, l’orateur passe à la question des
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- procès-verbaux de toutes les réunions à divers degrés. « Ce qu’il faut toujours viser, » dit-il, « c’est de faire œuvre utile, fructueuse et non de satisfaire une vaine gloriole en occupant les autres de soi. Il faut utiliser le temps, ne jamais le perdre en digressions sans portée et sans but.
- » Le temps, c’est de l’argent, disent les Anglais, c’est là une vérité dont vous devez tenir compte. Ayez pour toute réunion un ordre du jour précis. Que le président pose les questions avec brièveté ; que celles-ci soient examinées simplement, sans longs discours, et que les discussions soient consignées avec netteté et brièveté dans les procès-verbaux. Appliquez-vous à faire courts les comptes-rendus ; à n’y relever que ce qu’il est important de savoir, et non les vains propos qui ont pu s’échanger au cours de la discussion. En général, il suffit de reproduire les termes posant la question à l’ordre du jour ; puis de mentionner quelle résolution a été prise et à quelle majorité.
- » Autant il est indispensable de relever avec soin toutes les propositions de fait, toutes les idées nouvelles, autant il serait oiseux de relever des phrases qui ne concluent à rien d’utile.
- » Les propositions de fait, les idées nouvelles rencontrent presque toujours de l’hostilité et de l’opposition ; c’est pour cela même qu’il est du plus grand intérêt de les consigner toutes dans les procès-verbaux, avec la résolution prise à leur égard et le chiffre des votants. Ainsi que je l’ai déjà dit, un second examen peut faire mieux apprécier telle idée ou proposition dont la valeur a échappé tout d’abord. »
- Le fondateur du Familistère rappelle à nouveau que c’est exclusivement en qualité d’agents consultatifs que les Groupes,Unions et Conseils se prononcent et que leurs décisions ne sont mises en pratique que si l’autorité exécutive à qui elles reviennent en dernier ressort le juge utile au bien général.
- Puis il revient au sujet déjà traité dans sa dernière conférence, c’est-à-dire la survivance de l’homme après la mort,
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- le but de la vie terrestre et le lien entre le véritable sentiment religieux et la mise en pratique du régime de l’Association.
- Il développe la pensée que chacun de nous, par les intentions qui dictent ses actes, par l’emploi qu’il fait de sa vie, détermine l’état plus ou moins heureux de sa prochaine existence ; qu’il en a été de même dans le passé et qu’ainsi chacun de nous a, dans ce monde, les conditions de vie pour lesquelles il s’était préparé lui-même.
- » Nous avons déjà vécu, » dit-il, « les différences de facultés, de tendances, qui, dès la naissance caractérisent chacun de nous, en sont une preuve. C’est l’acquis de nos existences passées. Depuis plus d’une quinzaine d’années que je m’occupe de près de l’éducation de vos enfants, que de remarques j’ai faites à ce sujet !
- » Quelques personnes ont dit que l’éducation faisait l’homme; ce n’est pas exact dans la rigueur des mots ; l’éducation concourt à l'amélioration de l’être humain ; mais, de même qu’elle ne peut transformer en homme de génie un être d’intelligence moyenne, elle, ne transforme pas le fond moral de l'individu ; c’est le lent travail des existences qui peut seul modifier ce fond. Des enfants de quelques années à peine sont déjà penseurs, chercheurs, actifs, tandis que d’autres plus âgés vivent sans presque penser à rien. On voit même des enfants de quelques mois sachant à peine marcher — j’en ai été témoin à la nourricerie — se préoccuper déjà de rendre des services à leurs camarades plus jeunes qu’eux,tandis qu’à côté de ces enfants spontanément serviables, d'autres demeurent dans une indifférence complète, et que d’autres encore se montrent aussi spontanément hargneux que les premiers sont doux et bienveillants.
- » Ce. que fait l’éducation, c’est d’atténuer un peu les tendances anti-sociales, surtout la manifestation de ces tendances; car, je le répète, le lent travail des existences successives en nous plaçant dans les conditions les plus variées, c’est-à-dire en nous faisant éprouver les choses sous leurs
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- divers aspects, peut seul modifier l’être du tout au tout, et d’un individu disposé à sacrifier les autres à lui-même en faire un qui, volontiers, se donnera tout entier aux autres.
- » Notre devoir est de nous entraîner, tous, mutuellement, dans la voie droite, celle du progrès physique, intellectuel et moral pour tous. Telle est la loi de la vie. C’est ce que je me suis déjà efforcé de vous faire saisir, quand je vous ai montré la matière en évolution, se relevant de son inertie et s’élevant peu à peu au mouvement, à l’intelligence, à la volonté, à travers les organismes végétaux et animaux, pour arriver à l’homme, d’où elle continue sa marche en avant, vers les splendeurs d’existences de plus en plus parfaites.
- » Ce sont là des questions bien difficiles à saisir pour qui n’en a pas fait l’étude spéciale, et en est à croire que tout dans l’univers — choses et êtres, tels que nous les voyons — sort ainsi, selon l’image vulgaire, des mains de Dieu. Comment donc si nous venions de la Source de toute lumière, de toute sagesse, de toute bonté, serions-nous si aveugles, si ignorants, si inégaux en facultés ? Pourquoi chez l’un les tendances au dévouement, à la bonté, et chez l’autre les tendances à la tyrannie et au vice ? Et dans l’infinité des choses qui nous entourent que d’autres imperfections I Attribuer toutes ces infériorités au Principe suprême de la vie, c’est contredire autant la justice et la raison que lorsqu’on admet qu’employer l’existence actuelle à servir le bien général ou se livrer à tous ses penchants si nuisibles qu’ils soient, cela peut avoir des conséquences immédiates mais n’importe en rien pour l’être au delà de la mort.
- » La vérité est que selon que nous avons cultivé en nous l’amour d’être utile à tous, ou l’amour d’exploiter les autres pour notre seul avantage, nous avons déterminé en nous-mêmes un état d’être qui nous rend propres à tel ou tel rôle dans la vie, et que nous sommes dirigés en conséquence par les forces supérieures à nous.
- » Nos inégalités d’aptitudes et de capacités sont le témoignage vivant de nos existences passées ; chacun de nous, selon son travail sur lui-même, selon ses efforts pour
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- repousser les instincts de convoitise personnelle et s’employer au bien général, réalise peu à peu son propre perfectionnement, élargit ses facultés, s’enrichit de vertus nouvelles.
- » Bien des fois, déjà, nous avons passé par des existences diverses et les conditions parfois si douloureuses de notre vie actuelle ont peut-être été consenties par nous à l’avance comme étant les plus propres à nous redresser dans nos erreurs et à faciliter notre progrès. Nous devons nous efforcer de nous perfectionner nous-même et concourir au perfectionnement des autres : tel est le devoir qui s’impose à chacun de nous. Et les lois de la vie sont telles que c’est seulement en avançant dans cette voie que nous réaliserons les meilleures conditions de la vie matérielle, seules choses que bien des gens jugent dignes d’intérêt.
- » L’étude à laquelle je vous invite par ces considérations n’est-elle pas de première importance. Quand nous nous empressons tant d’augmenter au jour le jour nos ressources matérielles, quand nous portons un intérêt si vif à des biens dont la jouissance est pour nous si passagère, comment ne pas sentir à quel point nous importent les conditions qui peuvent nous être réservées dans l’éternelle évolution des choses et des êtres.
- » Or, en vous conviant à réaliser l’Association, je vous offre de vous mettre dans les conditions où vous pourrez le plus efficacement travailler à la fois à votre perfectionnement intellectuel et moral et à l’organisation de votre bien-être matériel et des garanties de' votre existence à tous.
- » Attachez-vous donc de tout cœur à cette œuvre, mes amis, pour votre plus grand bien présent et futur, comme pour le bien de vos enfants et celui de la Société toute entière qui pourra trouver ici, un jour, un exemple à suivre. »
- La séance est levée.
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- Dans une brochure de propagande : La politique du travail et la, politique des privilèges, publiée au moment même où la France, à peine délivrée de l’Empire, s’orientait vers la République à travers les résistances d’une oligarchie réactionnaire, Godin posait en ces termes les principes du suffrage universel :
- « Au premier rang des droits imprescriptibles que l’homme apporte en naissant, se trouve le droit de vivre. C’est le droit à tout ce qui est essentiel à la conservation et au progrès de la vie dans la personne de tous les citoyens pauvres comme riches.
- » La souveraineté du peuple provient du droit naturel qu’ont tous les hommes de s’occuper de leurs intérêts publics comme de leurs intérêts privés, et d’apporter, dans la direction des affaires de la société, l’influence de leurs votes...
- » Ce droit est absolu. Le citoyen doit avoir accès à la chose publique, comme à l’atmosphère et à la nourriture.
- » Le suffrage universel est une des formes pâr lesquelles s’exerce la souveraineté du peuple.
- » Cette souveraineté ' pourrait certainement s’exprimer de bien d’autres manières, mais le suffrage universel n’en est pas moins la consécration élémentaire du droit supérieur de la volonté de tous sur la volonté d’un seul ou de quelques-uns. »
- La souveraineté du peuple est exclusive de toute autre.
- « Les pouvoirs érigés en maîtres de la nation doivent s’effacer devant les pouvoirs élus par le peuple.
- » Il faut au progrès des sociétés modernes une forme de gouvernement qui soit en accord avec le plein exercice du suffrage universel et la souveraineté du peuple. »
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- Or, dans l’espace et le temps, l’expression de la souveraineté du peuple est annihilée par la volonté du monarque absolu ; paralysée par l’action des castes, qui font aux monarchies une sorte de garde du corps ; entravée par la prépondérance des Chambres hautes, recrutées parmi les privilégiés de la naissance ou de la fortune sur les Chambres élues par un suffrage à base plus ou moins large ; elle est enfin faussée par les vices mêmes de l’organisation du suffrage universel.
- Cependant, la notion de la souveraineté du peuple, si imparfaite encore, a réalisé tant de progrès dans les esprits, elle a reçu particulièrement de la Révolution française une telle impulsion, tant de sacrifices ont été accomplis pour la faire entrer dans les faits, qu’on a vu, presque partout, la monarchie absolue transiger avec la nation ou plus exactement avec une partie de la nation, pour conserver, à défaut du gouvernement, la couronne et la possibilité de la transmission héréditaire d’un pouvoir mitigé.
- En 1848, le suffrage universel entre en scène. Tout d’abord, objet de terreur pour les monarchies et les oligarchies, il passe peu à peu dans les mœurs, et finit par s’imposer aux Etats les plus fermement conservateurs.
- A côté de la caste ou de la classe, la masse a désormais sa représentation; la masse, c’est-à-dire tout le monde, mais surtout les travailleurs.
- Un préjugé (parmi combien d’autres, legs du régime censitaire/soigneusement entretenu par le despotisme impérial) survivait, capable d’égarer les nouveaux parvenus à la vie politique : les citoyens sans fortune n’ont rien à voir dans la direction des affaires publiques. Il fallait faire justice de ce sophisme. Dans le livre dont nous parlions tout à l’heure, Godin établissait que loin d’être désintéressées de la bonne direction des affaires publiques, ce sont précisément les classes laborieuses qui ont le plus à souffrir des mauvais gouvernements.
- « Si, » disait-il, « l’imprévoyance du gouvernement amène la disette, ce sont les classes ouvrières qui supportent les
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- plus dures privations; si la mauvaise direction des affaires paralyse le travail, ce sont elles qui se trouvent privées du nécessaire; si l’ambition, si les fautes du gouvernement, si son incurie, ses mauvais sentiments, le conduisent à la guerre, c’est le peuple qui va sacrifier sa vie sur les champs de bataille. »
- La masse n’a pas encore acquis la conception nette et pratique des réformes à accomplir pour assurer le libre exercice de tous ses droits ; mais elle a le sentiment très vif de ces droits et l’impatient désir d’obtenir les garanties qui leur font défaut.
- C’est pourquoi les travailleurs s'organisent en partis politiques pour la conquête des Parlements dans tous les pays où fonctionne le suffrage universel, et pour la conquête du suffrage universel dans les pays où cette institution n’existe pas encore.
- Nous avons, dans un précédent article, signalé les résultats obtenus, dénombré les sièges gagnés.
- De nouveaux champs ne tarderont pas à s’ouvrir à l'exercice des droits politiques du peuple, et à la légitime ambition des partis ouvriers, d’abord en Belgique où les élections d’octobre vont se faire sous le régime de la nouvelle loi électorale, établissant le suffrage universel pour tous les citoyens, ensuite dans les Pays-Bas et en Autriche où l’on peut considérer comme imminente, malgré les résistances qu’elle rencontre et les premiers échecs subis, une réforme identique dans ses grandes lignes; car les questions de ce genre, une fois posées, doivent être résolues.
- Le projet Taaffe eût ajouté trois millions d’électeurs au corps électoral autrichien.
- La réforme tentée par le ministère libéral hollandais de M. Tak van Poortvliet, devait avoir pour effet de créer 800,000 électeurs au lieu de 290,000 sur une population de plus de <4 millions et demi d’habitants.
- La loi belge ajoute 1,065,000 électeurs aux 135,000 électeurs actuels.
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- Avec la législation électorale qui va prendre fin cette année, la Belgique occupe le dernier rang sur la liste des pays à régime représentatif, classés d’après le pourcentage des citoyens ayant droit de vote politique par rapport à la population totale du pays.
- La proportion varie de 27 p. 100 environ pour la France, à 2, 8 p. 100 pour la Belgique.
- Les échelons intermédiaires sont occupés, dans l’ordre décroissant, par les pays suivants : Grèce, Suisse, Allemagne 20 à 25 p. 100; Etats-Unis, Wurtemberg, Prusse, Bade, Portugal, Bavière, Danemark, Angleterre, Espagne de 15 à 20 p. 100; Saxe 12, 5 environ ; Italie, Autriche, Hollande, Norvège, Suède, Hongrie de 5 à 10 p. 100.
- Cette variété s’explique par la différence des régimes électoraux qui vont du suffrage, qu’on a l’habitude d’appeler universel, bien que les femmes en soient exclues, du suffrage universel direct, aussi dégagé que possible de toute restriction, au suffrage direct ou indirect, mais restreint par les conditions* de cens, de domicile, de capacité, de bien-être social, etc., compliqué par le vote plural, par des difficultés d’inscription sur des registres rarement renouvelés, etc.
- Sont électeurs en France tous les Français jouissant de leurs droits civils. Les conditions de l’électorat sont sensiblement les mêmes en Grèce, en Suisse, en Allemagne, en Roumanie, en Espagne, en Serbie, en Bulgarie, aux Etats-Unis; dans les Républiques de l’Amérique centrale et de l’Amérique du sud, au Transvaal, à Libéria, dans l’Australasie britannique, à la différence près de la limite d’âge.
- En Portugal est électeur, tout citoyen payant, à un titre quelconque 1000 reis (5 fr. 55) d’impôt aunuel, tout citoyen sachant lire et écrire et tout citoyen chef de famille.
- En Angleterre, le droit de vote, qui est un Household suffrage, appartient à quiconque habite une maison entière d’un revenu annuel de 250 fr. ; il appartient également à quiconque occupe un appartement d’au moins 250 fr. de loyer (soit un peu moins de 5 fr. par semaine). Le vote plural peut être la conséquence de ce système.
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- Tout sujet danois, âgé de 30 ans et qui n’a pas subi de condamnation est électeur du Falkething (chambre des députés) à moins : 1° Qu’il ne soit au service d’un particulier, sans avoir de ménage à lui ; 2° Qu’il ne reçoive ou n’ait reçu de l’administration de l’Assistance publique des secours qu’il n’ait pas remboursés ou dont on ne lui a point fait remise ; 3° Qu’il ne puisse disposer de ses biens ; et 4° Qu’il n’ait pas été domicilié depuis un an dans le district électoral de la ville qu’il habite â l’époque de l’élection.
- Il est électeur au premier degré et de la première catégorie du second degré au Landsthing (chambre haute) dans les mêmes conditions que pour le Falketing ; mais l’obligation d’avoir un revenu imposable de 4.000 couronnes pour Copenhague et de 2.000 couronnes en province, écarte naturellement l’ouvrier de l’électorat dans la deuxième catégorie du second degré.
- La loi électorale italienne reconnaît la qualité d'électeur à quiconque jouit de ses droits civils et politiques, est majeur de 21 ans, et acquitte annuellement à titre de contribution directe, un cens de 19 fr. 80.
- Etant données les facilités accordées, d’autre part, par cette loi, ne conviendrait-il pas d’attribuer à l’infériorité de l’instruction générale, le faible rang qu’occupe lTtalie dans la nomenclature établissant le rapport du nombre d’électeurs au chiffre de la population totale, si les chiffres que nous avons reproduits d’après un document revêtu d’un caractère officiel, sont exacts ? (1).
- Le système électoral du Reichsrath (chambre autrichienne des députés) est des plus compliqués. Les 353 députés qui la composent ne sont pas élus de la même manière ; ils ne représentent pas les mêmes intérêts et sont nommés par des catégories d’électeurs différentes. La grande propriété foncière est représentée par 85 députés ; les villes par 97 ; les chambres de commerce et d’industrie par 21 ; les communes rurales
- (1) Ces chiffres sont empruntés au rapport adressé au ministre des affaires étrangères par le ministre de la République Française à Stockholm, sur les conditions du travail en Suède.
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- par 131 ; enfin 19 sont nommés par les électeurs réunis des villes et des chambres de commerce. Pour la grande propriété les conditions de l’électorat varient d’après les provinces ; en Dalmatie, les plus imposés jusqu’à un chiffre déterminé constituent le collège électoral, dans les autres provinces ce sont les grands propriétaires. Et encore pour ses derniers le cens varie suivant les provinces.
- Les députés des villes sont nommés directement ainsi que les députés des chambres de commerce. Les députés des 131 circonscriptions rurales sont nommés par deux catégories d’électeurs, les uns qui votent directement les autres qui votent indirectement. Sont électeurs directs les propriétaires fonciers qui ne rentrent pas dans la catégorie de la grande propriété ; mais qui ont assez d'importance pour avoir reçu le droit de voter directement pour l’élection des députés. Ceux qui votent indirectement sont les électeurs figurant sur les listes pour la nomination des conseils municipaux. Ils nomment des électeurs du deuxième degré, à raison d’un électeur par 500 habitants ou fraction de 500. Le collège pour la nomination du député est formé par les électeurs qui ont le droit de vote direct.
- L’âge de l’électorat pour les conseils municipaux est fixé à 24 ans ; le cens qui en est la condition, varie suivant les provinces.
- Sans, modifier ce bizarre échiquier, le projet du comte Taaffe faisait entrer de nombreux éléments nouveaux, ouvriers et paysans, dans la catégorie des villes et des communes rurales. Le comte Taaffe échoua et se retira. Son successeur a présenté un projet moins radical.
- M. Takvan Poortvliet, en Hollande, vient d’échouer aussi; mais il reste. Entre la démission du ministre et la dissolution de la deuxième Chambre, la reine régente a choisi ce dernier parti. Les électeurs se prononceront.
- Le corps électoral qui nomme la deuxième Chambre est formé de censitaires payant un certain chiffre d’impôts directs. Ce chiffre fut abaissé en 1887, et le nombre des électeurs s’en trouva augmenté.
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- Le nouveau projet allait beaucoup plus loin. Nous avons dit qu’il devait avoir pour effet de créer 800.000 électeurs, ce qui était un acheminement vers le suffrage universel. Il supprimait carrément le cens, le ministre n’acceptant pas l’impôt comme mesure de la capacité, et y substituait certaines conditions d’âge, de culture et de bien-être social. Désormais, pour être électeur, il suffirait d’avoir vingt-trois ans, de savoir lire et écrire et de pouvoir entretenir une famille.
- Après une longue discussion, l’opposition de droite parvint à faire adopter, par 57 voix contre 41, un amendement burlesque portant l’obligation, quand on est père de famille, d’occuper un logement d’au moins deux pièces, et, quand on ne l’est pas, une chambre ayant au moins un foyer. Un autre amendement plus précis disait même « une conduite de chaleur. »
- C’était rendre l’électorat inaccessible au plus grand nombre. La défection de dix-neuf libéraux a rendu possible le vote de cet amendement qui devait amener le retrait de la réforme, jusqu'au jour où elle reparaîtra devant la Chambre renouvelée.
- Poursuivons maintenant notre examen des conditions actuelle de l’accès des masses à la vie politique, par l’exercice du droit de suffrage dans les pays constitutionnels.
- N’ont droit de vote en Norvège que les citoyens âgés de 25 ans accomplis, domiciliés dans le pays et y résidant depuis 5 ans : 1° Qui sont ou ont été fonctionnaires ou employés publics ; 2° Qui possèdent à la campagne, ou y ont affermé pour plus de cinq ans, une terre inscrite au cadastre, ou la cultivent depuis cinq années consécutives et continuent à la cultiver ; 3° Qui, dans le Finmark, payent la capitation depuis cinq ans ; 4° Qui sont bourgeois d’une ville (kjobstad) ou possèdent dans une ville ou dans un bourg (Ladested)un domaine ou un fonds d’une valeur d’au moins 600 couronnes (840 fr.) ; 5° Qui payent à l’Etat ou à la commune des impôts directs sur une évaluation de revenu de 500 couronnes (700 fr.) au moins à la campagne, et de 800 couronnes (1.120 fr.) dans une ville ou dans un bourg ; avoir depuis cinq ans un domicile fixe dans
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- la commune au moment où a lieu l’élection et ne point appartenir au ménage d’autrui en qualité de serviteur.
- Plus élevé encore en Suède qu’en Norwège, le cens explique ia faible proportion de la population majeure ayant droit au vote dans ce pays, que suivent de près à cet égard, la Hongrie et la Belgique, cette dernière fermant la marche.
- Est électeur en Suède, dans la commune où il est domicilié, tout individu qui a le droit de vote dans les affaires générales de la commune où il possède un immeuble (ou qui en a l’usufruit), à la campagne ou à la ville, évalué, pour l’assiette de l’impôt à 1000 couronnes au minimum ; celui qui a affermé à vie, ou pour au moins cinq ans, un immeuble agricole évalué, pour l’assiette de l’impôt à 6 000 couronnes au minimum et enfin celui qui paie à l’Etat pour un revenu d’au moins 600 couronnes. s
- Le droit de vote dans les affaires communales, qui est, comme on vient de le voir, la condition fondamentale du droit de vote politique, appartient à tout membre de la commune possesseur d’un bien valant au moins 100 couronnes, ou ayant un revenu annuel d'au moins 500 couronnes.
- A première vue, le cens exigé pour le suffrage politique ne semble pas excessif ; mais une observation des conditions qui le régissent, a bien vite fait de montrer les obstacles qui s’opposent à l’obtention du droit de suffrage.
- Il ne suffît pas, en effet, comme le fait remarquer l’auteur du rapport sur les conditions du travail en Suède, d’avoir un revenu de 800 couronnes, il faut que ce revenu soit personnel, de sorte que la plupart du temps, il n’y a que le chef de la famile qui vote, surtout à la campagne, où chaque propriété ne peut donner le droit de voter qu’à une seule personne.
- En outre, la propriété sur laquelle repose le droit de vote doit être située dans la commune où l’on est domicilié.
- Ajoutons que le non payement des impôts communaux ou de l’Etat, entraîne la suppression du droit électoral, ainsi que le fait de ne pas les avoir acquittés à temps.
- Par suite, il n’est pas étonnant que la proportion des hommes majeurs ayant droit de suffrage ne soit que de 22°/° environ.
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- Le rapport du représentant de la République Française à Stockholm évalue de 700.000 à 800.000 le nombre des hommes majeurs qui n’arrivent jamais à gagner le droit de suffrage dans les affaires communales.
- Ce sont naturellement les ouvriers qui prédominent dans la catégorie des exclus, et surtout « les ouvriers de la campagne et les petits fermiers, dont la redevance consiste en journées de travail. Ceux-ci ne possédant pas de terre et étant de plus au service d’un propriétaire, se trouvent de fait privés de tous droits politiques. »
- La Chambre des députés de Hongrie s’alimente aux sources de la capacité, du cens, et pour une part, du suffrage à deux degrés.
- Elle est composée de 447 membres répartis ainsi qu’il suit : Hongrie, 338; Transylvanie et ville Fiume, 75; Croatie, 34. Les 34 députés de la Croatie sont élus par la diète d’Agram. Quant aux autres députés, ils sont nommés par un corps électoral dont la composition est déterminée par la loi du 26 novembre 1874. Tout citoyen majeur de vingt ans, qui justifie d’un revenu annuel de 105 florins (262 fr. 50) est électeur. La dispense de tout cens est accordée aux professions libérales.
- Exclusivement censitaire est le régime électoral belge, sauf en ce qui concerne l’électorat à la province et à la commune, où certaines catégories de personnes ayant subi un examen portant sur les branches principales de renseignement primaire sont dispensées des conditions du cens.
- La Chambre des représentants se compose de députés élus directement par les citoyens âgés d’au moins 2 L ans payant le cens déterminé par la loi électorale, lequel ne peut, aux termes de la constitution, excéder 100 florins d’impôt direct, ni être au-dessous de 20 florins. Il est actuellement de 20 florins (42 fr, 32) soit le minimum de ce que prescrit la Constitution.
- C’est ce système électoral qui vient d’être remplacé par un autre système qui les résume tous, sanS en excepter le suffrage universel, et dans le vaste ensemble duquel ont failli
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- venir prendre place à côté des règles de trois du vote plural les formules algébriques de la représentation proportionnelle.
- L’exposé qui précède a montré les différents causes qui vicient à sa base même dans la personne du citoyen ou dans l'accomplissement de la fonction électorale, le droit absolu de suffrage : conditions d’âge, de sexe, de fortune, de domicile, de capacité; exclusion motivées, non par l’indignité de la personne, mais par le discrédit attaché à la profession (à la profession de domestique par exemple, en Suède, Norwège, Danemark et Portugal) arbitraire des circonscriptions électorales, etc.
- Mais on y trouve également la manifestation d’une tendance générale à l’unité dans la reconnaissance complète de ce droit, tendance tellement irrésistible que des souverains se sont fait eux-mêmes les auxiliaires du mouvement qui doit un jour substituer la souveraineté du peuple à leur propre souveraineté.
- J. P.
- (A suivre)
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- Création d’un Ministère
- Les deux Chambres françaises sont en vacances.
- Elles se sont séparées, la Chambre le 17 mars, le Sénat le 19, après avoir voté la création d’un Ministère spécial des colonies, l’importance de ce service ne s’accomodant plus de la gestion d’un simple sous-secrétaire d’Etat dépourvu de l’autorité que donne l’investiture ministérielle, responsable cependant, en fait, devant les Chambres, bien que sa responsabilité ne soit pas constitutionnellement établie, et subordonné à un ministre, celui du commerce, de l’industrie, des postes et télégraphes et des colonies, légalement responsable, mais auquel on ne songe guère à demander compte d’une administration qui échappe à sa direction.
- De l’objet du débat, rien à dire ; de celui-ci pas davantage, sinon qu’il a donné l’occasion au ministère le plus fermement résolu à gouverner que nous ayons vu depuis longtemps, de faire passer sa volonté sur celle de nos deux Chambres, qui a le moins varié dans son culte pour la fermeté gouvernementale, cette fermeté s’exerçant d’habitude au détriment de l’autre.
- Ce jour-là le 17 mars, le Sénat ne s’était souvenu que d’une chose, c’est qu’il avait jadis obstinément refusé de consentir à la création d’un ministère des colonies. Aussi, sans même prendre la peine d’examiner le projet qui lui était soumis, s’était-il ajourné comme la Chambre au 24 avril. Le gouvernement ne se tint pas pour battu. A minuit et demi, deux heures après l’ajournement prononcé, il obtenait du président du Sénat de convoquer d’urgence cette Assemblée pour le lundi suivant, et le lundi, déjà mise en goût de sacrifice par une désagréable interruption de vacances, elle votait à son tour, la création d’un ministère des colonies.
- On a dit à ce sujet que le gouvernement avait fait acte de déférence envers le Parlement en lui demandant de créer, par une loi, un ministère que des précédents l’autorisaient à créer par voie de décret. Il n’en eût pas moins fallu obtenir le vote des crédits nécessaires à son fonctionnement. Ce qui est
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- étrange, c’est que l’usage, ou les précédents qui le rompent, soient l’unique règle en pareille matière.
- Gomment se fait-il que la question du mode de création d’un ministère puisse être controversable ?
- Le pouvoir exécutif ne peut p is, à son gré, créer un département, un arrondissement, une commune; il est aussi impuissant à supprimer qu’à créer la plus modeste de ces divisions administratives : l’intervention du Parlement est indispensable. Mais il peut créer ou supprimer tant de ministères qu’il lui plaira.
- La Constitution n’a pas prévu le cas.
- Ce n’est pourtant pas une chose sans importance, dans un régime parlementaire, qu’un ministère.
- En somme, c’est le gouvernement.
- La révision de la Constitution
- Un grand débat a eu lieu devant la Chambre sur la question de savoir si Ton devait réviser notre Constitution, qui est, sans contredit, la plus imparfaite des constitutions du monde entier.
- A vrai dire même, nous n’avons pas de constitution, mais un petit recueil de lois, dites constitutionnelles, « élaborées au sein d’une Chambre en proie aux idées politiques les plus disparates et les plps contradictoires, assemblage incohérent, empreint partout de l’esprit anti-démocratique qui animait la majorité de ses auteurs. » (Godin, La Réforme électorale et la Révision constitutionnelle). S’il y a quelque part une Constitution à réviser, c’est bien celle-là. Sans doute pour ne pas paraître tout-à-fait odieuse, elle s’est déclarée sujette à révision, seulement elle s’est arrangée de manière à rendre cette mesure à peu près irréalisable.
- Une révision sérieuse ne peut guère porter en effet que sur les prérogatives excessives du Sénat et du Président de la République. Or, le consentement du Sénat est indispensable pour cela. Il se garderait bien de prêter la main à une tentative qui aurait pour but de diminuer les attributions du chef de l’Etat, attributions dont la plus régalienne, le droit de dissoudre la Chambre, ne peut s’exercer qu’avec l’assentiment à lui, Sénat. Encore moins consentirait-il à se mutiler de ses propres mains.
- Une seule, parmi les modifications apportées jusqu’ici aux
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- lois constitutionnelles touchait de près le Sénat, celle qui retire à la loi électorale du Sénat son caractère constitutionnel, modification d’ailleurs sans portée.
- Lorsqu’il s’est agi d’attribuer le dernier mot à la Chambre des députés, en matière de conflit budgétaire, le Sénat a refusé net.
- Les démocrates ont le devoir de travailler à la suppression d'un état de choses qui place la Chambre issue du suffrage indirect, sur le même pied que la Chambre issue du suffrage universel, et qui permet à cette Assemblée de s’arroger, par une interprétation léonine de textes manquant de précision, les mêmes droits qui appartiennent à la Chambre des représentants des contribuables.
- Quatre propositions étaient en présence. Une analyse sommaire de ces propositions n’aura pas, croyons-nous, un intérêt uniquement rétrospectif, car en nous montrant par le minutieux étalage des moyens mis en jeu, les difficultés inextricables de l’entreprise, elle nous donnera la raison de l’acquiescement d'un parti audacieux à l’idée de la nécessité de la création d’un grand courant populaire à allure révolutionnaire.
- La plus ancienne en date — 25 novembre 1893 — est la proposition de M. Bourgeois (du Jura).
- Cette proposition à beaucoup près la plus restreinte de celles que nous allons analyser, ne porte que sur les attributions du Sénat dont le mode de nomination serait le même, mais qui n’exercerait plus qu’un droit de veto suspensif sur les lois votées par la Chambre.
- Un délai de six mois lui serait accordé pour exercer ce droit. Dans le cas de veto suspensif, la Chambre procéderait à une nouvelle délibération qui serait définitive.
- En matière budgétaire, le Sénat pourrait exercer son droit de contrôle par renvois successifs de la loi de finances, jusques et y compris la veille de l’échéance financière.
- Toutefois, s’il n’était pas saisi du budget un mois avant cette date, le Sénat pourrait prolonger l’exercice de son droit de contrôle jusqu’au 30 janvier suivant, sauf à voter concurremment avec la Chambre, des douzièmes provisoires.
- M. Goblet ne propose ni la suppression de la présidence de la République, ni la suppression du Sénat, bien qu’il ne soit pas en principe opposé à l’unité d’assemblée.
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- Aujourd'hui, il faut compter avec le Sénat, d’abord parce qu’il existe et qu’il serait difficile de le supprimer et parce qu’en outre il faudrait pour cela le concours d’une Constituante.
- Une proposition tendant à l’élection d’une Assemblée constituante n’aurait en ce moment aucune chance d’aboutir. Il ne faut donc songer pour l’instant qu’à améliorer, à perfectionner la Constitution et non à lui faire subir une transformation radicale.
- C’est donc par le Congrès que doit être faite la révision, mais par le Congrès souverain et seul juge de la limite de ses pouvoirs.
- On laisserait subsister pour le Sénat la question d’âge.
- M. Goblet se prononce pour la République parlementaire, « c’est-à-dire la nation se gouvernant elle-même par ses représentants librement élus et le pouvoir exécutif ramené au rôle d’agent d’exécution. »
- Le président de la République devra donc être nommé par les Chambres, sauf à réduire à quatre ou cinq années la durée de son mandat. Il serait rééligible. .
- 11 conserverait l’initiative des lois; il serait chargé d’en assurer l’exécution; il nommerait à tous les emplois civils et militaires, etc., comme dans la Constitution actuelle, mais tout cela « sous le contrôle des Chambres et avec la sanction delà responsabilité ministérielle. »
- Mais ce rôle ne'pourrait se concilier avec le droit que la Constitution actuelle donne au président de clore les sessions des Chambres, de les ajourner, de les convoquer ou non en dehors des sessions régulières et de prononcer même leur dissolution.
- M. Goblet propose de substituer à « ces attributions d’essence monarchique, » le principe de la permanence de la représentation nationale.
- Les Chambres, d’un commun accord, prononceraient la clôture de leurs sessions et aviseraient aux mesures nécessaires pour se faire représenter pendant les intersessions.
- Le mode d’élection des Chambres serait inscrit dans la Constitution. Les deux assemblées seraient élues par le suffrage universel au scrutin de liste.
- M. Goblet estime, en effet, qu’en supprimant, sauf pendant un court intervalle le scrutin de liste pour rétablir le scrutin de circonscription, on a donné la prépondérance aux intérêts particuliers sur l’intérêt général, et en même temps on a
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- favorisé le retour à la candidature officielle, qui altère la sincérité du suffrage et qui augmente la prédominance du pouvoir exécutif sur la représentation nationale.
- Mais c’est surtout par les attributions respectives que se distingueraient les deux assemblées.
- Le Sénat resterait seul le gardien de la Constitution et aurait un droit de veto sur les lois contraires à la loi constitutionnelle. En matière législative il n’aurait aucun droit d’initiative et comme assemblée délibérante son intervention serait limitée aux grandes questions de législation générale.
- La Chambre des députés aurait seule l’initiative des lois et la direction de la politique intérieure; les lois de finance, les crédits, les propositions budgétaires n'engageant pas les principes de la législation, les projets d’intérêt local devraient lui être exclusivement réservés. Seule — et cela serait inscrit dans la Constitution — la Chambre pourrait renverser les ministères.
- Les lois organiques, les lois concernant l’organisation militaire, administrative, judiciaire, l’organisation communale, cantonale, départementale, les lois d’enseignement, les lois régissant les rapports de l’Eglise et de l’Etat, le système des impôts, la liberté individuelle, la liberté de réunion et d'association, la législation civile, commerciale ou criminelle devraient être soumises à la délibération des deux Chambres.
- Pour toutes les lois soumises aux deux assemblées, un second vote de la Chambre rendrait la loi définitive.
- Le Sénat aurait le droit d’évoquer les lois qu’il jugerait devoir lui être soumises et le gouvernement pourrait lui renvoyer d’office une loi votée à la Chambre.
- Le Sénat, comme attribution exclusive, pourrait intervenir dans la nomination des hauts fonctionnaires, des ambassadeurs, des membres de la cour de cassation, de la cour des comptes, du conseil d’Etat. Enfin, une commission élue par le Sénat, assisterait le ministre des affaires étrangères dans la direction de la politique extérieure.
- Telles sont les idées principales de M. Goblst sur cette importante question.
- La proposition de M. Naquet se différencie de celle de M. Goblet et de celle de M. Bourgeois â la fois par le fond et dans la forme.
- MM. Bourgeois et Goblet tendent à faire du Sénat une véritable chambre consultative, et tous deux veulent la révi-
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- sion par le Congrès, seule procédure prévue par la Constitution.
- La proposition de M. Naquet est tout autre. Il vise d’abord la suppression totale du Sénat et vise surtout une modification radicale du pouvoir exécutif.
- «Je voudrais,» dit-il,« que les fonctions ministérielles fussent incompatibles avec le mandat législatif; que les ministres fussent pris hors des Chambres et ne pussent être révoqués que par une loi votée dans la forme ordinaire de toutes les lois. J'attache même à cette suppression du régime actuel, dit régime de cabinet, une importance supérieure à celle de la Suppression du Sénat et, si je ne pouvais avoir le tout, j’aimerais mieux conserver le Sénat en supprimant le régime de cabinet que de conserver le régime de cabinet en supprimant le Sénat.
- Au point de vue de la forme, je demande que cette révision soit faite par une Constituante et, comme nous devons obéissance, aussi longtemps qu’elle existe, à la loi constitutionnelle du 25 février 1875, laquelle règle autrement, dans son article 8, la procédure de la révision, je propose simplement de réunir le Congrès pour réviser cet article 8, de manière à permettre ultérieurement la convocation d’une Constituante. »
- M. Naquet estime que pour obtenir la révision, il faudra un effort presque aussi considérable que celui fait par le pays en 187,7 pour obtenir la consolidation de l’édifice républicain. Un pareil effort ne peut s’accomplir que si l’on a réussi auparavant à déterminer un puissant courant d’opinion en ce sens, et ce courant, on pourrait le déterminer en proposant la convocation d’une Constituante, en vue de supprimer le Sénat et de substituer un régime représentatif comme celui de l’Amérique ou de la Suisse au régime parlementaire actuel, dont la critique est très aisée et très compréhensible des masses. Sur un tel programme, les populations peuvent être séduites, convaincues, entraînées.
- Par contre, si l’on propose simplement de modifier les attributions du Sénat, quelque intérêt que pût présenter une pareille réforme aux yeux des hommes politiques, les détails y dominent trop et leur importance est trop difficilement appréciable pour que le suffrage universel puisse en être touché.
- La proposition de M. Michelin, tendait à la révision par le Congrès de l’article 8 de la loi du 25 février 1875, qui, seule,
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- rendrait légalement possible la convocation d’une Constituante.
- Dans la déclaration ministérielle lue à la séance du 21 novembre 1893, au début de la législature, le gouvernement considérait comme ne pouvant aboutir au cours de la législature les discussions annoncées sur la révision delà Constitution. Il avait renouvelé cette déclaration à la séance du 4 décembre 1893, en demandant à la Chambre d’écarter toute proposition tendant à la révision de la Constitution.
- Animée du même esprit, la Chambre, à la majorité d'une centaine de voix, a repoussé les propositions qrfi lui étaient soumises.
- Le gouvernement doit être satisfait; il existe désormais une majorité de gouvernement, c'est-à-dire, par un étrange renversement du sens des mots, celle qui suit et non celle qui dirige, la majorité qui obéit et non celle qui commande.
- Cette majorité avait été, d’ailleurs, éprouvée sur les diverses questions*politiques et sociales qui passionnent les assemblées délibérantes, et, tout récemment encore, sur la plus troublante de toutes, la question religieuse.
- Elle est donc solide. Les députés qui la composent ne se trouveront-ils pas un jour placés dans cette alternative : ou de déplaire au gouvernement en tenant la promesse faite aux électeurs, ou de déplaire aux électeurs en sacrifiant la réforme promise au désir de soutenir le gouvernement?
- Pour être latent, le conflit n’en persistera pas moins dans le Parlement, car on ne renonce pas ainsi pour toujours à cette idée, chère aux députés comme au peuple, que la fonction du pouvoir législatif est de légiférer et celle du pouvoir exécutif d’appliquer les lois.
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- La révision du Code
- Dans la liste des réformes civiles inscrites au programme du Devoir se trouve la révision décennale des Codes.
- C’est une idée qui fait son chemin.
- il y a quelques années, à l’occasion de la rentrée solennelle des cours et tribunaux, M. Bertrand, avocat général près la cour de Cassation, après avoir déclaré que nous n’avions plus à codifier, mais à réviser, se demandait s’il faudrait procéder
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- à cette révision par refonte totale ou par des lois partielles, et il se prononçait pour le premier système.
- La question, autrefois discutée en principe, disait-il, n’était plus, après les modifications successives subies par la plupart de nos Codes, qu’une question de convenance, et sauf pour le Code du commerce, pour lequel il semble que nous pouvons suivre l’exemple de la Belgique, la révision intégrale paraît s’imposer. -
- Et il ajoutait :
- « Le travail préparatoire de la révision se répartit naturellement entre la détermination générale préliminaire des limites à poser et des principes à suivre et la recherche des combinaisons multiples que comporte la réalisation de ce plan. Le Parlement ne pourrait-il pas, après avoir posé les bases de la révision, confier au pouvoir exécutif la préparation du projet, œuvre technique qui serait accomplie par une commission? Ce projet serait ensuite soumis à l’examen d’une commission nommée cette fois par la Chambre et discuté dans*des conférences publiques entre ses auteurs et les membres de la commission parlementaire. Indiqué par Rossi pour la confection des Codes, ce procédé ne serait-il pas d’une application moins controversable pour leur révision.
- » Si parfaite que puisse être leur préparation, ces projets de loi, dans lesquels l’ordonnance, la proportion, l’adaptation des parties sont d’4mportance capitale, n’échappent pas à un écueil sur lequel ils risquent de se perdre : je veux dire la discussion parlementaire publique compliquée parle droit d’amendement des membres de l’Assemblée.
- » En plus d’un pays, on travaille à l’éviter. »
- La Chambre a été saisie par un de ses membres, M. Goujat, d’un projet de refonte du Code civil, différant des indications formulées par M. l’avocat général Bertrand en ce sens, que ce travail de révision serait confié à une commission parlementaire composée de 44 membres.
- Cette commission serait tenue de déposer son rapport en 2 ans.
- Ce délai ne paraîtra pas excessif si l’on songe que sur les 2.281 articles du Code civil, il y en a bien près de la moitié dont la modification s’impose.
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- Les Sociétés coopératives et la participation
- Au nombre des projets qui doivent être discutés dès la reprise de la session par la Chambre des députés se trouve le projet de loi sur les Sociétés coopératives de production, de crédit et de consommation et sur le contrat de participation aux bénéfices.
- C’est pour la troisième fois que ce projet est soumis aux délibérations de cette Assemblée. Les deux législatures qui ont précédé celle-ci l’ont successivement adopté.
- Le Sénat l’a remanié deux fois. Les modifications qu’il y a introduites en dernier lieu ne sont pas assez considérables pour qu’il ne soit pas permis d’espérer que l’accord se fera entre les deux Assemblées.
- Pour la troisième fois encore, c’est M. Doumer qui est chargé des fonctions de rapporteur, et l’on doit s’en féliciter, car c’est incontestablement à son zèle et sa persévérance que la question d’une législation coopérative paraît devoir entrer dans une phase décisive. Le député de l’Yonne est un de ces rares, très rares, trop rares députés qui s’attachent à une réforme et, contre vents et marées, la font arriver à bon port.
- Dans son nouveau rapport M. Doumer rappelle les progrès incessants et rapides accomplis par la coopération dans notre pays.
- Le plus récent, le plus inattendu peut-être, est l’accession des cultivateurs à cette forme nouvelle et pratique de l’association pour la mise en commun et la vente directe aux consommateurs des produits de leur travail, pour l’achat à moindres frais des matières premières et des denrées nécessaires à la vie.
- Les coopératives agricoles ont, en général, un caractère propre, qui procède à la fois de ceux des trois genres de sociétés coopératives que l’on connaît dans les villes. Par les opérations qu’ont faites jusqu’ici les syndicats, sous le couvert de la loi de 1884, les achats d’engrais, de semences, de denrées même, qu’ils répartissent entre les associés, ils sont sociétés coopératives de consommation; ils font de la production quand ils vendent en commun, les récoltes individuellement faites par leurs membres, quand ils manipulent ces récoltes ou les transforment avant de les livrer aux consommateurs. Enfin, les Sociétés agricoles peuvent joindre à ces opérations le crédit
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- mutuel, les avances, l’escompte du papier, toujours au profit des propriétaires.
- Ce sont ces sociétés mixtes qui prennent place aujourd’hui dans la coopération et qui ont droit à une place dans la loi.
- Les syndicats agricoles, qui ont jusqu’ici fait de la coopération quelquefois sans le savoir ou le dire, désirent voir leur situation régularisée.
- Ils ont demandé à la commission de mettre dans le projet des dispositions qui les visent explicitement et qui les couvrent.
- La commission a donné satisfaction à ce désir ; elle a apporté au texte ce complément devenu nécessaire.
- Ces dispositions nouvelles (en deux articles) font l’objet du titre V, du projet actuel, dont les dispositions primitives relatives aux transports de créances réalisées par une société de production, supprimées par le Sénat, n’ont pas été rétablies par la commission.
- Le rapporteur constate que la coopération ouvrière de production s’est affermie et développée en ces dix dernières années.
- L’année qui vient de s’écouler comptera dans les annales de la coopération de production. Ce que les Sociétés de production ont cherché à réaliser au cours de cette année, ce n’est pas surtout l’augmentation de leur nombre, c’est la consolidation de leur situation, c’est la solidarité entre les sociétés des divers points du territoire, c’est l’accroissement de leur force par l'institution du crédit coopératif.
- Grâce à l’impulsion de la Chambre consultative des associations ouvrières de production, (comprenant une soixantaine de sociétés, et dont l'organe est VAssociation ouvrière, rédigée avec tant de talent et de dévouement par M, Abel Davaud), une banque coopérative, dont les sociétaires se recrutent exclusivement parmi les directeurs d’associations de production a été fondée à Paris. Une autre banque coopérative du même modèle est sur le point d’être créée par les sociétés de production lyonnaises.
- Le crédit coopératif proprement dit (banques populaires et surtout banques agricoles) qui était l’année dernière encore à l’état embryonnaire, semble avoir décidément pris son essor en France.
- Une Société de propagande fondée il y a quelques mois et à la tête de laquelle se trouve M, Lourties, sénateur, rapporteur du projet de loi sur les sociétés coopératives au Sénat, contribue puissamment à cet utile résultat.
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- Les Sociétés de crédit agricole créées presque toutes par les syndicats, ont vu le jour en grand nombre en ces dernières années.
- Les Sociétés coopératives de consommation ont vu leur nombre s’accroître dans l’année qui vient de s’écouler. Le Comité central de l'Union coopérative des sociétés de consommation par la liste qu’il a communiquée à la commission du travail, et qui est annexée au rapport, donne un total de 1.089 sociétés existant en France au 1er janvier 1894 ; soit 148 de plus que l’année dernière.
- Les progrès réalisés cette année par les institutions coopératives dans leur ensemble expliquent la recrudescence des attaques dont elles ont été l’objet de la part du commerce individuel.
- Les syndicats de l’alimentation parisienne ont transmis à la commission le texte d’une pétition qu’ils adressaient au Sénat au mois de novembre dernier, et qui n’avait pas reçu de cette Assemblée la satisfaction qu’ils en attendaient. Cette pétition demandait qu’on apportât à la loi une foule de restrictions, qu’on prît contre les sociétés coopératives des mesures fiscales sévères. La Commission n’a pas cru devoir s’arrêter à ces propositions qui ne sont pas soutenables.
- Cette pétition avait, d’ailleurs, reçu au Sénat une réponse faite par la Société des agriculteurs de France etVUnion des Syndicats agricoles avec l’adhésion du Comité central, (1) qui représente plus particulièrement les Sociétés coopératives des villes.
- « En se groupant pour acheter en commun les denrées usuelles, était-il dit, dans le mémoire que nous signalons, les individus arrivent à réduire les frais généraux de la production et des échanges. Ils courent sans doute la chance d’éliminer un nombre plus ou moins grand d’intermédiaires ; mais ce résultat éventuel est de ceux qui pèsent sur toutes les professions, et ce serait un étrange privilège que celui que réclameraient les commerçants d’être protégés par l’Etat contre les risques qui menaceraient leur profession. »
- La pétition du syndicat de l’alimentation parisienne demande « que les Sociétés coopératives rentrent dans les limites étroites du droit commercial commun.
- (1) Voir à ce sujet le compte-rendu de la réunion générale du Comité Central, dans le numéro du 15 décembre de la Fédération nationale des sociétés coopératives de consommation.
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- » C'est toujours, dit M. Doumer, la confusion qu’on a essayé de faire naître entre des opérations de commerce et les opérations plus ou moins civiles d’une Société coopérative.
- » Des citoyens qui s’entendent pour acheter en commun des denrées et se les partager ne sont pas des commerçants. »
- Faire acte de commerce, en effet, c’est acheter en vue de revendre à des tiers. Peut-on assimiler à des tiers des associés ? Jusqu’à présent aucun doute n’avait paru possible sur ce point.
- « Des membres d’une même association, dit à ce sujet le journal le Temps, ne peuvent être tenus pour des tiers ; au regard de l’Etat, ils n’existent que comme un groupe ayant son existence propre, et dès l’instant que ce groupe ne vend pas à des tiers, il ne constitue pas une société commerciale. Ne pas lui appliquer l’impôt des patentes, ce n’est donc pas lui assurer un privilège ; c’est, au contraire, le soumettre au droit commun. »
- D’ailleurs, comme le fait remarquer avec raison le rapporteur du projet, à l’heure présente, en l’absence de toute loi sur les sociétés coopératives, celles-ci étant, par conséquent, sous le régime du droit commun, l’Administration des contributions directes n’a pas pu leur imposer les taxes de commerce.
- Le projet de loi n’innove donc pas sur ce point ; il ne fait que consacrer et consolider l’état de choses actuel.
- Les commerçants devraient lui savoir gré, par contre, d’imposer aqx Sociétés coopératives de consommation des règles étroites et de punir ceux de leurs membres qui céderaient à des tiers les objets qu’ils se seraient procurés par l’entremise de la Société.
- Parmi les articles assez nombreux qui ont été modifiés dans le projet, la plupart n’ont subi que des changements de pure forme.
- Voici les principales modifications apportées par la Commission de la Chambre au texte sénatorial :
- Suppression de la limite maximum de 5.000 fr. de la part de capital d’un sociétaire dans les sociétés coopératives de production, (article 5).
- Rétablissement du texte autorisant les sociétés coopératives, en outre des opérations qu’elles font naturellement avec leurs membres, à en faire avec d’autres sociétés coopératives (article 32 du Sénat, 35 du projet).
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- Introduction de deux articles (40 et 41) établissant les conditions dans lesquelles doivent fonctionner les sociétés coopérative mixtes.
- Adjonction des deux paragraphes suivants au texte de l’article 42 (article 39 du Sénat, 44 de la Chambre) : « La participation peut-être établie à titre bienveillant par le chef de l’entreprise et ne donner lieu à aucun contrôle de la part des intéressés.
- « Elle peut résulter d’un contrat qui donne aux participants le droit de contrôler les comptes. »
- La première disposition a pour objet d’encourager les patrons les plus timorés, les plus jaloux de leur autorité, à entrer dans la voie de la participation aux bénéfices. Une fois qu’ils y seront engagés, il est à croire et à espérer qu’ils arriveront vite à la véritable participation, à la participation contractuelle, qui fait des ouvriers et employés de l’entreprise des associés intéressés, comme le patron lui-même à sa prospérité.
- Une autre modification (article 43) est destinée à empêcher la'nullité de la clause par laquelle dans le contrat de participation les parties conviennent de soumettre à des arbitres les contestations que pourraient soulever l’exécution de l’acte, nullité qui résulte de l’article 1006 du code de procédure civile, et de l’interprétation que lui a donnée la Cour de cassation par de nombreux arrêts, établissant que le compromis portant recours à l’arbitrage n’est valable que s’il porte sur le litige né, et non point sur un litige prévu. Par dérogation à l’article 1006, les dispositions nouvelles de l’article 43 donnent aux arbitres tout pouvoir de prononcer comme amiables compositeurs et en dernier ressort.
- Etablissement d’une distinction entre la part de bénéfice donnée à un participant pour son travail et celle qu’il peut recevoir comme co-propriétaire ou actionnaire de l’entreprise, au point de vue de l’impôt sur le revenu, et replaçant cette dernière sous l’application de la loi du 29 juin 1872.
- La modification la plus importante apportée par la Commission du travail au texte du Sénat est celle qui rétablit les dispositions permettant à deux ou plusieurs sociétés coopératives de s’associer pour poursuivre en commun, en tout ou en partie, le but que leur assignent leurs statuts, et les autorisant à former des Unions ou Syndicats pour l’étude et la défen-
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- se de leurs intérêts, en se conformant aux prescriptions des articles 4, 5, 6 et 7 de la loi du 21 mars 1884.
- Il serait inique d’exclure les Sociétés coopératives du bénéfice de la loi de 1884, alors que de nombreuses ligues d’intermédiaires existent et fonctionnent en vertu de la dite loi. C’est une question vitale pour la coopération,
- La Commission du travail, dit en terminant le rapporteur, a tenu compte, dans son examen et ses décisions, des longs retards que le projet a subis, de l’impérieuse nécessité d’en finir au plus tôt et de donner à la coopération la législation qu’elle réclame. Pour arriver plus aisément à ce résultat, elle a chargé son président et son rapporteur de conférer avec le président et le rapporteur de la Commission sénatoriale des Sociétés coopératives, MM. Gouin et Lourties, afin de rédiger un texte qui ait toutes chances d’être accepté dans son ensemble par les deux assemblées.
- Ce texte a été adopté â l’unanimité par la Commission du travail.
- Dans les précédents débats qui ont eu lieu à la Chambre les défenseurs de la coopération n’ont pas eu, et pour cause, à se préoccuper de l’opinion des socialistes à cet égard. Mais aujourd’hui les socialistes forment un noyau compact dans cette Assemblée. Quel parti vont-ils prendre, eux qui admirent la coopération chez nos voisins belges, et la proscrivent chez eux.
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- FRANCE
- La participation aux bénéfices. — L’Assemblée générale des actionnaires de la Société des Chemins de fer économiques vient d’approuver le projet par lequel son conseil d'administration propose d’admettre ses agents à la participation aux bénéfices.
- Sur les bénéfices de la Compagnie, il sera dorénavant opéré, avant toute attribution, un prélèvement qui sera réparti entre tous les agents, au prorata du traitement de chacun d’eux.
- Une partie de la somme revenant à chaque agent, lui sera remise en espèces, l’autre partie, versée à son nom à la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse, constituera un livret individuel demeurant sa propriété.
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- Exploitation de l’Enfance. — On lit dans le Bulletin de VUnion française pour le sauvetage de VEnfance, numéro d’octobre dernier :
- « Ne laissez pas passer un petit ramoneur mendiant sans lui demander son nom, son adresse, son âge, le nom du patron qu’il sert, le lieu où il demeure, et si vous répugnez à signaler le fait à la police, envoyez à la Direction de l’Union française, 10, rue Pasquier, une note contenant ces indications. Nous ferons notre devoir. C’est par la collaboration de tous que nous ferons disparaître cette odieuse exploitation. »
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- ITALIE
- Les grèves. — En Italie, écrit à son gouvernement le consul de Belgique à Lucques, il n’y a presque rien qui ressemble aux Trades-Unions anglaises ou aux syndicats français.
- Il n’y a que deux associations qui se proposent, le cas échéant, de diriger la grève et de la soutenir en fournissant des subsides aux grévistes sociétaires. Ce sont : la Société des ouvriers de la typographie qui, par la création d’un fonds spé-
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- LE DEVOIR
- cial pour les grèves, a quelque ressemblance avec les Trades-Unions, et la Fédération des sociétés de chapeliers, très ancienne, mais très imparfaite, puisqu’elle ne se soucie pas de former une réserve spécialement affectée au payement de subsides en cas de grève.
- En Italie, on a la spécialité des grèves agricoles qui sont presque inconnues dans les autres pays.
- ^ De 1878 à 1892, il y a eu dans les industries 1,047 grèves ; dans les premières années, il n’en éclatait pas plus de 30 par année. En 1891,1e nombre des grèves, qui n’avait cessé d’augmenter, était arrivé à 132. Sur 1.047 grèves, 170 finirent à l’avantage des ouvriers, 448 par une transaction entre ouvriers et patrons, et 429 par la défaite des ouvriers.
- * * .
- ALLEMAGNE
- L’empereur allemand et les Etats particuliers. —
- Le Chancelier de l’empire a, tout récemment, fait publier le tableau des contributions dites matriculaires, c’est-à-dire des sommes que chaque Etat particulier est tenu de payer pour sa part des dépenses impériales. La Prusse figure en tête pour 248 millions de marks, soit environ 300 millions de francs avec augmentation de 28 millions de francs sur la contribution du dernier exercice; les autres Etats : Bavière, Saxe, Wurtemberg, Bade, etc., y compris l’Alsace-Lorraine, auront à verserjsnsemble 172 millions de marks. C’est pour tou£ de lourdes charges, pour la Prusse surtout, qui a déjà pour l’année courante un déficit de 100 millions, qui sera naturellement augmenté au prochain exercice.
- U n’y a d’ailleurs aucun espoir, avec la manie d’armements qui sévit actuellement sur l’Europe, de voir diminuer par la suite ces contributions matriculaires, d’autant moins qu’elles sont établies non sur la base des recettes et des dépenses de chaque Etat, mais sur la base des dépenses de l’empire; ce qui laisse à l’empereur et à ses conseillers toute latitude pour se livrer aux prodigalités les moins justifiées.
- * +
- SUISSE
- Le referendum du 4 mars.—Le peuple suisse a été appelé à se prononcer le 4 mars sur la question de savoir s’il
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- accepte ou s’il repousse le nouvel article 34 ter de la constitution.
- On sait que cet article, dont les pouvoirs fédéraux demandaient l’introduction dans la Constitution fédérale, avait pour but de donner auxdits pouvoirs la liberté de légiférer sur la petite industrie, de la réglementer et de lui appliquer, au besoin, la loi sur les fabriques.
- Cette réforme a été repoussée à une majorité de 25.000 voix sur moins de 300.000 votants; sur 22 cantons, 15 l’ont également repoussée.
- Les motifs du rejet de cet article sont fort complexes.
- Le campagnard a voté contre, lui, par motif d’égalité de traitement. Les artisans eux-mêmes que l’on voulait protéger se sont prononcés contre la révision. Les petits patrons, cela se comprend, n’étaient guère favorables à l’extension aux métiers de la loi des fabriques.
- D’autres se sont opposés à cette révision à cause de l’ambiguité de l’article, d’autres par opposition aux tendances centralisatrices que l’on cultive dans les milieux gouvernementaux.
- On a remarqué depuis quelques années déjà l’indifférence croissante du peuple suisse à l'égard du devoir électoral. Autrefois 500.000 citoyens sur 700.000 inscrits prenaient part à tous les votes d’intérêt général. Aujourd’hui, le nombre des votants est réduit de près de moitié. Il y a évidemmentlassi-tude. A quoi faut-il l’attribuer? Est-ce à l’ennui des consultations plus fréquentes depuis la mise en vigueur du droit d’initiative populaire? Est-ce à l’hostilité contre les innovations sociales successives?
- Peut-être à ces deux causes.
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- ANGLETERRE
- Les Trois-Huit. — Nous avons constaté dernièrement que le gouvernement anglais n’avait pas hésité à reconnaître, par l’organe de son ministre de la guerre, que la réduction à huit heures de la journée de travail, introduite à titre d’expérience dans les fabriques d’armes, avait tourné à Davantage du service public, aussi bien que des ouvriers. Ce ne sont pas seulement les frais généraux qui diminuent, mais aussi la déperdition de force utile, résultat des pertes de temps et de la fatigue.
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- LE DEVOIR
- A la suite de cette déclaration, deux grands manufacturiers, MM. William Mather et W .Allan vinrent témoigner du succès complet que le régime des huit heures avaient rencontré dans leurs propres usines.
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- Le repos dominical et les musées. — On sait que, chaque année, ou à peu près, quelque député bien intentionné invite la Chambre des communes (dont cette proposition a le don de provoquer l’hilarité) à voter un bill ordonnant l’ouverture des musées de Londres le dimanche. La Chambre se refuse à discuter l’opportunité d’une réforme si radicale... et l’on passe outre.
- La question vient, néanmoins, de faire un pas. Il s’est trouvé, dans le conseil communal de la Cité, 88 conseillers pour voter l’ouverture des galeries de peinture situées, dans les limites de cette dommune, et 88 pour demander le statu quo; par son vote prépondérant, le lord-maire a tranché la question en faveur des premiers.
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- LA~QÜESTION DEÎLA PAIX
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- L’Arbitrage International
- M. de Montluc, conseiller à la Gour de Douai, vient de publier dans les Etats-Unis d’Europe, l’article suivant dans lequel il indique la possibilité de l’arbitrage international et sa portée pratique indiscutable, puisque l’arbitrage international est susceptible d’une sanction.
- « Sur 100 cas de guerre, il y a 95 (sinon 99) variétés de difficultés. A chaque variété correspond un mode d’exécution pratique,facile, on pourrait dire élémentaire, ainsi qu’on va le voir.
- » Supposons que le conflit qui menace d’engendrer la guerre soit une demande d’extradition, par exemple.
- » Dans le compromis (c’est-à-dire dans la convention qui nommera les arbitres, déterminera leurs pouvoirs* réglera la procédure et le point précis à trancher), on n’aura qu’à disposer que l’individu à extrader sera préalablement remis entre les mains d’une tierce puissance. La sentence rendue, cette tierce puissance remettra l’individu à celle des deux puissances litigeantes que la sentence aura désignée. Quoi de plus simple !
- » On voit qu’il en pourrait être de même d’une somme d’argent, d’un navire, d’une place litigieuse, d’un village, d’une portion de commune, etc., etc. La remise en mains tierces est presque toujours possible et facile à exécuter.
- » Il faudrait se creuser l’imagination pour arriver à trouver des cas non susceptibles de dépôt en mains tierces. Supposons par exemple, qu’il s’agisse d’un droit ou d’une défense de passage dans un détroit, une mer intérieure, une baie.
- » Les deux puissances litigeantes déposeront une somme d’argent ou chacune remettra une place, une petite ville, un village entre les mains d’une tierce puissance, à titre de gage, en garantie de l’exécution de la sentence à intervenir.
- » Nous n’avons pas parlé des cas relatifs à la navigation sur un fleuve commun à plusieurs Etats. Ces cas sont réglés par des conventions internationales fort détaillées, et des difficultés qui peuvent surgir à leur occasion sont ou peuvent être soumises aux commissions internationales instituées à cet effet, comme, par exemple, celle pour la navigation du Danube.
- » Mais veut-on qu’il se présente un cas où rien de tout cela ne soit possible, ou bien où il soit possible d’en éluder l’application,
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- LE DEVOIR
- )> Force restera tout de même à la loi. L’effusion de sang n’est pas le seul moyen coercitif qui soit à la disposition du droit.
- » Citons comme exemple : rupture des relations, saisies de bien des rignicoles, embargo des navires, et, à la rigueur, prises maritimes.
- » Oui, prises maritimes, nous irions jusque-là !
- » On pourrait même étudier la question de savoir s’il n'y aurait pas moyen d’atteindre la rente du pays violant la sentence arbitrale. Cela serait plus compliqué et plus contestable, mais en définitive cela sera à examiner dans la discussion et rétablissement du compromis; tout ce qui y sera stipulé deviendra la loi des parties et par conséquent sera légal.
- » Ainsi il y a ce qu’on appelle les contraintes, c’est-à-dire les stipulations de dommages-intérêts à payer par chaque jour de retard. Cfoit-on qu’un ou deux millions par jour ne serait pas une contrainte de nature à faire réfléchir la nation qui voudrait se soustraire au compromis?
- » Mais, dira-t-on, si l’on résiste et qu’il faille employer la force pour avoir raison de cette résistance, c’est la violence.
- » Non, du moment que c’est prévu dans le compromis, ce n’est plus une voie de faits, c’est une voie de droit.
- » Soyez persuadés que la nation qui aura perdu son procès s’exécutera, sachant que son énergie militaire serait considérablement paralysée par l’existence d’une sentence de condamnation.
- » Mais si elle combat tout de même, eh bien ! ce sera un cas de contravention internationale, voilà tout! Que voulez-vous, nous serons en présence d’un délit d’anarchie du droit des gens, cas exceptionnel, exception qui confirme la règle.
- » Nous ne nions pas le mal, nous ne nions pas la guerre, qui est un mal. Mais nous ne voulons pas qu’on nous fasse passer le mal pour le bien, et quand Tolstoï soutient que la guerre est dans la loi naturelle, nous répondons : « Oui, comme le crime dans le code. »
- » L. de Montluc. »
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- ANGLETERRE La raison du plus faible.
- 11 y a quelque temps à la Chambre des communes, le député radical Cremer, secrétaire de la Ligue en faveur de l’arbitrage international, directeur du journal The Ârbitrator, protestait
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- LA QUESTION DE LA PAIX 231
- à l’occasion de la discussion du budget de la marine, contre l’augmentation des dépenses navales; il conseillait au gouvernement d’inviter les puissances à une Conférence pour réduire les armements, et il exprimait la conviction que la France répondrait volontiers à cette invitation.
- Sir William Harcourt, chancelier de l’Echiquier et leader de la Chambre des communes a répondu que l’Angleterre avait tout intérêt au maintien de la paix; mais qu’il ne pouvait proposer de conférence sans savoir si cette proposition aurait quelque chance d’être accueillie. D’ailleurs, la flotte de l’Angleterre, comme celle des autres puissances, est purement défensive.
- Personnellement, sir William a toujours condamné les préparatifs de guerre; mais il a toujours été d’avis que la flotte anglaise devait avoir la supériorité. Cette suprématie est le plus grand élément du maintien de la paix.
- L’Angleterre, à la tête d’une flotte toute-puissante, pourra en effet conserver sa neutralité. Ayant la conscience de sa force, elle pourra mieux se tenir à l’écart de toutes combinaisons continentales qui pourraient l’entraîner à se mêler d’affaires qui ne l’intéressent pas.
- Il n’y a pas un seul gouvernement qui n’ait tenu ou ne soit prêt à tenir le même langage en l’appuyant sur les mêmes considérations de faiblesse relative.
- Puisque l’amour de la Paix les amène au même degré, au lieu de chercher à se dépasser constamment dans cette course ruineuse vers un but qui se dérobe sans cesse, que ne se décident-ils à s’orienter, une fois pour toutes, vers lé désarme» ment, source de prospérité sans fin ?
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- ITALIE
- L’Union Lombarde a tenu, le 4 mars, sous la présidence de M. Moneta, sa réunion annuelle*, qui paraît avoir été des plus intéressantes.
- L’Assemblée a voté l’ordre du jour suivant :
- « Il ne suffit pas de réprimer par la force les attentats des anarchistes qui se succèdent depuis quelque temps, jettant partout la terreur, et les rebellions de multitudes furieuses, mais il faut en prévenir le retour au moyen d’une sérieuse éducation morale des populations, dont avant tout les gouvernements doivent donner l’exemple par une administration sage et prévoyante. »
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- LE DEVOlk
- V Union Lombarde a décidé de prendre part à l’Exposition universelle qui va s’ouvrir à Milan. Les sociétés et les particuliers qui posséderaient quelque document, tableaux ou autres objets ayant trait à la question de la Paix sont priés de se mettre en rapport avec le président de la Société, M. Th. Moneta, directeur du Secolo, qui se charge de faire classer ces objets dans un ordre analytique ou chronologique et de les faire retourner à leurs propriétaires aussitôt après la clôture de l'exposition.
- Les artistes ont été déjà choisis pour l’exécution de deux tableaux-panorama représentant l’un la Guerre, l’autre la Paix.
- M. Hodgson Pratt enverra, nous écrit-on de Milan, une gravure du célèbre tableau du peintre anglais Wist, qui représente la signature du Traité d’amitié conclu par William Penn avec les Indiens. — M. Evans Darby exposera ses tableaux synoptiques des exigences de la guerre.
- D’autres objets intéressants sont déjà annoncés.
- 0Correspondance autographiée du bureau de la Paix).
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- Les suicides dans l’armée
- La Gazette hebdomadaire militaire publie sur les suicides dans l’armée allemande une statistique qui émane de sommités médicales. Celles-ci prétendent que le suicide est plus fréquent dans la race germanique, à cause de la sentimentalité de cette race,»et établissent que sur 10.000 individus, tant civils que militaires, il y a en Allemagne 2,71 suicides, en France 1,87, en Autriche 1,60, en Angleterre 0,76 et en Espagne 0,35/
- Pour l’armée spécialement, pour 10.000 hommes, il y a en Allemagne 6,33 suicides, en France 3,33 et en Angleterre 2,09. Les causes des suicides dans l’armée allemande sont, d’après la statistique, le sentiment exagéré de l’honneur, la crainte de la punition et, enfin, les mauvais traitements. Ce sont les deux provinces prussiennes de la Saxe et de la Silésie qui fournissent le plus grand nombre de suicides.
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- Une fédération pacifique
- Les sections suisses de la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté (Neuchâtel, Berne et Genève) et celles de la
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- LA QUESTION DE LA PAIX
- Société de la Paix et de l’Education (Saint-Gall et Zurich) se sont réunies en une Société générale Suisse de la Paix sous une forme fédérative laissant à chacun des groupes la plus large autonomie.
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- Pétitionnement en faveur de la Paix
- Les adresses en faveur de la paix parvenues au bureau de la Société de la Paix à Copenhague ont atteint le chiffre de 242.000, soit la trentième partie de la population totale de Danemark.
- L’association suédoise pour la Paix et l’arbitrage a déjà recueilli 100.000 signatures en faveur de l’œuvre de la Paix.
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- Le bulletin du Ve Congrès universel de la Paix à
- Chicago, publié par les soins de la Société américaine de la Paix à Boston, et formant un volume de 300 pages, reproduit in-extenso la plupart des travaux envoyés au Congrès et des discours prononcés sur les différentes questions à l’ordre du jour.
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- 11 vient de paraître à Paris un nouveau journal de la Paix sous le titre l’EUROPE NOUVELLE. Ce journal déclare dans son programme que la cause du mal dont souffre l’Europe est le militarisme, qui conduit à la guerre ou à la banqueroute.
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- LE DEVOIR
- MOUVEMENT FÉMINISTE
- L’ENSEIGNEMENT UNIVERSITAIRE DES FEMMES
- 1» France. — C’est en 1863 que les Facultés françaises se sont ouvertes, pour la première fois, aux femmes. Aucune loi d’ailleurs ne leur en interdisait l’accès.
- Parmi les diplômées de la Sorbonne, une licenciée ès-scien-ces mathémathiques ouvrit la série; puis vint une anglaise qui conquit le grade de docteur en médecine. En 1868, la Faculté de médecine de Paris comptait 4 étudiantes ; elle en avait 32 en 1878 et 119 en 1886.
- Seule, parmi toutes les Facultés de droit, celle de Paris a reçu l’inscription de 3 femmes ; on sait que deux jeunes filles: l’une roumaine, l’autre française, ont passé avec succès les épreuves du doctorat en droit : la première en 1890, la deuxième en 1892.
- 2° Allemagne. — Jusqu’à ce jour les Universités prussiennes n’ont admis les femmes ni au cours ni aux examens. De 1871 à 1880, Leipzig ouvrit ses portes à des auditrices libres, mais cette concession a depuis été retirée. Il en est de même en Bavière depuis 1880. Toutefois les Universités allemandes ne pourront toujours résister au mouvement croissant qui se manifeste enTaveur de l’éducation des femmes, de l’admission des femmes aux cours des Facultés, particulièrement aux études médicales. Une pétition dans ce sens a été adressée au Reichstag par plus de 50.000 femmes allemandes. Du reste, si les projets en voie d’exécution de création de gymnases féminins finissent par aboutir et si la préparation des jeunes filles devient pareille à celle des jeunes gens, il sera difficile de fermer les portes des Facultés aux étudiantes.
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- 3° Autriche-Hongrie et Espagne. — Dans ces deux pays la loi interdit aux femmes l’accès de l’enseignement supérieur.
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
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- 4° Russie. — Malgré l’exclusion prononcée dans cet empire, une école spéciale de médecine a été organisée en faveur des femmes, le fonctionnement en est réglé par une ordonnance du 2 août 1890 et un ukase de l’année précédente permet aux femmes l’exercice des fonctions de sage-femme et d’aides-chirurgiens dans toutes les administrations de chemins de fer. Quant à la profession d’avocat, elle est interdite au sexe féminin. (Ukase du 7 janvier 1876.)
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- 5° Belgique. — Les femmes sont admises par la loi à suivre les cours et à conquérir les diplômes de toutes les Facultés. L’exercice des professions de médecin et de pharmacien leur est concédé, mais l’accès du barreau leur est interdit.
- Du reste, malgré le nombre relativement élevé des étudiantes et graduées belges, on déplore avec raison l’absence d’un enseignement secondaire capable de préparer les jeunes filles aux études universitaires.
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- G0 Grande Bretagne. — En Angleterre et Irlande les Universités sont ouvertes aux femmes depuis longtemps. On constate leurs succès dans les examens et le haut degré de la préparation qu’elles reçoivent dans les collèges qui leur sont réservés. En revanche, les Universités Ecossaises sont demeurées fermées aux femmes jusqu’à ces derniers temps; et ce n'est pas sans lutte que Saint-André et Edimbourg se sont enfin décidés à les admettre.
- Dans les colonies anglaises, l’école de médecine est ouverte aux femmes de Madras depuis 1875 ; l’Université de Melbourne, depuis 1878; les Universités de Durham (Cap), de Sydney, de Vellington, depuis 1881 ; celle de Calcuta, depuis 1883. Une école de médecine à Toronto (Canada) est spécialement réservée aux femmes.
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- 7° Hollande. — Ce pays, dont les traditions libérales sont séculaires, compte un grand nombre de femmes parmi les étudiants des Universités ; plusieurs doctoresses en médecine jouissent en Hollande d’une légitime réputation.
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- 8° Suisse. — C’est dans cette République que le nombre des étudiantes est le plus élevé.
- Pendant le semestre d’été de 1892, on ne comptait pas moins de 541 femmes immatriculées aux auditrices libres, aux Universités.
- Par un contraste singulier, fort peu de femmes en Suisse exercent la médecine. Sur une population de trois millions d’âmes, on compte en effet 1157 médecins dont 10 femmes seulement (cantons de Zurich, Saint-Gall et Argovie). Le barreau est fermé aux femmes; mais l’Université de Zurich a admis comme professeur de droit une doctoresse.
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- 9° Roumanie. — Les Universités de Jassy et de Bucharest sont ouvertes aux femmes.
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- 10° Italie. — La loi admet les femmes à l’inscription dans toutes les Facultés et à l’exercice de toutes les professions libérales, sauf celle du barreau.
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- 11° Pays Scandinaves. — Le caractère commun de la législation en Danemark, Suède et Norwège est d’admettre les femmes à l’inscription et aux diplômes ; mais de leur refuser le droit de remplir les fonctions publiques conférées par l’Etat.
- On a compté longtemps dans le corps enseignant de l’Université de Stockholm une dame professeur, Mme Kowalewska, dont les travaux mathématiques furent couronnés par l’Institut de France.
- En Islande, les femmes peuvent exercer la profession médicale et se présenter aux examens de philosophie et de théologie; toutefois, elles ne sont pas autorisées à monter en chaire ni à remplir le ministère évangélique.
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- 12° Etats-Unis. — Il est oiseux de rappeler qu'en vertu de la liberté d’enseignement, jamais les femmes n’ont été écartées des établissements d’enseignements supérieurs. Bien plus, 23 Etats de l’Union admettent les femmes à plaider, et la loi du 15 février 1879 leur permet de pratiquer près de la Cour suprême des Etats-Unis.
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
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- On compte aujourd’hui plus de 2000 femmes médecins dont 580 allopathes, 130 homéopathes, 610 spécialistes pour les maladies du sexe, 70 aliénistes, 65 orthopédistes, 40 oculistes et auristes et 30 se consacrant à Félectrothérapie.
- 70 femmes ont été nommées médecins des hôpitaux et chefs de cliniques ; 95 sont professeurs des écoles de médecine.
- (Revue Internationale 15 février 1894.)
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- Les doctoresses au Congrès médical de Rome
- 2560 médecins italiens, dont 158 doctoresses, et 3269 médecins étrangers, dont 810 doctoresses, avaient envoyé leur adhésion au Congrès médical tenu à Rome, le 29 mars.
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- TURQUIE
- Les étudiantes turques
- Trois jeunes femmes turques étudient en ce moment la médecine dans les Facultés de Lyon, de Montpellier et de Nancy. L’une d’elles est la fille d'un pacha de Constantinople.
- On sait qu’un iradé du sultan autorise les femmes à exercer la médecine en Turquie sur la présentation de leur diplôme.
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- ANGLETERRE
- Les femmes dans les commissions royales
- Une commission royale vient d’être nommée pour s’enquérir « des meilleurs moyens d’établir un système bien organisé d’instruction secondaire en Angleterre. »
- Cette commission, présidée par M. Bryce. et où figure un député ouvrier, M. Fenwick, consistera en seize membres, dont trois femmes (entre autres lady Frederick Cavendish, nièce de M. Gladstone).
- Le fait est à signaler parce que c’est la première fois que des femmes feront partie d’une commission royale : elles n’y avaient figuré jusqu’à ce jour qu’à titre de sub-commissionner s. La nomination de cette commission est d’ailleurs signée par une femme, la reine.
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- LE DEVOIR
- SANS FAMILLE
- Par Hector MALOT
- Ouvrage couronné par l’Académie française
- PREMIÈRE PARTIE I
- AU VILLAGE
- Je suis un enfant trouvé.
- Mais jusqu’à huit ans j’ai cru que, comme les autres enfants, j’avais une mère, car lorsque je pleurais, il y avait une femme qui me serrait si doucement dans ses bras, en me berçant, que mes larmes s’arrêtaient de couler.
- Jamais je ne me couchais dans mon lit sans qu’une femme vînt m’embrasser, et, quand le vent de décembre collait la neige contre les vitres blanchies, elle méprenait les pieds entre ses deux mains et elle restait à me les réchauffer en me chantant une chanson, dont je retrouve encore dans ma mémoire l’air et quelques paroles.
- Quand je gardais notre vache le long des chemins herbus ou dans les brandes, et que j’étais surpris par une pluie d’orage, elle accour*ait au-devant de moi et me forçait à m’abriter sous son jupon de laine relevé qu’elle me ramenait sur la tête et sur les épaules.
- Enfin, quand j’avais une querelle avec un de mes camarades, elle me faisait conter mes chagrins, et presque toujours elle trouvait de bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison.
- Par tout cela, et par bien d’autres choses encore, par la façon dont elle me parlait, parla façon dont elle me regardait, par ses caresses, par la douceur qu’elle mettait dans ses gronde-ries, je croyais qu’elle était ma mère.
- Voici comment j'appris qu’elle n’était que ma nourrice.
- Mon village, ou pour parler plus justement, le village où j’ai été élevé, car je n’ai pas eu de village à moi, pas de lieu de naissance, pas plus que je n’ai eu de père et de mère, le village
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- SANS FAMILLE 239
- enfin où j’ai passé mon enfance se nomme Chavanon ; c’est l’un des plus pauvres du centre de la France.
- Cette pauvreté, il la doit non à l’apathie ou à la paresse de ses habitants, mais à sa situation même, dans une contrée peu fertile. Le sol n’a pas de profondeur, et pour produire de bonnes récoltes, il lui faudrait des engrais ou des amendement qui manquent dans le pays-. Aussi, ne rencontre-t-on (ou tout au moins ne rencontrait-on à l’époque dont je parle) que peu de champs cultivés, tandis qu’on voit partout de vastes étendues de brandes dans lesquelles ne croissent que des bruyères et des genêts. Là où les brandes cessent, les landes commencent; et sur ces landes élevées les vent âpres rabougrissent lès maigres bouquets d’arbres qui dressent çà et là leurs branches tordues et tourmentées.
- Pour trouver de beaux arbres, il faut abandonner les hauteurs et descendre dans les plis du terrain, sur les bords des rivières où dans d’étroites prairies poussent de grands châtaigniers et des chênes vigoureux.
- C’est dans un de ces replis de terrain, sur le bord d’un ruisseau qui va perdre ses eaux rapides dans un des affluents de la Loire que se dresse la maison où j’ai passé mes premières années.
- Jusqu’à huit ans, je n’avais jamais vu d’homme dans cette maison; cependant ma mère n’était pas veuve, mais son mari qui était tailleur de pierre, comme un grand nombre d’autres ouvriers de la contrée, travaillait à Paris, et il n’était pas revenu au pays depuis que j’étais en âge de voir ou de comprendre ce qui m’entourait. De temps en temps seulement, il envoyait de ses nouvelles par un de ses camàrades qui rentrait au village.
- — Mère Barberin, votre homme va bien ; il m’a chargé de vous dire que l’ouvrage marche et de vous remettre l’argent que voilà; voulez-vous compter?
- C’était tout. Mère Barberin se contentait de ces nouvelles : son homme était en bonne santé; l’ouvrage donnait; il gagnait sa vie.
- De ce que Barberin était resté si longtemps à Paris, il ne faut pas croire qu’il était en mauvaise amitié avec sa femme. La question de désaccord n’était pour rien dans cette absence. Il demeurait à Paris parce que le travail l’y retenait; quand il serait vieux, il reviendrait vivre prés de sa vieille femme, et avec l’argent qu’il aurait amassé, ils seraient à l’abri de la misère pour le temps où l’age leur aurait enlevé la force.
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- LE DEVOIR
- Un jour de novembre, comme le soir tombait, un homme, que je ne connaissais pas, s’arrêta devant notre barrière. J’étais sur le seuil de la maison occupé à casser une bourrée. Sans pousser la barrière, mais en levant sa tête par-dessus en me regardant, l’homme me demanda si ce n’était pas là que demeurait la mère Barberin.
- Je lui dis d’entrer.
- Il poussa la barrière qui cria dans sa hart, et à pas lents, il s’avança vers la maison.
- Jamais je n’avais vu un homme aussi crotté; des plaques de boue, les unes encore humides, les autres déjà sèches, le couvraient des pieds à la tête, et à le regarder l’on comprenait que depuis longtemps il marchait dans les mauvais chemins.
- Au bruit de nos voix, mère Barberin accourut, et au moment où il franchissait notre seuil, elle se trouva face à face avec lui.
- — J’apporte des nouvelles de Paris, dit-il.
- C’étaient là des paroles bien simples et qui déjà plus d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec lequel elles furent prononcées ne ressemblait en rien à celui qui autrefois accompagnait les mots : « Votre homme va bien, l’ouvrage marche. »
- Ahl mon Dieu! s’écria mère Barberin en joignant les mains, un malheur est arrivé à Jérôme.
- — Eh bien, oui, mais il ne faut pas vous rendre malade de peur; votre homme a été blessé, voilà la vérité; seulement il n’est pas mort. Pourtant il sera peut-être estropié. Pour le moment, il est à l’hôpital. J’ai été son voisin de lit, et comme je rentrais au pays il m’a demandé de vous conter la chose en passant. Je ne peux pas m’arrêter, car j’ai encore trois lieues à faire et la nuit vient vite.
- Mère Barberin qui voulait en savoir plus long pria l’homme de rester à souper ; les routes étaient mauvaises ! on parlait de loups qui s’étaient montrés dans les bois; il repartirait le lendemain matin.
- Il s’assit dans le coin de la cheminée et tout en mangeant il nous raconta comment le malheur était arrivé : Barberin avait été à moitié écrasé par des échafaudages qui s’étaient abattus, et comme on avait prouvé qu’il ne devait pas se trouver à la place où il avait été blessé, l’entrepreneur refusait de lui payer aucune indemnité.
- — Pas de chance, le pauvre Barberin, dit-il, pas de chance ; il
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- y a des malins qui auraient trouvé là-dedans un moyen de se faire faire des rentes, mais votre homme n’aura rien.
- Et tout en séchant les jambes de son pantalon qui devenait raide sous leur enduit de boue durcie, il répétait ce mot : « pas de chance» avec une peine sincère, qui montrait que pour lui, il se fût fait volontiers estropier dans l’espérance de gagner ainsi de bonnes rentes.
- — Pourtant, dit-il en terminant son récit, je lui ai donné le conseil défaire un procès à l’entrepreneur.
- — Un procès, cela coûte gros.
- — Oui, mais quand on le gagne 1
- Mère Barberin aurait voulu aller à Paris, seulement c’était une terrible affaire qu’un voyage si long et si coûteux.
- Le lendemain matin nous descendîmes au village pour consulter le curé. Celui-ci ne voulut pas la laisser partir sans savoir avant si elle pouvait être utile à son mari. Il écrivit à l’aumônier de l’hôpital oü Barberin était soigné, et quelques jours après il reçut une réponse, disant que mère Barberin ne devait pas se mettre en route, mais qu’elle devait envoyer une certaine somme d’argent à son mari, parce que celui-ci allait faire un procès à l’entrepreneur chez lequel il avait été blessé.
- Les journées, les semaines s’écoulèrent et de temps en temps il arriva des lettres qui toutes demandaient de nouveaux envois d’argent ; la dernière, plus pressante que les autres, disait que s’il n’y avait plus d’argent, il fallait vendre la vache pour s’en procurer.
- Ceux-là seuls qui ont vécu à la campagne avec les paysans savent ce qu’il y a de détresse et de douleurs dans ces trois mots : « vendre la vache. »
- Pour le naturaliste, la vache est un animal ruminant; pour le promeneur, c’est une bête qui fait bien dans le paysage lorsqu’elle lève au-dessus des herbes son mufle humide de rosée; pour l’enfant des villes, c’est la source du café au lait et du fromage à la crème; mais pour le paysan, c’est bien plus et bien mieux encore. Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est assuré de ne pas souffrir de la faim tant qu’il a une vache dans son étable. Avec une longe ou même avec une simple hart nouée autour des cornes, un enfant promène la vache le long des chemins herbus, là où la pâture n’appartient à personne, et le soir, la famille entière a du beurre dans sa soupe et du lait pour mouiller ses pommes de terre : le père, la mère, les enfants, les grands comme les petits, tout le monde vit de la vache*
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- Nous vivions si bien de la nôtre, mère Barberin et moi, que jusqu’à ce moment je n’avais presque jamais mangé de viande. Mais ce n’était pas seulement notre nourrice qu’elle était, c’était encore notre camarade, notre amie, car il ne faut pas s’imaginer que la vache est une bête stupide, c’est au contraire un animal plein d’intelligence et de qualités morales d’autant plus développées qu’on les aura cultivées par l’éducation. Nous caressions la nôtre, nous lui parlions, elle nous comprenait, et de son côté, avec ses grands yeux ronds pleins de douceur, elle savait très bien nous faire entendre ce qu’elle voulait ou ce qu’elle ressentait.
- Enfin nous l’aimions et elle nous aimait, ce qui est tout dire.
- Pourtant il fallut s'en séparer, car c’était seulement par « la vente de la vache » qu’on pouvait satisfaire Barberin.
- Il vint un marchand à la maison et après avoir bien examiné la Roussette, après l’avoir longuement palpée en secouant la tête d’un air mécontent, après avoir dit et répété cent fois qu’elle ne lui convenait pas du tout, que c’était une vache de pauvres gens qu’il ne pourrait pas revendre, qu’elle n’avait pas de lait, qu’elle faisait du mauvais beurre, il a fini par dire qu’il voulait bien la prendre, mais seulement par bonté d’âme et pour obliger mère Barberin qui était une brave femme.
- La pauvre Roussette, comme si elle comprenait ce qui se passait, avait refusé de sortir de son étable et s’était mise à meugler.
- — Passe derrière et chasse-la, m’avait dit le marchand en me tendant le fouet qu’il portait passé autour de son cou.
- — Pour ça, non, avait dit mère Barberin.
- Prenant la vache par la longe, elle lui avait parlé doucement.
- — Allons, ma belle, viens, viens.
- Et Roussette n’avait plus résisté ; arrivée sur la route, le marchand l’avait attachée derrière sa voiture, et il avait bien fallu qu’elle suivît le cheval.
- Nous étions rentrés dans la maison. Mais longtemps encore nous avions entendu ses beuglements.
- Plus de lait, plus de beurre. Le matin un morceau de pain ; le soir des pommes de terre au sel.
- Le mardi gras arriva justement peu de temps après la vente de Roussette; l’année précédente, pour le mardi gras, mère Barberin m’avait fait un régal avec des crêpes et des beignets ; et j’en avais tant mangé, tant mangé qu’elle en avait été tout heureuse.
- Mais alors nous avions Roussette, qui nous avait donné le
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- lait pour délayer la pâte et le beurre pour mettre dans la poêle.
- Plus de Roussette, plus de lait, plus de beurre, plus de mardi gras : c’était ce que je m’étais dit tristement.
- Cependant mère Barberin m’avait fait une surprise ; bien qu’elle ne fût pas emprunteuse, elle avait demandé une tasse de lait à l’une de nos voisines, un morceau de beurre à une autre et quand j’étais rentré, vers midi, je l’avais trouvée en train de verser de la farine dans un grand poêlon en terre.
- — Tiens ! de la farine, dis-je en m’approchant.
- — Mais oui, fit-elle en souriant, c’est bien delà farine, mon petit Remi, de la belle farine de blé ; tiens, vois comme elle fleure bon.
- Si j’avais osé, j’aurais demandé à quoi devait servir cette farine ; mais précisément parce que j’avais grande envie de le savoir, je n’osais pas en parler. Et puis d’un autre côté je ne voulais pas dire que je savais que nous étions au mardi gras pour ne pas faire de la peine à mère Barberin.
- — Qu’est ce qu’on fait avec de la farine ? dit-elle me regardant.
- — Du pain.
- — Et puis encore ?
- — De la bouillie.
- — Et puis encore ?
- — Dame... Je ne sais pas.
- — Si, tu sais ; seulement comme tu es un bon petit garçon, tu n’oses pas le dire. Tu sais que c’est aujourd’hui mardi gras, le jour des crêpes et des beignets. Mais comme tu sais aussi que nous n’avons ni beurre, ni lait, tu n’oses pas en parler. C’est vrai ça ?
- — Oh! mère Barberin.
- — Comme d’avance j’avais deviné tout cela, je me suis arrangée pour que mardi gras ne te fasse pas vilaine figure. Regarde dans la huche.
- Le couvercle levé, et il le fut vivement, j’aperçus le lait, le beurre, des œufs et trois pommes.
- — Donne-moi les œufs, me dit-elle, et, pendant que je les casse, pèle les pommes.
- Pendant que je coupais les pommes en tranches, elle cassa les œufs dans la farine et se mit à battre le tout, en versant dessus, de temps en temps, une cuillerée de lait.
- Quand la pâte fut délayée, mère Barberin posa la terrine sur les cendres chaudes, et il n’y eu plus qu’à attendre le soir,
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- car c’était à notre souper que nous devions manger les crêpes et les beignets.
- Pour être franc, je dois avouer que la journée me parut longue et que plus d’une fois j’allai soulever le linge qui recouvrait la terrine.
- — Tu vas faire prendre froid à la pâte, disait mère Barberin, et elle lèvera mal.
- Mais elle levait bien, et de place en place se montraient des renflements, des sortes de bouillons qui venaient crever à la surface De toute la pâte en fermentation se dégageait une bonne odeur d'œufs et de lait.
- — Casse de la bourrée, me disait-elle ; il nous faut un bon feu clair, sans fumée.
- Enfin, la chandelle fut allumée.
- — Mets du bois au feu me dit-elle.
- Il ne fut pas nécessaire de me répéter deux fois cette parole que j’attendais avec tant d’impatience. Bientôt une grande flamme monta dans la cheminée et sa lueur vacillante emplit la cuisine.
- Alors mère Barberin décrocha de la muraille la poêle à frire et la posa au-dessus de la flamme.
- — Donne-moi le beurre.
- Elle en prit, au bout de son couteau, un morceau gros comme une petite noix et le mit dans la poêle; où il fondit en grésillant.
- Ah ! c’était vraiment une bonne odeur qui chatouillait d’autant plus agréablement notre palais que depuis longtemps nous ne l’avions pas respirée.
- C’était aussi une joyeuse musique que celle produite par les grésillements et les sifflements du beurre.
- Cependant, si attentif que je fusse à cette musique, il me sembla entendre un bruit de pas dans la cour.
- Qui pouvait venir nous déranger à cette heure ? Une voisine sans doute, pour nous demander du feu.
- Je ne m’arrêtai pas à cette idée, car mère Barberin qui avait plongé la cuiller à pot dans la terrine, venait de faire couler dans la poêle une nappe de pâte blanche, et ce n’était pas le moment de se laisser aller aux distractions.
- Un bâton heurta le seuil, puis aussitôt la porte s'ouvrit brusquement.
- — Qui est là ? demanda mère Barberin sans se retourner.
- Un homme était entré, et la flamme qui l’avait éclairé en
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- plein m’avait montré qu’il était vêtu d’une blouse blanche et qu’il tenait à la main un gros bâton.
- — On fait donc la fête ici ? Ne vous gênez pas, dit-il d’un ton rude.
- — Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin, en posant vivement sa poêle à terre, c’est toi, Jérôme ?
- Puis méprenant par le bras elle me poussa vers l’homme qui s’était arrêté sur le seuil.
- — C'est ton père.
- II
- UN PÈRE NOURRICIER
- Je m’étais approché pour l’embrasser à mon tour, mais du bout de son bâton, il m’arrêta :
- — Qu’est-ce que c’est que celui-là? Tu m’avais dit...
- — Eh bien oui, mais... ce n’était pas vrai, parce que...
- — Ah! pas vrai, pas vrai.
- Il fit quelques pas vers moi son bâton levé et instinctivement je reculai.
- Qu’avais-je fait? De quoi étais-je coupable ? Pourquoi cet accueil lorsque j’allais à lui pour l’embrasser?
- Je n’eus pas le temps d’examiner ces diverses questions qui se pressaient dans mon esprit troublé.
- — Je vois que vous faisiez mardi gras, dit-il, ça se trouve bien, car j’ai une solide faim. Qu’est-ce que tu as pour souper?
- — Je faisais des crêpes.
- — Je vois bien; mais ce n’est pas des crêpes que tu vas donner à manger à un homme qui a dix lieues dans les jambes.
- — C’est que je n’ai rien : nous ne t’attendions pas.
- — Comment rien; rien à souper?
- Il regarda autour de lui.
- — Voilà du beurre.
- 11 leva les yeux au plafond à l’endroit où l’on accrochait le lard autrefois; mais depuis longtemps le crochet était vide; et à la poutre pendaient seulement maintenant quelques glanes d’ail et d’oignon.
- — Voilà de l’oignon, dit-il, en faisant tomber une glane avec son bâton; quatre ou cinq oignons, un morceau de beurre et
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- LE DEVOIR
- nous aurons une bonne soupe. Retire ta crêpe et fricasse-nous les oignons dans la poêle.
- Retirer la crêpe de la poêle ! mère Barberin ne répliqua rien. Au contraire, elle s’empressa de faire ce que son homme demandait, tandis que celui-ci s’asseyait sur le banc qui était dans le coin de la cheminée.
- Je n’avais pas osé quitter la place où le bâton m’avait amené; appuyé contre la table, je regardais.
- C’était, un homme d’une cinquantaine d’années environ, au visage rude, à l’air dur; il portait la tête inclinée sur l’épaule droite par suite de la blessure qu’il avait reçue, et cette difformité contribuait à rendre son aspect peu rassurant.
- Mère Barberin avait replacé la poêle sur le feu.
- — Est-ce que c’est avec ce petit morceau de beurre que tu vas nous faire la soupe? dit-il.
- Alors prenant lui-même l’assiette où se trouvait le beurre, il fit tomber la motte entière dans la poêle.
- Plus de beurre, dès lors plus de crêpes.
- En tout autre moment, il est certain que j’aurais été touché par cette catastrophe, mais je ne pensais plus aux crêpes ni aux beignets et l’idée qui occupait mon esprit, c’était que cet homme qui paraissait si dur était mon père.
- — Mon père, mon père ! C’était le mot que je me répétais machinalement.
- Je ne m'étais jamais demandé d’une façon bien précise ce que c’était qu’un père, et vaguement, d’instinct, j’avais cru que c’était une mère à grosse voix, mais en regardant celui qui me tombait du ciel, je me sentis pris d’un effroi douloureux.
- J’avais voulu l’embrasser, il m’avait repoussé du bout de son bâton, pourquoi? Mère Barberin ne me repoussait jamais lorsque j’allais l’embrasser, au contraire, elle me prenait dans ses bras et me serrait contre elle.
- — Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé, me dit-il, mets les assiettes sur la table.
- Je me hâtai d’obéir. La soupe était faite. Mère Barberin la servit dans les assiettes.
- Alors, quittant le coin de la cheminée, il vint s’asseoir à table et commença à manger, s’arrêtant seulement de temps en temps pour me regarder.
- J’étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger, et je le regardais aussi, mais à la dérobée, baissant les yeux quand je rencontrais les siens.
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- — Est-ce qu’il ne mange pas plus que ça d’ordinaire ? dit-il tout à coup en tendant vers moi sa cuiller.
- — Ah! si, il mange bien.
- — Tant pis; si encore il ne mangeait pas.
- Naturellement je n’avais pas envie de parler, et mère
- Barberin n’était pas plus que moi disposée à la conversation : elle allait et venait autour de la table, attentive à servir son mari.
- — Alors tu n’as pas faim? me dit-il.
- — Non.
- — Eh bien, va te coucher, et tache de dormir tout de suite ; sinon je me fâche.
- Mère Barberin me lança un coup d’œil qui me disait d’obéir sans répliquer. Mais cette recommandation était inutile, je ne pensais pas à me révolter.
- Gomme cela se rencontre dans un grand nombre de maisons de paysans, notre cuisine était en même temps notre chambre à coucher. Auprès de la cheminée tout ce qui servait à manger, la table, la huche, le buffet; à l'autre bout les meubles propres au coucher; dans un angle le lit de mère Barberin; au coin opposé, le mien qui se trouvait dans une sorte d’armoire entourée d’un lambrequin en toile rouge.
- Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Mais dormir était une autre affaire.
- On ne dort pas par ordre; on dort parce qu’on a sommeil et qu’on est tranquille.
- Or, je n’avais pas sommeil et n’étais pas tranquille.
- Terriblement tourmenté au contraire, et de plus très malheureux.
- Comment, cet homme était mon père ? Alors pourquoi me traitait-il si durement?
- Le nez collé contre la muraille je faisais effort pour chasser ces idées et m’endormir comme il me l’avait ordonné; mais c’était impossible ; le sommeil ne venait pas; je ne m’étais jamais senti si bien éveillé.
- Au bout d’un certain temps, je ne saurais dire combien, j’entendis qu’on s’approchait de mon lit.
- Au pas lent, traînant et lourd je reconnus tout de suite que ce n’était pas mère Barberin.
- Un souffle chaud effleura mes cheveux.
- — Dors-tu ? demanda une voix étouffée.
- Je n’eus garde de répondre, car les terribles mots cc je me fâche » retentissaient encore à mon oreille.
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- — Il dort, dit mère Barberin; aussitôt couché, aussitôt endormi, c’est son habitude ; tu peux parler sans craindre qu’il t’entende.
- Sans doute, j’aurais dû dire que je ne dormais pas, mais je n’osai point; on m’avait commandé de dormir, je ne dormais pas, j’étais dans mon tort.
- — Ton procès, où en est-il, demanda mère Barberin.
- — Perdu! les juges ont décidé que j’étais en faute de me trouver sous les échafaudages et que l’entrepreneur ne me devait rien.
- Là-dessus, il donna un coup de poing sur la table et se mit à jurer sans dire aucune parole sensée.
- — Le procès perdu, reprit-il bientôt; notre argent perdu, estropié, la misère : voilà! Comme si ce n’était pas assez, en rentrant ici je trouve un enfant. M’expliqueras-tu pourquoi tu n’as pas fait comme je t’avais dit de faire?
- — Parce que je n’ai pas pu.
- — Tu n’as pas pu le porter aux Enfants trouvés?
- — On n’abandonne pas comme ça un enfant qu’on a nourri de son lait et qu’on aime.
- — Ce n’était pas ton enfant.
- —• Enfin je voulais faire ce que tu demandais, voilà précisément qu’il est tombé malade.
- — Malade?
- — Oui, malade; ce n’était pas le moment, n’est-ce pas, de le porter à l’hospice pour le tuer?
- — Quand il a été guéri?
- — C’est qu’il n’a pas été guéri tout de suite. Après cette maladie en est venue une autre : il toussait le pauvre petit, à vous fendrede cœur. C’est comme ça que notre petit Nicolas est mort; il me semblait que si je portais celui-là à la ville, il mourrait aussi.
- — Mais après?
- — Le temps avait marché. Puisque j’avais attendu jusque-là, je pouvais bien attendre encore.
- — Quel âge a-t-il présentement?
- — Huit ans.
- — Eh bien ! il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois, et ça ne lui sera pas plus agréable.
- — Ah ! Jérôme, tu ne feras pas ça.
- — Je ne ferai pas ça! Qui m’en empêchera? Crois-tu que nous pouvons le garder toujours ?
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- Il y eut un moment de silence et je pus respirer; l’émotion me serrait à la gorge au point de m’étouffer.
- Bientôt, mère Barberin reprit :
- — Ah ! comme Paris t’a changé ! tu n’aurais pas parlé comme ça avant d'aller à Paris.
- — Peut-être. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que si Paris m’a changé, il m’a aussi estropié. Comment gagner sa vie maintenant, la tienne, la mienne ? nous n’avons plus d’argent. La vache est vendue. Faut-il que quand nous n’avons pas de quoi manger, nous nourrissions un enfant qui n’est pas le nôtre ?
- — C’est le mien.
- — Ce n’est pas plus le tien que le mien. Ce n’est pas un enfant de paysan. Je le regardais pendant le souper : c'est délicat, c’est maigre, pas de bras, pas de jambes.
- — C’est le plus joli enfant du pays.
- — Joli, je ne dis pas. Mais solide ! Est-ce que c’est sa gentillesse qui lui donnera à manger ? Est-ce qu’on est un travailleur avec des épaules comme les siennes ? On est un enfant de la ville, et les enfants des villes, il ne nous en faut pas ici.
- — Je te dis que c’est un brave enfant, et il a de l’esprit comme un chat, et avec cela bon cœur. Il travaillera pour nous.
- — En attendant, il faudra que nous travaillions pour lui, et moi je ne peux plus travailler.
- — Si ses parents le réclament, qu’est-ce que tu diras ?
- — Ses parents ! Est-ce qu’il a des parents ? S’il en avait, ils l’auraient cherché, et, depuis huit ans, trouvé bien sûr. Ah ! j’ai fait une fameuse sottise de croire qu’il avait des parents qui le réclameraient un jour, et nous payeraient notre peine pour l'avoir élevé. Je n’ai été qu’un nigaud, qu’un imbécile. Parce qu’il était enveloppé dans de beaux langes avec des dentelles, cela ne voulait pas dire que ses parents le chercheraient. Ils sont peut-être morts, d’ailleurs.
- — S’ils ne le sont pas ? Si un jour, ils viennent nous le demander ? J’ai dans l’idée qu’ils viendront.
- — Que les femmes sont donc obstinées !
- — Enfin, s’ils viennent ?
- — Eh bien ! nous les enverrons à l’hospice. Mais assez causé. Tout cela m’ennuie. Demain je le conduirai au maire. Ce soir, je vais aller dire bonjour à François. Dans une heure, je reviendrai.
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- La porte s’ouvrit et se referma.
- Il était parti.
- Alors me redressant vivement je me mis à appeler mère Barberin.
- — Ah ! maman.
- Elle accourut près de mon lit :
- — Est-ce que tu me laisseras aller à l’hospice f
- — Non, mon petit Remi, non.
- Elle m’embrassa tendrement en me serrant dans ses bras.
- Cette caresse me rendit le courage, et mes larmes s’arrêtèrent de couler.
- — Tu ne dormais donc pas ? me demanda-t-elle doucement.
- — Ce n’est pas ma faute.
- — Je ne te gronde pas ; alors tu as entendu tout ce qu’a dit Jérôme ?
- — Oui, tu n’es pas maman, mais lui n'est pas mon père.
- Je ne prononçai pas ces quelques mots sur le môme ton,
- car si j’étais désolé d’apprendre qu’elle n’était pas ma mère, j’étais heureux, j’étais presque fier de savoir que lui n’était pas mon père. De là, une contradiction dans mes sentiments qui se traduisit dans ma voix.
- Mère Barberin ne parut pas y prendre attention.
- — J’aurais peut-être du, dit-elle, te faire connaître la vérité ; mais tu étais si bien mon enfant, que je ne pouvais pas te dire, sans raison, que je n’étais pas ta vraie mère ! Ta mère, pauvre petit, tu l’as entendu, on ne la connaît pas? Est-elle vivante, ne l’est-elle plus ? On n’en sait rien. Un matin, à Paris, comme Jérôme allait à son travail et qu’il passait dans une rue qu’on appelle l’avenue de Breteuil, qui est large et plantée d’arbres, il entendit les cris d’un enfant. Ils semblaient partir de l’embrasure de la porte d’un jardin. C’était au mois de février; il faisait petit jour. Il s’approcha de la porte et aperçut un enfant couché sur le seuil. Comme il regardait autour de lui pour appeler quelqu’un, il vit un homme sortir de derrière un gros arbre et se sauver. Sans doute cet homme s’était caché là pour voir si l’on trouverait l’enfant qu’il avait lui-même placé dans l’embrasure de la porte. Voilà Jérôme bien embarassé, car l’enfant criait de toutes ses forces, comme s’il avait compris qu’un secours lui était arrivé, et qu’il ne fallait pas le laisser échapper. Pendant que Jérôme réfléchissait à ce qu’il devait faire, il fut rejoint par d’autres ouvriers, et l’on décida qu’il fallait porter l’enfant chez le com-
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- missaire de police. Il ne cessait pas de crier. Sans doute, il souffrait du froid. Mais comme dans le bureau du commissaire il faisait très chaud, et que les cris continuaient, on pensa qu’il souffrait de la faim, et l’on alla chercher une voisine qui voudrait bien lui donner le sein. Il se jeta dessus. Il était véritablement affamé. Alors on le déshabilla devant le feu.
- C’était un beau garçon de cinq ou six mois, rose, gros, gras, superbe ; les langes et les linges dans lesquels il était enveloppé disaient qu’il appartenait à des parents riches. C’était donc un enfant qu’on avait volé et ensuite abandonné. Ce fut au moins ce que le commissaire expliqua. Qu’allait-on en faire ? Après avoir écrit tout ce que Jérôme savait, et aussi la description de l’enfant avec celle de ses langes qui n’étaient pas marqués, le commissaire dit qu’il allait l’envoyer à l’hospice des Enfants trouvés, si personne, parmi tous ceux qui étaient là, ne voulait s’en charger : c’était un bel enfant, sain, solide, qui ne serait pas difficile à élever ; ses parents qui bien sûr allaient le chercher, récompenseraient généreusement ceux qui en auraient pris soin. Là-dessus, Jérôme s’avança et dit qu’il voulait bien s’en charger ; on le lui donna. J’avais justement un enfant du même âge ; mais ce n’était pas pour moi une affaire d’en nourrir deux. Ce fut ainsi que je devins ta mère.
- — Oh ! maman.
- — Au bout de trois mois, je perdis mon enfant, et alors je m’attachai à toi davantage. J’oubliais que tu n’étais pas vraiment notre fils. Malheureusement Jérôme ne l’oublia pas, lui, et, voyant au bout de trois ans que tes parents ne t’avaient pas cherché, au moins qu’ils ne t’avaient pas trouvé, il voulut te mettre à l’hospice. Tu as entendu pourquoi je ne lui ai pas obéi.
- — Oh ! pas à l’hospice, m’écriai-je en me cramponnant à elle; mère Barberin, pas à l’hospice, je t’en prie 1
- — Non, mon enfant, tu n’iras pas. J’arrangerai cela. Jérôme n’est pas un méchant homme, tu verras ; c’est le chagrin, c’est la peur du besoin qui l’ont monté. Nous travaillerons, tu travailleras aussi.
- — Oui, tout ce que tu voudras. Mais pas l’hospice.
- — Tu n’iras pas; mais à une condition, c’est que tu vas tout de suite dormir. Il ne faut pas, quand il rentrera, qu’il te trouve éveillé.
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- LE DEVOIR
- Après m’avoir embrassé, elle me tourna le nez -contre la muraille.
- J’aurais voulu m’endormir; mais j’avais été trop rudement ébranlé, trop ému pour trouver à volonté le calme et le sommeil.
- Ainsi, mère Barberin, si bonne, si douce pour moi n’était pas ma vraie mère! mais alors qu'était donc une vraie mère? Meilleure, plus douce encore? Oh ! non, ce n’était pas possible.
- Mais ce que je comprenais, ce que je sentais, c’est qu'un père eût été moins dur que Barberin, et ne m’eût pas regardé avec ces yeux froids, le bâton levé.
- Il voulait m’envoyer à l’hospice; mère Barberin pourrait-elle l’en empêcher?
- Il y avait au village deux enfants qu’on appelait « les enfants de l’hospice »; ils avaient une plaque de plomb au cou avec un numéro; ils étaient mal habillés et sales; on se moquait d’eux; on les battait; et les autres enfants les poursuivaient souvent comme on poursuit un chien perdu pour s’amuser, et aussi parce qu’un chien perdu n’a personne pour le défendre.
- Ah ! je ne voulais pas être comme ces enfants; je ne voulais pas avoir un numéro au cou, je ne voulais pas qu’on courût après moi en criant : « A l’hospice! à l’hospice! »
- Cette pensée seule me donnait froid et me faisait claquer des dents.
- Et je ne dormais pas.
- Et Barberin allait rentrer.
- Heureusement il ne revint pas aussitôt qu’il avait dit et le sommeil arriva pour moi avant lui.
- 111
- LA TROUPE DU SIGNOR VITALIS
- Sans doute je dormis toute la nuit sous l’impression du chagrin et de la crainte, car le lendemain matin en m’éveillant, mon premier mouvement fut de tâter mon lit et de regarder autour de moi, pour être certain qu’on ne m'avait pas emporté.
- Pendant toute la matinée, Barberin ne me dit rien, et je commençai à croire que le projet de m’envoyer à l’hospice était abandonné. Sans doute mère Barberin avait parlé ; elle l’avait décidé à me garder.
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- Mais comme midi sonnait, Barberin me dit de mettre ma casquette et de le suivre.
- Effrayé, je tournai les yeux vers mère Barberin pour implorer son secours ; à la dérobée, elle me fit un signe qui disait que je devais obéir ; en même temps un mouvement de sa main me rassura : il n’y avait rien à craindre.
- Alors, sans réplique, je me mis en route derrière Barberin.
- La distance est longue de notre maison au village : il y en a bien pour une heure de marche. Cette heure s’écoula sans qu'il m’adressât une seule fois la parole. Il marchait devant, doucement, en clopinant, sans que sa tête fît un seul mouvement, et de temps en temps il se retournait tout d’une pièce pour voir si je le suivais.
- Où me conduisait-il ?
- Cette question m’inquiétait, malgré le signe rassurant que m’avait fait mère Barberin, et pour me soustraire à un danger que je pressentais sans le connaître, je pensais à me sauver.
- Dans ce but, je tâchais de rester en arrière ; quand je serais assez loin, je me jetterais dans un fossé, et il ne pourrait pas me rejoindre.
- Tout d’abord, il se contenta de me dire de marcher sur ses talons ; mais bientôt, il devina sans doute mon intention et me prit par le poignet.
- Je n’avais plus qu’à le suivre.
- Ce fut ainsi que nous entrâmes dans le village, et tout le monde sur notre passage se retourna pour nous voir passer, car j’avais l’air d’un chien hargneux qu’on mène en laisse.
- Comme nous passions devant le café, un homme qui se trouvait sur le seuil appela Barberin et l’engagea à entrer.
- Celui-ci me prenant par l’oreille me fit passer devant lui, et quand nous fumes entrés, il referma la porte.
- Je me sentis soulagé ; le café ne me paraissait pas un endroit dangereux ; et puis d’un autre côté, c’était le café, et il y avait longtemps que j’avais envie de franchir sa porte.
- Le café, le café de l’auberge Notre-Dame 1 qu’est-ce que cela pouvait bien être?
- Combien de fois m’étais-je posé cette question 1
- J’avais vu des gens sortir du café la figure enluminée et les jambes flageolantes; en passant devant sa porte, j’avais souvent entendu des cris et des chansons qui faisaient trembler les vitres.
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- Que faisait-on là-dedans? Que se passait-il derrière ses rideaux rouges ?
- J’allais donc le savoir.
- Tandis que Barberin se plaçait à une table avec le maître du café qui l’avait engagé à entrer, j’allai m’asseoir près de la cheminée et regardai autour de moi.
- Dans le coin opposé à celui que j’occupais, se trouvait Tin grand vieillard à barbe blanche, qui portait un costume bizarre et tel que je n’en avais jamais vu.
- Sur ses cheveux qui tombaient en longues mèches jusqu’aux épaules, était posé un haut chapeau de feutre gris orné de plumes vertes et rouges. Une peau de mouton, dont la laine était en dedans, le serrait à la taille. Cette peau n’avait pas de manches, et, par deux trous ouverts aux épaules, sortaient les bras vêtus d’une étoffe de velours qui autrefois avait dû être bleue. De grandes guêtres en laine lui montaient jusqu’aux genoux, et elles étaient serrées par des rubans rouges qui s’entre-croisaient plusieurs fois autour des jambes.
- Il se tenait allongé sur sa chaise, le menton appuyé dans sa main droite; son coude reposait sur son genou ployé.
- Jamais je n’avais vu une personne vivante dans une attitude si calme; il ressemblait à Tun des saints en bois de notre église.
- Auprès de lui trois chiens tassés sous sa chaise se chauffaient sans remuer. Un caniche blanc, un barbet noir, et une petite chienne grise à la mine futée et douce ; le caniche était coiffé d’un vieux bonnet de police retenu sous son menton par une lanière de cuir.
- Pendant que je regardais le vieillard avec une curiosité étonnée, Barberin et le maître du café causaient à demi-voix et j’entendais qu’il était question de moi.
- Barberin ‘racontait qu’il était venu au village pour me conduire au maire, afin que celui-ci demandât aux hospices de lui payer une pension pour me garder.
- C’était donc là ce que mère Barberin avait pu obtenir de son mari, et je compris tout de suite que si Barberin trouvait avantage à me garder près de lui, je n’avais plus rien à craindre.
- Le vieillard, sans en avoir l’air, écoutait aussi ce qui se disait; tout à coup il étendit la main droite vers moi, et s’adressant à Barberin :
- (A suivre).
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- SOCIÉFÉ DU FAMILISTÈRE - ASSURANCES MUTUELLES
- MOUVEMENT DE JANVIER 1894
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- Section des Hommes
- Cotisations des mutualistes........ 2.277 35 I
- Subvention de la Société............. 849 05 l
- Mal-façons et divers.................. 17 40 \
- Dépenses......................................
- Déficit en janvier...
- Section des Dames
- Cotisations des mutualistes.......... 419 40 }
- Subvention de la Société............. 140 »»
- Divers................................. » »» )
- Dépenses......................................
- Déficit en janvier.......
- ASSURANCE DES PENSIONS
- Subvention de la Société et divers... 3.718 87
- Intérêts des comptes-courants et du
- titre d’épargne................... 4.077 »» )
- Dépenses
- 69 Retraités définitifs............... 4.441 79 j
- 23 — provisoires................... 1.482 »»/
- Nécessaire à la subsistance........... 1.950 10 \
- Allocat.aux famillesdesréservistes. »» »» l
- Divers, appointements, médecins, etc. 1.062 15 1
- Déficit en janvier.
- CAISSE DE PHARMACIE
- Cotisations des mutualistes....... 553 »» j
- Subvention de la Société.......... 145 75 j
- Dépenses......................................
- Déficit en janvier.....
- RÉSUMÉ
- Recettes sociales du 1er juillet 1893 au 31 janvier 94. » individuelles » »
- Dépenses » »
- Excédent des dépenses sur les recettes....
- 3.143 80
- 4.789 95 1.646 15
- 559 40
- 821 85 262 45
- 7.795 87
- 8.936 04
- 1.140 17
- 698 75 989 87 291 12
- 34.803 45 11.875 25
- 46.678 70 52.700 92
- 6.022 22
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- LE DEVOIR
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- ETAT CIVIL DU FAMILISTERE
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- MOIS DE FÉVRIER 1894
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- i
- Naissances :
- [ev Février. Beaurain Georgette Marie, fille de Beaurain Léon et de Delaplace Mélanie.
- 19 — Braillon Adrienne Ferdinande, fille
- Georges et de Rémolu Fernandë
- 28 — Romby Robert, fils de Romby Léandre et de Bro-
- gniez Georgina.
- d^ Braillon
- Décès
- 24 — Véron Emile, âgé de 51 ans.
- Le Gérant : P. A. Doyen.
- m
- %
- »
- ¥
- Nîmes, imp. Veuve Laporte, ruelle des Saintes-Maries, 7. — 88.
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES 257
- DOCUMENTS POU UNE BIOGRAPHIE COMPLÈTE
- de J.-B.-André G-ODUNT (<)
- {Suite).
- Conférence du vendredi 18 septembre 1877
- L’échange de propos entre le fondateur du Familistère et ses auditeurs, au début de la réunion, fait voir qu’en vue de faciliter les conférences pendant la saison d'hiver dont l’approche se faisait déjà sentir, on établit alors des bancs à dossier de dimensions voulues pour être commodément placés soit au parterre du théâtre en cas de représentations, soit au foyer du même théâtre, pour les conférences en salle chauffée quand la température l’exigera.
- On arrête aussi, dans cette même séance, que les conférences n’auront lieu désormais qu’une fois par semaine, le mercredi*
- Comme bien des fois, précédemment, J.-B.-André Godin invite ses auditeurs à lui adresser toute question qu’ils jugeraient utile pour éclaircir les points qui ont pu demeurer obscurs dans les divers sujets traités jusqu’alors; mais personne ne demande la. parole.
- Alors l'orateur s’efforce à nouveau de faire comprendre à son personnel l’idée fondamentale qui le pousse à mettre en association l’usine et le Familistère, et comment le personnel est lui-même le principal intéressé dans une question qui, pour le fondateur, engendre bien plus de sacrifices, de travaux et de peines que de satisfactions.
- Il poursuit : « Si je n’avais eu en vue, comme le prétendent mes détracteurs, que mes satisfactions personnelles, ce n’est pas à une œuvre semblable que je me fusse consacré. Des gens ignorants et irréfléchis peuvent seuls méconnaître cela.
- » Le capital employé dans le Familistère est peu productif; il serait facile de lui faire rapporter bien davantage et avec bien moins de causes de tourments !
- (1) Lire le Devoir depuis le mois de février 1891*
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- 258 LE DEVOIR
- » Employer des fonds considérables à loger, dans des conditions qui leur assurent les équivalents de la richesse, 1200 ou 1500 personnes dont il faut ensuite s’occuper constamment, cela viendrait-il à la pensée de quiconque rechercherait surtout ses avantages personnels ? Ne serait-il pas plus simple à celui-là de se faire bâtir un palais pour lui-même et de n’y rechercher que ses satisfactions à lui.
- » Mais, dira-t-on, le Familistère rapporte des loyers. Qui ne sait qu’on pourrait obtenir un rendement cinq fois plus élevé en plaçant autrement le capital, et en s’épargnant les ennuis et les préoccupations incessantes que l’œuvre d’ici comporte. Une administration compliquée, des inquiétudes journalières, des soins et travaux quotidiens, tout cela serait écarté. Mais la fondation répond à la doctrine de l’amour de l’humanité, tout fait social doit être dicté par cet amour; c’est pourquoi j’ai édifié le Familistère et pourquoi je veux, par l’association, couronner l’œuvre qui exprime mes croyances.
- » Quand la pensée se porte sur la réalisation de l’amour humanitaire, tant recommandé aux hommes et si peu pratiqué jusqu’ici, chacun de nous ne sent-il pas quel effort intime il faut faire pour sortir de l’égoïsme personnel et s’élever à la préoccupation, à la volonté de réaliser le bien pour autrui.
- » La voie deviendrait bien plus facile à suivre si, comprenant mieux votre intérêt véritable, vous me prêtiez enfin un concours dicté par l’amour de l’œuvre elle-même. L’association contient en germes, pour vous et vos enfants tant d’avantages, que dès que vous l’auriez compris, vous vous passionneriez pour elle et qu’elle deviendrait l’objet de vos plus chères pensées ainsi qu’il en est de tout ce que l’on aime.
- »Les travaux du jardinage, entre les heures du travail dans les ateliers ou les bureaux, les exercices de pêche à la ligne, de tir à l’arc, les jeux de boules et tous autres exercices entraînent, chacun de son côté, des préoccupations et des soins devant lesquels on ne recule pas parce que c’est la volonté ou l’attrait qui commande. Un autre mobile encore intervient là : c’est l’habitude. Mais les causeries entre nous sur tout ce qui peut servir le mieux vos intérêts de tous
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- Documents biographiques 259
- ordres, physiques, intellectuels, moraux, ne pourraient-elles devenir aussi attrayantes pour vous que les conversations oisives et sans but que tant de personnes vont rechercher au cabaret !
- » Dans les salles chauffées, éclairées, disposées pour les réunions de vos groupes, ne pourriez-vous avec un vrai plaisir vous réunir pour causer de tout ce qui peut intéresser votre bien général.
- » Songez que c’est de l'usine seule que vous tirez tous vos moyens de subsistance. Que deviendriez-vous si elle périclitait? Pouvez-vous envisager un seul instant cette perspective sans entrevoir aussitôt combien profondément vous êtes intéressés à la bonne administration des choses dans l'établissement?
- » Dès maintenant vous pouvez considérer l’association comme faite; le Familistère, l’usine, sont donc votre bien propre. En vous en occupant comme de choses à vous, que de services vous pouvez rendre à l’administration pour lui faciliter son rôle; que d’économies qui vous reviendraient en fin d’année pourraient être réalisées dans toutes les branches de travail ! Combien plus légère pourrait être la tâche de tout ordonner pour votre plus grand bien 1
- » Mais l’incrédulité des uns, l’égoïsme et l’aveuglement des autres sont les grands obstacles que je trouve sur ma voie* Ceux qui jamais à ma place ne voudraient faire d’association s’en vont répétant que l’association ne se fera pas, que mes paroles sont un leurre ; et vous tous, au lieu de procéder activement aux mesures préparatoires, vous vous laissez en quelque sorte paralyser par ces affirmations.
- » Qui ne trouve en soi aucun amour du bien pour autrui ne peut croire que cet amour existe chez qui que ce soit. Il est donc naturel que ceux qui ne veulent pas de l’association crient à l’avance qu’elle est impossible; mais vous qui êtes destinés à en devenir les membres, ne voyez-vous pas que tout ici a été conçu au point de vue de votre bien et en respectant absolument votre liberté. Ne voyez-vous pas que je ne veux qu’une chose : assurer la perpétuité de mon œuvre, en vous en remettant à vous tous l’administration par la voie
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- 260 LE DEVOIR
- de l’association. Mais pour que vous tous, employés et ouvriers, fassiez tout marcher par vous-même, il faut une organisation spéciale, et c’est cette organisation que je m’efforce de réaliser pour arriver enfin à constituer l’association elle-même.
- » Ici, je viens de vous le dire, tout a été conçu pour votre bien et en respectant votre liberté. Dans bien des essais sociaux, au contraire, on n’a pu faire quelque chose qu’en portant atteinte à la liberté. Et cela semble si nécessaire que la plupart des étrangers qui viennent visiter le Familistère s’informent, dès l’abord, des conditions auxquelles il leur semble que les habitants du Familistère doivent être assujettis dans leurs allées et venues, et dans leurs rapports quotidiens. L’absence de tout concierge dans les pavillons de l’habitation unitaire est une des premières choses qui contredit leur attente; et leur surprise s’accroît quand ils sont obligés de se rendre à l’évidence de ce fait inattendu qu’il n’y a pas de portes fermées aux palais sociaux, que les entrées y sont constamment et absolument libres.
- » Peut-être direz-vous qu’il y a un point sur lequel votre liberté est entravée : celui de l'instruction de l’enfance, puisque tout habitant du Familistère doit ou faire instruire ses enfants ou quitter l'habitation. Gela est exact, c’est la seule obligation que je vous ai faite en vous ouvrant les logements du Familistère. Vous n'êtes pas tenus de vous servir des écoles de l’établissement, vous pouvez, si vous le jugez bon, faire instruire vos enfants ailleurs. Mais, ce que vous ne pouvez pas faire, c’est de les laisser dans l’ignorance et de continuer à résider au Familistère.
- » Pourquoi vous ai-je fait cette obligation? C’est qu'il me paraît aussi indispensable, de la part des parents, de donner le pain de l’esprit aux enfants que de leur donner le pain du corps. Les parents qui seraient disposés à refuser l’un ou l’autre n’auraient rien à faire parmi nous. Leur place ne serait pas au Familistère. Je le proclame du reste avec plaisir : jamais il n’y a eu d’expulsion pour ce motif. Si quelques
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- parents illettrés eux-mêmes ont eu, à l'origine, besoin qu’on les éclairât sur la nécessité de l’instruction; aujourd’hui, tout le monde est convaincu que le meilleur emploi que les enfants puissent faire de leur temps, c’est de le passer à l’école.
- » Eli bien, mes amis, ce respect de la liberté qui a présidé à l’institution de toutes choses, ici, doit de même inspirer les Groupes, Unions et Conseils dans leurs décisions. J’ai hâte de voir ces différents corps, d’abord les groupes, puis les unions suffisamment entrés en fonctions pour que je voie à agencer, si possible, le rôle de la représentation du travail avec celui du présent comité administratif du Familistère. »
- L’orateur signale ensuite que l’inventaire annuel qui se dresse au moment où il parle, va désigner les services en pertes et ceux en bénéfices.
- (( Les groupes, unions et conseils auront, « dit-il, » connaissance des résultats et devront aviser en conséquence pour tout ce qui a trait au Familistère. A l’usine, rien n’est à modifier présentement; mais au Familistère, il est bon de déterminer les rapports qui devront exister entre le Conseil des Unions et le Comité administratif. Il faut donc s’empresser au travail de mise en marche des Groupes et Unions.
- » Certains inconvénients ont déjà été signalés, entre autres le cumul des fonctions électives. Des personnes se trouvent à la tête de plusieurs groupes et unions, ce qui embarrasse pour la représentation aux Unions de Groupes et au conseil des Unions. Mais le règlement a déjà indiqué un moyen de pourvoir à cette difficulté, par la nomination de délégués spéciaux chargés de représenter soit le groupe dans l’Union des groupes, soit l’Union dans le Conseil des Unions. Il ne faut donc pas se hâter de décider contre le cumul des fonctions et d’obliger les personnes élues à plusieurs postes à opter entre telle ou telle fonction. Certains groupes n’auraient plus de représentants du tout. Mettons d’abord en fonctions la représentation du travail et nous pourvoirons ensuite aux points secondaires comme celui qui vient d’être indiqué.
- » Mais déjà, je le répète, vous pouvez, par la nomination de
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- LE DEVOIR
- délégués spéciaux résoudre les quelques cas embarrassants qui peuvent se présenter.
- » Examinez toutes les questions avec bonne volonté, sans phrases inutiles ; que les discussions soient calmes et bienveillantes; que les orateurs soient écoutés et ne parlent que chacun à son tour. C’est le président qui doit donner la parole; c’est lui aussi qui doit rappeler à la question l’orateur qui s’égare. Enfin, c’est aussi le président qui met en discussion une question nouvelle quand un sujet est épuisé.
- » Les groupes, unions et conseils ont à remplir ici, en ce moment, un rôle analogue à celui du chef de maison quand il se renseigne, examine et se consulte, avant de prendre une décision. Plus tard, ce rôle pourra s’étendre et mon désir serait de voir la représentation du travail tellement organisée qu’elle pût remplacer le patron, c’est à dire me remplacer moi-même. Si dans un vaste établissement tous les travaux de direction étaient exécutés par un ensemble de personnes, au lieu de l’être par un seul individu, la besogne en pourrait être mieux faite et les oublis pourraient être plus rares. »
- Pour terminer, J.-B.-André Godin énumère les problèmes dont la solution lui semblait alors urgente. Les voici :
- « Quelles seront les conditions pour être admis dans l’association ?
- » Entrera-t-on d’emblée à un même titre, ou bien y aura-t-il des titres divers d’admission selon les services rendus?
- )) Y aura-t-il distinction entre les travailleurs de l’usine résidant au Familistère et ceux qui n’habitent pas au Familistère ?
- » A quelle époque de l’année et sous quelle forme se fera la répartition ? »
- Le fondateur du Familistère invite les groupes, unions et conseils à procéder sans retard à l’étude de ces questions, afin que lui-même les reprenne ensuite et les éclaircisse, s’il y a lieu, avec les intéressés.
- « C’est ainsi, « dit-il en terminant, » qu’on rendra possible dès cette année une répartition bien comprise. »
- La séance est levée.
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- LA JOURNÉE DE HUIT HEURES
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- LA JOURNÉE DE HUIT HEURES
- Une remarquable expérience sociale vient de se faire en Angleterre. Elle constitue un élément important de l’étude des relations entre capital et travail.
- MM. Mather et Prat possèdent, à Salford, près Manchester, une importante usine de constructiong mécaniques, connue sous le nom de Salford iron Works.
- Le problème à résoudre était de savoir, si la journée de huit heures demandée avec tant d’instance par la classe ouvrière, était pratiquement applicable aux nécessités de l’industrie. Pendant un an, depuis le 20 février 1893 jusqu’au 20 février 1894, la règle des « trois huit » a été appliquée avec la plus rigoureuse observance aux 1,200 ouvriers de l’usine. Aujourd’hui, le rapport de M. Mather à la Société des mécaniciens est officiellement connu. Ses conclusions sont formelles. La journée de huit heures est aussi profitable aux patrons qu’à l’ouvrier.
- La production de l’usine a été plus grande que pendant les six années antérieures. Il y a eu pour le patron économie dans l’éclairage, le combustible, l’usure des machines. En outre, la proportion du « temps perdu sans permission » est tombé dans la proportion de 2,46 % à 0,46 %, c’est-à-dire que le travail effectif des huit heures, a augmenté en résultat utile, dans une proportion égale.
- « En résumé, conclut M. Mather, le vrai moyen d’obtenir une augmentation de la production, est d’accroître la puissance productive des ouvriers et des machines. Au point de vue des hommes, il est absolument convaincu que le système le plus économique consiste à ne les employer qu’aussi longtemps qu’ils peuvent fournir leur maximum. Cette période passée, il n’y a aucune économie à prolonger leur travail. »
- Evidemment, pour conquérir cette situation, les ouvriers
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- LE DEVOIR
- ont déployé une grande bonne volonté et fourni beaucoup d'efforts. Ils sentaient l’importance de la réforme tentée et ils voulaient que l’expérience servît de sérieux argument, en faveur des revendications des travailleurs.
- Mais dans cette bonne volonté, dans ces efforts, ne voit-on pas la preuve que le but à atteindre, pour apaiser le problème social, consiste précisément à identifier les intérêts en présence ?
- Le capital et le travail, s’ils savent se rendre compte du besoin mutuel qu’ils ont l’un de l’autre, doivent tendre à s’unir; car cette union est la solution de l’avenir, celle qui donnera aux générations futures le secret de la paix sociale.
- Cette expérience a amené le premier ministre anglais, M. Rosebery, à faire la déclaration que, si les arsenaux du War office et les docks de l’amirauté avaient adopté la journée de huit heures, c’était à la suite des expériences particulières faites par MM. Mather et autres industriels.
- Aux résultats obtenus en Angleterre, le Figaro oppose une expérience faite en France, dans une importante fabrique de chaussures du quartier du Jardin des Plantes, chez M. Cor-nevot.
- M. Cornevot pratiquait, il y a trois ans, la journée de onze heures (il l’a réduite à dix, dans tous ses ateliers, depuis la loi de 1892).
- Il proposa à son personnel un essai de la journée de huit heures.
- c J’entends dire que vous n’y perdrez rien, ni moi non plus; qu’en travaillant trois heures de moins par jour, vous produirez mieux et presque autant. Voulez-vous essayer ? »
- Les ouvriers s’émurent. « Et si nous gagnons moins? » Le patron les rassura : « N’ayez pas peur, leur dit-il. L’expérience durera quinze jours, et si vos salaires tombent au-dessous de la moyenne courante, je mettrai de ma poche la différence. Est-ce convenu? — C’est convenu. »
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- LA JOURNÉE DE HUIT HEURES
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- La fabrique de la rue Scipion occupait deux cents cinquante ouvriers travaillant aux pièces, et une cinquantaine payés à à la semaine ou au mois. ^
- Stimulés par cette perspective d’une économie de trois heures de loisir sur une journée de travail, les ouvriers aux pièces se mirent à la besogne avec le plus bel entrain;car il s’agissait de faire rentrer dans le cadre d’une journée de huit heures la somme de production qui en remplissait onze autrefois !
- « J’ai calculé, me disait tout à l’heure M. Cornevot, que cette journée de huit heures, très bien employée, avait produit un effet équivalent à celui de « neuf heures et demie du travail d’autrefois »; il restait encore une heure et demie à rattraper; nous ne l’avons pas pu.
- » Il aurait donc fallu, pour persister dans ce système, ou que nos ouvriers consentissent à perdre chaque jour le salaire d’une heure et demie de travail, ou que je consentisse, moi, à perdre la somme correspondante en le leur payant.
- » Du côté des cinquante autres ouvriers salariés à la semaine ou au mois, mon préjudice était plus sensible encore : ceux-là donnèrent, par pure obligeance, un coup de collier les premiers jours.
- » Au bout d’une semaine, les anciennes habitudes de travail étaient reprises (je ne leur en veux pas, monsieur, c’est si humain!); mais alors j’avais, moi patron, cinquante fois trois heures de moins de production par jour et cette production absente, j’étais obligé de la payer. »
- M. Cornevot me donne des chiffres. Il en ressort que la continuation de cette expérience lui eût coûté plus de soixante-dix mille francs par an. D’accord avec ses ouvriers, il l’abandonna.
- Les conclusions reproduites par le Figaro, inspirent à VEclair les judicieuses réflexions suivantes :
- « Nous ne saurions admettre que l’expérience de Paris infirme celle de Salford, ni même qu’il y ait, entre les demç,
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- LE DEVOIR
- i celle contradiction. Le vrai est que les deux essais étant faits dans des conditions totalement différentes, il est naturel que 1rs résultats n’en aient pas été identiques. A Salford, il s’agis-srit de passer d’un travail de 8 heures 50 minutes à un travail d( 8 heures ; à Paris, il s’agissait de concentrer en 8 heures le travail de 11. Dans un cas, il fallait, par un effort plus continu ou mieux réparti, par un meilleur emploi de force, ra traper 50 minutes; dans l’autre, il fallait rattraper 3 heures. Il est probable que si les industriels anglais se contentent d’une journée de moins 9 heures, c’est qu’ils y trouvent leur compte. Niera-t-on que des ouvriers déjà accoutumés à donner en moins de 9 heures ce que les nôtres donnent en 11, déj \ très entraînés, par conséquent, à la concentration de l’eff )rt, ne soient par là même mieux préparés à fournir le ma: imum d’énergie qu’exige la journée minima? Supposez qu’a près avoir constaté l’égalité de production fournie par la jour rée de 11 heures et par celle de 9 heures 1/2, M. Cornevot, au 1 eu d’en revenir purement et simplement, comme il l’a fait, à l’ancien état de choses, ait introduit dans ses ateliers la journée normale de 9 heures 1/2, ce qu’il pouvait faire sans perte, et qu’après trois ou quatre ans de ce régime il ait procédé -à une nouvelle expérience sur la journée de 8 heures; êtes-A ous bien certain qu’il aurait échoué comme la première fois, et n’y a-t-il pas bien des chances, au contraire, pour que les résultats obtenus aient été sensiblement d’accord avec ceux <.u’a donnés l’expérience anglaise?
- » Lii litation de la journée de travail : affaire de temps et de métho le. Voilà dans quels termes se doit poser désormais une question qui se résolvait autrefois par le superbe non possumus des économistes. »
- Mais sur ce terrain les économistes eux-mêmes diffèrent profondément d’opinion.
- Nous pourrions en citer, comme preuve, le magistral article publié en avril, l’an passé, par M. Brenlano, dans la Revue lVéconomie politique, avec nombre de documents authentiques puisés dans les expériences de grands indus^
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- LA JOURNÉE DE HUIT HEURES
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- triels, comme Jacob Schoenhof des Etats-Unis, de grands entrepreneurs industriels, comme James Stephens, d’importants manufacturiers anglais, comme Allan.
- L’éminent professeur de Munich a établi non seulement qu’une plus grande productivité de travail pouvait être obtenue avec la réduction de temps, mais encore que cet heureux résultat était lié à une culture intellectuelle plus large permettant à l’ouvrier de concevoir et de désirer ce que les américains appellent Standard of life, un plus haut idéal de la vie. J. P.
- ERRATUM
- Dans l’article Les Socialistes au Parlement, page 205, troisième alinéa, lire :
- La loi électorale italienne reconnaît la qualité d’électeur à quiconque, sachant lire et écrire, etc.
- L’omission de ces derniers mots rend inintelligible le sens de l’alinéa qui suit.
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- LE DEVOIR
- LES PROPHÉTIES DE FOURIER
- Je dois vous avouer, — et en fait d’exorde c’est un aveu un peu intimidant — que c’est d’un fou dont j’ai à vous entretenir.
- Oui, vraiment d’un fou et même du fou le plus complet qui se puisse imaginer. Jugez-en plutôt vous-mêmes.
- Nous promettre un état social où, dès trois heures du matin, chacun sera debout pour courir au travail avec plus de passion qu’on en apporte aujourd’hui à courir à une fête (1) ; — où il n’y aura plus de soldats parce qu’il n’y aura plus de guerres, plus de gendarmes et d’agents de police, parce qu’il n’y aura plus de voleurs ; où il restera encore des médecins, parce qu’il pourra bien rester quelques malades, mais où ces médecins recevront des honoraires calculés en raison de la santé générale, en sorte qu’ils toucheront d’autant moins qu’il y aura plus de malades (2) ; — où la richesse sera tellement abondante et la chère tellement exquise que le plus pauvre jouira d’un confort bien supérieur à celui des Rothschild d’aujourd’hui (3) ; — où l’existence ne sera qu’une fête perpétuelle et renouvelée de jour en jour ; —rêver d’un monde tellement supérieur à l’état de choses actuel, que pour vous citer les expressions naïves deFourier lui-même :
- « S’il nous était donné de l’entrevoir seulement dans toute sa gloire, il est hors de doute que beaucoup de personnes tomberaient frappées de mort par la violence de leur extase.... et beaucoup d’autres tomberaient malades de saisissement et de regret en voyant subitement tout le bonheur dont elles auraient pu jouir et dont elles n’ont pas joui (4) ! »
- N’est-ce pas là le.langage d’un fou ?
- Ceci n’est rien. Ecoutez encore.
- Nous introduire comme par la main dans un monde où les hommes atteindront en moyenne l’âge de 144 ans (5) et où leur
- (T) Association domestique, II, p. 300, édition de 1822.
- (2) Association domestique, II, p. 173.
- (3) Association domestique, I, p. 371. — Nouveau Monde industriel, p. 171, édition 1846. — Quatre Mouvements, p. 168.
- (4) Théorie des Quatre Mouvements, p. 64, 65.
- (5, Nouveau Monde, p. 440.
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- LÉS PROPHÉTIES DE FOURIER 269
- taille s’élèvera en moyenne à 2 mètres 27 (1) ; — où ils acquerront la faculté de se servir de leurs doigts de pied avec autant d’aisance que nous nous servons aujourd’hui des doigts de nos mains, par exemple, pour toucher du piano (2), et au bout d’une douzaine de générations, acquerront aussi, par suite d’une simple modification dans les ventricules du cœur, la faculté de vivre également bien dans l’eau ou dans l’air, c'est-à-dire deviendront amphibies (3) ; — où par le seul effet de cultures appropriées ils changeront les climats, pourront faire une première moisson en mai et une seconde en novembre (4), façonneront à leur gré des espèces animales nouvelles et transformeront l'Océan en eau douce ou du moins d’une acidité qui ne sera pas désagréable (5) ; — où une aurore boréale perpétuelle couronnera notre globe terrestre, répandra la lumière et la chaleur sur des régions aujourd’hui désolées et fera fondre les glaces des deux pôles i6), — où notre terre fera l’acquisition de quatre lunes nouvelles, chacune plus brillante que celle qu’elle possède déjà (7), et grâce à « ce quadrille de satellites, » comme l’appelle Fourier, aura des nuits plus claires que nos jours ; — où les habitants de notre terre entreront en communication avec les habitants des autres planètes, voisines ou lointaines (8), s’interrogeront et se répondront d’un astre à l’autre dans une langue dont ils auront trouvé le secret et réaliseront ainsi le règne de I’Harmonië universelle dans le sens le plus complet de ce mot, puisqu’elle embrassera l’univers tout entier... dites-moi, je vous prie, si jamais fumeur d'opium ou mangeur de haschich a vu passer dans ses rêves de plus fantastiques visions ?
- La vie de Fourier n’a guère été moins bizarre que ses idées. Il avait 17 ans quand la Révolution française a commencé : il est mort sous le règne de Louis-Philippe et, par conséquent, il a assisté à toute cette période si agitée de notre histoire et qui a si profondément remué tous ceux qui en ont été les témoins.
- (1) Nouveau Monde, p. 478.
- (2) Nouveau Monde, p. 177.
- (3) Nouvèau Monde, p. 478.
- (4) Association domestique, I, p. 52 et suiv.
- (51 Théorie des Quatre Mouvements, p. 45.
- (6) Théorie des Quatre Mouvements, p. 41.
- (7) Association domestique, I, p. 533. — Quatre mouvements, p. 5°*
- (8) Association domestique, p. 534.
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- Or, il ne paraît pas y avoir prêté la moindre attention ; rien dans ses écrits n’indique qu’il se soit aperçu qu’il y avait eu, de son vivant, une Révolution française, un Empire, un Waterloo, une Restauration, une Révolution en 1830. La distraction paraît un peu forte, mais il était, en effet, prodigieusement distrait, parlant tout haut dans la rue, restant des nuits sans dormir. Il faut dire aussi1 qu’il considérait les questions politiques comme de nulle importance à côté des questions sociales, en quoi il n'avait pas tout à fait tort, et il nous a prouvé par son exemple que l’on peut être bon démocrate et même bon socialiste sans s’occuper de politique, et que c’est peut-être même la meilleure façon de l’être. Mais il faut avouer que cette façon-là n’est pas commune.
- Petit employé de magasin, « sergent de boutique, » comme il se désignait lui-même, la plus grande partie de sa vie s’est écoulée dans les emplois les plus obscurs, et le reste a été absorbé par la publication de quatre ou cinq énormes volumes et la préparation de beaucoup d’autres qui n’ont jamais vu le jour. Homme exact, ponctuel, méticuleux, poussant l’amour de la symétrie jusqu’à la manie, d’une probité à toute épreuve, d’une charité inépuisable, d’un entêtement que rien ne pouvait vaincre ou, si vous préférez, d’une foi que rien ne pouvait ébranler ; ne connaissant d’autre passion que celle des fleurs, dont il avait rempli sa chambre et à travers lesquelles les visiteurs ne parvenaient pas à se frayer un passage, ayant toute la manie des vieux garçons ou pour mieux dire, celle des vieilles demoiselles, en particulier celle des chats, dont il avait rempli sa cour et auxquels il distribuait des repas à heure fixe ; n’ayant pas ri une seule fois dans sa vie, et trouvé mort un beau matin dans la chambre d’un hôtel garni, telle fut la vie et la mort de Charles Fourier.
- Comme tous les inventeurs, il passa sa vie à attendre quelque capitaliste qui eût assez d’argent et surtout assez de confiance pour être disposé à tenter un essai de son système. Il avait même fait annoncer naïvement qu’il serait chez lui tous les jours, à partir de midi, pour recevoir ceux qui voudraient lui apporter les fonds nécessaires. Et pendant vingt ans — ce trait vous peindra l’homme — il ne manqua jamais de rentrer chez lui au coup de midi, pour être prêt à recevoir ce visiteur, qu’il attendait toujours et qui jamais n’est venu I
- Mais alors, me demanderez-vous peut-être, pourquoi suis-je venu vous entretenir ce soir d’un pareil original ? Par les
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- jours sombres que nous traversons, avec le chômage dans l’atelier et la misère dans la rue, le temps et le lieu paraissent mal choisis, en vérité, pour s’occuper de folies !
- Il est vrai : aussi mon intention n’est-elle pas de vous entretenir ce soir des divagations de Charles Fourier, mais de ce que j’ai appelé ses prophéties, j’entends par là des vérités qu’il a devinées, pressenties, révélées, car cet homme-là, malgré sa folie, ou peut-être à cause même de sa folie, a sur bien des points devancé son siècle et parlé le langage de la plus haute raison. Humiliante infirmité de notre pauvre nature humaine, que de tours elle nous joue 1 Que de fois elle se plaît à placer la vérité dans la bouche des insensés, et la sottise dans celle des sages !
- Celui-là donc qui, en lisant les œuvres de Fourier, rebuté par les extravagances dont je viens de vous donner quelques échantillons et par le style inintelligible de l’auteur, jetterait le livre au panier comme un fatras inutile, celui-là serait plus fou que Fourier lui-même. 11 prêterait à rire autant que ce voleur dont un auteur de l’antiquité nous raconte la curieuse histoire et qui, venu chez un Athénien pour lui dérober ses trésors et ses statues de prix, fut tout désappointé en ne trouvant qu’une statuette de terre cuite grossière qui lui parut sans valeur et qu’il rejeta avec dédain. Il ne savait pas, l’ignorant ! que les anciens avaient coutume d’enfermer les statues de leurs dieux d’or, d’argent ou d’ivoire, sous des enveloppes d’argile représentant la figure grotesque d’un faune ou d’un Sylvain, et que s’il avait su briser ce moule informe, il en aurait vu jaillir l’image étincelante d’une divinité !
- Celui-là aussi qui, dans l’œuvre de Fourier ne s’arrêtera pas à l’enveloppe, mais saura briser cette sorte de gangue, sera émerveillé en voyant que de pierres précieuses, que de vérités étincelantes elle recèle !
- Jugez-en vous-même, voici une poignée de prédictions que je prends au hasard.
- C’est Fourier qui a affirmé, ce qui a beaucoup fait rire alors (c’était en 1808), que bientôt, on pourrait, dans une même journée, partir le matin de Marseille, déjeuner à Lyon et dîner le soir à Paris. (1)
- C’est Fourier qui a annoncé comme prochain le percement de l’isthme de Suez et de celui de Panama, « par des canaux,
- (i) Association domestique, 1, p. 529.
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- disait-il, où les plus grands navires pourraient passer » (1), et qui a annoncé la formation d’immenses armées industrielles, composées de milliers d’hommes, pour exécuter à la surface du globe de grands travaux d’utilité publique, notamment la transformation du grand désert d’Afrique. Le capitaine Rou-daire, mort il y a quelques années, au début de ses travaux pour creuser une mer intérieure en Tunisie, était justement un disciple de l’école phalanstérienne.
- C’est Fourier qui a annoncé que l’on pourrait un jour, par une culture appropriée et des reboisements intelligents, arrêter les inondations, régulariser le régime des pluies et des vents, et modifier par là le climat d'un pays quelconque (2).
- C’est lui qui a annoncé, fort justement, à mon avis, que l’agriculture, encore barbare de nos jours, devait se transformer en horticulture, arboriculture et pisciculture, et que là était la solution de la plupart des difficultés de l’heure présente (3).
- Dirons-nous encore que c’est Fourier qui a énoncé cette grande vérité, que les historiens et les jurisconsultes de notre temps ont plus d’une fois vérifiée, à savoir que le progrès de la civilisation se mesure en général sur les progrès de la condition et des droits de la femme (4) ?
- Je passe (5). Mais cette idée même que vous vous efforcez de
- (1) Quatre Mouvements, p. 46.
- (2) Association domestique. I, p. 68.
- (3) Association domestique II, pages 114, 116, 360 et passim.— Nouveau Monde, p, 135, 137 et passim.
- (4) Quatre Mouvements, p. 132.
- (5) La mobilisation du sol, la substitution des règlements par compensation aux paiements en numéraire, les mesures internationales pour l’unification des poids et mesures, la constitution d’une langue universelle (une sorte de volapük), la protection des animaux, l’importance grandissante des phénomènes magnétiques et suggestifs, le développement du goût et de la culture des fleurs, et bien d’autres prévisions plus ou moins en voie de se réaliser, se trouvent pêle-mêle dans le prodigieux chaos de l’œuvre da Fourier,
- Fourier a été en un sens le premier des anarchistes, des anarchistes débonnaires, sa thèse, en effet, c’est que tous les instincts de l’homme, toutes ses passions, même tout ce que la morale civilisée appelle bien à tort ses vices, sont bons en eux-même et ne deviennent mauvais que précisément parce qu’on cherche sottement à les réprimer. Laissez-les libres et ils deviendront — comme Dieu qui les a donnés à l’homme le voulait — des <c ressorts d’harmonie, » oui, même l’inconstance en amour, le goût du luxe, la gourmandise, l’amour du désordre et de la saleté chez les enfants, tout cela a sa raison d’être et peut être utilement employé. Pour ne prendre comme exemple que la gourmandise, Fourier nous montre qu’elle doit devenir une nécessité dans un régime industriel où la production consistera surtout en fruits, légumes etc., d’es-
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- mettre en pratique, ouvriers de Y Abeille Nimoise et qui nous réunit ici ce soir, cette idée de l’association coopérative, on peut dire que c’est Fourier qui en a été l’inventeur. C/est lui du moins qui, comme vous allez en juger, en a tracé tout le plan et prévu tous les résultats. Voilà pourquoi j’ai choisi ce sujet, un peu bizarre à première vue ; c’est qu’en vous entretenant des idées de Fourier sur l’association, c’est de votre œuvre, en réalité, que nous allons nous entretenir, et en apprenant ce soir quels étaient les vastes espoirs qu’il fondait sur l’association, alors peut-être l’avenir que vous préparez par vos efforts, vous paraîtra valoir la peine d’être réalisé.
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- Et d’abord comment cette idée de l’association a-t-elle germé dans le cerveau de Fourier ? Vous savez que les grandes idées tiennent souvent à des petites causes. On raconte que le grand astronome Newton conçut la première idée de l’attraction universelle en regardant tomber une pomme d’un arbre, Fourier, qui aimait beaucoup à se comparer à Newton, parce qu’il prétendait avoir découvert comme lui la loi de l’attraction universelle, nous raconte que ce fut une pomme aussi qui lui donna l’idée de sa théorie (1). Etant encore très jeune et ayant fait le voyage de Normandie a Paris, il alla dîner dans un restaurant de la capitale où, pour son dessert, on lui fît payer une pomme dix sous. Or, quelques jours auparavant, il avait vu ces mêmes pommes se tendre en Normandie, où, vous le savez, on cultive beaucoup de pommiers, à raison de deux sous la douzaine ! Ce fait qu’un même objet pouvait être revendu soixante fois plus cher que ce qu’il avait été acheté, lui révéla l’existence dans la société d’un mécanisme défectueux, d’un vice caché qu’il se promit de découvrir et de guérir.
- pèces très diverses et très fines, et qui exigeront, pour être appréciés, un grand raffi-nement de goût chez les consommateurs. Il explique que si les enfants préfèrent à leur goûter des confitures à du pain sec, c’est que la Providence en leur donnant cet instinct a très bien su ce qu’elle faisait : elle a prévu le jour où l’agriculture, c’est-à-dire la production du blé, serait remplacée par l’arboriculture, c'est-à-dire par la production des fruits, et d’avance, elle avait assorti à cette fin les goûts naturels des hommes.... Et l’auteur continue ainsi à perte d’haleine avec un mélange d’extravagance et de folie tout à fait divertissant et qui fait penser aux harangues que débitait don Quichotte dans la Sierra-Morena aux chevriers émerveillés, fi) Manuscrit de Fourier. Rapporté par Pellarin. Vie de Fourier, p. 41.
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- Ce vice, en effet, existe et il n’est jamais apparu plus clairement que dans ces temps-ci.
- Que de fois il m’est arrivé de faire l’expérience suivante, qui vaut bien celle des pommes, et que chacun de vous peut refaire quand il lui plaira !
- Quand il vous arrivera de rencontrer un producteur quelconque, propriétaire ou fabricant, demandez-lui : Les affaires marchent-elles ? — « Pas du tout, vous répondra-t-il : tout est à si bas prix, blé, vin, laine, mouton ou étoffes, qu’il n’y a plus de moyen de vendre. Si ça doit continuer de la sorte, je préfère fermer l’atelier, dit le fabricant, ou laisser ma terre en friche, dit le propriétaire. »
- Ainsi éconduit de ce côté, allez trouver alors un consommateur quelconque, un rentier ou simplement une brave mère de famille, et ditesdui : « Eh bien ! vous ne devez pas dépenser gros par le temps qui court ? Tout est à si bon compte maintenant ; les producteurs ne font pas même leurs frais. » Elle vous répondra : « Vous vous moquez du monde. Jamais je n’ai dépensé davantage : viande, lait, beurre, légumes, loyers, tout est hors de prix, et si ça doit continuer de la sorte, il n’y aura bientôt plus moyen de vivre ! »
- Voilà qui est curieux, vous direz-vous sans doute! D’un côté des producteurs qui crient misère de vendre toujours à bas prix ; de l’autre, des consommateurs qui crient misère d’acheter toujours plus cher ! Alors tout l’argent qui sort de la poche des acheteurs, s’il ne va pas dans la poche des producteurs, où passe-t-il donc ?
- Il n’y a qu’une explication possible : il doit rester dans la poche des intermédiaires. Entre le producteur qui offre son produit au public et le public qui tend la main pour le recevoir s’interposent dix, vingt intermédiaires qui font la chaîne, et chacun se fait payer.
- Mais voici qui est plus fort encore ! Très satisfait de votre explication, vous allez trouver l’un de ces intermédiaires, épicier, boucher, boulanger, marchand de charbon, et vous lui dites : « C’est donc vous qui êtes la cause de tout le mai ? Vous achetez au propriétaire ou au fabricant à si bas prix qu’il est en train de se ruiner, et vous vendez au consommateur si cher qu’il se ruine également. C’est vous qui touchez la différence et vous devez faire rondement fortune à ce métier-là ? — Hélas I ne manquera-t-il pas de vous répondre, quelle erreur est la vôtre ! Sur dix que nous sommes dans cette rue, il y en a peut-être un ou deux qui font de bonnes affaires ; il
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- y en a deux qui sont à la veille de faire faillite et les autres gagnent tout juste leur vie. »
- Et, chose étonnante, ils ont tous raison et vous aussi ! Vous n’avez pas tort quand vous croyez que c’est aux intermédiaires qu’est dûe l’énorme différence entre le prix de revient et le prix de vente. Mais il est très possible qu’il dise vrai aussi, le marchand, quand il déclare que les intermédiaires ne gagnent rien. Et pourquoi ? Tout simplement parce que ces intermédiaires sont si nombreux et se font un telle concurrence les uns aux autres qu’il ne leur reste aucun profit. Et non seulement, pour se rattraper, ils sont obligés de vendre cher, mais encore de mauvaise qualité.
- La situation est donc telle que tout le monde en pâtit et personne n’en profite. Le producteur ne fait pas ses frais, le consommateur dépense plus qu’il ne peut payer et l'intermédiaire gruge les deux sans y rien gagner lui-même.
- En vous promenant dans les rues d’une ville, ici ou ailleurs, vous êtes-vous amusé à compter, comme je l’ai fait quelquefois, le nombre de magasins faisant le même commerce qui se trouvent dans une même rue ? Ils sont là souvent cinq, six, sept à la file, épiciers, marchands de gants, cafetiers, attendant patiemment, comme les araignées qui attendent une mouche, un client qui ne vient pas souvent. J’ai relevé sur l’Annuaire de Montpellier, pour une population de 70.000 habitants (et la population de Nîmes étant la même, je suppose que les chiffres ici doivent être à peu près pareils), le nombre des marchands dans toutes les catégories. En voici un aperçu :
- Boulangers............................ 175
- Bouchers et charcutiers............... 184
- Epiciers.............................. 282
- Marchands de bois et charbons.......... 07
- Marchands de vins..................... 172
- Débits de boisson ou cafés............ 459
- Or, il faut bien que chacun paie son loyer, ses impositions, l’intérêt des marchandises qu’il a en magasin, son mobilier; il faut que le plus grand nombre d’entre eux paient un salaire à quelques employés, au moins 1.200 employés, en îTen comptant qu’un par patron (les uns n’en ont point,' mais d’autres en ont plusieurs), et il faut enfin que tous ces frais payés, chacun par-dessus le marché gagne assez pour vivre lui et sa famille.
- Et ceci est vrai non pas seulement pour quelques denrées,
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- mais pour tous les produits qui entrent dans la consommation. On calcule que les intermédiaires, les commerçants, renchérissent de 35 0/0 en moyenne, soit de plus d’un tiers, le prix de toutes choses, le coût de la vie. Gomme les 38 millions de français qui vivent en France dépensent pour vivre de 25 à 30 millards, ce serait 9 à 10 milliards, trois fois le montant de l’impôt ! qui seraient ainsi payés par le public, sans profit pour personne, je le répète, pas même pour ces intermédiaires.
- Eh bien ! voilà le mal qui avait frappé Fourier et qu’il avait dénoncé le premier avec une force et une justesse qui n’ont pas été surpassés'depuis :
- « Nous sommes, en fait de mécanisme industriel, aussi neufs que des peuples qui ignoreraient l’usage des moulins et qui emploieraient cinquante ouvriers à triturer le grain que broie aujourd’hui une seule meule. La superfluité d’agents est partout effrayante et s’élève communément au quadruple du nécessaire dans tous les emplois commerciaux.... Il y a dans la seule France un million d’habitants enlevés à la culture et aux fabriques par l’affluence d’agents que crée la libre concurrence... »
- Mais il ne s’est pas contenté de signaler le mal, il a indiqué le remède et lequel ? L’association. Il voulait créer des associations assez nombreuses, de 400 familles environ, qu’il appelait comptoirs communaux, et qui devaient plus tard, en se développant, se transformer en phalanstères, et dont il définit les fonctions de la façon suivante :
- « Les principaux avantages de ces établissement seraient :
- » De procurer à chaque individu toutes les denrées indigènes ou exotiques au plus bas prix possible, en l’affranchissant du bénéfice intermédiaire que font les marchands ou agioteurs. »
- Et maintenant, je vous le demande, que sont vos Sociétés de consommation, sinon la réalisation de ce programme tracé demain de maître? Quelles sont donc les fonctions des Sociétés coopératives de consommation, sinon de se procurer les denrées en gros et de les distribuer en détail entre leurs membres, en les faisant bénéficier des profits qui seraient restés sans cela entre les mains des marchands ?
- Cette suppression des intermédiaires, des parasites, qui
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- tenait tant à cœur à Fourier, vous commencez donc à la réaliser déjà. Et vous la réaliserez bien mieux encore quand la Fédération des Sociétés coopératives de France aura pris assez d’extension pour vous permettre de faire vos achats directement au propriétaire ou au fabricant. Et si un jour même, il est donné à cette Chambre économique, comme à la grande fédération coopérative de Manchester, de faire pour une centaine de millions de francs d’affaires par an, d’armer une flotte d’une demi-douzaine de navires et d’aller chercher la marchandise sur les lieux mêmes de production, c’est-à-dire là où on peut se la procurer à meilleur compte : le blé à Chicago, la viande à Buenos-Ayres, le café à Java, le thé à Sanghaï, la laine à Melbourne..., ce jour-là le mal que Fourier signalait avec tant de force aura disparu. Les Sociétés de consommation auront dégrevé non seulement la classe ouvrière, mais le pays tout entier d’un poids mort énorme. La première prophétie de Fourier aura été réalisée !
- II
- Mais l’association, dans l’idée de Fourier, devait avoir un caractère beaucoup plus large que celui d’une simple association commerciale pour l’achat et la distribution des denrées. Elle devait réunir tous les associés dans une vie commune et sous un même toit, dans un vaste établissement, très vaste, puisqu’il devrait abriter 400 familles, soit 1.600 personnes environ, auquel il donnait le nom resté célèbre de phalanstère, et que nous appellerons plutôt aujourd’hui une cité. Fourier en a même donné les plans et est entré à cet égard dans les détails les plus minutieux.
- Ce nom de phalanstère est à peu prés la seule chose que connaisse le public de l’œuvre de Fourier, et il a suffi pour imprimer sur le système tout entier je ne sais quel cachet d’étrangeté et de mystère. J’ai entendu plus d’une fois des bourgeois prononcer ce mot avec une sorte d’épouvante.
- En réalité, le phalanstère est la chose du monde la plus connue et la moins effroyable. C’est tout simplement un hôtel, un grand et magnifique hôtel comme ceux que l’on trouve dans les villes de Suisse ou dans les grandes villes d’eaux, avec des appartements, des chambres de tous les prix, depuis 30 sous jusqu’à 50 francs par jour. Dans le phalanstère il ne devait rien y avoir qui ressemblât au couvent ou à la caserne. Chacun devait avoir un appartement séparé, à son choix et selon sa
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- bourse. Il devait y avoir, comme dans tous les hôtels, des tables communes, des tables d’hôte comme nous disons, mais elles devaient être de trois classes différentes, et même ceux qui n’auraient pas voulu prendre leurs repas à la table commune auraient la liberté de se faire servir à la carte ou de se faire porter leurs repas dans leur appartement, avec un supplément de prix naturellement.
- J’ai passé cet été quelques semaines dans une localité de la Suisse où l’on va prendre des bains, à Schinznach. Tout le monde était logé dans un grand établissement où il y avait à la fois des chambres de tous les prix, des salles à manger avec des tables d’hôte de trois classes différentes, des salles de restaurant, un théâtre, une église, une bibliothèque, une salle de lecture, une salle dejeux, un magasin de papeterie et de mercerie, un jardin pour les légumes, des serres pour les fleurs, une étable pour les vaches, un établissement pour faire du beurre — et j’ai pensé que c’était là tout à fait le phalanstère rêvé par Fourier. La seule différence, c’est que les gens qui étaient là, au lieu d’y passer leur vie, n’y passaient qucyquelques semaines,'"£t au lieu de travailler, ne faisaient rien.
- Le phalanstère n'est donc pas une idée extravagante en soi ni même absolument irréalisable. Seulement, on ne s'explique pas à première vue pourquoi Fourier y attachait tant d’importance et pourquoi il pensait que tous les hommes finiraient un jour par vivre dans une sorte d’hôtel.
- La première raison qu’il en donne, c’est une raison de même ordre que celle que nous avons étudiée tout à l’heure, une raison d’économie.
- Ceci peut surprendre au premier abord, car nous n’avons pas l’habitude d’aller à l’hôtel pour faire des économies ! C’est q l'ils ne sont pas organisés pour cela. Et encore si des bourgeois renonçaient à leur logement, domestiques, train de maison etc., pour passer toute leur vie à l'hôtel en pension, ils y trouveraient parfaitement une économie même aujourd’hui ! C’est ce que fontbaaucoüp d’anglais. En tout cas il est facile de comprendre que si dix, cent, ou même quatre cents familles, c’est le chiffre que fixait Fourier, s’associaient pour se loger et se nourrir en commun, elles réaliseraient une grande économie, plus grande encore peut-être que celle qui pourrait résulter de la suppression des intermédiaires.
- « On est ébahi quand on évalue le bénéfice colossal qui résulterait de ces grandes associations. A ne parler que du combus-
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- tible, devenu si rare et si précieux, n’est-il pas certain que dans les emplois de cuisine et de chauffage, l’Association épargnerait les sept huitièmes du bois que consomme le système actuel, le mode incohérent et morcelé qui règne dans nos ménages ?» (1)
- Le fait est incontestable, en effet. Il est clair qu’il en coûterait infiniment moins de faire la cuisine pour mille personnes mangeant ensemble que pour mille mangeant séparément. Il faut, comme le dit très bien Fourier, beaucoup moins de bois pour faire bouillir une immense marmite que pour en faire bouillir mille petites. Il en coûte moins de faire construire une maison assez grande pour loger cent familles que de construire cent petites maisons chacune pouvant recevoir une famille, et ainsi de tout le reste.
- La vie par ménage isolé, telle qu’elle est pratiquée dans nos pays et nous pourrions même dire dans tous les temps et dans tous les pays, constitue donc, d’après Fourier, un effroyable gaspillage et peut être rangée parmi les principales causes de la misère dans les sociétés humaines. Or de même que l’Association de consommation est le remède indiqué contre le premier mal, VAssociation domestique, comme il l’appelle, est le remède indiqué pour le second.
- Sommes-nous appelés à voir cette seconde prophétie se réaliser comme la première ?
- Je le crois, ou plutôt, devrais-je dire, je le crains, car cette perspective est loin de me ravir. Oui, je crois que les exigences croissantes de la vie quotidienne forceront les gens, dans un avenir plus ou moins éloigné, peut-être plus ou moins rapproché, à se réunir, à se grouper dans des espèces d’hôtels, cités, caravansérails ou phalanstères, comme vous voudrez les appeler, où ils logeront sous le même toit, mangeront plus ou moins à la même table et auront une foule de services communs, tels que salles d’asile ou crèches pour les enfants, cercles, bibliothèques, etc.
- Les classes ouvrières en arriveront là par les causes suivantes : D’abord par suite du renchérissement croissant des loyers et aussi par suite de ce fait que les femmes étant appelées à travailler de plus en plus à l’atelier, au magasin, au bureau, ou dans une profession quelconque, pourront de moins en moins s’occuper de leur ménage. Il faudra donc
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- bien trouver le moyen d’installer une cuisine en commun pour préparer les repas des ménages, puisqu’ils ne pourront l’apprêter eux-mêmes, et peut-être aussi une crèche pour garder les enfants en l’absence des mamans.
- Au reste, ceci est déjà réalisé en France dans un établissement célèbre, je veux parler du Familistère fondé précisément par un disciple de Fourier, M. Godin. Là, 1800 ouvriers environ vivent réunis dans des conditions d’économie, au point de vue du logement et des services domestiques, qu’aucune autre combinaison ne pourrait leur procurer. Ils trouvent là non seulement le logement, mais une crèche ou plutôt une nourricerie pour la garde des enfants, et aussi un théâtre, bibliothèque, salles de jeux, etc. Il y a des magasins qui fournissent chaque associé de tout le nécessaire. Mais il n’y a pas de table d’hôte : chacun fait son ménage chez soi. A ce point de vue l’économie sur les frais de cuisine n’est pas réalisée. Mais rien n’empêcherait d’y installer un restaurant. M. Godin l’a déjà essayé.et n’y a renoncé que par des causes tout à fait accidentelles.
- <( Ce système-là peut être bon pour les ouvriers, pensent peut-être les bourgeois qui m’écoutent, mais non pas pour nous. » Eh bien ! je crois au contraire, que les classes riches en arriveront à un genre de vie analogue, non pas peut-être par raison d’économie, mais par une autre raison toute différente : par l’impossibilité de trouver des domestiques. Déjà aujourd’hui il est très difficile dans les familles bourgeoises de trouver des personnes qui soient disposées à entrer en service, et le plus souvent on est réduit à faire venir des bonnes de Suisse ou d’Allemagne. Plus on ira et plus la répugnance des hommes ou même des femmes à entrer dans la domesticité s’accentuera. A vrai dire, je ne saurais les en blâmer : la domesticité est une institution qui a eu ses beaux jours, mais qui devient de jour en jour plus incompatible avec notre état social et tend aujourd’hui à dépraver à la fois le maître et le serviteur. Eh b'en ! quand le jour sera venu où l’on ne trouvera plus, à quelque prix qu’on les paie, ni cuisinières, ni femmes de chambre, ni cochers, que feront les bourgeois ?
- Sans doute, les inventions mécaniques permettront de remplacer de plus en plus les services des domestiques par la domestication de forces naturelles beaucoup plus complaisantes et beaucoup plus fidèles. Vous entrerez chez vous le soir, vous presserez un bouton ; voilà votre escalier, ou votre vesti-
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- bule, ou votre chambre qui s’éclaire à votre choix. Vous tournerez un, deux, trois robinets, vous aurez de l’eau chaude, ou froide, ou tiède à votre gré. Vous ouvrirez un téléphone qui sera dans votre chambre et vous demanderez à votre épicier ou à votre boucher de vous apporter tel ou tel objet. Dans ces conditions le service peut se trouver réduit à bien peu de chose et certainement l’avenir trouvera mieux encore.
- Mais cependant il sera toujours difficile d’inventer une machine pour faire la cuisine, ou même pour faire son lit, ou pour brosser son paletot. Dès lors si l’on ne trouve plus de domestiques pour ces différents services, il ne restera plus aux bourgeois qu’une ressource, ce sera d’aller à l’hôtel (1),
- Je suis sûr que cette idée fait hausser les épaules à bon nombre de mes auditeurs. Pourtant, elle commence déjà à se réaliser dans certains pays et notamment aux Etats-Unis. Aux Etats-Unis, les mœurs démocratiques et égalitaires sont si développées qu’un Américain ne consentira jamais à en servir un autre. Heureusement qu’il y a les nègres dans le Sud et les chinois dans l’Ouest qui n’ont pas les mêmes répugnances et remplissent encore ces fonctions ; mais dans le Nord où il n’y a guère ni nègres ni chinois, la difficulté que je vous signalais tout à l’heure se présente dans toute sa force, et beaucoup de jeunes ménages n’ont trouvé d’autre moyen d’en sortir que celui de s’installer à l’hôtel pour la vie ou du moins pour de longues années. Et à Paris et Londres beaucoup de célibataires passent leur vie au cercle ou au club où ils trouvent, grâce à l’association, un luxe d’installaPon et d’alimentation qu’ils ne pourraient se procurer chez eux. Ces clubmen sont déjà des phalanstériens, et voilà comment nous finirons nous aussi par aller au phalanstère.
- Cette perspective ne vous sourit pas beaucoup V Eh bien ! à moi non plus, je l’avoue. Si, en effet, la vie d’hôtel est amusante en passant, elle devient fort ennuyeuse à la longue. Je ne me soucierais guère pour mon compte et je pense que vous ne vous soucieriez pas beaucoup non plus, de passer toute votre vie dans un hôtel, si somptueux qu’il fût. Chaque homme, pauvre ou riche, aime bien à avoir son chez soi, son petit coin où il puisse venir se reposer de ses travaux ou même de ses
- (i) Il y a bien sans doute une domesticité indispensable au fonctionnement des hôtels : mais elle a un caractère impersonnel et collectif. Fourier d’ailleurs espérai* la remplacer par l’échange de services volontaires et gratuits,
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- plaisirs, où il puisse se soustraire justement à ce coudoiement et à cette promiscuité de la foule des étrangers et des indifférents, Ce n’est pas, il est vrai, l’opinion de Fourier, et voici comment il s’exprime à cet égard :
- « Un père de famille dira en lisant mon système : « Mon « plaisir est de dîner avec ma femme et mes enfants et quoi « qu’il arrive, je conserverai cette habitude qui me plaît. » « C’est fort mal jugé ; elle lui plaît aujourd’hui, mais quand il « aura vu deux jours les coutumes d’Harmonie, il renverra au « bercail sa femme et ses enfants, qui, de leur côté, ne deman-« deront pas mieux que de s’affranchir du morne dîner de « famille. » (1).
- Il n’y a qu’une excuse aux lignes que je viens de lire, c’est que celui qui les a écrites était un vieux garçon qui, en parlant du dîner de famille, parlait de ce qu’il ne connaissait pas. Mais je plaindrais, en vérité, le père de famille qui trouverait plus agréable de s’asseoir chaque jour à la file le long d’une table d’hôte, cette table fût-elle à dix ou douze services, que de s’asseoir en compagnie de sa femme et de ses enfants autour de la table de famille, n’y eût-il sur cette table que la soupe et du pain bis ! Et si cette société nouvelle, si ces coutumes d’Harmonie, comme les appelle Fourier, doivent avoir pour conséquence la suppression du foyer domestique et de tout ce que ce mot embrasse en fait de bonheur intime et de dignité morale, j’estime que ce confort qu’on nous promet sera vraiment payé bien cher !
- Mais, après tout, qu’importe nos regrets ! Ils ne changeront pas le cours des choses, et l’avenir sera ce qu’il doit être, non point ce que nous voudrions qu’il fût ! Nous constatons tous les jours que la vie de famille, si fortement constituée du temps de nos aïeux, s’est déjà de nos jours singulièrement affaiblie. Il est possible, il est même probable que cette évolution ne fera que s’accentuer et que la vie de famille ira s’affaiblissant et se dispersant de plus en plus dans la grande vie sociale et publique, et que cette petite association, qui s’appelle le foyer de famille, sera de plus en plus absorbée par les grandes associations collectives. On dit toujours que l’avenir vaudra mieux que le présent, et en ce qui touche le confort et le bien-être, je ne doute pas en effet que la société
- (i) Associât, domest., II, p. 25-
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- LES PROPHÉTIES DE FOURIER
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- future ne soit très supérieure à la nôtre ; mais par d’autres côtés peut-être vaudra-t-elle beaucoup moins et peut-être en tous cas, ne répondra-t-elle guère à l’idée que nous nous faisons présentement du bonheur. Les sociétés humaines et les mœurs se transforment sans cesse : dans la nature chaque printemps fait refleurir toujours les mêmes roses, mais, dans l’histoire de l’humanité il est bien des fleurs qui, après avoir enchanté les générations passées charment encore la nôtre* et que jamais plus on ne verra refleurir.
- Cependant, pour ne pas vous laisser sous cette impression mélancolique, je me hâte de vous dire que nous pourrons commencer à réaliser les économies que rêvait Fourier, sans en être réduits à nous entasser tout de suite dans un phalanstère.
- Quelles étaient, en effet, les économies que Fourier avait surtout en vue? Celle de la cuisine d’abord. Eh bien ! on peut très bien avoir des fourneaux qui prépareraient le déjeuner et le dîner pour tout le monde, laissant à chacun la faculté de manger sa portion sur place ou de remporter chez soi. Un philanthrope anglais, le capitaine Wolff, a fondé récemment à Londres, à Birmingham, à Liverpool, d’immenses cuisines publiques avec des fourneaux qui coûtent 20.000 francs chacun et fournissent chaque jour un menu excellent à raison de 0 fr. 40 le repas, pain non compris (i).
- A ce prix, les capitalistes qui ont fondé l’entreprise réalisent encore de très jolis bénéfices, 16 à 17 0/0. Si donc ces cuisines étaient sous la forme coopérative, elles pourraient réaliser les mêmes bénéfices, ou, si elles le préféraient, réduire encore le prix des portions déjà si bas. Je ne doute pas que ce ne soit là un perfectionnement auquel arriveront un jour les Sociétés de consommation. Les coopérateurs finiront par faire ce compte qu’au lieu d’acheter des côtelettes, des œufs, des pommes de terre pour les apprêter plus ou moins bien chez eux, il serait beaucoup plus avantageux d’acheter la côtelette toute grillée, les pommes de terre toutes frites, les œufs sous forme d’omelette; ce serait plus commode, meilleur et bien moins cher. On en viendra là, surtout pour la famille ouvrière où la femme va à la fabrique et n’a pas le temps de faire la cuisine»
- Quelle autre économie voulait encore réaliser Fourier par
- (i) Il existe aussi dans diverses villes de France, et notamment à Grenoble, des institutions analogues.
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- son phalanstère ? — Celle de la garde des enfants. Eh bien ! ici encore on peut réaliser ce désidératum sans bâtir un phalanstère.
- Il existe dans bien des villes des établissements qu’on appelle des crèches, salles d’asile, etc., dans lesquels tout comme dans le pouponnât et le bambino.t de Fourier, on garde les enfants pendant que les mères travaillent. Ces institutions ont en général un caractère philanthropique mais elles pourraient rentrer aussi dans le cadre des associations coopératives.
- Vous voyez donc que le but que poursuivait Fourier peut être atteint, à peu de chose près, à l’aide d’institutions séparées, qui peuvent toutes rentrer plus ou moins dans la sphère des associations coopératives, mais qui ne supposent pas nécessairement la vie en commun.
- Espérons donc que nous n’irons pas de sitôt au phalanstère, et que, si cette seconde prophétie de Fourier doit se réaliser un jour, ce seront nos petits-fils seulement qui pourront en apprécier les bienfaits : peut-être s'en accommoderont-ils mieux que nous !
- {A suivre)
- Charles Gide
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- CHRONIQUE PARLEMENTAIRE 285
- CHRONIQUE PARLEMENTAIRE
- Le travail des enfants, des filles mineures et des femmes.
- Juste un an après la promulgation, — nous ne dirons pas : la mise en vigueur, on va voir pourquoi, — de la loi du 2 novembre 1892, M. Louis Ricard, député de la Seine-Inférieure, qui avait eu l’honneur en sa qualité de président de la commission du travail de faire adopter cette loi, soumettait à la Chambre une proposition de loi, tendant à en modifier les dispositions.
- La raison des modifications proposées, M. Ricard nous la donne dans l’exposé des motifs de sa nouvelle proposition : les manufacturiers avaient trouvé moyen de tourner la loi, en esquivant la répression par certaines combinaisons du travail qui, sans tomber sous la lettre formelle de la loi, sont en contradiction avec son esprit et soulèvent à bon droit les réclamations des ouvriers.
- La Chambre qui avait cru apporter une amélioration sensible dans le sort des travailleurs en élevant à treize ans, l’âge auquel on pouvait employer les enfants ; en réduisant pour les faibles la durée du travail journalier, en supprimant enfin la durée du travail de nuit pour les femmes, avait évidemment compté sans les patrons ; elle n’avait pas davantage tenu compte des imperfections de sa propre loi, imperfections dont elle rejette avec quelque raison la responsabilité sur le Sénat, ni des élasticités d’un règlement d’administration publique.
- L’article 3 de la loi dont nous nous occupons fixe ainsi qu’il suit la durée maxima du travail effectif des enfants, des filles mineures et des femmes :
- « Dix heures par jour pour les deux sexes de treize à seize ans ; soixante heures par semaine pour les mineurs de seize à dix-huit ans, sans que le travail journalier puisse excéder onze heures ; enfin onze heures par jour pour les femmes et les filles au-dessus de dix-huit ans. »
- Comme les apprentis et les femmes sont aussi utiles dans les usines que les ouvriers et ouvrières, la Chambre, c’est M. Ricard qui parle, espérait qu’une moyenne normale de dix
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- LE DEVOIR
- à onze heures s’établirait et qu’ainsi les ménages ouvriers pourraient jouir un peu de la vie de famille.
- Il n’en a rien été, au contraire. Et l’on peut même affirmer que les résultats ont été plutôt néfastes que favorables aux ouvriers.
- D’abord certains industriels voulant échapper aux complications d’une organisation différente pour chaque catégorie de travailleurs de leur usine, s’ingénient à n’employer que des ouvriers âgés de plus de dix-huit ans.
- D’autres ne pouvant songer à se passer des femmes et des enfants qui jouent un rôle important dans leur fabrication ont eu recours à diverses combinaisons, grâces auxquelles la durée de la marche de l’usine n’a pas été réduite — et a même pu être augmentée sans violer la loi, même en apparence.
- Ils ont établi, notamment dans les filatures du Nord, des équipes roulantes, des relais qui passent successivement sur tous les métiers, tandis que les ouvriers réguliers sont mis au repos. On donne aux adultes une heure de repos le matin et une heure l’après-midi ; aux femmes deux repos de une heure et demie ; aux enfants deux repos de deux heures. Et l’on parvient ainsi à faire tourner les métiers quatorze heures d’horloge sans que chacune des catégories visées et protégées parla loi ait supporté un travail effectif dépassant la durée légale.
- Cette organisation qui paraît, avec les disposition de la loi de 1892, rigoureusement légale, ne tient aucun compte des conditions hygiéniques et sociales des ouvriers. Désormais, ils doivent prendre leurs repas à toutes les heures du jour et ne peuvent presque jamais se trouver réunis avec leurs femmes et leurs enfants.
- D’autres usines ont adopté le travail à deux équipes, tel que le permet le deuxième paragraphe de l’article 4, d’invention sénatoriale, adopté à contre-cœur et pour en finir par la Chambre.
- D’après ce paragraphe, le travail sera autorisé de quatre heures du matin à dix heures du soir lorsqu’il sera réparti entre deux postes d’ouvriers ne travaillant pas plus de neuf heures chacun avec une heure de repos au moins.
- Ceux qui ont voté la loi croyaient ainsi donner aux ouvriers une journée de huit heures sans interruption et cette présence réduite à l’atelier leur permettait de consacrer plus de temps à leur famille.
- C’est le contraire qui s’est produit.
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- Au lieu de faire travailler successivement chaque équipe pendant neuf heures, y compris l’heure de repos obligatoire, les industriels font alterner les deux équipes, et l’usine marche ainsi pendant dix-huit heures !
- Pour y arriver, on a recours à diverses combinaisons; il suffit d’en indiquer une : ainsi la première équipe commence à quatre heures du matin jusqu’à neuf heures; la seconde va de neuf heures à une heure après midi ; la première reprend do une heure à cinq heures, et la seconde termine la journée de cinq heures à dix heures.
- Il y a donc neuf heures de travail effectif au lieu de huit et treize heures passées hors du logis où l’ouvrier n’aurait que faire puisque sa femme et ses enfants sont employés pendant ce temps-là.
- Il convient de dire que tous les patrons n’ont pas tourné la loi, par les procédés ci-dessus exposés.
- Un certain nombre de patrons d’industries où le travail des enfants est lié à celui des adultes, se sont résignés à réduire la journée à dix heures pour tout le monde, d’autres à onze heures.
- Du rapport adressé au mois de novembre dernier au ministre du commerce par les inspecteurs divisionnaires du travail, il résulte que l’unification de l’heure du travail pour tout le personnel ouvrier, sans distinction d’âge et de sexe, serait préférable à la situation actuelle.
- C’est une mesure qui s’impose particulièrement dans les industries textiles où l’on réclame la fixation uniforme de la durée du travail à onze heures pour tout le monde.
- La proposition Ricard fixe à dix heures la durée du travail pour les catégories de travailleurs soumis à la loi du 2 novembre 1892.
- Elle a été adoptée à l’unanimité par la commission du travail, qui demandera à la Chambre de la rendre exécutoire à partir du 1er janvier 1897.
- La mise en vigueur de cette loi entraînera dans la pratique l’abaissement à dix heures de la journée de l’ouvrier adulte, et sa consécration par la loi.
- Rappelons pour mémoire que la loi du 9 septembre 1848, non abrogée, continue à fixer à douze heures par jour la durée maxima du travail des adultes hommes.
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- Le devoir
- LOI PORTANT MODIFICATION DE LA LOI DU U JUILLET 1867
- SUR LES SOCIÉTÉS PAR ACTIONS
- Art. 1er. — Les paragraphes 1 et 2 de l’article 1er de la loi du 24 juillet 1867 sont modifiés comme suit :
- « § 1er. — Les sociétés en commandite ne peuvent diviser leur capital en actions ou coupures d’actions de moins de 25 fr. lorsque le capital n’excède pas 200.0'X) fr., de moins de 100 fr. lorsque le capital est supérieur à 200.000 fr.
- « § 2. — Elle ne peuvent être définitivement constituées qu’après la souscription de la totalité du capital et le versement en espèces, par chaque acbonnaire, du montant des actions ou coupures d’actions souscrites par lui, lorsqu’elles n’excèdent pas 25 fr., et du quart au moins des actions lorsqu’elles sont de 100 fr. et au-dessus. »
- Art. 2. — L’article 3 est modifié comme suit :
- « Art. 3. — Les actions sont nominatives jusqu’à leur entière libération. Les actions représentant des apports devront toujours être intégralement libérées au moment de la constitution de la société.
- « Ces actions ne peuvent être détachées de la souche et ne sont négociables que deux ans après la constitution définitive de la société.
- (( Pendant ce temps, elles devront, à la diligence des administrateurs, être frappées d’un timbre indiquant leur nature et la date de cette constitution.
- « Les titulaires, les cessionnaires intermédiaires et les souscripteurs sont tenus solidairement du montant de l’action.
- « Tout souscripteur ou actionnaire qui a cédé son titre cesse, deux ans après la cession, d’être responsable des versements non encore appelés. »
- Art. 3. — A l’article 8 sont ajoutées les dispositions suivantes :
- « L’action en nullité de la société ou des actes et délibérations postérieurs à sa constitution n’est plus recevable lorsque, avant l’introduction de la demande, la cause de nullité a cessé d’exister. L’action en responsabilité, pour les faits dont la nullité résultait, cesse également d’être recevable lorsque, avant l’introduction de la demande la cause de nullité a cessé
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- MODIFICATION DE LA LOI DU 24 JUILLET 1867 289
- d’exister, et en outre que trois ans se sont écoulés depuis le jour où la nullité était encourue.
- « Si, pour couvrir la nullité, une assemblée générale devait être convoquée, l’action en nullité ne sera plus recevable à partir de la date de la convocation régulière de cette assemblée.
- « Ces actions en nullité contre les actes constitutifs des sociétés sont prescrites par dix ans.
- « Cette prescription ne pourra, toutefois, être opposée avant l’expiration des dix années qui suivront la promulgation de la présente loi. »
- Art. 4. — Au paragraphe 1er de l’article 27 est ajouté ce qui suit :
- « Tous propriétaires d’un nombre d’actions inférieur à celui déterminé pour être admis dans l’assemblée pourront se réunir pour former le nombre nécessaire et. se faire représenter par l’un d’eux. »
- Art. 5. — Dans le paragraphe 1er de l’article 42, aux mots : « responsables solidairement envers les tiers sans préjudice du droit des actionnaires; » sont substitués les termes suivants : « responsables solidairement envers les tiers et les actionnai-naires du dommage résultant de cette annulation. »
- Au même article, est ajouté le paragraphe suivant :
- « L’action en nullité et celle en responsabilité en résultant sont soumises aux dispositions de l’article 8 ci-dessus. »
- Art. 6. — Sont ajoutées à la loi les dispositions suivantes :
- DISPOSITIONS DIVERSES
- « Art. 68.— Quel que soit leur objet, les sociétés en commam dite ou anonymes qui seront constituées dans les formes du code de commerce ou de la présente loi seront commerciales et soumises aux lois et usages du commerce.
- » Art. 69. — Il pourra être consenti hypothèque au nom de toute société commerciale en vertu des pouvoirs résultant de son acte de formation même sous seing privé, ou des délibérations ou autorisations constatées dans les formes réglées par ledit acte. L’acte d’hypothèque sera passé en forme authentique, conformément à l’article 2127 du code civil.
- » Art. 70. — Dans les cas où les sociétés ont continué à payer les intérêts ou dividendes des actions, obligations ou tous autres titres remboursables par suite d’un tirage au sort, elles
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- LË DEVOIR
- ne peuvent répéter ces sommes lorsque le titre est présenté au remboursement.
- » Art. 71. — Dans l’article 50, paragraphe 1er, sont supprimés les mots : « Ils ne pourront être inférieurs à 50 fr. »
- DISPOSITIONS TRANSITOIRES
- Art. 7.—Pour les sociétés par actions en commandite ou anonymes déjà existantes, sans distinction entre celles antérieures à la loi du 24 juillet 1867 et celles postérieures, il n’est pas dérogé à la faculté qu’elles peuvent avoir de convertir leurs actions en titres au porteur avant libération intégrale.
- Quant aux actions nominatives des mêmes sociétés, les deux ans après lesquels tout souscripteur ou actionnaire qui a cédé son titre cesse d’être responsable des versements non appelés ne courront, à l’égard des créanciers antérieurs à la présente loi, qu’à partir de l’entrée en vigueur de la loi, et sauf application de l’article 2257 du code civil pour les créances conditionnelles ou à terme et les actions en garantie.
- Les dispositions de l’article 8 et celles de l’article 42 s’appliquent aux sociétés déjà constituées sous l’empire de la loi du 24 juillet 1867.
- Dans les mêmes sociétés, l’action en nullité résultant des articles 7 et 41 ne sera plus recevable si les causes de nullité ont cessé d’exister au moment de la présente loi.
- En tous cas, l’action en responsabilité pour les faits dont la nullité résultait ne cessera d’être recevable que trois ans après la présente loi.
- Les sociétés civiles actuellement constituées sous d’autres formes pourront, si leurs statuts ne s’y opposent pas, se transformer en sociétés en commandite ou en sociétés anonymes par décision d’une assemblée générale spécialement convoquée et réunissant les conditions tant de l’acte social que de l’article 31 ci-dessus.
- La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et par la Chambre des députés, sera exécutée comme loi de l’Etat.
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX 291
- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- FRANCE
- L’Hygiène des Ateliers. — La section de législation au Conseil d’Etat a adopté hier, en séance publique, le règlement destiné à compléter la loi du 12 juin 1893 sur l’hygiène et la sécurité dans les établissements industriels.
- Ce règlement a été élaboré en premier lieu l’année dernière par le Comité consultatif d’hygiène publique, et, en second examen, par le comité des arts et manufactures.
- Il est divisé en deux parties : hygiène et sécurité. La première partie édicte des mesures obligatoires de nettoyage, de désinfection, et, surtout, d’emmagasinage des poussières et matières toxiques par des procédés déjà connus.
- La deuxième règle les conditions d'installation des moteurs, courroies et engrenages, qui devront être munis d’appareils protecteurs ; la mise en marche et l’arrêt des machines font l’objet d’un article spécial. Les ouvriers et ouvrières appelés à travailler auprès des moteurs devront porter des vêtements serrés et non flottants.
- Les dispositions pénales sont les suivantes : « Toute contravention sera frappée d’une amende de 5 à 25 francs, laquelle pourra s’élever à 500 fr. en cas de récidive. »
- * #
- On sait qu’une Banque coopérative a été fondée par la Chambre consultative des associations ouvrières de production de France.
- Un généreux philanthrope, qui a exprimé le désir de garder flanonyme, vient de faire à cette banque un superbe cadeau de 500.000 fr.
- « Cette munificence, » écrit à ce sujet M. Buisson, directeur de l’association d’ouvriers peintres, « Le Travail » à M. de Boyve, directeur de « l’Emancipation, » qui avait félicité la Chambre consultative de cet heureux évènement : « Cette munificence va nous permettre de tenter, avec il est vrai de beaux atouts dans les mains, une expérience qui, à ma connaissance, n’a pas encore été faite : celle de l’organisation et de la conduite d’une Banque rien que par des ouvriers.
- » Nous y apporterons, ai-je besoin de vous le dire, tout le
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- LE DEVOIR
- dévouement et l'esprit de sacrifice dont nous sommes capables, mais sera-ce suffisant? Il nous en coûtera, il est vrai, bien peu, de faire là ce que nous faisons dans nos associations ouvrières de production : rester honnêtes et désintéressés afin de conserver le respect de nous-mêmes, l’estime et l’amitié de ceux qui nous entourent, choses que nous estimons bien au-dessus de quelques poignées d’or; mais je le répète, sera-ce suffisant ?
- » Enfin, c’est au pied du mur qu’on juge le maçon : nous demandons, nous qui ne sommes rien moins que des financiers, qu’on pousse un peu plus loin l’indulgence et qu’on attende quelques années pour mesurer le résultat de nos efforts. »
- *
- + *
- Association ouvrière. — L'Eclaireur de Lunéville publie l’article suivant sur l’acquisition faite par un comité d’ouvriers de la verrerie de Croismare :
- C’est fait ! La verrerie de Croismare, achetée 123.000 francs par Mme Bailly, a été cédée pour 116.000 francs, tous frais déduits, au comité d’ouvriers, à la tête duquel se trouvait M. Marchand, chef graveur et adjoint au maire. On sait que ce comité avait mis une surenchère sur la première vente à * 100.000 francs devant le tribunal de Lunéville.
- Une fois en possession des offres de Mme Bailly, le 3 mars, ce comité se préoccupa de réunir les fonds nécessaires à la constitution d’un capital de 200.000 fr., jugé suffisant tant pour le payement de l’immeuble que pour celui des marchandises et le fonds de roulement.
- La grève n’ayant plus de cause cessa, et le travail fut repris le lundi 5 mars. Rien de curieux et d’intéressant comme la constitution de cette société. On a eu le spectacle nouveau d’ouvriers apportant leurs économies pour souscrire des actions, pour devenir capitalistes, et des capitalistes bourgeois, confiants dans le calme, la solidarité et l’excellent esprit des ouvriers, souscrivant de leur côté et apportant leur appoint pour parfaire les fonds nécessaires. Tout cela s’est fait sans publicité financière, sans bruit. En deux semaines, les 400 actions ont été souscrites, les statuts élaborés, et lundi dernier, la première réunion d’actionnaires, tenue à Lunéville, a nommé le premier conseil d’administration.
- On s’était trop habitué, sur la foi de racontars mensongers, à traiter en quantité négligeable ou en anarchistes — les
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- extrêmes se touchent — les verriers de Croismare. On les jugeait incapables d’effort soutenu, d’esprit de suite, de calme. On leur niait l’intelligence et la prudence. C’est plus vite fait de nier les gens que de chercher à les comprendre.
- Or, voilà que ces hommes ont vidé leurs bas de laine. Mon Dieu, oui ! ils avaient malgré tout fait des économies. Ils ont eu le tact de choisir, pour les mettre à leur tête, des gens prudents, entendus en affaires et bons administrateurs.
- Nous souhaitons bonne chance à la nouvelle association.
- BELGIQUE
- Les Congrès à l’Exposition d’Anvers. — Un certain nombre de congrès nationaux et internationaux tiendront leurs assises à Anvers pendant la durée de l’Exposition.
- Voici les principaux :
- Congrès international de la presse du 7 au 12 juillet ;
- Congrès international de la législation douanière et de la réglementation du travail, du 16 au 23 juillet ;
- Congrès international du patronage des détenus et de protection de l’enfance, 28, 29 et 30 juillet ;
- Congrès national de patronage des habitations ouvrières (date pas encore fixée) ;
- Congrès international de la paix, du 29 août au 1er septembre.
- SUÈDE
- Le Congrès bisannuel des socialistes suédois réuni à Gateborg, a décidé qu’un nouveau « rigsdag populaire », à l’exemple de celui tenu en 1893, se réunirait en 1896.
- Le but poursuivi par ces assemblées est l’obtention du suffrage universel. Si en haut lieu on est hostile à cette demande, les travailleurs socialistes suédois sont décidés à une grève générale dans toutes les branches du travail où cette grève est possible et utile.
- Le bureau du « rigsdag populaire » a qualité pour proclamer la cessation du travail immédiatement après la clôture du rigsdag, ou alors que la situation politique et économique lui paraîtra la plus favorable.
- Néanmoins le congrès socialiste ne se fait pas d’illusions sur la généralité même de la grève ; il demande seulement
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- LE DEVOIR
- qu’elle soit aussi complète que possible. D’ores et déjà les ouvriers agricoles en sont exceptés. On sait que le paysan suédois est loin d’être partisan du socialisme.
- * *
- AUTRICHE-HONGRIE
- Congrès non socialiste des ouvriers syndiqués. —
- Les ouvriers réunis en syndicats professionnels, s’occupant purement et simplement de leur amélioration matérielle, viennent de se réunir, pour la première fois, en congrès national, semblable au congrès annuel des trade-unionistes anglais.
- Il n’y a guère que 21.000 travailleurs organisés sur toute l’étendue de l’empire; à Vienne, sur 311.000 ouvriers, 10.000 seulement appartiennent à des unions.
- Une discussion s’est engagée sur le point de savoir si les ouvriers simplement organisés économiquement prendraient part au mouvement politique, s’ils se rallieraient aux socialistes proclamant l'émancipation ouvrière, possible seulement par la conquête des pouvoirs publics.
- Le congrès a décidé que les unions professionnelles devaient considérer avant tout le point de vue économique ; mais il a résolu ensuite de faire campagne avec le parti ouvrier socialiste, lorsque ses revendications ne seront pas contraires à l’intérêt direct des ouvriers.
- Relativement à la grève générale, préconisée pour obtenir le suffrage universel, le Congrès s’est déclaré hostile à cette mesure.
- La journée de huit heures a été réclamée dans ce congrès, notamment par les mineurs.
- Un comité général et un comité spécial ont été créés pour centraliser la direction et augmenter le nombre des adhérents.
- ANGLETERRE
- Edward Vansittart-Neale. — Une réunion coopérative bien touchante a eu lieu le 3 Mars à la Cathédrale de St-Paul, où a été placé le marbre sur lequel est inscrit le nom du regretté apôtre de la Coopération.
- Trois cents délégués des Sociétés coopératives étaient présents.
- Tout le clergé anglican de la paroisse assistait à cette çéré-
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- monie et des chœurs ont chanté les plus beaux psaumes et le Bénédicité.
- Le vicaire a pris pour texte de son sermon : « Portez les fardeaux les uns des autres et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. »
- Il a montré combien Vansittart-Neale avait été fidèle à cette recommandation de l’apôtre St-Paul et il a engagé ses auditeurs à l’imiter.
- Il a ajouté que tous les hommes de dévouement, tous les philanthropes, consciemment ou inconsciemment, suivaient l’exemple du Christ.
- Après le sermon l’assemblée s’est dirigée vers la Crypte et M. Mitchell, président du Magasin de gros a prononcé ces paroles :
- « Le frère qui nous a quittés, Edouard Vansittart-Neale, appartenait à une ancienne famille et a eu le privilège de recevoir une éducation universitaire ; savant légiste il a complété son instruction en parcourant le monde et en apprenant les principales langues de l’Europe. Avocat, il se mit à étudier les questions sociales, vit les pauvres abandonnés, et à partir de ce moment il consacra son intelligence, sa fortune, au relèvement des classes souffrantes. Ce fut, mes amis, un socialiste chrétien. Puis il se mit en relation avec les coopérateurs du Nord de l’Angleterre. Il comprit que le mouvement coopératif s’il était bien dirigé, pouvait réaliser les désirs qui étaient au fond de son cœur.
- « Ses connaissances supérieures, sa science juridique jointes à une inspiration chrétienne le poussèrent à rechercher les moyens d’améliorer les lois ouvrières de manière à favoriser le développement de la Coopération.
- « J’ai toujours vu un acte providentiel dans ce fait que Vansittart-Neale fut préparé à accomplir ce que j’ai considéré en ces derniers temps comme un devoir chrétien. Et maintenant que notre cher ami n’est plus là, je désire que le Père et Créateur de cet univers, par le moyen de cette pierre commémorative placée dans ce monument sacré consacré à l’adoration du Christ si aimé par notre frère, inspire à d’autres le désir de l’imiter. Car c’est bien le Christ que Vansittart-Neale a imité en allant en tous lieux faisant le bien. »
- M. Mitchell a alors fait remarquer que Vansittart-Neale et lui n'ont pas toujours été d’accord sur la voie à suivre par le
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- LE DEVOIR
- mouvement coopératif mais que tous deux avaient pour but — une plus équitable distribution des richesses.
- « M. Neale a mis tous ses efforts à réaliser ce but. Et songez à cela, mes amis, — après avoir passé une vie de travail et de dévouement — à 63 ans, l’âge où l’homme songe à prendre sa retraite — il a accepté les fonctions de secrétaire général de l’Union Coopérative, une institution qui représente des millions de citoyens, des millions en argent, des millions de bénéfices divisés entre des millions d’individus. »
- « Il a entrepris cette grande mission. Il restait au travail au-delà de minuit pour terminer cette écrasante correspondance avec toutes les sociétés.
- « C’est une grande cause que la nôtre : aussi l’Union Coopérative, pour perpétuer le souvenir de celui qui a consacré son temps, sa vie, et sa fortune pour relever les déshérités de ce monde, a décidé de placer ce marbre dans cette cathédrale en souvenir de son plus dévoué apôtre.
- « Chaque fois que vous y viendrez, songez à cette noble vie et qu’elle inspire tous nos actes. »
- M. Mitchell à ce moment découvre le monument sur lequel se détache le profil de Vansittart-Neale.
- M. Mitchell lit alors l’Inscription :
- Edward VANSITTART-NEALE Né le 2 avril 1810 Décédé le 16 Septembre 1892.
- Il n’a jamais recherché le pouvoir Ni les richesses.
- Pour les autres, non pour lui, il a lutté L’Union fait la force.
- Lord Roseberry, le nouveau premier ministre, qui a présidé en 1890 le Congrès coopératif de Glascow, s’est excusé par lettre de ne pouvoir assister à cette cérémonie.
- (Extrait du Coopérative News).
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- LA PARTICIPATION OBLIGATOIRE
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- LA PARTICIPATION OBLIGATOIRE
- FRANGE
- Nous avons sous les yeux le compte rendu du dernier exercice d’une maison pratiquant la participation, et qui, par parenthèse, est dirigée par un conseiller municipal de Paris, M. Thuillier.
- Ce document permet, pour ainsi dire, de prendre sur le vif les raisons qui ont déterminé beaucoup d’industriels à introduire chez eux la participation aux bénéfices.
- On y ht, en effet, entre autres choses, ceci :
- » Si, malgré la concurrence, la maison est parvenue à conserver son ancienne clientèle, et même à l’augmenter, c’est parce que nos collaborateurs se font une règle, un devoir de la satisfaire par un travail irréprochable. »
- v Cette concurrence dans le travail a pour cause la perspective d’un dividende à toucher à la fin de l’année; voilà qui établit le grand intérêt qu’ont les entreprises à intéresser les ouvriers à leurs opérations, et il est évident que sans qu’il soit besoin d’une loi d’obligation, des maisons intelligentes ont donné l’exemple et y ont trouvé un élément de fortune.
- Mais ne voit-on pas que de cette façon la question n’est pas du tout posée comme elle doit l’être et comme elle le sera de plus en plus par ceux qui ont entrepris de baser les réformes sociales sur la reconnaissance des droits méconnus ou violés jusqu’ici.
- Ce n’est pas du tout parce que la participation doit être avantageuse à la maison qu’il faut l’y introduire ; c’est parce que les sommes qui sont ainsi distribuées aux ouvriers à la fin de l’année sont réellement une dette de l’entreprise. Cette somme, ce dividende est de par le fait même de son travail, la propriété de l’ouvrier : la lui verser, c’est simplement faire face à une créance, la lui refuser, c’est purement retenir quelque chose qui appartient à autrui. Au nom, par conséquent, du respect de la possession individuelle des produits du travail, respect proclamé tant de fois par les plus conservateurs eux-mêmes, le travailleur, au moment de l’inventaire, doit recevoir sa part de ce qui n’a pas été dépensé eu
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- LE DEVOIR
- l’année en salaire et en frais généraux. Chacun le sien, c’est de droit strict, et il est bien étrange que dans toute la masse de nos lois, il n’y en ait pas une pour sauvegarder cette propriété.
- Il y a évidemment là un oubli ; mais les oublis sont faits pour être réparés, et cette réparation se fait vite quand l’oubli est sigqalé. Or, celui-ci est d'importance. Nous n’avons pas présent à la mémoire le chiffre des profits annuels pour la France ; peut -être même n’ont ils pas exactement été évalués ; mais ceux de l’Amérique sont connus et l’on peut en conclure que dans ce pays la somme qui est la propriété des ouvriers et qu’on oublie de leur verser peut aller chaque année dans les six à sept milliards.
- C’est un denier. En France, à en juger par les profits ordinaires des capitaux engagés, c’est-à-dire en moyenne entre trois ou quatre pour cent, on peut calculer que chaque travailleur manuel reçoit en moyenne de cinq à six cents francs de moins que ce qui lui est dû. Si on multiplie par le nombre énorme de prolétaires qui peuplent notre beau pays, ça fait encore un joli denier.
- Vous verrez que nos gens finiront par s’en apercevoir. Ce jour-là la participation ne sera plus seulement un usage facultatif de maisons intelligentes ou bien intentionnées, elle sera le fait légal, soumis à toutes les sanctions ordinaires du créancier à l’égard du débiteur.
- [Le Radical)
- Ernest Lesigne.
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- LA QUESTION DE LA PAIX
- Propagande pacifique dans les Universités
- Au nombre des lettres que le Bureau international de la Paix a reçues, en réponse à sa dernière circulaire aux Recteurs des Universités, il s’en trouve une entre autres, dont nous désirons communiquer la teneur à nos amis :
- Lille, le 23 janvier 1894.
- « A Monsieur Elie Ducommun, à Berne,
- » Le Conseil Général des Facultés de Lille a délibéré sur les différentes questions qui lui ont été soumises par le Bureau international de la Paix.
- » L’enseignement donné dans notre Université ne peut en rien alarmer les Amis de la Paix. Les professeurs ont une trop haute idée de la mission civilisatrice qui leur est confiée et un trop grand respect de la dignité de la science pour que de leur chaire tombe une parole de haine.
- » La Faculté de Droit a depuis longtemps compris l’importance sociale d’un enseignement du Droit international Public. Alors que cette branche de la science juridique n’était pas encore admise dans les programmes officiels français, elle avait pris l’initiative de fonder un cours de droit des gens qui a été suivi par un grand nombre d’élèves. Le droit que nous sommes chargés d'enseigner ne peut se concilier avec le respect ou l’admiration de la force et nous estimons que notre devoir est de contribuer, dans la mesure de notre influence, au triomphe de la Justice et de la Raison. Pour faire pénétrer ces principes pacificateurs dans les relations internationales nous enseignons que l’arbitrage — à défaut d’une juridiction organisée — est le meilleur moyen de trancher les conflits qui s’élèvent entre les peuples, et que la guerre, toujours malfaisante, ne peut être légitime que lorsqu’il faut défendre la patrie contre d’injustes attaques.
- » Les amis de la Paix peuvent aussi avoir confiance en ceux qui, chez nous, enseignent l’histoire. Ils savent et ils professent que l’impartialité est le plus noble devoir du savant qui recherche les faits du passé et veut en dégager les leçons. Ce ne sont pas eux qui, sous des apparences scientifiques, imaginent des
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- théories faites pour attiser les rivalités entre les nations, pour établir la supériorité prétendue d’une race sur une autre race, et pour tirer de souvenirs anciens, habilement interprétés ou faussés, des titres à la domination d’un peuple sur tous les autres.
- » Le Conseil Général des Facultés de Lille a été heureux de voirie Bureau international se préoccuper des relations qui pourraient être établies d'une manière suivie entre les Universités et les étudiants des diverses nations. Lui-même s’est plusieurs fois préoccupé de ces questions et il a soumis l’année dernière au Pouvoir Central une série de vœux qui ont précisément pour but de faciliter aux élèves étrangers l’accès de ses salles de cours, de ses laboratoires, et l’obtention des diplômes qu’elle décerne. La jeune Université de Lille est plus intéressée qu’aucune autre au développement de ces bons rapports scientifiques. Placés comme nous le sommes, près de la Belgique, de la Hollande, de l’Angleterre et d’une partie de l’Allemagne, nous considérons que nous tenons de notre pays une mission spéciale ; nous ne désirons rien tant que de contribuer, pour notre part, à détruire les préjugés qui pèsent sur les relations internationales.
- » Les Universités ne sont entièrement maîtresses ni de leurs programmes ni de leurs règlements. Il ne dépend pas de notre seule volonté de conférer des équivalences de grades, de dispenser les étrangers de droits fiscaux, d’accorder que nos étudiants comptent chez nous les inscriptions prises à l’étranger. Nous avons fait du moins tout ce que nous pouvions dans la mesure de nos attributions. Nous estimons, avec les amis de la Paix, que la camaraderie universitaire peut aider puissamment l’œuvre généreuse dont ils poursuivent la réalisation ; nous avons donné des subventions ù l’association des Etudiants de Lille pour lui permettre de participer à quelques fêtes universitaires de France ou de l’étranger : ceux de nos élèves, et ils sont nombreux, qui cultivent l’étude des langues vivantes, vont faire un séjour hors de France, et nous engageons les autres à entreprendre des voyages scientifiques. La modicité de notre patrimoine, qui est seulement en voie de formation, ne nous p pas permis de donner encore des bourses à ceux qui vont suivre les cours des facultés étrangères, mais nous ne désespérons pas de pouvoir distribuer de semblables subventions à nos meilleurs élèves dans un avenir rapproché. Les étudiants étrangers seront toujours assurés d’être accueil-
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- lis dans notre Université avec bienveillance et sympathie, quelle que soit leur nationalité.
- » Si nous ne pouvons faire plus, nous désirons vivement que l’initiative privée, dégagée de tous liens officiels, prépare l’opinion publique à des réformes nécessaires. Tout ce que les Amis de la Paix pourront tenter pour nous permettre de mieux faire connaître la France et la science française, est assuré du sympathique concours de TUniversité de Lille et du Conseil Général qui la présente.
- Le Rapporteur,
- Membre du Conseil général des Facultés.
- Le secrétaire du Bureau international de la Paix a accusé réception de cette lettre dans les termes suivants :
- Berne, le 3 février 1894.
- Monsieur le Rapporteur du Conseil général des Facultés de Lille.
- « Monsieur,
- » J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre lettre du 23 janvier dernier.
- » Les nobles pensées qui s’y trouvent exprimées en termes parfaits m’ont profondément touché et je suis certain que cette manifestation d’un esprit généreusement ouvert à tout ce qui est humain produira la même impression sur mes collègues du Bureau international de la Paix, ainsi que sur les groupes pacifiques qui seront appelés à en prendre connaissance.
- » Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma sympathique et respectueuse considération.
- » Elie Ducommun. »
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- Subsides officiels au Bureau de la Paix
- Le 12 mars dernier, la Chambre des députés de Danemark a adopté par 54 voix contre 17 une proposition de la majorité du Comité des Finances (9 membres contre 6) pour allouer une subvention de 500 couronnes danoises, soit de 700 fr. environ, au Bureau international de la Paix à Berne.
- On sait que par décision en date du 17 novembre, le gouvernement helvétique a alloué à ce Bureau un subside de 1000 fr. pour l’année 1894.
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- Publication des traités internationaux
- D’après une communication du Département fédéral Suisse des affaires étrangères, la France, la Russie, l’Italie, l’Amérique du Nord, Venezuela, le Brésil, les Pays-Bas, la République Argentine, la Grèce, la Perse et la Suisse, ont adhéré à l’idée de la création d’une Union internationale pour la publication des traités internationaux.
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- L’initiative des Sociétés de la Paix
- Grâce aux efforts des amis de la Paix, de France et d’Italie, tels que Frédéric Passy, le sénateur Trarieux, Emile Arnaud, Ferdinand Dreyfus, Sabatier, Mlle Toussaint, Mazzoleni, Bon-ghi, Moneta et tant d’autres, l’impression déplorable produite par les évènements d’Aiguesmortes ont fait place à des sentiments de bon vouloir, qu’ont accentuées les démarches conciliantes des Gouvernements des deux pays. Cet échange de bons procédés, dus à la prompte intervention des Sociétés pacifiques, peut avoir une importance de premier ordre pour les destinées de l’Europe.
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
- Les femmes compositrices
- Voici une jurisprudence qui, si elle est confirmée, peut avoir d’importantes conséquences, maintenant qu’on emploie de plus en plus les femmes dans les ateliers d’imprimerie.
- Le Mémorial de la Loire occupe des femmes comme compositrices. Le journal paraissait le matin et les jours de fêtes légales, comme les autres, il faut bien qu’il fasse travailler ses compositrices la nuit et même les jours de fête.
- Depuis la publication du règlement d’administration publique du 15 juillet 1893, M. Boulissef, inspecteur départemental à Saint-Etienne, mit en demeure M. Théolier, directeur du journal, de se conformer aux prescriptions édictées par la loi du 2 novembre 1892, et, à la suite de plusieurs avertissements, dressa un procès-verbal, le lundi 25 décembre, jour de Noël, pour infraction au travail de nuit et au travail des jours fériés.
- M. Théolier était prévenu d’avoir contrevenu quatorze fois (il employait quatorze ouvrières) aux dispositions de l’article 4 de la loi du 2 novembre 1892, qui interdit le travail de nuit aux filles mineures et aux femmes.
- Il était, en outre, prévenu d’avoir quatorze fois contrevenu à l’article 5 de la même loi, qui défend aux industriels de faire travailler les jours de fêtes légales « les enfants âgés de moins de dix-huit ans et les femmes de tout âge »
- A l’audience, Me Mulsant, avocat, plaida, à l’aide de nombreuses citations puisées dans les discussions générales qui eurent lieu au Sénat et à la Chambre des députés, que le personnel féminin occupé par son client, ne se composant que de filles majeures, ne tombait pas sous le coup de la loi du 2 novembre 1892.
- Il soutenait que l’interdiction du travail de nuit est restreinte, aux termes de la loi, aux enfants de moins de dix-huit ans, aux filles mineures et aux femmes mariées, de telle sorte que les filles majeures avaient conservé le droit de travailler la nuit dans les manufactures ou ateliers.
- Dès lors les filles majeures employée^ à l’imprimerie, comme
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- compositrices, pouvaient effectuer, d’après le défenseur, leurs travaux en tout temps, même les jours de fête légale.
- Gomment, d’ailleurs, ajoutait-il, refuser aux compositrices ce que le règlement d’administration admet pour les plieuses ?
- Mais le juge de paix n’a pas partagé cet avis ; il a prononcé vingt-huit amendes de 5 francs chacune contre le directeur du Mémorial de la Loire.
- Le directeur est déterminé à épuiser toutes les juridictions pour faire trancher la question.
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- Les femmes et les syndicats
- Dans une de ses dernières séances, le Groupe la Solidarité des femmes a décidé de protester contre le retrait de la tolérance apportée à l’exécution de l’article 4 de la loi de '1884, retrait qui a nécessité la démission des institutrices membres du conseil d’administration du syndicat des membres de l’enseignement, rue du faubourg St-Denis. Une protestation a donc été envoyée, au nom du Groupe, à la Chambre par la secrétaire. Cette protestation s’appuie sur ce que la privation des droits civils dont sont victimes les femmes fournit un des exemples les plus singuliers, le cas d'institutrices, éducatrices de citoyens, inscrites sur les listes électorales universitaires pour l’élection de délégués au Conseil Départemental et au Conseil Supérieur de l’Instruction publique, et cependant incapables d’administrer les syndicats de leur profession.
- (Journal des femmes.)
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- Ecole ménagère et professionnelle pour jeunes filles
- L’école ménagère et professionnelle, fondée en 1884 à Chaumont par Mme Vila, inspectrice des écoles maternelles, sous la protection de la Société de patronage de cette ville, a pour but, tout en donnant à la jeune fille, l’instruction primaire, delà munir d’une profession et de l’initier aux soins pratiques du ménage. A douze ans, l’enfant quitte l’école primaire proprement dite, et tout en conservant trois heures d’études par jour, elle entre dans lp section de l’école ménagère où elle acquiert les connaissances nécessaires à la vie de tous les jours : la cuisine, le blanchissage, le repassage, la couture et un peu de culture. Après une période qui varie, selon ses dispositions, entre une et deux années, elle passe alors dans
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- l’école professionnelle où elle peut choisir telle voie qui lui convient. Néanmoins, elle doit continuer à se livrer aux soins du ménage et à suivre une heure de classe chaque jour. C’est ce travail partagé qui m’a paru être la grande originalité de Mme Vila et qui m’a plu beaucoup par le résultat que j’ai constaté dans le physique de toutes les jeunes filles. Il n’y a là aucune exploitation de l’enfance par un travail trop prolongé ou à la tâche. Aussi les jeunes filles sont grandes, bien développées et ont une chevelure abondante. A presque toutes, j’ai donné plus que leur âge.
- Je ne puis exprimer avec quel intérêt j’ai visité la maison de Chaumont. Je n’avais encore vu rien de semblable ; je ne corn naissais aucune œuvre ayant ce double but : mettre un outil entre les mains de la femme, et la rendre capable de diriger plus tard son ménage avec intelligence et économie. Elle aura acquis aussi chez Mme Vila certaines notions d’hygiène, la connaissance des soins à donner aux enfants, les grandes filles étant à tour de rôle chargées de soigner les petites, de leur laver la tête, de panser les bobos, etc.
- La maison est simplement installée, un peu petite pour le nombre d’enfants. Mme Vila a sous ses ordres une surveillante générale, une institutrice, une maîtresse ménagère, une maîtresse couturière, une maîtresse lingère, une maîtresse buan-dière, une maîtresse repasseuse, mais il n’y a aucun domestique, les enfants font le service sous la direction des maîtresses* Les enfants sont très bien tenues, la propreté est complète, les cheveux sont soignés, les dents lavées. Rien ne laisse à désirer à ce point de vue. Les trousseaux sont en ordre, très simples, mais convenables. Partout on sent la volonté de donner à l’enfant des habitudes d’ordre, d’économie et de propreté.
- {Bulletin de l’Union française pour le sauvetage de l’enfance,
- octobre 1893.)
- Lés lycées de jeunes filles
- La prospérité des lycées de jeunes filles de Paris s’accuse de plus en plus, tant par la valeur des résultats obtenus que par le développement croissant de sa clientèle.
- La population scolaire de Fénelon s’élève à 452. Ce serait un chiffre trop considérable si l’on n’avait lieu d’espérer que la création du lycée Victor Hugo, qui est en construction, rue de Sévigné, y apportera très prochainement l’allègement néces^-saire.
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- A noter aussi l’accroissement du lycée Molière qui, malgré les difficultés de toutes sortes qu’il a rencontrées, ne compte pas moins, aujourd’hui de 252 élèves, soit près de 100 de plus que l’an dernier.
- (Extrait du rapport de, M. l’Inspecteur d’Académie Piéron au Conseil académique de Paris. 1er décembre 1893).
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- L’Exposition féminine à Chicago
- Mme Carnot, qui était, comme on le sait, présidente du comité des Femmes françaises pour l’Exposition de Chicago, vient de recevoir une lettre de Mme Palmer, présidente de l’Exposition générale féminine à Chicago. Dans cette lettre, Mme Palmer constate l’éclatant succès remporté par l’exposition des Femmes françaises dans ses diverses branches : Arts, littérature, ouvrages féminins, statistiques et monographies. Les industries artistiques étaient brillamment représentées, dit Mme Palmer, et l’organisation générale de l’exposition féminine française faisait le plus grand honneur à son comité.
- Mme Palmer conclut en adressant à Mme Carnot, pour elle et pour les membres du comité des Femmes françaises* les plus chaleureux remerciements de leurs sœurs d’Amérique.
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- GRANDE-BRETAGNE Les trades-unions féminines
- D’après la Womerds Trades-Union Review, organe des organisations économiques féminines en Angleterre, Londres compte 10 unions féminines, la province 36, en augmentation sur le nombre des unions à la fin de l’année 1892.
- L’activité de la Ligue des Trades-Unions s’est développée.
- Pendant le seul mois de novembre, elle a organisé, dans toutes les parties de l’Angleterre, quinze meetings où ses représentants ont exposé leur programme.
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- SANS FAMILLE
- Par Hector MALOT
- Ouvrage couronné par l’A.cadémie française
- (Suite.)
- -— C’est cet enfant-là qui vous gêne? dit-il avec un accent étranger.
- — Lui-même.
- — Et vous croyez que l’administration des hospices de votre département va vous payer des mois de nourrice?
- — Dame, puisqu’il n’a pas de parents et qu’il est à ma charge, il faut bien que quelqu’un paye pour lui ; c’est juste, il me semble.
- — Je ne dis pas non, mais croyez-vous que tout ce qui est juste se fait ?
- — Pour ça non.
- — Eh bien, je crois bien que vous n’obtiendrez jamais la pension que vous demandez.
- — Alors, il ira à l’hospice ; il n’y a pas de loi qui l’oblige à rester quand même dans ma maison si je n'en veux pas.
- — Vous avez consenti autrefois à le recevoir, c’était prendre l’engagement de le garder.
- — Eh bien, je ne le garderai pas ; et, quand je devrais le mettre dans la rue, je m’en débarrasserai.
- — Il y aurait peut-être un moyen de vous en débarrasser tout de suite, dit le vieillard, après un moment de réflexion, et même de gagner quelque chose.
- — Si vous me donnez ce moyen-là, je vous paye une bouteille, et de bon cœur encore.
- — Commandez la bouteille, et votre affaire est faite.
- — Sûrement ?
- — Sûrement.
- Le vieillard, quittant sa chaise, vint s’asseoir en face de Barberin, Chose étrange, au moment oû il se leva, sa peau de mouton fut soulevée par un mouvement que je ne m’expliquai pas : c’est à croire qu’il avait un chien d,ans le bras gauche.
- Je l’avais suivi des yeux avec une émotion cruelle.
- — Ce que vous voulez, n’esbce pas, dit-il, c’est que cet en-
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- faut ne mange pas plus longtemps votre pain ; ou bien s’il continue à le manger, c’est qu’on vous le paye ?
- — Juste ; parce que...
- — Oh ! le motif, vous savez, ça ne me regarde pas, je n’ai donc pas besoin de le connaître ; il me suffit de savoir que vous ne voulez plus de l’enfant ; s’il en est ainsi, donnez-le-moi, je m’en charge.
- — Vous le donner !
- — Dame, ne voulez-vous pas vous en débarrasser?
- — Vous donner un enfant comme celui-là, un si bel enfant, car il est bel enfant, regardez-le.
- — Je l’ai regardé.
- — Remi ! viens ici.
- Je m’approchai de la table en tremblant.
- — Allons ! n’aie pas peur, petit, dit le vieillard.
- — Regardez, continua Barberin.
- Je ne dis pas que c’est un vilain enfant. Si c’était un vilain enfant, je n’en voudrais pas, les monstres, ce n’est pas mon affaire.
- — Ah ! si c’était un monstre à deux têtes, ou seulement un nain...
- — Vous ne parleriez pas de l’envoyer à l’hospice. Vous savez qu’un monstre a de la valeur et qu’on peut en tirer profit, soit en le louant, soit en l’exploitant soi-même. Mais celui-là n’est ni nain ni monstre ; bâti comme tout le monde il n’est bon à rien.
- — Il est bon pour travailler.
- — Il est bien faible.
- — Lui faible, allons donc ! il est fort comme un homme, et solide, èt sain ; tenez, voyez ses jambes, en avez-vous jamais vu de plus droites ?
- Barberin releva mon pantalon.
- — Trop minces, dit le vieillard.
- — Et ses bras ? continua Barberin.
- — Les bras comme les jambes ; ça peut aller; mais ça ne résisterait pas à la fatigue et A la misère.
- — Lui, ne pas résister ; mais tâtez donc, voyez, tâtez vous-même.
- Le vieillard passa sa main décharnée sur mes jambes en les palpant, secouant la tête et faisant la moue.
- J’avais déjà assisté à une scène semblable quand le marchand était venu- pour acheter notre vache. Lui aussi l’avait tâlée et palpée. Lui aussi avait secoué la tête et fait la moue :
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- ce n’était pas une bonne vache, il lui serait impossible de la revendre, et cependant il l'avait achetée, puis emmenée.
- Le vieillard allait il m’acheter et m’emmener ; ah ! mère Barberin, mère Barberin !
- Malheureusement elle n’était pas là pour me défendre.
- Si j’avais osé j’aurais dit que la veille Barberin m’avait précisément reproché d’être délicat et de n’avoir ni bras ni jambes ; mais je compris que cette interruption ne servirait à rien qu’à m’attirer une bourrade, et je me tus.
- C’est un enfant comme il y en a beaucoup, dit le vieillard, voilà la vérité, mais un enfant des villes : aussi est-il bien certain qu’il ne sera jamais bon à rien pour le travail de la terre ; mettez-le un peu devant la charrue à piquer les bœufs, nous verrons combien il durera.
- — Dix ans.
- — Pas un mois.
- — Mais voyez-le donc.
- — Voyez-le vous même.
- J’étais au bout de la table entre Barberin et le vieillard, poussé par l’un, repoussé par l’autre.
- — Enfin, dit le vieillard, tel qu’il est je le prends. Seulement, bien entendu, je ne vous l’achète pas, je vous le loue. Je vous en donne vingt francs par an.
- — Vingt francs.
- — C’est un bon prix et je paye d’avance ; vous touchez quatre belles pièces de cent sous et vous êtes débarrassé de l’enfant.
- — Mais si je le garde, l’hospice me payera plus de dix francs par mois.
- — Mettez en sept, mettez-en huit, je connais les prix, et encore faudra-t-il que vous le nourrissiez.
- — Il travaillera.
- — Si vous le sentiez capable de travailler, vous ne voudriez as le renvoyer. Ce n’est pas pour l’argent de leur pension qu’on prend les enfants de l’hospice, c’est pour leur travail ; on en fait des domestiques qui payent et ne sont pas payés. Encore un coup, si celui-là était en état de vous rendre des services, vous le garderiez.
- — En tous cas, j’aurais toujours les dix francs.
- Et si l’hospice, au lieu de vous le laisser, le donne à un autre, vous n’aurez rien du tout ; tandis qu’avec moi, pas de chance à courir : toute votre peine consiste à allonger la main.
- Il fouilla dans sa poche et en tira une bourse de cuir dans
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- laquelle il prit quatre pièces d’argent qu’il étala sur la table en les faisant sonner.
- — Pensez donc, s’écria Barberin, que cet enfant aura des parents un jour ou l’autre ?
- — Qu’importe ?
- — Il y aura du profit pour ceux qui l’auront élevé; si je n’avais pas compté là dessus, je ne m’en serais jamais chargé.
- Ce mot de Barberin : « Si je n’avais pas compté sur ses parents, je ne me serais jamais chargé de lui, » me fit le détester ua peu plus encore. Quel méchant homme !
- — Et c’est parce que vous ne comptez plus sur ses parents, dit le vieillard, que vous le mettez à la porte. Enfin à qui s’adresseront-ils, ces parents, si jamais ils paraissent ? à vous, n’est-ce pas, et non à moi qu’ils ne connaissent pas ?
- — Et si c’est vous qui les retrouvez.
- — Alors convenons que s’il a des parents un jour, nous partagerons le profit, et je mets trente francs.
- — Mettez-en quarante.
- — Non, pour les services qu’il me rendra,ce n’est pas possible.
- — Et quels services voulez-vous qu’il vous rende ? Pour de bonnes jambes, il a de bonnes jambes, pour de bons bras, il a de bons bras, je m’en tiens à ce que j’ai dit, mais enfin à quoi le trouvez-vous propre ?
- Le vieillard regarda Barberin d’un air narquois et vidant son verre à petits coups :
- — A me tenir compagnie, dit-il ; je me fais vieux et le soir quelquefois, après une journée de fatigue, quand le temps est mauvais, j’ai des idées tristes ; il me distraira.
- — Il est sûr que pour cela les jambes seront assez solides.
- — Mais pas trop, car il faudra danser, et puis sauter, et puis marcher, et puis après avoir marché, sauter encore ; enfin il prendra place dans la troupe du signor Vitalis.
- — Et où est-elle cette troupe ?
- — Le signor Vitalis c’est moi, comme vous devez vous en douter; la troupe, je vais vous la montrer, puisque vous désirez faire sa connaissance.
- Disant cela il ouvrit sa peau de mouton, et prit dans sa main un animal étrange qu'il tenait sous son bras gauche serré contre sa poitrine.
- C’était cet animal qui plusieurs fois avait fait soulever la peau de mouton ; mais ce n’était pas un petit chien comme je l’avais pensé.
- Je ne trouvais pas de nom à donner à cette créature bizarre
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- que je voyais pour la première fois, et que je regardais avec stupéfaction.
- Elle était vêtue d’une blouse rouge bordée d’un galon doré, mais les bras et les jambes étaient nus, car c’étaient bien des bras et des jambes qu’elle avait et pas des pattes : seulement ces bras et ces jambes étaient couverts d’une peau noire, et non blanche ou carnée.
- Noire aussi était la tête grosse à peu près comme mon poing fermé ; la face était large et courte, le nez était retroussé avec des narines écartées, les lèvres étaient jaunes ; mais ce qui plus que tout le reste me frappa, ce furent deux yeux très rapprochés l’un de l’autre, d’une mobilité extrême, brillants comme des miroirs.
- — Ah ! le vilain singe ! s’écria Barberin.
- Ce mot me tira de ma stupéfaction, car si je n'avais jamais vu des singes, j’en avais au moins entendu parler ; ce n’était donc pas un enfant noir que j’avais devant moi, c’était un singe.
- — Voici le premier sujet de ma troupe, dit Vitalis, c’est M. Joli-Cœur. Joli-Cœur, mon ami, saluez la société.
- Joli-Cœur porta sa main fermée à ses lèvres et nous envoya à tous un baiser.
- — Maintenant, continua Vitalis étendant sa main vers le caniche blanc, à un autre : le signor Capi va avoir l’honneur de présenter ses amis à l’estimable société ici présente.
- A ce commandement le caniche qui jusque-là n’avait pas fait le plus petit mouvement, se leva vivement et se dressant sur ses pattes de derrière il croisa ses pattes de devant sur sa poitrine, puis il salua son maître si bas que son bonnet de police toucha le sol.
- Ce devoir de politesse accompli, il se tourna vers ses cama-des, et d’une patte, tandis qu’il tenait toujours l’autre sur sa poitrine, il leur fit signe d’approcher.
- Les deux chiens, qui avaient les yeux attachés sur leur camarade, se dressèrent aussitôt, et se donnant chacun une patte de devant, comme on se donne la main dans le monde, ils firent gravement six pas en avant, puis après trois pas en arrière, et saluèrent la société.
- — Celui que j’appelle Capi, continua Vitalis, autrement dit Capitano en italien, est le chef des chiens; c’est lui qui, comme le plus intelligent, transmet mes ordres. Ce jeune élégant à poil noir est le signor Zerbino, ce qui signifie le galant, nom qu’il mérite à tous les égards. Quant à cette jeune personne à
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- l’air modeste, c’est la signora Dolce, une charmante Anglaise qui n’a pas volé son nom de douce. C’est avec ces sujets remarquables à des titres différents que j’ai l’avantage de parcourir le monde en gagnant ma vie plus ou moins bien, suivant les hasards de la bonne ou de la mauvaise fortune. Capi !
- Le caniche croisa les pattes.
- — Capi, venez ici, mon ami, et soyez assez aimable, je vous prie, — ce sont des personnages bien élevés à qui je parle toujours poliment, — soyez assez aimable pour dire à ce jeune garçon qui vous regarde avec des yeux ronds comme des billes, quelle heure il est.
- Capi décroisa ses pattes s’approcha de son maître, écarta la peau de mouton, fouilla dans la poche du gilet, en tira une grosse montre en argent, regarda le cadran et jappa deux fois distinctement ; puis après ces deux jappements bien accentués, d’une voix forte et nette, il en poussa trois autres plus faibles.
- Il était en effet deux heures et trois quarts.
- — C’est bien, dit Vitalis, je vous remercie, Signor Capi ; et, maintenant, je vous prie d’inviter la signora Dolce à nous faire le plaisir de danser un peu à la corde.
- Capi fouilla aussitôt dans la poche de la veste de son maître et en tira une corde. Il fit un signe à Zerbino et celui-ci alla vivement lui faire vis-à-vis. Alors Capi lui jeta un bout de la corde, et tous deux se mirent gravement à la faire tourner.
- Quand le mouvement fut régulier, Dolce s’élança dans le cercle et sauta légèrement en tenant ses beaux yeux tendres sur les yeux de son maître.
- — Vous voyez, dit celui-ci, que mes élèves sont intelligents ; mais l’intelligence ne s’apprécie à toute sa valeur que par la comparaison. Voilà pourquoi j’engage ce garçon dans ma troupe ; il fera le rôle d’une bête et l’esprit de mes élèves n’en sera que mieux apprécié.
- — Oh ! pour faire la bête, interrompit Barberin.
- — Il faut avoir de l’esprit, continua Vitalis, et je crois que ce garçon n’en manquera pas quand il aura pris quelques leçons. Au reste nous verrons bien. El pour commencer nous allons en avoir tout de suite une preuve. S’il est intelligent il comprendra qu’avec le„signor Vitalis on a la chance de se promener, de parcourir la France et dix autres pays, de mener une vie libre au lieu de rester derrière des boeufs, à marcher tous les jours dans le même champ, du matin au soir. Tandis
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- que s’il n’est pas intelligent, il pleurera, il criera, et comme le signor Vitalis n’aime pas les enfants méchants, il ne l’emmènera pas avec lui. Alors l’enfant méchant ira à l’hospice où il faut travailler dur et manger peu.
- J’étais assez intelligent pour comprendre ces paroles, mais de la compréhension à l’exécution, il y avait une terrible distance à franchir.
- Assurément les élèves du signor Vitalis étaient bien drôles, bien amusants, et ce devait être bien amusant aussi de se promener toujours ; mais pour les suivre et se promener avec eux il fallait quitter mère Barberin.
- Il est vrai que si je refusais, je ne resterais peut-être pas avec mère Barberin, on m’enverrait à l’hospice.
- Gomme je demeurais troublé, les larmes dans les yeux, Vitalis me frappa doucement du bout du doigt sur la joue.
- — Allons, dit-il, l’enfant comprend puisqu’il ne crie pas, la raison entrera dans cette petite tête, et demain...
- — Oh ! monsieur, m’écriai-je ; laissez-moi à maman Barberin, je vous en prie !
- Mais avant d’en avoir dit, davantage, je fus interrompu par un formidable aboiement de Capi.
- En même temps le chien s’élança vers la table sur laquelle Joli-Cœur était resté assis.
- Celui-ci, profitant d’un moment où tout le monde était tourné vers moi, avait doucement pris le verre de son maître, qui était plein de vin, et il était en train de le vider. Mais Capi, qui faisait bonne garde, avait vu cette friponnerie du singe, et, en fidèle serviteur qu’il était, il avait voulu l’empêcher.
- — Monsieur Joli-Cœur, dit Vitalis, d’une voix sévère, vous êtes un gourmand et un fripon ; allez vous mettre là-bas, dans un coin, le nez tourné contre la muraille, et vous, Zerbino, montez la garde devant lui ; s'il bouge, donnez-lui une bonne claque. Quant à vous, monsieur Capi, vous êtes un bon chien ; tendez-moi la patte que je vous la serre.
- Tandis que le singe obéissait en poussant des petits cris étouffés, le chien, heureux, fier, tendait la patte à son maître.
- — Maintenant, continua Vitalis, revenons à nos affaires. Je vous donne donc trente francs.
- — Non, quarante.
- Une discussion s’engagea ; mais bientôt Vitalis l’interrompit :
- — Cet enfant doit s’ennuyer ici, dit il ; qu’il aille donc se promener dans la cour de l’auberge et s’amuser,
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- En même temps il fit un signe à Barberin.
- — Oui, c’est cela, dit celui-ci, va dans la cour, mais n’en bouge pas avant que je t’appelle, ou sinon je m. fâche.
- Je n’avais qu’à obéir.
- J’allai donc dans la cour, mais je n’avais pas le cœur à m’amuser. Je m’assis sur une pierre et restai à réfléchir.
- C’était mon sort qui se décidait en ce moment même. Quel allait-il être ? Le froid et l’angoisse me faisaient grelotter.
- La discussion entre Vitalis et Barberin dura longtemps, car il s’écoula plus d’une heure avant que celui-ci vint dans la cour.
- Enfin je le vis paraître : il était seul. Venait-il me chercher pour me remettre aux mains de Vitalis ?
- — Allons ! me dit-il, en route pour la maison.
- La maison : Je ne quitterais donc pas mère Barberin ?
- J’aurais voulu l’interroger, mais je n’osai pas, car il paraissait de fort mauvaise humeur.
- La route se fit silencieusement.
- Mais environ dix minutes avant d’arriver, Barberin qui marchait devant s’arrêta :
- — Tu sais, me dit-il, en me prenant rudement par l’oreille» que si tu racontes un seul mot de ce que tu as entendu aujourd’hui, tu le payeras cher ; ainsi, attention !
- IV
- LA MAISON MATERNELLE
- — Eh bien ! demanda mère Barberin quand nous rentrâmes, qu’a dit le maire ?
- — Nous ne l’avons pas vu.
- — Comment, vous ne l’avez pas vu ?
- — Non, j’ai rencontré des amis au caf é Notre-Dame, et quand nous sommes sortis, il était trop tard ; nous y retournerons demain.
- Ainsi Barberin avait bien décidément renoncé à son marché avec l’homme aux chiens.
- En route je m’ét&is plus d’une fois demandé s’il n’y avait pas une ruse dans ce retour à la maison ; ces derniers mots chassèrent les doutes qui s’agitaient confusément dans mon esprit troublé. Puisque nous devions retourner le lendemain
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- au village pour voir le maire, il est certain que Barberin n’avait pas accepté les propositions de Vitalis.
- Cependant, malgré ses menaces, j’aurais parlé de mes doutes à mère Barberin, si j’avais pu me trouver seul un instant avec elle, mais de toute la soirée Barberin ne quitta pas la maison, et je me couchai sans que se présentât l’occasion que j’attendais.
- Je m’endormis en me disant que ce serait pour le lendemain.
- Mais le lendemain, quand je me levai, je n’aperçus point mère Barberin.
- Comme je la cherchais en rôdant autour de la maison, Barberin me demanda ce que je voulais.
- — Maman.
- — Elle est au village, elle ne reviendra qu’après midi.
- Sans savoir pourquoi, cette absence m’inquiéta. Elle n’avait
- pas dit la veille qu’elle irait au village. Comment n’avait-elle pas attendu pour nous accompagner, puisque nous devions y aller après midi ? Serait-elle revenue quand nous partirions ?
- Une crainte vague me serra le cœur; sans me rendre compte du danger qui me menaçait, j’eus cependant le pressentiment d’un danger.
- Barberin me regardait d’un air peu fait pour me rassurer ; voulant échapper à ce regard, je m’en allai dans le jardin.
- Ce jardin, qui n’était pas grand, avait pour nous une valeur considérable, car c’était lui qui nous nourrissait, nous fournissant, à l’exception du blé, à peu près tout ce que nous mangions : pommes de terre, fèves, choux, carottes, navets. Aussi n’y trouvait-on pas de terrain perdu. Cependant mère Barberin m’en avait donné un petit coin dans lequel j’avais réuni une infinité de plantes, d’herbes, de mousse arrachées le matin à la lisière des bois ou le long des haies pendant que je gardais notre vache, et replantées l’après-midi dans mon jardin, pêle-mêle, au hasard, les unes à côté des autres.
- Assurément ce n’était point un beau jardin, avec des allées bien sablées et des plates-bandes divisées au cordeau, pleines de fleurs rares; ceux qui passaient dans le chemin ne s’arrêtaient point pour le regarder par-dessus la haie d’épine tondue au ciseau, mais tel qu’il était, il avait ce mérite et ce charme de m’appartenir; il était ma chose, mon bien, mon ouvrage; je l’arrangeais comme je voulais, selon ma fantaisie de l'heure présente, et quand j’en parlais ce qui m’arrivait vingt fois par jour, je disais « mon jardin. »
- C’était pendant l’été précédent que j’avais récolté et planté
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- LE DEVOIR
- ma collection, c’était donc au printemps qu’elle devait sortir de terre, les espèces précoces sans même attendre la fin de l’hiver, les autres successivement.
- De là ma curiosité, en ce moment vivement excitée.
- Déjà les jonquilles montraient leurs boutons, dont la pointe jaunissait, les lilas de terre poussaient leurs petites hampes pointillées de violet, et du centre des feuilles ridées des primevères sortaient des bourgeons qui semblaient prêts à s’épanouir.
- Comment tout cela fleurirait-il?
- C’était ce que je venais voir tous les jours avec curiosité.
- Mais il y avait une autre partie de mon jardin que j’étudiais avec un sentiment plus vif que la curiosité, c’est-à-dire avec une sorte d’anxiété.
- Dans cette partie de jardin j’avais planté un légume qu’on m’avait donné et qui était presque inconnu dans notre village, — des topinambours. On m’avait dit qu’il produisait des tubercules meilleurs que ceux des pommes de terre, car ils avaient le goût de l’artichaut, du navet et plusieurs autres légumes encore. Ces belles promesses m’avaient inspiré l’idée d’une surprise à faire à mère Barberin. Je ne lui disais rien de ce cadeau, je plantais mes tubercules dans mon jardin; quand ils poussaient des tiges je lui laissais croire que c’était des fleurs; puis un beau jour, lorsque le moment de la maturité était arrivé, je profitais de l’absence de mère Barberin pour arracher mes topinambours, je les faisais cuire moi-même, comment? je ne savais pas trop, mais mon imagination ne s’inquiétait pas d’un aussi petit détail, et quand mère Barberin rentrait pour souper, je lui servais mon plat.
- Nous avions un nouveau mets pour remplacer nos éternelles pommes de terre, et mère Barbçrin n’avait plus autant à souffrir de la vente de la pauvre Roussette.
- Et l’inventeur de ce nouveau mets c’était moi, moi Rémi; j’étais donc utile dans l'a maison.
- Avec un pareil projet dans la tête, je devais être attentif à la levée de mes topinambours; tous les jours je venais regarder le coin dans lequel je les avais plantés, et il semblait à mon impatience qu’ils ne pousseraient jamais.
- J’étais à deux genoux sur la terre appuyé sur mes mains, le nez baissé dans mes topinambours, quand j’entendis crier mon nom d’une voix impatiente. C’était Barberin qui m’appelait.
- Je me hâtai de rentrer à la maison.
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- Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir devant la cheminée Vitalis et ses chiens.
- Instantanément je compris ce queBarberin voulait de moi : Vitalis venait me chercher, et c’était pour que mère Barberin ne pût pas me défendre que le matin Barberin l’avait envoyée au village.
- Sentant bien que je n’avais ni secours ni pitié à attendre de Barberin, je courus à Vitalis :
- — Oh ! monsieur, m’écriai-je, je vous en prie, ne m’emmenez pas.
- J’éclatai en sanglots.
- — Allons, mon garçon, me dit-il assez doucement, tu ne seras pas malheureux avec moi, je ne bats point les enfants, et puis tu auras la compagnie de mes élèves qui sont très amusants. Qu’as-tu à regretter?
- — Mère Barberin 1
- — En tous cas, tu ne resteras pas ici, dit Barberin, en me prenant rudement par l’oreille ; monsieur ou l’hospice, choisis 1
- — Non! mère Barberin!
- — Ah ! tu m’ennuies à la fin, s’écria Barberin, qui se mit dans une terrible colère ; s’il faut te chasser d’ici à coups de bâton, c’est ce que je vas faire.
- — Cet enfant regrette sa mère Barberin, dit Vitalis ; il ne faut pas le battre pour cela ; il a du cœur, c’est bon signe,
- — Si vous le plaignez, il va hurler plus fort.
- — Maintenant, aux affaires.
- Disant cela, Vitalis étala sur la table huit pièces de cinq francs, que Barberin, en un tour de main, fît disparaître dans sa poche.
- — Où est le paquet ? demanda Vitalis.
- — Le voilà, répondit Barberin en montrant un mouchoir en cotonnade bleue noué par les quatre coins.
- Vitalis défit ces nœuds et regarda ce que renfermait le mouchoir ; il s’y trouvait deux de mes chemises et un pantalon de toile.
- — Ce n’est pas de cela que nous étions convenus, dit Vitalis, vous deviez me donner ses hardes et je ne trouve là que des guenilles.
- — Il n’en a pas d’autres.
- — Si j’interrogeais l’enfant, je suis sûr qu’il dirait que ce n’est pas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Je n’ai
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- LE DEVOIR
- pas le temps. Il faut se mettre en route. Allons, mon petit. Comment se nomme-t-il ?
- — Rémi.
- — Allons, Rémi, prend ton paquet, et passe devant Capi, en avant, marche !
- Je tendis les mains vers lui, puis vers Barberin, mais tous deux détournèrent la tête, et je sentis que Vitalis me prenait par le poignet.
- Il fallut marcher.
- Ah 1 la pauvre maison, il me sembla, quand j’en franchis le seuil, que j’y laissais un morceau de ma peau.
- Je regardai autour de moi, mes yeux obscurcis par les larmes ne virent personne à qui demander secours; personne sur la route, personne dans les prés d’alentour.
- Je me mis à appeler :
- — Maman, mère Barberin!
- Personne ne répondit à ma voix, et elle s’éteignit dans un sanglot.
- Il fallut suivre Vitalis, qui ne m’avait pas lâché le poignet.
- — Bon voyage ! cria Barberin.
- Il rentra dans la maison.
- Hélas! c’était fini.
- — Allons, Rémi, marchons, mon enfant, dit Vitalis.
- Et sa main tira mon bras.
- Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement il ne pressa point son pas, et même je crois bien qu’il le régla sur le mien.
- Le chemin que nous suivions s’élevait en lacets le long de la montagne ; à chaque détour, j’apercevais la maison de mère Barberin qui diminuait, diminuait. Bien souvent j’avais parcouru ce chemin et je savais que quand nous serions à son dernier détour, j’apercevrais la maison encore une fois, puis qu’aussitôt que nous aurions fait quelques pas sur le plateau, ce serait fini ; plus rien; devant moi l’inconnu; derrière, la maison où j’avais vécu jusqu’à ce jour si heureux, et que sans doute je ne reverrais jamais.
- Heureusement la montée était longue ; cependant à force de marcher, nous arrivâmes en haut.
- Vitalis ne m’avait pas lâché le poignet.
- — Voulez-vous me laisser reposer un peu? lui dis-je.
- — Volontiers, mon garçon.
- (A suivre).
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- MOUVEMENT DES ASSURANCES MUTUELLES 319
- MOUVEMENT DE FÉVRIER 1894
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- Section des Hommes
- Cotisations des mutualistes.......... 2.083 70 f
- Subvention de la Société............... 344 75 v
- Mal-façons et divers................... 587 45 \
- Dépenses.......................................
- Déficit en février...
- Section des Dames
- Cotisations des mutualistes............ 418 35
- Subvention de la Société............... 139 55
- Divers................................... 6 50
- Dépenses.......................................
- Déficit en février
- 3.015 90
- 4.720 20 1.704 30
- 564 40
- 752 75 188 35
- ASSURANCE DES PENSIONS
- Subvention de la Société et divers... 3.483 71
- Intérêts des comptes-courants et du 7.560 71
- titre d’épargne 4.077 »» )
- Dépenses : 69 Retraités définitifs 4.069 80 1
- 23 — provisoires 1.253 45 /
- Nécessaire à la subsistance 1.839 75 1 7.668 95
- Allocat. aux familles des réservistes. 42 »» (
- Divers, appointements, médecins, etc. 463 95 }
- Déficit en février 108 24
- CAISSE DE PHARMACIE
- Cotisations des mutualistes 545 »» | 681 25
- Subvention de la Société 136 25 |
- Dépenses 968 60
- Déficit en février... 287 35
- RÉSUMÉ
- Recettes sociales du 1er juillet 1893 au 28 février 94. » individuelles » »
- Dépenses » »
- Excédent des dépenses sur les recettes... *
- 43.578 60 14.922 30
- 58.500 96 60.811 42
- 8.810 46
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- 320
- LE DEVOIR
- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
- MOIS DE MARS 1894
- Naissances :
- 11 Mars. Méresse Sylvie*Mathilde, fille de Méresse Aimé et de Besançon Elvire.
- 29 — Favril Maurice, fils de Favril Arsène et de Mairesse
- Philomène.
- Décès
- 2 — Louchet Hélène-Maria, âgée de 1 mois 1/2.
- 30 — Mm# Marchand Arthur, née Miel Albertine, âgée de 32 ans.
- Le Gérant : P. A. Doven.
- Nimes, imp. Veuve Laporte, ruelle des Saintes-Maries, 7. » 104.
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- DOCUMENTS POUR UNE BIOGRAPHIE COMPLÈTE
- de J.-B.-André GODIN (*)
- {Suite).
- Conférence du 5 Octobre 1877
- J.*Bte André Godin après avoir — comme tant de fois déjà — demandé à ses auditeurs s’ils ne désirent pas quelques éclaircissements sur tels ou tels points touchés dans les précédentes conférences, passe à l’examen des premiers travaux accomplis par quelques-uns des groupes constitués au Familistère.
- Il s'agit des groupes de l’Union qui s’occupe des étoffes et vêtements. Cette union, par l’organe de ses groupes, a fait examiner les marchandises démodées qui se trouvent dans les magasins et en a proposé la vente au rabais. Dans son rapport l’Union faisait valoir qu’il y avait lieu de se hâter de mettre à exécution ce qu’elle proposait, afin que les marchandises démodées fussent mises en vente avant que chaque famille ait fait ses achats d’étoffes en vue de l’hiver. Elle ajoutait que si la proposition devait suivre la voie hiérarchique d’examen par le Conseil des Unions, pour arriver ensuite au Conseil administratif, la solution interviendrait trop tard.
- « Informé de cette situation » continue l’orateur, « j’ai de suite convoqué la dite Union et, après examen, décidé la mise en exécution du plan proposé. Dès demain les marchandises en question seront mises en vente.
- » Il y a donc eu là travail utile de la part des groupes et de l’Union ; car il est sage de débarrasser les magasins des choses inutiles et de se résoudre en temps opportun à des sacrifices nécessaires pour éviter des pertes plus grandes.
- » Tous les autres groupes et unions pourraient ainsi, chacun en ce qui le concerne, faire oeuvre utile et donner de bons avis. Il faut vous ingénier à mettre en exercice l’organisation nou-
- (i) Lire le Devoir depuis le mois de février 1891.
- 1
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- LE DEVOIR
- velle et s’il se présente quelques difficultés pratiques nous les résoudrons au furet à mesure. Je viens de vous faire voir comment la proposition concernant les marchandises démodées avait reçu la prompte solution que les circonstances commandaient. Ainsi nous résoudrons les petits embarras qui sembleraient devoir entraver la marche. »
- Le fondateur du Familistère signale ensuite que divers rapports de la part des groupes ou unions font voir que la question de compétence des groupes pour examiner telle ou telle chose est à l’ordre du jour. « Cela provient, dit-il, de ce que les fonctions ont été tracées d’une façon tout à fait sommaire et sous réserve précisément d’un examen à fond. Attachez-vous donc à bien déterminer les objets d’étude de vos différents groupes, afin que chacun sache d’une façon précise ce qu’il doit faire. Mais, entre temps, que la besogne ne reste pas en souffrance, Tout groupe qui voit une chose utile à réaliser et pouvant logiquement rentrer dans ses attributions peut s’en occuper, et remettre un rapport à ce sujet en attendant le réglement défini tif des attributions. »
- L’orateur continue:
- « La règle morale que je vous ai déjà enseignée et qui doit vous guider dans tous les rapports de la vie est de rechercher en tout et partout ce qui est utile au bien général, et de procéder à .cette recherche avec la meilleure volonté et les meilleures intentions pour tous. Tout travail dicté par cet esprit est un bon travail.
- » Le mal n’apparaît qu’avec l'esprit de domination, d’exaltation de soi-même, et de taquinerie envers les autres.
- » Qu’il soit donc bien entendu que les groupes et unions peuvent utilement s’occuper de tout ce qui leur paraît nécessaire et relié au bien général, quand même cela n’aurait pas été mentionné dans le cadre préparatoire des objets d’examen et d’études des groupes et unions.
- » Sans assumer aucun rôle exécutif, les groupes et unions peuvent constater ce qui va mal, chercher les remèdes possibles, proposer ce qu’après examen ils ont trouvé de mieux. Mais il
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
- 3*3
- faut toujours commencer par se livrer à une sérieuse étude des choses. Critiquer est toujours facile, trouver un bon remède est chose rare. On s’en aperçoit vite quand on essaye de traduire en fait ce qu’on avait cru bon en théorie.
- » Il faut savoir se critiquer soi-même; et quand on a saisi les lacunes de tel ou tel service, voir si le remède qu’on propose ne comporterait pas à son tourd’autres inconvénients. Il faut aussi se rendre bien compte de la nécessité de capacités spéciales chez les personnes qui auront charge d’appliquer ce que vous proposez; et compter surtout, avec l’insuffisance des gens; car, en toute chose, la capacité est excessivement rare. Un fonctionnaire habile peut tirer bon parti de choses plus ou moins bien agencées et leur faire suivre quand même un cours régulier. Mais la plupart des individus même animés de la meilleure volonté ne peuvent cependant comprendre et remplir qu’imparfaitement la tâche qui leur est confiée.
- « Il ne suffit donc pas de voir le mal et de le signaler, il faut de plus non seulement indiquer un remède efficace et ne prêtant pas lui-même à des inconvénients plus graves que ceux qu’on veut écarter; mais encore désigner les fonctionnaires en état de bien appliquer ce qu’on propose. La fonction des groupes, unions et conseils doit donc — pour être complète — aller jusqu’à cettedésignation des fonctionnaires. »
- J.-Bte André Godin traite ensuite la question des transports de l’usine : matières premières et produits de fabrication. Il signale avoir reçu du président du conseil de l’usine avis que depuis la veille trente mille kilogrammes de matières premières à transporter se trouvent en gare. Simultanément les expéditions de marchandises vendues réclament le plus grand soin, car deux mille meubles de chauffage sont en retard d’expédition, J.-Bte-A. Godin poursuit :
- « La crise qui pèse actuellement surl’industrie semble subir un arrêt; quelques commandes de produits nous arrivent; il faut donc se hâter de vider les magasins encombrés ; et c’est en de semblables circonstances que nous nous trouvons avec un
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- retard d’expédition de deux mille meubles de chauffage! Cette situation est intolérable.
- » Si le froid s’accentuait déterminant — ce qui est si désirable — l’augmentation des demandes de marchandises, comment tiendrait-on les expéditions au courant?
- » On manquerait donc les ventes avec des magasins trop pleins; et du même coup on perdrait l’occasion de donner place aux produits dont la fabrication journalière assure vos moyens de subsistance !
- » Vous voyez donc combien il est urgent de réorganiser le service des expéditions. Mais que faut-il faire? Déjà ce service a subi des modifications ; mais elles sont insuffisantes, il faut le reconnaître, en face de l’état de choses.
- » Que les personnes groupées pour l’étude de ce service se mettent donc sérieusement à l’œuvre ; elles peuvent donner en ce moment le plus précieux concours. »
- Ici l’orateur, examinant le double service des écuries pour le transport des matières premières et pour l’expédition des produits fabriqués, entre dans des considérations propres à faire comprendre à ses auditeurs les multiples aspects du problème à résoudre.
- Puis il revient aux services proprement dits du Familistère :
- « Le magasin d’étoffes n’est pas le seul service dont se sont occupés les Groupes et Unions du Familistère. Leur attention s’est portée également sur la boucherie, la vacherie, la porcherie, la basse-cour, les légumes, en un mot sur tout ce qui concerne l’alimentation.
- » Des propositions ont été faites pour améliorer ces différents services qui ont, presque constamment, laissé beaucoup à désirer.
- » Mais, là encore, les groupes et unions se sont arrêtés à des questions de compétence et ont eux-mêmes entravé leur action en craignant de dépasser les limites dans lesquelles ils peuvent agir. Je répète donc que les groupes et unions peuvent toujours proposer tels remèdes que ce soient qu’ils jugent bons. Ce dont
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- ils doivent s’abstenir, c’est simplement de toute critique portant sur les personnes; il suffit de chercher la meilleure organisation des choses.
- » Les services de l’alimentation ont toujours entraîné des pertes; maintenant qu’il s’agit de mettre l’œuvre en Association il est indispensable de remédier sérieusement à cette situation.
- » Le service des combustibles laisse aussi à désirer. Le groupe qui s’occupe de la question demande qu’on fasse venir diverses variétés de charbons. Avant de prendre ce dernier parti, je conseille audit groupe de voir si dans les approvisionnements de l’usine il se trouve ou non des charbons convenables pour le Familistère; car l’association devant tout embrasser, Familistère et Usine, il faut combiner les choses pour le plus grand profit de l’ensemble. Le Familistère pourrait au besoin reprendre pour son compte une partie des charbons approvisionnés pour l’usine ; tout cela est à voir. J’autorise le groupe à recueillir les renseignements nécessaires et l’aiderai dans cette tâche si besoin esi.
- » On a collectionné des circulaires de marchands de charbons offrant les marchandises à des prix extrêmement bas. Il faut se défier de telles offres. Quoiqu’il en soit le Familistère ne pourrait s’engager dans la voie des ventes à prix tellement réduits que le service entrerait en perte et ne fournirait plus de quoi rémunérer les travailleurs.
- » Il faut aussi ne pas perdre de vue que si les services du Familistère livraient les marchandises à des prix inférieurs à ceux en cours, les personnes étrangères à l’association s’empresseraient d’accourir dans nos magasins pour en tirer le plus clair profit.
- » A tous les points de vue, il faut que les services du Familistère s’exercent dans de bonnes conditions commerciales, afin que les travailleurs et employés y soient rétribués convenablement et que l’exemple donné ici puisse trouver au dehors des imitateurs. »
- La séance est levée.
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- IV
- En nous plaçant au triple point de vue du fonctionnement de la souveraineté populaire par le suffrage, de l’accès des travailleurs dans les assemblées législatives, et de la confection des lois ouvrières, nous avons, tout d’abord, passé en revue les obstacles opposés à l’exercice du suffrage universel.
- Si du droit électoral, inhérent à la personne humaine, nous passons à son objet, nous pouvons considérer également comme autant d’obstacles à l’usage de ce droit les restrictions apportées à l’éligibilité. Ces restrictions limitant la faculté de choix ne sont pas toujours insignifiantes.
- D’une manière générale cependant on peut dire que les conditions de l’éligibilité ne diffèrent pas sensiblement des conditions de l’électorat.
- Les différences portent principalement sur la limite d’âge, le plus souvent supérieure pour l’éligibilité, comme en France, en Belgique (25 ans et 21 ans), en Italie (30 ans et 21 ans), en Norwège (30 ans et 25 ans), en Hongrie (24 ans et 20 ans).
- Elle est inférieure en Danemark (25 ans pour l’éligibilité, 30 ans pour l’électorat).
- La limite d’âge est la même pour l’électorat et ^éligibilité en Suisse (20 ans), en Espagne (21 ans), dans l’Etat libre d’Orange (18 ans). La condition d’âge n’est pas la seule règle de l’éligibilité. Partout, sauf aux Etats-Unis (Wyoming depuis 1870) et en Australasie (Nouvelle-Zélande depuis 1893), le sexe féminin est exclu de l’électorat et de l’éligibilité, du moins en ce qui concerne les assemblées législatives.
- Dans certains pays, l’accès de la Chambre des députés est fermé au candidat peu fortuné par les exigences de la loi électorale. Pour être éligible, en Portugal, il faut justifier d’un revenu personnel de 400,000 réis (2,222 francs).
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- Là même où la loi reste muette à cet égard, l’acceptation d’un mandat peut être rendue difficile, si une indemnité législative ne vient suppléer au défaut de fortune.
- La question de l’indemnité parlementaire a été périodiquement posée en Angleterre, et n’y a pas encore été, croyons-nous, définitivement résolue, bien que la dernière législature, par 276 voix contre 229, ait voté le principe de cette légitime compensation.
- Le Reichstag a été saisi d’une proposition dans ce sens au cours de la session qui a été brusquement close à la suite du rejet de la loi militaire.
- En France, l’indemnité parlementaire date de la naissance même de nos assemblées.
- Parfois l’indemnité s’augmente de la jouissance du libre parcours sur les voies ferrées.
- Aux règles restrictives de l’électorat et de l’éligibilité, ne se borne pas la série des obstacles que l’esprit de privilège exploitant à son profit l’ignorance du droit naturel de la personne humaine, ou tout au moins l’ignorance des garanties de ce droit, oppose au plein exercice de la souveraineté nationale.
- Dans presque tous les pays soumis au régime représentatif, se dresse, avons-nous dit, à côté, et le plus souvent au-dessus de la Chambre élue par le suffrage plus ou moins universel, plus ou moins direct, une autre Chambre dont le système de recrutement n’est pas toujours électif, ou s’il l’est en totalité ou en partie, ne procède que d’un collège électoral à base plus restreinte que celui de l’autre Chambre, même dans les pays démocratiques.
- Elle se compose de membres héréditaires, de membres à vie et de membres nommés à temps, ceux-ci avec une durée de mandat généralement plus longue que celle des membres de l’Assemblée populaire.
- Les uns sont membres de droit, d’autres nommés par le monarque, tous choisis dans les corps privilégiés, nommés par eux quelquefois.
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- Voici un exemple pris dans un pays de suffrage universel :
- En Espagne, sont membres de droit du Sénat, les princes, grands d’Espagne, hauts fonctionnaires et gens riches justifiant d’une rente annuelle de 60,000 francs. D’autres sont nommés à vie par le souverain. Enfin 150 sont élus par les corporations et par les sujets qui paient les plus forts impôts.
- Le Wurtemberg nous fournit un curieux exemple de la persistance des formes archaïques de la politique de privilège.
- Les Souabes s’agitent en ce moment pour obtenir de leur roi qu’il apporte quelques modifications à leur constitution par trop surannée.
- Les dernières modifications sont de l’année 1876. On pourrait croire d’après cela que les Souabes ont l’humeur bien changeante. On va voir si cette supposition est fondée.
- Le Wurtemberg possède deux Chambres : La Chambre des seigneurs où 29 membres représentent l’hérédité (princes de la famille royale et seigneurs médiatisés), 7 la nomination à vie par le souverain ; la Chambre des députés où la noblesse comprend 13 membres, le clergé protestant 6, le clergé catholique 3, l’Université de Tubinge 1, les principales villes 7, les baillages 63. Cette constitution remonte à 1819, époque à laquelle elle mit fin à l’absolutisme royal qui avait remplacé en 1806 le régime des Etats-Généraux dont le Mecklembourg nous offre à cette heure le dernier échantillon.
- Le roi Guillaume à son avènement au trône, en 1891, a promis de la réviser. Voici ce qu’il propose à ses fidèles Souabes à la fois très fiers d’être électeurs du puissant empire Allemand, et humiliés d’être à la merci d’une multitude de petits et grands seigneurs.
- La Chambre haute comptera, en dehors des princes, 20 seigneurs médiatisés, 10 membres à vie, 2 ecclésiastiques protestants, l’évêque catholique, 3 représentants de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, 3 délégués de Stuttgart, Ulm et Heilbronn, choisis sur une liste par le roi.
- La Chambre basse n’aura plus que 8 députés de la noblesse, 4 de l’église protestante, 2 de l’église catholique, le chancelier
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- de l’Université, 4 de Tubingue, 4 du commerce, de l’agriculture et de l’industrie, 4 de Stuttgart, 6 des six autres principales villes et 63 des baillages.
- Sans vouloir en tirer argument contre le système de la dualité des Chambres qui peut être et est, d’ailleurs, rationnellement pratiqué dans les pays démocratiques, en Suisse et aux Etats-Unis notamment, il est bien permis de constater que les Hautes Chambres (c’est ainsi qu’on les appelle dans les pays monarchiques), recrutées dans l’aristocratie de race, d’argent ou dans les corps privilégiés, sont réfractaires aux innovations qui menacent l’intérêt exclusif et égoïste de leur caste ou de leur classe. Elles incarnent l’esprit de résistance au progrès démocratique, et sont par cela même, dans leur généralité, le plus ferme rempart de la monarchie, suprême négation du droit populaire.
- En Angleterre, le Parlement, c’est-à-dire en style légal, le roi, la Chambre des lords et la Chambre des communes (King in Parliament), est souverain. C’est au Parlement dans son ensemble, et non comme on l’a dit, à la Chambre des communes, que se rapporte le mot plaisant de M. de Lolme : il peut tout faire, si ce n’est faire d’une femme un homme, et d’un homme une femme.
- A l’origine (1215), le Parlement, dont la noblesse forma l’élément unique, puis, lors de la création de la Chambre des communes (en 1265), l’élément principal, le Parlement, n’avait d’autre droit que celui d’accorder les impôts.
- Dès la fin du xme siècle, il fut spécifié qu’aucun impôt ne pourrait être voté sans l’assentiment de la Chambre des communes. Celle-ci avait fait du chemin.
- A cette époque le roi seul était encore en possession de la puissance législative. Il communiquait ses actes au Parlement qui les enregistrait. Bientôt celui-ci ne se contenta plus d’enregistrer humblement les Acts royaux. Il s’avisa de les discuter et même de ne les ratifier que partiellement, quand il n’en refusait pas l’enregistrement total.
- Un jour le renversement des attributions respectives de là
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- royauté et du Parlement se trouva opéré : la prérogative royale, en matière de législation, consista simplement dans l’acceptation ou le rejet des projets de loi à lui soumis par l’initiative parlementaire. Les deux Chambres du Parlement fonctionnaient alors à peu près de la même manière qu’au-jourd’hui. En 1628, Charles Ier paya de sa tête sa prétention de maintenir une juridiction exceptionnelle en matière de justice criminelle, et surtout celle de se passer de l’assentiment du Parlement en matière d’impôt.
- Jusqu’ici le contrôle du Parlement se bornait à la législation, il ne s’étendait pas encore aux prérogatives de l’exécutif.
- En 1668, Jacques II ayant tenté de légiférer indépendamment du Parlement, celui-ci le déclare déchu du trône et offre la couronne à Guillaume d’Orange qui l’accepte.
- Alors intervient le bill of rights qui limite la prérogative royale, en faisant entrer le vote du budget des dépenses dans les attributions du Parlement ; en proclamant le trône vacant, contrairement à la doctrine d’après laquelle la dignité royale est une propriété réelle qui ne peut à aucun moment se trouver sans titulaire. En outre, en réglant l’ordre delà succession royale, le bill réduisait à néant la doctrine du droit divin et assurait, en fait, la prépondérance du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif.
- Cette prépondérance s’accusa bien davantage encore lorsque, sous le règne de George Ier (1714-1727), la direction du gouvernement passa des commissions du Prioy Council, présidées par le roi, à un cabinet composé des leaders du parti au pouvoir dans la Chambre des communes, et présidé par un premier ministre.
- Dès-lors les membres du cabinet sont solidairement responsables devant le Parlement, ou plus exactement devant la Chambre des communes, depuis que le reform bill de 1832 a déplacé l’axe gouvernemental et l’a fait passer des pairs aux communes.
- Aujourd’hui le conflit n‘est plus entre le Parlement et la royauté : il est entre la Chambre des communes et la Chambre des lords.
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- Obéissant à l’impulsion du chef du précédent cabinet conservateur lord Salisbury, la Haute Chambre a abdiqué le rôle d’organe modérateur qu’elle avait sagement adopté à la suite de la transformation de ses pouvoirs ; elle a rompu avec cette convention respectée jusqu’à ces derniers temps, d’après laquelle les lords ne doivent intervenir que dans les questions vitales et n’opposer aux décisions de la Chambre élue qu’un veto suspensif.
- C’est ainsi que non-seulement la Chambre des lords a rejeté le projet de Home rule, ce qui n’a rien de surprenant, mais encore que son intransigeance belliqueuse s est exercée coup sur coup sur deux autres projets de loi dont l’unique tort, à ses yeux, était de faire partie du bagage d’un cabinet libéral : le projet de loi sur la responsabilité patronale dans les accidents du travail, et le projet de loi relatif à la création de conseils municipaux électifs dans les communes rurales.
- Le cabinet libéral a relevé le défi et M. Gladstone, qui avait le 17 mai 1833 prononcé son Maiden speech en faveur de l’abolition de l’esclavage, a couronné le 1er mars 1894 sa carrière politique, si féconde en progrès, par une dénonciation en règle des empiètements de la Chambre des lords, en laissant à son lieutenant lord Rosebery, un pair héréditaire, le soin de mener jusqu’au bout la controverse engagée et de faire au besoin trancher le conflit parla nation.
- C’est une nouvelle phase de la lutte des masses contre les classes qui commence.
- « La Chambre des lords, a dit M. Gladstone, comprend 500 gentlemen non responsables, qui ne sont pas le peuple, qui ne sont pas les représentants du peuple, qui n’ont reçu aucun mandat du peuple. »
- Au total, au moment de la retraite de M. Gladstone, et sans tenir compte des pairs en très petit nombre créés à cette occasion, la haute assemblée se composait de 569 membres : 6 appartiennent à la famille royale, 26 au clergé anglican (les archevêques de Canterbury et d’York et 24 évêques), 4 à la magistrature (ce sont les lords d’appel, ayant titre de barons à
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- vie, et qui ne peuvent être plus de quatre), enfin 44 représentant la pairie d’Ecosse et d’Irlande (la première devant être représentée par 16 pairs élus pour la durée du Parlement, la seconde par 28 pairs à vie).
- Sur cet ensemble de 569 lords temporels et spirituels, il y a donc 491 pairs héréditaires (princes, ducs, marquis, comtes, vicomtes), dont 330 ont été créés depuis 1830.
- L’issue delà lutte n’est pas douteuse. Ending or mending, a dit un autre lieutenant de M. Gladstone, M. Morley, en parlant de la Chambre des lords : il faut la supprimer ou l’amender.
- 11 ne saurait être question de renouveler l’exploit de Cromwell et de fermer à clef la porte de la Chambre des lords. L’opinion publique dans ce pays d’Angleterre, habitué aux améliorations successives et respectueux des vieilles institutions, n’admet pas une solution aussi radicale, et ce n’est pas le nouveau premier ministre qui se prêterait à sa réalisation.
- Tout en exprimant sa conviction qu’une Chambre des lords constituée comme elle l’est, devient une anomalie au milieu d’un régime de suffrage démocratique, lord Rosebery n’a-t-il pas fait cette déclaration expresse : « Je suis l’homme d’une seconde Chambre ; j’ai foi dans le rôle d’une seconde Chambre pourvu qu’elle soit bonne. »
- M. Gladstone n’était pas d’un autre sentiment. Son dernier discours ne visait que le caractère héréditaire de la plus grande partie des membres de la Chambre des lords.
- D’autre part, s’il faut chercher dans un autre discours autorisé des indications sur le moyen de transformer en fait le deuxième terme de la formule comminatoire ce M. John Morley, lord Rosebery a particulièrement insisté sur ce fait que lorsque les conservateurs sont au pouvoir, le droit de veto n’est pas exercé par la Chambre des lords. Par contre lorsque le pouvoir est aux mains des libéraux le droit de veto est exercé par un leader conservateur, ce qui constitue une anomalie intolérable dans un régime démocratique.
- Il est donc probable qu’une solution interviendra dans le sens de la réductionjëgalement opérée de la Chambre haute à l’exer-
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- cice d’un veto purement suspensif, de préférence à toute autre mesure susceptible de donner une nouvelle force à cette assemblée, en la réorganisant sur la base de l’élection, ou à l’expédient pour ainsi dire impraticable et d’ailleurs inutile des fournées : impraticable, puisqu’il faudrait presque doubler le nombre actuel des pairs pour contrebalancer l’influence du parti conservateur; inutile, car la grande majorité delà Chambre des pairs renforcée ne tarderait pas à devenir conservatrice comme le démontre l’expérience de toutes les assemblées de privilégiés et notamment l’exemple de la Chambre même des lords où, parmi les 500 membres inféodés à la politique du marquis de Salisbury, on trouverait bien la moitié au moins des 85 membres élevés à la pairie par M. Gladstone pour les services rendus par eux à la cause libérale.
- Dans le discours qu’il prononçait dernièrement à la fête de la grande ligue conservatrice de Primevères, lord Salisbury reconnaît que la Chambre haute pourrait être heureusement modifiée dans son recrutement : il désirerait, au point de vue même de son autorité et de son prestige, qu’elle contînt un plus grand nombre de pairs à vie, choisis parmi les notabilités en toutes branches de l’activité intellectuelle ou même industrielle et commerciale.
- Une Chambre des lords composée non plus seulement dÉ lords par la naissance ou la fortune, mais surtout, sinon exclusivement, de lords par le mérite personnel, lui semblerait une garantie plus sûre contre les emballements du suffrage universel.
- Car le meneur du parti conservateur n’admet pas que la haute Chambre soit autre chose qu’une assemblée de résistance ayant pour mandat principal d’arrêter au passage toutes les mesures législatives précoces, insuffisamment préparées ou étudiées et par cela même dangereuses dans les circonstances où elles se présentent, quand elles ne le sont pas dans leur principe même.
- Bien rares seront sans aucun doute les projets portant atteinte aux intérêts conservateurs que la Chambre des lords
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- ne trouvera pas entâchés de l’un ou de l’autre de ces vices rédhibitoires !
- Suivant lord Salisbury, la question du home ruie aurait dû être soumise sans délai aux électeurs puisqu’elle avait provoqué un conflit entre les deux Chambres.
- Faut-il entendre que tout conflit entre les deux Chambres doit avoir pour conséquence le renouvellement de la Chambre élue?
- Dans ce cas, il est permis de se demander s’il ne serait pas préférable d’appeler le pays à trancher le différend par voie de referendum sur la question précise qui l’a provoqué.
- On échapperait ainsi au double inconvénient de priver la nation d’un des éléments constitutifs de son existence régulière pendant la période comprise entre la dissolution et les élections générales, et de placer l’électeur, appelé à confier un mandat de longue durée, dans l’alternative de sacrifier à la question du jour toutes les autres questions qui peuvent occuper une législature, ou de sauvegarder le reste de son programme au détriment de la question même qui fait l’objet de la consultation électorale.
- Mais cette consultation dût-elle de longtemps ne pas revêtir la forme que nous lui souhaitons, n’est-ce pas un signe des temps que de voir le chef du conservatorisme anglais en appeler de la Chambre des communes au corps électoral dont elle procède et faire le suffrage universel juge du conflit survenu entre la Chambre des communes et la Chambre des lords?
- On se tromperait sans doute fort à ne voir dans le désir exprimé par le représentant le plus autorisé d’une caste privilégiée qu’un acte de déférence pour la masse de la nation et la reconnaissance de son droit souverain.
- Il n’échappe à personne, au gouvernement libéral moins qu’à personne, que le leader du parti conservateur en cette occurence, escompte à son profit, c’est-à-dire au profit de la Chambre des lords menacée, outre le bénéfice de sa propre crânerie et de son apparente déférence pour le corps électoral, la défa-
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- veur qui pourrait résulter pour le parti libéral d’une mesure de dissolution habilement représentée comme un aveu d’impuissance, et par suite, les chances d’un déplacement de la faible majorité libérale.
- Puisque de l’avis même de l’homme d’Etat qui la tient dans sa main, la Chambre des lords n’est qu’un instrument destiné à réserver aux électeurs la décision sur les questions vitales, il est permis de penser qu’elle s’inclinerait devant le vérdict provoqué par elle.
- Elle a toujours cédé lorsqu’elle a vu que le pays voulait fermement une réforme.
- Elle a cédé sur toutes les grandes réformes dont le parti libéral a pris l’initiative, surie reform bill de 1832, question politique de la plus haute importance, comme sur le Land bill irlandais, question sociale d’une plus haute importance encore, car on a pu la considérer à juste titre comme la plus grave atteinte qu’on ait jamais porté au principe de la propriété.
- Dira-t-on qu’à cette époque où cependant libéraux et conservateurs s’y trouvaient à peu près en nombre égal, la haute Chambre sentait trop son isolement et sa faiblesse pour résister longtemps, qu’il suffisait de la menace d’une fournée pour la décider aux plus grands sacrifices, et que les conditions ne sont plus les mêmes aujourd’hui puisqu’il ne saurait être question de déplacer la majorité par une fournée?
- Mais ne sentira-t-elle pas bien mieux son isolement et sa faiblesse maintenant que dans son homogénéité conservatrice, elle ne représente que la résistance de quelques privilégiés au flot montant de la démocratie et du socialisme?
- L’histoire des institutions politiques anglaises offre un curieux exemple de la persistance des vieilles formes et du progrès continu. Il ne faudrait pas en conclure que le maintien de ces formes est une condition indispensable du progrès. A la vérité tout en restant fidèle à la lettre on en change l’esprit. La royauté n’existe encore en Angleterre que parce qu’elle est dépouillée de son pouvoir. Il a fallu des siècles
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- pour que la ligne de démarcation fût fixé entre les attributions du pouvoir législatif et celles du pouvoir exécutif. Depuis des siècles se poursuit la délimitation des attributions entre les deux branches du pouvoir législatif, une solution radicale est imminente.
- Entre deux Chambres jouissant exactement des mêmes prérogatives le conflit est permanent, à plus forte raison lorsqu’une de ces deux Chambres ne tient pas ses pouvoirs du peuple.
- Une circonstance quelconque le fait éclater à chaque instant : le home rule en Angleterre, le mariage civil en Hongrie. Aussi les revendications populaires, qu’elles se placent sur le terrain de l’égalité politique ou sur le terrain de l’égalité économique, ont-elles, à cette heure, pour objectif la suppression des Hautes-Chambres.
- Le conflit ne prendra fin que lorsque ces assemblées se borneront à n’être que des assemblées de contrôle, d’examen et de conseil.
- {A suivre)
- J. P.
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- L’indemnité législative
- Au moment où la démocratie socialiste s’agite universellement en vue d’une représentation plus effective de ses intérêts et de la conquête des assemblées électives, il est tout naturel que ses programmes comportent la revendication d’une juste indemnité parlementaire dans les pays où les fonctions électives ne sont pas encore rétribuées.
- A cet égard il nous paraît intéressant d’énumérer les règles en vigueur dans les Etats les plus importants :
- En Allemagne, les membres du Parlement impérial ne reçoivent pas d’indemnités pécuniaires, mais jouissent du libre parcours sur tous les chemins de fer pour se rendre à la session du Reichstag.
- En Autriche, l’indemnité parlementaire est de 20 fr. 80 par jour de présence pendant les sessions. Les frais de voyage sont remboursés.
- Dans le grand-duché de Bade, 15 francs par jour, plus les frais de chemin de fer. Les membres de la Chambre haute ne reçoivent aucune indemnité.
- En Bavière, libre parcours sur les chemins de fer de l’Etat et 0.60 par kilomètre sur les autres lignes; 12 fr. 50 par jour de frais de séjour, pendant les sessions, pour les membres dont le domicile est hors la ville où la Diète se réunit; en cas d’absence, l’indemnité est suspendue.
- En Belgique, 425 francs par mois pendant les sessions pour les membres domiciliés hors de Bruxelles. Ni parcours gratuit sur les chemins de fer, ni frais de voyage. Il faut ajouter que la révision de la Constitution, en ce moment soumise à l’examen des Chambres, prévoit une indemnité pécuniaire et le parcours gratuit sur les chemins de fer.
- En Bulgarie, 20 francs par jour pendant les sessions et 15 francs seulement pour les membres qui habitent la capitale ou, plus généralement, la ville choisie comme siège du Sobra-nié ; 0 fr. 60 de frais de voyage par kilomètre ou prix de la première classe pour les trajets pouvant se faire en chemin de fer ou en bateau à vapeur.
- En Danemark, 8 francs par jour pendant les sessions et remboursement des frais de voyage; entrée gratuite au théâtre royal.
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- En Egypte, 90 livres égyptiennes aux députés du Caire pour frais de voitures ; 250 livres et frais de voyage aux députés des provinces.
- En Espagne, aucune indemnité.
- Dans les Etats-Unis d’Amérique, 25.000 francs par an, payés par douzièmes ; 0 fr. 60 par mille de frais de voyage, et 625 francs par an de frais de bureau. La loi n’accorde pas le libre parcours sur les voies ferrées.
- En France, 9.000 francs par an, libre parcours en lre classe, sur les chemins de fer, moyannant 10 francs par mois.
- En Grèce, 1.800 francs par session ordinaire et 1.000 francs pour une session extraordinaire.
- Dans le grand-duché de Hesse, 11 fr. 25 par jour et frais de voyage. Les députés habitant la capitale et les membres de la Chambre haute ne reçoivent aucune indemnité.
- En Hongrie, 5.000 francs par an et 1.650 francs pour indemnité de logement; abonnements à prix réduits sur les chemins de fer de l'Etat et sur les autres lignes, faculté de voyager dans la classe supérieure à celle du billet qu’on a pris.
- En Norwège, 1.625 fr. 40 par jour de présence au Storthing; 13 fr. 75 par jour de voyage, outre le remboursement des prix réels de transport. Les membres qui tombent malades sont soignés gratuitement, et il paraît que les députés étendent le bénéfice de ce privilège à des dépenses de pure hygiène, bains, massage, gymnastique, vins toniques, etc. Les sessions s’allongeant de plus en plus, les indemnités payées aux membres du Storthing (114 membres) se sont élevés de 285.125francs en 1875 à 377.875 francs en 1892. Au mois d’avril dernier, on avait proposé d’assigner un maximum aux indemnités exigibles. Les intéressés ont énergiquement repoussé cette proposition.
- Aux Pays-Bas, 4.150 francs par an et frais de voyage pour les membres de la Chambre basse; 20 fr. 80 par jour et frais de voyage pour les membres de la Chambre haute.
- Au Portugal, plus d’indemnités depuis septembre 1892, si ce n’est pour les représentants des colonies. Libre parcours sur les chemins de fer de l’Etat de et pour Lisbonne. Les municipalités peuvent allouer à leurs représentants jusqu’à 20 fr. 60 par jour, s’ils ont besoin de cette subvention.
- En Prusse, 18 fr. 75 par jour dans les sessions du Landtag, plus les frais de voyage.
- Dans le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, aucune indemnité.
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- En Roumanie, 25 francs par jour pendant les sessions; libre parcours sur les chemins de fer et frais de voyage sur les routes.
- En Saxe, 15 francs par jour pendant les sessions de la Diète ; libre parcours sur les chemins de fer.
- Dans les duchés de Saxe-Cobourg et de Gotha, 7 fr. 50 par jour pendant les sessions pour les membres domiciliés dans la capitale ; pour les représentants des communes rurales, 12 fr. 50 par jour, voyage gratuit en 2e classe et 3 fr. 75 pour menues dépenses.
- En Serbie, 10 fr. 40 par jour pendant les sessions; 3 fr. 10 par heure pour frais de voyage pendant la durée réelle des trajets effectués.
- En Suède, pas d’indemnités aux membres de la Chambre haute; 1.666 fr. 25 par session aux membres de la Chambre basse, avec une retenue de 13 fr. 75 par jour en cas d’absence non autorisée. Frais de voyage.
- *
- * *
- Les sociétés coopératives
- Après deux jours de discussion le projet de loi sur tes sociétés coopératives et le contrat de participation a été voté par la Chambre.
- La commission a triomphé sur toute la ligne à des majorités considérables.
- L’effort des adversaires du projet avait surtout porté sur la question des patentes.
- Un amendement de M. Georges Berry tendant à soumettre les sociétés coopératives à la patente lorsqu’elles comptent plus de cent adhérents et font plus de 50.000fr. d’affaires par an a été repoussé, après intervention du rapporteur, M. Doumer, du ministre du commerce, M. Marty, par 392 voix contre 65.
- Repoussé également par 302 voix contre 161, le renvoi demandé par M. Guillemin, en vue de l’étude d’un système intermédiaire entre celui de la commission et celui de M. Georges Berry, et tendant à établir sur les sociétés coopératives de consommation un impôt suivant le nombre de leurs adhérents et le chiffre de leurs affaires.
- Pour répondre à toutes les préoccupations, la commission par l’organe de M. Ribot, son président, a accepté un amendement de M. Goblet, accepté d’ailleurs par le ministre du commerce au nom du gouvernement. En voici le texte :
- « Les sociétés coopératives de consommation sont soumises
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- à la surveillance de l’administration des contributions indirectes, qui peut toujours se faire représenter les livres, pour s’assurer que la société ne fait pas d’opérations commerciales et qu’elle ne revend pas à des personnes étrangères.
- » Toute société convaincue d’avoir contrevenu aux dispositions des articles 32 et 34, interdisant ces opérations, sera immédiatement soumise aux impôts frappant les sociétés commerciales, et les administrateurs jugés responsables de ces contraventions seront punis d’une amende de 50 fr. à l.OOOfr. »
- Une assez vive discussion a eu lieu sur la question des économats. Le texte du projet qui les concerne est ainsi conçu : « Les économats des compagnies de chemins de fer, jusqu’au jour de leur transformation en sociétés coopératives de consommation, seront tenus aux obligations imposées à ces sociétés et jouiront des avantages qui leur sont accordés par la présente loi, à condition de ne se livrer à aucune opération de commerce et de ne procurer aucun bénéfice aux Compagnies. Ces économats sont soumis à la surveillance de l’Etat. » MM. Basly et Guesde demandaient la suppression absolue des économats, même transformés en sociétés coopératives. Ils voulaient, en outre, exclure de toute participation à Tadministration d’une société coopérative de consommation tous propriétaires et directeurs d’usines, de fabriques et de toutes autres industries.
- Le rapporteur n’a pas contesté les abus auxquels les économats donnent lieu. Ce sont ces abus que la loi va faire cesser. Les économats patronaux qui ne se seront pas transformés en sociétés coopératives seront considérés comme des maisons de commerce venant s’ajouter à l’industrie et soumis à la patente.
- Par 427 voix contre 77, la Chambre a repoussé l’amendement Basly.
- Elle a adopté le texte de la commission avec une disposition additionnelle proposée par la commission d’accord avec le gouvernement et accordant aux économats un délai d’un an pour se transformer en sociétés coopératives.
- Cette disposition additionnelle et l’amendement Goblet sont les seules modifications introduites dans le projet lequel ne diffère, comme on sait, du texte sénatorial que sur un petit nombre de points.
- Il y a donc lieu d’espèrer que l’année ne se passera pas sans que la coopération et la participation soient enfin dotées de la législation qu’elles attendent.
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- iii
- La phalange, dans le système de Fourier, ne devait pas être simplement une Association de consommation pour vivre à meilleur compte: elle devait être aussi et surtout une association pour la production en commun, soit de denrées et articles qui devaient être consommés par les associés, soit de marchandises pour la vente.
- Et cette Association pour la production devait avoir pour conséquence Vabolition du salariat. Gomment devait-elle produire un si grand changement ?
- L’industrie moderne ne connaît que deux modes de production :
- Dans la petite industrie ou dans la petite culture, le travailleur produit isolément et pour son propre compte : il vend directement au public le produit de son travail. Tel est le cas du paysan qui cultive son coin de terre ou du petit cordonnier qui travaille dans sa boutique.
- Dans la grande industrie ou la grande culture, les travailleurs, réunis au nombre de quelques centaines, parfois même de quelques milliers (les mines d’Anzin ou les ateliers du Creuzot occupent plus de 10.000 ouvriers), travaillent pour le compte d’un patron, — simple particulier ou grande Compagnie, il n’importe. Ce sont des salariés.
- Or chacun de ces deux modes de production présente de graves inconvénients.
- Le premier, la production individuelle, se prête mal aux exigences de l’industrie moderne, qui, tant à cause des machines que delà division du travail, exige le concours d’un nombre croissant de bras.
- Le second, la production par des travailleurs salariés, est pire. Je ne dirai point, empruntant le langage du jour, que ces grands ateliers sont des bagnes dans lesquels les travailleurs sont exploités par les capitalistes et que le salariat n’est qu’une aggravation de l’esclavage et du servage, — je dirai seulement que dans ce système le travailleur ne donnera jamais tout ce qu’il peut donner en fait d’énergie et de capacité productive,
- (i) Lire le dernier numéro du Devoir.
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- parce que l’expérience comme le bon sens démontrent que l’homme n’apporte jamais autant de soin et autant de cœur à l’ouvrage qu’il fait pour le compte d’un autre qu’à celui qu’il fait pour son propre compte. Voilà le premier vice du salariat. Et il est facile de voir encore que ce système doit créer un conflit d’intérêts inévitable entre le patron ou capitaliste, comme on voudra l’appeler, et les ouvriers salariés. L’intérêt du patron ou de la Compagnie, en effet, c’est d’obtenir le maximum de travail en échange du minimum de salaire, tandis que l’intérêt du salarié c’est évidemment d’obtenir le maximum de salaire en échange du minimum de travail, — voilà le second vice du salariat.
- Heureusement il est un troisième mode de production possible, bien qu’on n’en use guère. Supposez que dix, cent ouvriers d’un même corps de métier, par exemple des imprimeurs ou des tonneliers, constituent une association. Supposez qu’ils inspirent assez de confiance pour se procurer par l’emprunt les capitaux nécessaires ou qu’ils aient assez d’énergie et de prévoyance pour constituer petit à petit ce capital par leurs propres économies. Supposez qu’ils aient assez d’intelligence de leurs véritables intérêts pour confier la direction au plus capable d'entre eux et assez d’abnégation pour lui assurer un salaire proportionnel à l’importance des services qu’il doit rendre. Vous voyez que je suppose là un ensemble de conditions qui ne sont pas si faciles à remplir, mais qui enfin ne sont pas impossibles. Eh bien ! nous aurons là ce qu’on appelle une Société coopérative de production, et par cette association le salariat se trouvera aboli. Chacun de ces ouvriers travaillant pour le compte d’une association dont il fait lui-même partie, se trouve travailler en réalité pour son propre compte ; et les produits de l’industrie, qu’il s’agisse d’imprimés ou de tonneaux, étant vendus par l’association, il se trouve que chaque travailleur devient propriétaire, ou du moins co-propriétaire, des produits de son travail. Il recueille donc dans ce système, suivant la formule fameuse tant de fois inscrite sur les manifestes socialistes, l’intégralité du produit de son travail. Dès lors il y a lieu de penser que le travailleur pourra porter au maximum toutes ses énergies productrices, et que d’autre part cet éternel combat entre le patron et les salariés cessera faute de combattants, puisqu’il n’y aura plus ni patron, ni salariés, mais simplement des associés ayant les mêmes droits et les mêmes intérêts.
- Or, c’est làjustement le mode de production que Fourier préconisait et qu’il s’efforçait de réaliser ;
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- « L’esprit de propriété est le plus fort levier qu’on connaisse pour électriser les civilisés : on peut sans exagération estimer au double produit le travail du propriétaire, comparé au travail servile ou salarié. On en voit chaque jour les preuves de fait: des ouvriers d’une lenteur et d’une maladresse choquantes lorsqu’ils étaient à gages, deviennent des phénomènes de diligence dès qu’ils opèrent pour leur propre compte.
- « On devrait donc, pour premier problème d’économie politique, s’étudier à transformer tous les salariés en propriétaires co-intéressés. » (1)
- Et pour opérer cette transformation des salariés en co-propriétaires intéressés, Fourier se servait de la phalange.
- La phalange, considérée comme association de production, était tout simplement une Société par actions. La seule différence avec les Sociétés par actions, telles que nous les voyons fonctionner aujourd’hui, c’est que dans ces Sociétés tout le capital et le matériel de la production appartiennent à des actionnaires qui ne coopèrent pas à la production par leur travail personnel et restent même le plus souvent étrangers à l’entreprise, tandis que dans la phalange tout le capital social doit appartenir aux producteurs eux-mêmes. Sans doute, au début, il faudra bien que la phalange se procure le capital qui lui est indispensable pour l'achat de terrains, constructions etc., par voie d’emprunt, c’est-à-dire en émettant des actions ou obligations qui devront être souscrites par des capitalistes ; mais Fourier espère, à l’aide de diverses combinaisons plus ou moins ingénieuses, dans le détail desquelles je ne puis entrer, que les coopérateurs ne tarderont pas à rembourser ce capital et à se substituer comme actionnaires aux actionnaires du dehors.
- « Ce jour-là, le pauvre en Harmonie ne possédât-il qu’une parcelle d’action, sera propriétaire du canton entier en participation. II pourra dire : nos terres, notre palais, nos châteaux, nos forêts, nos fabriques, nos usines. Tout sera sa propriété et il sera intéressé à tout l’ensemble du mobilier et du territoire. » (2).
- Il ne faudrait pas croire, cependant, que, dans la pensée de Fourier, ces associations coopératives ne fûssent composées que d’ouvriers, et que les riches capitalistes dûssent en être
- (1) Associât, domest., I, p. 466.
- (2) Associât, domest., II, p. 78
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- éliminés. Fourier estimait au contraire, et c’était là de sa part une idée très fine et très heureuse, que ces associations ne pourraient donner leurs meilleurs résultats qu’à la condition de n’être ni exclusivement ouvrières ni exclusivement bourgeoises, mais de réunir les membres des diverses classes sociales.
- « Il est bien important qu’une phalange soit composée de gens très inégaux en fortune comme en autres facultés. La phalange où les inégalités seront le mieux graduées, atteindra le mieux la perfection d’Harmonie. » (1).
- Voilà donc une nouvelle prophétie d’une nature plus agréable que la précédente. Est-elle aussi en voie de se réaliser?
- Je vous ai fait entrevoir tout à l’heure à combien de conditions délicates était subordonnée la réussite des associations coopératives de production. Cependant, la possibilité de leur existence se trouve démontrée par le fait qu’un certain nombre de ces associations existe déjà, soit en France, soit ailleurs, et la plus célèbre est le Familistère de Guise, dont nous avons déjà parlé.
- Elles sont, il est vrai, beaucoup plus difficiles à constituer que les Sociétés coopératives de consommation, mais l’expérience a prouvé que le meilleur moyen d’y arriver, c’était justement de commencer par des Sociétés de consommation comme les vôtres. Le jour où vous serez solidement constitués et où vous aurez réuni un certain capital, vous vous direz peut-être qu’au lieu d’acheter votre farine chez le meunier, il serait encore plus économique d’avoir un moulin pour la fabriquer ; qu’au lieu d’acheter votre linge, vos étoffes, vos chaussures, il serait peut-être plus avantageux d’avoir des ateliers et des manufactures pour les fabriquer vous-mêmes. C’est de cette façon qu’a procédé la fameuse Société des Equitables pionniers de Rochdale, la première en date des Sociétés de consommation : au petit magasin d’épicerie qui a été son berceau, elle a ajouté successivement meuneries, filatures, diverses manufactures, et est devenue ainsi une grande Société coopérative de production. Aux autres à suivre l’exemple de leur sœur aînée.
- (i) Associât, domest. II, p. 570.
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- IV
- En remplaçant le salariat par l’association, Fourier se flatte de rendre le travail plus attrayant, en quoi il voyait juste, mais une fois que cet homme avait logé une idée dans sa tête, il ne s’arrêtait pas à mi-chemin et la suivait jusqu’aux extrêmes confins de la folie. Il assurait donc que, grâce aux vertus merveilleuses de l’association, le travail dans l’avenir ne serait plus qu’un jeu, un plaisir sans mélange de peine, une vraie fête renouvelée chaque jour et dont personne ne voudrait voir la fin. Cette idée du travail attrayant est certainement une des plus singulières du système de Fourier et celle qui y tient la plus grande place.
- Pour réaliser cette idée, il avait imaginé la combinaison suivante :
- Le phalanstère ne devait pas se composer d’une grande association unique, mais d’une multitude de petites associations qu’il appelait des séries et dont chacune se consacrerait à une branche distincte de la production. Chaque travailleur, dans sa pensée, devait être membre de 20 ou 30 de ces petites associations, de ces séries, et il devait passer alternativement de l’une à l’autre de façon û se livrer dans la même journée à 8 ou 10 occupations différentes (1). Fourier voyait dans cette
- (i) C’est l'idée fixe de Fourier qu’un jour viendra où les hommes abandonneront tous les travaux industriels pour se consacrer uniquement aux travaux agricoles, et que l’agriculture elle-même ne se présentera plus que sous la forme de culture maraîchère ou arboriculture. L'agriculture proprement dite, c’est-à-dire la culture du blé, est en horreur à Fourier : il reproche à cette graminée tous les vices ; — de ne pouvoir nourrir, sur une superficie donnée, qu’un trop petit nombre d’hommes, — d'imposer tant pour sa culture que pour sa transformation en pain les travaux les plus durs qui aient jamais fait gémir l’espèce humaine, ceux de la charrue, de la meule et du pétrin, — et finalement de ne donner qu'un aliment insipide bon tout au plus « pour le civilisé! ». C'est à la culture des fruits, des légumes, à l’élevage des volailles, des abeilles, à la pisciculture, qu’il faut demander désormais la nourriture de l’espèce humaine. Seules ces cultures permettent d'obtenir sur une superficie très réduite une production d’aliments abondants, variés, savoureux et incessamment renouvelés ; seules elles égayent la terre en faisant de sa surface un jardin, le jardin d'Eden : seules surtout elles répondent aux goûts naturels de l’homme et peuvent lui faire du travail un plaisir. — Il n'y a qu’à voir avec quel amour le rentier soigne son parterre ou l'ouvrière la caisse à fleurs de sa fenêtre.
- L'exemple de la Chine où toute l’agriculture a déjà pris la forme de cette culture maraîchère et celui même de la banlieue de nos grandes villes qui s'entourent d’une
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- variété de travaux une condition indispensable du travail attrayant. C’était d’après lui la satisfaction nécessaire de ce besoin de changement inné chez l’homme qu’il appelait pittoresquement la papillonne.
- Et il pensait que, grâce à ce papillonnage perpétuel, jamais on n’aurait le temps de se fatiguer ni de s’ennuyer.
- Voici par exemple l’emploi tracé par Fourier lui-même de la journée d’un habitant du phalanstère :
- Journée de Lucas au mois de juin (1)
- 3 heures 1/2.
- 4 —
- 5 —
- 7 —
- 7 — 1/2. 9 — 1/2.
- 11 —
- 1 —
- 2 —
- 4 —
- 6 —
- 8 —
- 8 heures 1/2.
- 9 —
- 10 —
- Lever, habiller.
- Travail, groupe écuries.
- Id. groupe jardiniers.
- Déjeuner.
- Travail, groupe faucheurs.
- Id. culture de légumes sous tente.
- Id. série des étables.
- Diner.
- Travail, série des sylvains (autrement dits bûcherons).
- Id. groupe manufacture.
- Id. série arrosage.
- Séance à la Bourse.
- Souper.
- Fréquentation amusante.
- Coucher.
- Il s'étend d’ailleurs en maints endroits sur ce caractère particulier que prendra le travail dans ce monde nouveau qu’il rêve. Il veut que le travail y devienne attrayant même pour les animaux, « car dit-il dans le phalanstère, tout le monde doit être heureux, même les bêtes. »
- Et même les riches! faut-il ajouter, car Fourier se préoccupe aussi bien du bien-être des riches, préoccupation rare assurément chez un socialiste.
- « L’erreur où sont tombés nos philosophes civilisés, c’est de croire qu’il faut travailler au bonheur des pauvres sans rien
- ceinture de jardins grandissante, semble donner assez raison à ces prophéties de Fourier. Si comme le dit Candide de Voltaire, le dernier mot de la philosophie est « de cultiver son jardin », pourquoi ne serait-ce pas aussi le dernier mot de l'économie politique?
- (i) Nouveau Monde, p. 67-68. \
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- faire pour les riches. On est bien loin des voies de la nature quand on ne travaille pas pour tous. » (1)
- Il nous fait donc des tableaux vraiment charmants de l’existence qu’on mènera dans le monde d’Harmonie. Il nous dépeint jeunes gens et jeunes filles, enfants et vieillards, riches et pauvres, se groupant librement suivant leurs sympathies, s’adonnant au genre de travail qui les séduit le plus et le quittant pour y revenir, entrecoupant leurs occupations par des conversations, des rires, des jeux, des goûters, faisant flotter au vent les bannières et les insignes de chaque groupe, se provoquant par de pacifiques défis à qui exécutera tel ou tel ouvrage...
- Mais ici j’arrête Fourier. Son imagination l’égare: voici le fou qui reparaît. Fourier, cette fois, j’ose le dire, s’est terriblement trompé : il n’a pas compris le caractère sérieux du travail ; un atelier où l’on bavarde et où l’on rit est un atelier où l’on ne fera jamais rien qui vaille. Non, le travail ne sera jamais un jeu, il estet'il restera toujours un devoir. Et encore que l’homme puisse et doive trouver une satisfaction austère dans le devoir accompli, cependant le travail supposera toujours une dépense de forces, une tension physique et intellectuelle qui seront, quoiqu’on fasse, peu attrayantes pour l’homme et auxquelles il ne se livrera jamais sans un combat, sans une victoire sur soi-même qui lui coûtera et dont la seule perspective suffira toujours pour faire reculer les lâches.
- Et cela est vrai, non pas seulement du travail manuel, mais aussi de ce travait intellectuel que vous considérez peut-être, ouvriers qui m’écoutez, comme une simple plaisanterie à côté du vôtre. Oui, sans doute, il est pénible et dur le travail du mineur qui, au fond d’un trou noir, extrait péniblement ce charbon, richesse inestimable sans laquelle toute vie industrielle s’éteindrait, mais il est pénible et dur aussi le travail de l’homme qui tire péniblement de son cerveau les idées qui font marcher le monde ou même les fantaisies qui l’amusent et qui le soir, assis dans un bon fauteuil, fabrique des vers, compose un opéra ou seulement regarde les étoiles. Ils connaissent ceux là aussi ces lassitudes, ces sueurs mortelles, ces angoisses du travail créateur, qui semblent en ce monde comme la condition fatale de tout enfantement, qu’il s’agisse de mettre au monde des hommes, des produits ou des idées !
- Et le pourrions-nous du reste que nous ne voudrions pas,
- (i) Manuscrits de Fourier, publié en 1852, p. 24.
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- pour notre part, enlever au trayait ce caractère sacré quifait la dignité de l’homme et la noblesse du travailleur, et si jamais d’autres viennent, après Fourier, vous promettre une organisation quelconque dans laquelle le travail sera transformé en plaisir, gardez-vous de les croire, car un travail sans peine sera toujours un travail sans honneur, — et j’ajoute, sans résultats! On n’arrivera jamais à la Terre promise par des chemins semés de roses. Ce n’est pas le papillon de Fourier que vous avez- pris pour emblème, ouvriers de la société VAbeille, parce que vous savez bien qu’en voltigeant de fleurs en fleurs ce volage ne fait point de miel, mais c’est l’abeille que vous avez choisie, parce que, s’il faut en croire ceux qui ont vécu dans son intimité, de l’aube jusqu’au soir elle ne perd pas un instant, c’est parce qu’elle travaille et ne s’amuse pas.
- Et cependant, comme il n’est pas d’idée de Fourier, si folle qu’elle soit, qui ne renferme un grain de vérité, je crois qu’ici encore il y a une prévision juste et qui se réalisera, en partie (1).
- Je crois qu’il serait très bon qu’un homme pût avoir plusieurs métiers et passer de l’un à l’autre selon les circonstances, non pas précisément par cette raison enfantine, qu’on s’ennuie à faire toujours la même chose et qu’il est bon de changer, — mais par d’autres raisons beaucoup plus sérieuses.
- D’abord parce que rien ne développe plus la capacité d’un homme et ne lui ouvre plus l’esprit que de savoir faire des choses différentes. L’ouvrier qui passe toute sa vie à enrouler des têtes d’épingles ou à tourner des bâtons de chaise, ne peut pas avoir beaucoup d’idées.
- Ensuite et surtout parce qu’il est bon, comme l’on dit, d’avoir plusieurs cordes à son arc et qu’en cas de crise ou de chômage notre homme pourrait toujours se retourner. Si une industrie ne marchait pas, peut-être que l’autre pourrait marcher. Croyez-vous que les mineurs, dont on parle tant en ce moment, ne seraient pas plus heureux, si au lieu de passer toute leur vie au fond de leur puits, ils pouvaient avoir quelque autre occupation, par exemple le jardinage, qui leur permît de passer au grand air et au soleil au moins un jour sur deux et qui leur permettrait en même temps, quand les charbons sont en baisse, comme en ce temps-ci, de produire des roses qui justement sont en hausse?
- (i) Il est à croire que le travail deviendra plus attrayant, plus court, plus facile par l’emploi des forces mécaniques, et surtout des forces chimiques.
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- Seulement cela est impossible dans l’organisation actuelle, soit que l’ouvrier travaille pour son propre compte, soit qu’il travaille pour le compte d’un patron. Si un ouvrier, aujourd’hui, venait dire à un patron, dans une fabrique de tapis par exemple : « Je viendrai travailler chez vous les lundis* mercredis* vendredis : les autres jours de la semaine je veux aller travailler chez un pépiniériste », le patron l’enverrait papillonner à tous les diables! On comprend bien, en effet, qu’il ne lui soit pas possible de faire marcher son atelier avec des ouvriers qui ne viendraient pas régulièrement.
- Mais cet état de choses deviendrait au contraire très possible avec le système des associations coopératives. Il n’y aurait rien d’impossible à ce qu’un même ouvrier se fit inscrire dans deux ou trois, même huit ou dix associations coopératives différentes, dans lesquelles il travaillerait tour à tour, à la seule condition évidemment de s’entendre à l’avance sur les heures et les jours, de façon à établir une sorte de roulement.
- Il faudrait, il est vrai, ce jour-là enseigner aux apprentis plusieurs métiers : ce ne serait pas un mal.
- V
- Ainsi donc :
- Suppression des intermédiaires ;
- Suppression de la domesticité ;
- Suppression du salariat;
- Suppression des crises et des chômages ;
- La vie rendue plus facile ;
- Le travail plus attrayant;
- Tous ces grands changements pourraient être la conséquence de l'association. N’est-ce pas lui prêter trop de vertus?
- Elle en a plus encore qu’on ne peut le rêver. Lorsque Fou-rier, dans une heure de recueillement solennel, écrivait cette phrase : « Aujourd’hui, jour du Vendredi saint, j’ai trouvé le secret de l’association universelle », il ne disait pas une vaine parole, et cette grande loi, en effet, était destinée à transformer le monde.
- Et cependant* qu’est-ce que l’association quand on y regarde de près ? Rien de plus qu’un fait sans grande importance en lui-même, à savoir le groupement de quelques individus.
- Mais, dans l’humanité aussi bien que dans la nature, ce sont les plus petites causes qui amènent les plus grandes transformations. Et l’association est justement une de ces forces dont
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- la nature, comme pour nous donner l’exemple, se sert de préférence pour accomplir ses plus grands desseins.
- S’agit-il de construire des continents nouveaux pour assurer un lieu d’habitation aux races futures, le jour où notre vieux monde sera devenu trop étroit ? La nature, pour atteindre ce but, n’a recours ni aux tremblements de terre ni aux éruptions volcaniques, elle ne bouleverse ni les terres ni les mers. Elle fait travailler simplement quelques milliards d’animalcules qui, groupés en associations, eux aussi, bâtissent molécule à molécule ces récifs de coraux et ces atolls que déjà on voit surgir de l’océan Pacifique sur une étendue de plusieurs milliers de lieues, comme on voit sortir de terre les fondements d’une cité nouvelle, et qui dessinent sur la carte du globe les grandes lignes d’un continent futur. Pour faire un nouveau monde, l’association de ces infîniments petits sera suffisante.
- Avez-vous jamais assisté, dans un laboratoire de chimie ou dans certains établissements industriels, à ce curieux phénomène qu’on appelle une cristallisation ? Voici un liquide transparent, incolore : à un instant que l’œil n’a pu saisir, un cristal s’est formé. Qu’est-ce qu’un cristal ? Tout simplement une association de molécules groupés suivant une certaine forme déterminée. A côté de ce premier cristal un autre se dépose, je veux dire à côté de cette première association, et suivant la même loi, une autre association se forme, puis une autre, une autre encore, puis des milliers... et tantôt en peu d’instants, tantôt au bout de quelques semaines, la transformation est complète. Au lieu du liquide transparent, voici un corps solide aux arêtes géométriques, quelquefois aux couleurs éclatantes. Gardez-vous seulement, pendant que s’accomplit ce travail mystérieux, de toucher au vase d’une main maladroite, de secouer ou de troubler le liquide, vous empêcheriez cette merveilleuse métamorphose ! elle ne se ferait pas ou se ferait mal (1).
- Ainsi, dans nos sociétés modernes s’opère une élaboration mystérieuse. Elles sont encore dans un état sinon anarchique, du moins indéterminé, amorphe, mais déjà nous voyons commencer dans leur sein une sorte de cristallisation qui leur donnera un jour leur forme et leur assiette définitive. Déjà
- (i) L’industrie a souvent recours à ce procédé de la cristallisation pour épurer un corps et le dégager de tout élément étranger. On sait, en effet, que ces petites associations qui s’appellent des cristaux ne se forment qu’entre molécules homogènes, avec les éléments purs de la masse. Ainsi en est-il des associations coopératives! Elles dégagent de la masse les bons éléments.
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- nous voyons se former çà et là de petites associations comme les vôtres, véritables cristaux où se concentre l’élite de la classe ouvrière, ce qu’il y a de meilleur et de pur dans la masse. J’en compte une, puis deux, plus de quatre cent cinquante en France, des milliers en Angleterre et sur tous les points du monde. Encore un peu de temps et de patience, et la
- masse entière va se prendre....à moins que des imprudents
- et des maladroits ne viennent faire « de l’agitation », suivant la formule consacrée, à coups de pierre ou à coups de dynamite (1). En ce cas la transformation courra risque de ne pas se faire de longtemps ou de se faire tout de travers.
- Oui, si je cherche à me représenter le monde tel qu’il sera dans quelques générations ou, si vous voulez, dans quelques # siècles, voici le spectacle que je crois contempler.
- Je vois le monde rempli de milliers et de millions d’associations de toute nature, celles-ci pour le travail, celles-là pour les plaisirs; les unes agricoles, les autres industrielles; les unes pour réaliser les bénéfices de la production en commun, les autrespour réaliser les économies de la consommation en commun; les unes pour bâtir des logements, les autres pour faire la cuisine et préparer les aliments ; les unes pour s’occuper des enfants, les autres des vieillards ; les unes pour assurer contre les accidents et les maladies, les autres contre les chômages.
- Je vois tous les hommes faisant partie chacun non pas d’une seule, mais de dix, de vingt, de cinquante associations différentes, de celle-ci pour vendre son beurre ou son lait, de celle-là pour fabriquer des tapis, de cette troisième pour se loger, de cette quatrième pour se nourrir, de cette cinquième pour soigner ses enfants, de cette sixième pour s’assurer une retraite, de cette septième pour lire son journal, de cette huitième pour entendre de la musique, de cette dernière peut-être pour se magnétiser mutuellement!.... Ceux-là seulement ne feront point partie d’une ou plusieurs associations qu’aucune d’elles n’aura voulu admettre dans son sein, parce qu’au lieu de lui rendre service ils ne pourraient que la gruger, — c’est-à-dire les bons à rien. De cette façon chaque homme se trouvera assuré contre ces hasards de la vie qui toujours guettent l’homme, et quand ils le surprennent isolé, fût-ce le plus vaillant, ont bientôt fait de le pousser d’abord à l’hôpital, ensuite au tombeau.
- (i) Rappelons que ceci a été écrit en 1886, et ressemble aussi, par conséquent, à une prophétie !
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- Je vois la propriété de toutes choses *, la terre, les mines, les maisons, les usines, les navires, les machines, les capitaux, tout le matériel de la production appartenant à ces milliers d’associations et à ces millions d’associés, non pas sur pied d’égalité, mais de telle façon que tout associé ait dans sa poche ou dans son portefeuille un ou plusieurs coupons d’actions lui assurant une quote-part dans la richesse générale, la propriété ainsi divisée à l’infini et comme diffuse jusqu’aux extrémités du corps social. Par là, chacun se trouvant à la fois travailleur, propriétaire et capitaliste, chacun se trouvera ainsi directement intéressé au maintien de l’ordre et de la tranquilité.
- Je vois chacune de ces associations réunissant, non pas seulement comme celles qui peuvent exister aujourd’hui, des hommes de la même ville et de la même condition, mais des hommes de toute condition, de tout pays, de toute langue : on verra le pauvre et le riche, l’ouvrier et le bourgeois, le Chinois et le Français, le nègre et le blanc, réunis par les mille liens d’intérêts divers et quotidiens dont ils ne pourront plus se dégager, et par là la paix sociale, peut-être même la paix internationale, garantie dans la mesure où elle peut l’être en ce monde.
- La paix sociale 1 Si l’association parvenait à l’assurer, par là se trouverait réalisée encore la dernière et plus belle des prophéties de Fourier, celle à laquelle il croyait avec la foi la plus vive et sur laquelle il revient sans cesse, à ce point qu’il avait déjà baptisé sa société nouvelle du nom d’HARMONiE.
- « Le secret de l’union des intérêts est dans l’association. Les trois classes, une fois associées et unies d’intérêt, oublieront les haines, d’autant mieux que les chances du travail attrayant feront disparaître les fatigues du peuple et le mépris du riche pour les inférieurs, dont ils partageront les fonctions devenues séduisantes. Là finira la jalousie du pauvre contre les oisifs qui récoltent sans avoir semé; il n’existera plus ni oisifs, ni pauvres, et les antipathies sociales cesseront avec les causes qui les produisent (1). »
- Qu’elle paraît encore loin de se réaliser cette prophétie merveilleuse ! J’ai beau regarder à l’horizon, à cet horizon qui au nord comme au midi n’apparaît éclairé que par des lueurs d’incendie (2), je n’aperçois rien qui annonce l’aurore de ce
- (1) Associât, domest., I, p. 133.
- (2) A cette date, 8 avril 1886, les journaux étaient remplis de nouvelles relatives aux grèves et aux incendies de Belgique et à la grève de Decazeville où les mines, prétendait-on, étaient en feu.
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- jour que saluaient, dix-neuf siècles avant Fourier, les anges de la nuit de Noël : Paix sur la terre ! Bienveillance envers les hommes !
- Eh bien ! malgré tout, il faut croire à la réalisation de cette dernière prophétie de Fourier : l’association amènera l’union. Non, la haine ne sera pas la plus forte ; oui, l’amour vaincra. Il faut le croire parce que l’expérience nous apprend que si la haine est puissante pour détruire, elle est impuissante à rien fonder; parce que l’histoire nous montre que les seules œuvres qui aient été durables sur terre et qui aient réellement transformé le monde, oui, toutes — sans même en excepter la Révolution française dans ce qu’elle a eu de durable et de vraiment fécond — ont été des œuvres d’amour ; parce que nous voyons bien que les seuls hommes qui aient été doués de la puissance créatrice, réformateurs ou inventeurs, ont été ceux-là seulement qui ont eu la puissance d’aimer. Il faut le croire enfin parce que c’est la Nature elle-même qui a voulu que l’amour seul fût le principe de vie et de fécondité et que rien ne pût exister en ce monde qui n’ait été conçu dans un embrassement !
- Et toi aussi, homme bizarre dont nous venons d’étudier ce soir la doctrine et la vie, si tu as approché de la vérité de plus près que d’autres et s’il t'a été donné, malgré tes divagations, d’entrevoir l’avenir de nos sociétés d’un coup d’œil véritablement prophétique, c’est tout bonnement parce que ton cœur était riche d’amour pour tous, pour les hommes et les choses, pour les pauvres et les riches, pour les enfants et les fleurs. O toi qui rêvais un monde oû « tout le monde fut heureux, même les bêtes », tu étais fou si l’on veut, mais du moins tu fus un fou débonnaire, ce qui nous repose de ces fous furieux dont l’espèce devient si commune aujourd’hui, et si j’avais eu à choisir une inscription pour ta tombe, j’y aurais fait graver cette promesse de l’Evangile : « Il te sera beaucoup pardonné parce que tu as beaucoup aimé ! »
- Charles Gide.
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- LE DEVOIR
- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- FRANCE
- La Fédération des mineurs. — Le Congrès annuel des mineurs français s’est réuni le 18 avril à Graissessac (Hérault), sous la présidence de M. Basly, député.
- Indépendamment des questions telles que la règlementation de la journée de huit heures, des caisses de secours et de retraites, des délégués mineurs, actuellement pendantes devant le Parlement, qui ont fait l’objet des discussions du Congrès, une question très importante a été résolue : celle de la constitution définitive de la fédération nationale.
- Pour les votes, on avait établi la proportion suivante : 1 voix par 1,000 syndiqués pour le Nord et le Pas-de-Calais; l voix par 500 syndiqués pour les autres départements.
- En vertu de cet arrangement, les voix revenant à chaque département étaient ainsi réparties :
- Le Pas-de-Calais, 35; la Loire, 34; l’Aveyron, 17; le Tarn, 7; l’Hérault, 4; l’Ailier, 3; Saône-et-Loire, 1; le Nord, qui n’avait fait représenter que 5000 syndiqués, 5; le Gard, dont le syndicat de Rochessadoule était seul représenté, 1 voix.
- En ce qui concerne la question des caisses de retraites, le Congrès a demandé que la loi fût établie sur les bases suivantes :
- 1° Retenue sur les salaires avec versement égal par les compagnies; 2° capital aliéné versé entre les mains de l’Etat avec le système dit : capital aliéné collectif pour tous les mineurs français; 3° droit à la retraite après vingt-cinq ans de services sans condition d’âge ; 4° retenue proportionnelle après dix ans de services ; 5° pension réversible sur la veuve ou à son défaut sur les enfants âgés de moins de seize ans ; à la mort de la veuve, la totalité de la pension aux enfants; 6° indemnité minimum de deux francs par jour, y compris les dimanches et jours fériés.
- Le Congrès a également adopté les règles suivantes pour les caisses de secours :
- 1° Retenue sur les salaires avec versement égal de la part de la compagnie; 2" fonds gérés par un conseil composé de deux tiers d’ouvriers et un tiers de patrons ; 3° indemnité minimum de deux francs par jour y compris dimanches et fêtes.
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- Passant à la question des délégués mineurs, le Congrès est appelé à statuer sur les modifications proposées par M. Basly et plusieurs de ses collègues à la loi de 1890; la nouvelle loi fixerait à 24 journées par mois la surveillance à exercer par les délégués mineurs; elle autoriserait le délégué qui a constaté une faute, un accident, à rechercher la responsabilité, à donner son avis formel sur les causes de l’accident, à se faire accompagner dans la mine par un ouvrier de son choix.
- GRANDE-BRETAGNE
- Une enquête sur le travail. — La commission instituée, il y a trois ans, pour étudier les conditions du travail en général dans le royaume Uni, après avoir siégé pendant trois ans, interrogé 583 témoins, publié un grand nombre de livres bleus contenant des rapports et des documents concernant le travail dans tout le monde civilisé, cette commission vient enfin d’aboutir à un double rapport, l’un représentant l’opinion de la majorité, l’autre représentant l’opinion de la minorité.
- La majorité recommande la création d’un comité de conciliation et d’arbitrage et la nomination d’arbitres par le ministère du commerce, le développement des attributions du département du travail au ministère du commerce, de manière à ce que ce département puisse se tenir au courant de tout ce qui concerne le travail; que le gouvernement fasse une enquête spéciale sur l’effet des différentes lois qui concernent le travail et le salaire ; que la législation empêche d’imposer aux jeunes personnes dans certains commerces, et notamment chez les couturières, tout supplément de travail: l’application énergique des lois sanitaires dans les fabriques, des modifications dans les lois relatives aux marins, de manière à pouvoir donner une allocation mensuelle à leurs femmes pendant qu’ils sont en mer.
- La minorité conclut à l’adoption par le gouvernement et par toutes les autorités, de la journée de huit heures aux conditions des «trades unions» avec un salaire minimum déterminé; à l’extension des lois sur les fabriques aux ouvriers de toutes les industries de manière à décourager le travail individuel chez soi et à empêcher l'oppression industrielle; à ce qu’on traite le problème des sans-travail par une investigation complète et au moyen d’une série d’expériences; qu’on prenne les moyens suffisants pour que la nation tout entière
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- LE DEVOIR
- puisse se loger d’une façon saine et pour que la vieillesse des travailleurs soit assurée.
- Le rapport delà minorité conclut en déclarant qu’en résumé il faudrait que le gouvernement démocratique marche dans le sens de la substitution autant que cela sera possible du public aux capitalistes et, lorsque cette substitution ne sera pas encore possible, il faudra recourir à une réglementation stricte et détaillée de toutes les opérations industrielles, de manière à assurer à chaque travailleur les conditions qui appartiennent à des citoyens.
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- ITALIE
- L’union des sociétés coopératives. — Le 18 mars, a eu lieu à Milan l’assemblée générale de Y Union des sociétés coopératives, sous la présidence de M. Lorenzo Ponti, directeur de l’Union militaire de Rome. M. Frédéric Guasti faisait fonction de secrétaire.
- Le président du conseil d’administration, M. Luigi Buffoli, a donné lecture du rapport. Après quelques considérations sur la crise économique générale, le rapport constate la marche ascendante de l’Union coopérative; le nombre des sociétés adhérentes a atteint le chiffre de 3.910 et le capital s’est élevé à 918.175 francs; les ventes ont produit la somme de 2.949.771 francs; les bénéfices ont été de 197.266 francs correspondant à 21.47 pour 109 du capital et à 6.70 pour 100 des ventes.
- Il expose le système suivi pour le calcul de la valeur des marchandises inventoriées (1.795.118 fr.), pour la fixation de leur dépréciation qui varie de 20 pour 100 à 46.95 pour 100 dans les chapeaux d’hommes et de femmes, et surtout dans la confection.
- Pour confirmer l’exactitude du bilan, le président a ajouté que la réserve sociale avait été portée à 169.338 francs. Ce chiffre à 17.66 pour 100 du montant des actions et à 11.30 pour 100 du stock des marchandises.
- Les sommes les plus importantes réparties payent: sur les vinsetles objets d’alimentation, 350.118francs; les étoffes pour femmes, 222.244 francs; la lingerie, 187.907 francs ; les étoffes pour hommes, 148.004 ; les soieries, 138.131 francs : la quincaillerie, 124.836 francs; etc.
- Les frais se sont élevés à 16.40 0/0; on a attribué 6.99 0/0 au personnel, 3.18 au loyer, 0.62 aux impôts, 0.63 aux frais généraux, 0.06 au change.
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- De nombreuses économies ont été réalisées et une sérieuse propagande a été faite. En ce sens on a institué la salle d'essai, le salon de correspondances, le téléphone. Prochainement sera ouverte une autre salle d’essai et d’exposition, et on donnera une magnifique fête pour faire connaître davantage l’Union coopérative.
- Après ce rapport, que l’assemblée a accueilli avec des marques de vive approbation, il a été donné lecture du rapport des syndics qui attestent l’exactitude du bilan et félicitent de leur gestion les administrateurs et le personnel.
- L’assemblée a ensuite décidé de répartir comme suit la somme de 197.266 francs, montant des bénéfices ; 23.672 fr. au fonds de réserve ; 15.781 francs à la caisse de prévoyance des membres participants; 1.972 francs au fond d’études et de propagande; 5.917 francs au conseil d’administration; -49.936 francs aux actionnaires (c’est-à-dire 5.54 0/0) ; 99.986 francs aux consommateurs (c’est-à-dire 3 francs 60 pour 100 francs de marchandises achetées pendant l’exercice.) — L’allocation de 1.500 francs aux syndics est maintenue.
- Enfin, rassemblée s’est séparée après avoir procédé au renouvellement des membres sortants du conseil et élu un membre nouveau.
- (Moniteur des syndicats ouvriers.)
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- PAYS-BAS
- La réforme électorale écartée. —On sait que le ministre Tak van Poortvliet après l’échec de son projet de réforme électorale avait obtenu de la reine régente la dissolution de la 2me Chambre.
- L’élection de la nouvelle Chambre a donné lieu à deux tours de scrutin, le 10 et le 24 avril, dont le résultat n’a pas été favorable au ministère qui a dû se retirer. La majorité hostile au projet de réforme se trouve renforcée, la nouvelle Chambre comprenant cinquante cinq opposants et quarante-deux ministériels seulement. On considère que M. Tak van Poortvliet eut été mieux inspiré en se contentant du vote d’une loi qui eût permis l’accès des urnes à 400.000 citoyens néerlandais. Pour avoir voulu une réforme complète, il n’a rien obtenu et il perd le pouvoir.
- Cependant la Chambre ne tardera pas à être saisie d’un nouveau projet, M. Roell qui vient de prendre la présidence du Conseil ne pouvant faire moins que de présenter une nouvelle
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- LE DEVOIR
- loi électorale dans le sens des amendements qu’il avait présentés au projet Tak.
- Les élections d’avril présentent cette particularité que nous avons relevée lors des élections pour le renouvellement du Reischtag, à savoir que la majorité du corps électoral, tout censitaire qu’il est, s'est prononcée en faveur du ministère tombé, et par conséquent en faveur de la réforme. Le recensement des votes en fait foi.
- C’est grâce à l’arbitraire des circonscriptions que la seconde Chambre hollandaise renferme une majorité qui ne représente que la minorité des électeurs,
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- SUISSE
- Le droit au travail. — Usant du droit d’initiative populaire, qui permet, avec 50.000 signatures, d’exiger une votation populaire sur un nouvel article de constitution ou sur la révision d’un article constitutionnel, 52.287 pétitionnaires ont demandé l’inscription dans la constitution fédérale du principe du droit au travail.
- Voici le texte exact de la proposition :
- « Le droit à un travail suffisamment rétribué est reconnu à chaque citoyen suisse. La législation fédérale, celle des cantons et des communes doivent rendre ce droit effectif par tous les moyens possibles.
- » En particulier, il y a lieu de prendre les mesures suivantes :
- » a) De réduire les heures de travail dans le plus grand nombre possible de branches d’industrie, dans le but de rendre le travail plus abondant ;
- » b) D’organiser des institutions telles que Bourses de travail destinées à procurer gratuitement du travail à ceux qui en auront besoin, et que l’on placerait directement dans les mains des ouvriers ;
- » c) De protéger légalement les ouvriers contre les renvois injustifiés ;
- » d) D’assurer, d’une façon suffisante, les travailleurs contre les suites du manque de travail, soit au moyen d’une assurance publique, soit en assurant les ouvriers à des institutions privées à l’aide des ressources publiques ;
- » e) De protéger efficacement le droit d’association, en faisant en sorte que la formation d’associations ayant pour but de
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- défendre les intérêts des ouvriers contre les patrons ne soit jamais empêchée, non plus que rentrée dans ces associations;
- » f) D’établir une juridiction officielle des ouvriers vis-à-vis de leurs patrons et d’organiser d’une manière démocratique le travail dans les fabriques et ateliers, notamment dans ceux de l’Etat et des communes. »
- Lorsque les Chambres sont saisies d’une proposition émanant de l’initiative populaire elles peuvent soit formuler une proposition différente de celle des pétitionnaires, soit conseiller au peuple d’accepter ou de rejeter l’amendement proposé.
- La minorité de la Commission d’examen du Conseil national a proposé de soumettre au vote de l’assemblée une demande d’enquête sur le chômage, ses causes et ses effets. Le Conseil national a rejeté l’enquête à deux voix de majorité.
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- AUSTRALIE
- La Fédération australasienne. — Dans un des articles qu’il consacre hebdomadairement aux questions coloniales, le Times résume les conclusions du rapport de la commission nommée pour étudier les propositions du Congrès fédéral aus-tralasien. L’auteur de ce rapport M. Barton, un des partisans les plus résolus des projets de fédération chers au grand old man de la Nouvelle-Galles-du-Sud, sir Henry Parkes, recommande l’adoption du système suivant, dans le but de réaliser, si possible, cette grande utopie, au moins de connaître l’état de l’opinion à son sujet :
- Dans chacune des législatures australiennes, on présenterait un bill destiné à assurer l’exécution des opérations suivantes :
- 1° Election dans chaque colonie, par voie de suffrage populaire, d’une « Convention d’Etat » (Convention signifie Assemblée constituante) représentant cette colonie et appelée à formuler ses idées relativement à un projet de fédération; 2° élection par chaque législature d’un certain nombre de membres d’une « Convention fédérale, » appelés à considérer les résolutions adoptées parles « Conventions d’Etat » et à élaborer un projet de constitution fédérale dans lequel seraient harmonisées, autant que possible, les aspirations des différentes colonies ; 3° institution d’un referendum populaire, dans chaque colonie, sur cette constitution ; 4° enfin, invitation adressée au gouvernement impérial britannique pour qu’il sanctionne cétte constitution, si elle est acceptée par un nombre suffisant
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- LE DEVOIR
- de colonies, et pour qu’elle ait force de loi pour les colonies qui l’accepteront.
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- CANADA
- Une fête du travail officielle. — Le gouvernement canadien, sur la requête des organisations du travail, a consenti à présenter un projet de loi en vertu duquel le premier lundi de septembre serait considéré comme jour férié et dénommé Fête du travail.
- NOUVELLES DU FAMILISTÈRE
- FÊTE ANNUELLE DU TRAVAIL
- La Fête du travail, statutairement fixée au premier dimanche de mai, a été célébrée à cette date au Familistère de Guise. Même entrain, même cordialité que d’habitude, La fête a duré deux jours.
- En vertu des articles 128 des Statuts et 78 du Règlement prescrivant que des allocations extraordinaires soient données aux travailleurs qui se sont distingués «par des services exceptionnels ou des idées utiles, mises ou pouvant être mises en application, » le Conseil de Gérance a voté l’allocation suivante :
- A M. HÉBERT MARCEL,
- mécanicien, pour son projet d’outillage pour percer et découper mécaniquement avec la poinçonneuse deux 'écrous à la fois au lieu d’un seul comme cela se fait actuellement, 300 fr.
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- IjAl question de la paix
- Arbitrages
- Le Conseil fédéral suisse a autorisé le Tribunal fédéral à accepter le mandat d’arbitre dans l’affaire des créances péruviennes. Il s’agit de statuer sur la répartition aux créanciers d’une forte somme provenant de la vente de guano et déposée à la Banque d’Angleterre par le gouvernement chilien. Les créanciers sont français et anglais. Le tribunal arbitral, composé de trois membres, Axera la procédure à suivre et statuera sur toutes les questions, même en ce qui concerne les appels en cause jugés nécessaires. L’intérêt des sommes engagées représentent une somme de 4.000 fr. par jour.
- Trois autres arbitrages auxquels la Suisse est intéressée sont en cours, savoir :
- 1° Celui des indemnités de guerre entre le Chili et les Etats-Unis ;
- 2° Celui du chemin de fer de la baie de Delagoa, conûé à une Cour arbitrale de trois membres ;
- 3° Celui du différend Fabianq entre la France et le Venezuela, remis au président de la Confédération suisse.
- — Sir Edward Grey, sous-secrétaire d’Etat des affaires étrangères, a déclaré que le gouverneur a envoyé au Manicaland des instructions permettant d’éviter tout conflit avec le Portugal. En outre, le Gouvernement accepte l’arbitrage pour la délimitation des frontières du Manicaland.
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- Conférence interparlementaire de la Paix
- La Vme Conférence interparlementaire de la Paix s’ouvrira à La Haye le 3 septembre 1894. Son ordre du jour est le suivant :
- 1° Statuts de la Conférence interparlementaire;
- 2° Règlement du bureau interparlementaire ;
- 3° Conférence internationale d’étude des moyens de paci-Acation ;
- 4° La protection de la propriété privée sur mer en temps de
- guerre;
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- LE DEVOIR
- 5° Neutralisation de nouveaux Etats;
- 6° La neutralité des détroits et des isthmes;
- 7° Les égards dûs aux nationalités dans les Etats polyethniques ;
- 8° La protection des étrangers et le droit d’expulsion ;
- 9° Préparation d’un projet de traité d’arbitrage international ;
- 10° Adresse à la presse ;
- 11° Compte-rendu du bureau interparlementaire ;
- 12° Le journal «La Conférence interparlementaire.»
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- Le raisonnement d’un homme de guerre.
- Le correspondant du New-York Hérald à Rome publie le compte-rendu d’une interview qu’il a eue avec le feld-maréchal comte de Blumenthal, qui fut chef de l’état-major du futur Frédéric III, alors prince royal de Prusse, dans les guerres de 1866 et de 1870, et qui se rend actuellement à Naples en compagnie de sa fille. Voici le passage le plus saillant de la conversation reproduite par le journal américain :
- « Je crois, a déclaré le comte de Blumenthal, que dans le monde entier, et spécialement en Europe, la situation est assez mauvaise et que la guerre est nécessaire pour résoudre bien des questions.
- » La guerre entre des nations et des races différentes semble une nécessité à laquelle l’humanité ne peut échapper. En fait, tous les trente ans environ, nous sentons le besoin d’une de ces grandes, boucheries qui exterminent des milliers d’hommes, renversent des obstacles précédemment envisagés comme pouvant résister à tout et rétablissent l’équilibre nécessaire pour le progrès et le développement de la société.
- » D’ailleurs, je ne suis absolument pas un partisan de la guerre et je crois que plusieurs années s’écouleront encore, que bien des événements plus graves que ceux de l’heure présente se produiront avant qu’une guerre éclate. Je ne serai certainement plus là lorsque le moment sera venu. »
- Le feld-maréchal comte de Blumenthal n’est absolument pas un partisan de la guerre. L’argumentation d’un véritable partisan de la guerre serait curieuse à entendre. Les repoussoirs ont leur utilité.
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- FRANCE
- Extrait du Programme des écoles primaires supérieures de garçons en France (Chapitre de l’éducation morale) :
- « Les nations entre elles. Devoirs et droits internationaux. — Solidarité internationale. — L’humanité. — L’amour de l’humanité et sa conciliation avec l’amour de la patrie.
- » Le droit des gens. — Aspiration à un idéal juridique entre les nations : l’arbitrage. '»
- Ce programme, en vertu des Décrets et Arrêtés des 21 janvier, 14 et 18 août 1893, est devenu obligatoire pour toutes les écoles primaires supérieures publiques.
- Cela vaut mieux que de mettre entre les mains des jeunes gens des manuels ultra-chauvins tels que le « Petit Français » et « Vive la France, » où la haine de l’étranger et la folie de la gloire s’étalent à chaque page.
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- Nous avons le plaisir d’annoncer la création d’un nouveau groupe pacifique: La Ligue française pour la paix, dont le président est M. Edouard Grimbert, à Sainte-Colombe, par Pont-Royal (Côte-d’Or). M. Edouard Grimbert est l’auteur de plusieurs ouvrages de propagande pacifique.
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- SUÈDE
- Pétition pour la paix.
- La pétition suédoise appuyant le mouvement important qui se produit actuellement en Europe en faveur de la paix est déjà couverte de 175.000 signatures. La Société de la paix compte arriver à 200.000 signatures, malgré les difficultés qui résulteront de la grande étendue du territoire et de l’exiguité des ressources financières d’une associationrelativement jeune. Heureusement ses chefs sont vigilants, énergiques et ils ont à faire à une population opiniâtre, qui marche droit à son but quand il lui apparaît clairement. — Nos félicitations!
- (Correspondance autographiée.)
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- LE DEVOIR
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- Le congrès de la paix.
- Nous rappelons que le vi® congrès universel de la paix aura lieu à Anvers du 29 août au 16 septembre inclusivement.
- L’ordre du jour n’en est pas encore définitivement fixé:
- Voici toutefois d’après la Paix par le Droit, les questions sur lesquelles l’attention semble devoir tout particulièrement se porter :
- 1° question relative à une déclaration de trêve :
- 2° question touchant à une réforme du droit international et l’institution d’une cour d’arbitrage permanent ;
- 3° questions de propagande générale ;
- 4° Dispositions réglementaires :
- A Sur la représentation des sociétés dans les congrès futurs;
- B Sur la préparation des questions à soumettre au Congrès;
- C Sur la marche des délibérations dans les congrès.
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
- L’opinion d’un conservateur
- D’après la proposition de loi récemment votée par le Sénat et relative à l’élection des tribunaux de commerce, les femmes peuvent être électeurs mais elles ne peuvent pas être élues.
- La commission de la Chambre nommée pour examiner la question de l’électorat des femmes au tribunal de commerce, a adopté la proposition de loi votée par le Sénat, sans y apporter le moindre changement.
- Nous lisons, à ce sujet, dans un journal, les lignes suivantes :
- « Que le Sénat composé de vieilles gens ahuris par la routine, se soit opposé à ce relèvement moral de la femme, cela se comprend, mais que la Chambre, recrutée parmi des hommes qui se disent amis du progrès et des réformes, ne soit pas allée jusqu’où le commandait la logique, voilà qui doit surprendre.
- » Je voudrais, moi, que les femmes qui occupent souvent une situation considérable dans le commerce, puissent être aussi bien éligibles qu’électeurs et dans les mêmes conditions que l’homme.
- » La femme est-elle moins intelligente, moins honnête? Non. Alors quoi? Quelles raisons pour l’exclure du tribunal de commerce? Des raisons il n’y en a pas, ou plutôt il n’y en a qu’une, la concurrence de l'homme qui ne veut à aucun prix se laisser prendre les places par la femme, qui a en plus l’orgueil bête et séculaire de supposer qu’il est tout et que la femme n’est rien, qu’il représente l’intelligence, le courage à lui tout seul, et qu’il est d’une race tellement supérieure dans la race humaine, que la femme doit se tenir modestement, discrètement à grande distance de lui, sans oser lui disputer quoi que ce soit dans le monopole des choses sociales. »
- Les lignes qui précèdent sont empruntées au journal Y Autorité) elles sont signées : Paul de Gassagnac. Ce nom évoque vingt-cinq ans de combats par la plume ou la parole, un quart de siècle de lutte opiniâtre, incessante, toujours fougueuse et
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- trop souvent entachée d’une intolérable violence de langage, pour la réaction sous toutes ses formes.
- Eloigné de l’arène législative par un revirement de ses électeurs, M. Paul de Cassagnac assagi s’est-il mis à creuser dans le recueillement les importants problèmes dont la tribune publique n’a cure? Ou bien moins oublieux de son ancienne manière, et toujours Adèle à sa foi politique, a-t-il voulu, tout en montrant l’inconséquence des républicains, entreprendre pour son parti la conquête des sympathies féminines?
- Son article sur les femmes lui valut un certain nombre de lettres, les unes approuvant et les autres désapprouvant.
- Il fallait s'y attendre; c’est lui-même qui le constate dans un autre article, «car la question, tout en faisant d’énormes progrès, n’est pas encore en pleine maturité. »
- Puis continuant :
- « On se débat dans la routine et dans les préjugés.
- » Une femme avocat! cela fait jeter de hauts cris.
- » On en poussait d’aussi aigus quand il s’est agi, pour la première fois, des femmes employées aux postes et des femmes-médecins.
- » Et on en a pris son parti.
- » Quelques femmes-médecins, à Paris, ont forcé l’estime et le respect des hommes-médecins', eux-mêmes.
- » La femme-avocat recevra de ses confrères hommes un pareil hommage.
- » C’est une affaire de temps. »
- Parmi les lettres qu’il avait reçues, M. de Cassagnac en reproduisait une, entre toutes, parce qu’elle résumait le mieux les objections qui lui étaient opposées. Son correspondant le prenait particulièrement à partie pour avoir émis, en parlant de l’homme, cette opinion qu’il « finirait peut-être, et au nom même de son égoïsme, par comprendre qu’il n’a aucun intérêt à nourrir et à entretenir la femme (comme cela se passe dans la société actuelle) et qu’il y aurait avantage, pour lui, à ce qu’elle se nourrît et s’entretînt elle-même par le travail. »
- M. de Cassagnac consacre le reste de son article à la réfutation des objections exposées par son correspondant.
- Gomme cette partie de l’article est pleine d’observations judicieuses sur certains points controversés même parmi les partisans de l’égalité des droits masculins et féminins, nous croyons intéressant de la reproduire ici.
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- Après avoir déclaré que loin d’être converti par la lettre de son correspondant, cette lettre le confirmerait encore dans sa manière de voir si c’était nécessaire, M. de Gassagnac ajoute :
- « Quel est son argument principal ?
- » La femme est l’ange du foyer; donc elle doit rester au foyer !
- » La femme est le pivot de la famille; donc elle doit rester dans la famille.
- » Où serait-elle mieux ?
- » Tel est le raisonnement.
- » Il n’est pas nouveau, et il durera plus que nous.
- » Mais évidemment, quand la femme a le bonheur d’avoir un foyer et une famille, c’est là qu’est sa place, sa meilleure place, d/autant qu’elle y peut faire valoir son éducation et son instruction, et toutes ses qualités de l’esprit et du cœur.
- » Car, pour habiter le foyer et se tenir dans la famille, il n’est pas indispensable de tricoter, ou de rapiécer les fonds de culotte, ou même défaire la cuisine.
- » Et si je dis cela, c’est pour répondre à ceux qui, dans le foyer et dans la famille, ne voient surtout que le côté domestique de la femme.
- » Or, ce côté domestique de la femme me révolte, s’il est obligatoire.
- » Que la femme s’adonne à ces travaux manuels, si cela lui fait plaisir, si elle en a besoin, c’est parfait; mais nous ne sommes plus au temps de la quenouille et du pot-au-feu.
- » La femme moderne, lorsque ses moyens le lui permettent, achète au Louvre les chaussettes de son mari, et s’offre une lingère et une cuisinière.
- » Il ne vaudrait pas la peine, d’ailleurs, d’autoriser la femme à prendre ses brevets, comme la mode en est venue, pour la maintenir dans les conditions serviles, au foyer familial.
- » Le jour où la femme a pu prendre son brevet supérieur, la route de l’instruction illimitée lui était ouverte et elle avait le droit d’aller jusqu’au bout.
- » Faire de Tétude des codes un monopole de l’homme, est un préjugé grotesque.
- » Oui, la femme est chez elle au foyer, dans la famille.
- » Et d’une manière générale, sur ce point, je suis d’accord avec mon honorable correspondant.
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- » Mais encore faut-il avoir un foyer, une famille, et faut-il manger !
- » Oui, manger.
- » Et c’est parce que la femme la plus vaillante ne peut pas toujours gagner sa subsistance, qu’il y en a tant qui se perdent.
- » J’ai reçu, moi, des centaines de femmes ayant appartenu au monde, et qui venaient me demander de les aider à trouver de quoi vivre, après une ruine accidentelle. Elles s’offraient, même comme femmes de chambre !
- » Et j’étais obligé de leur dire qu’il n’y avait aucun moyen de les tirer de la misère.
- » Car la femme qui ne sait que ce l’on apprend au foyer, dans la famille, ne peut plus gagner sa vie nulle part, le jour où le foyer est éteint et où la famille est dispersée.
- » Sans entrer dans les mille détails et sans m’arrêter aux mesquines objections, je rappellerai que ce que je souhaite, ce que je veux, c’est, d’une façon générale, permettre à la femme, par le travail, par l’intelligence, de se suffire et de demeurer honnête.
- » Oui, demeurer honnête, tout le problème est là.
- » Et une femme ne peut vivre vertueuse, que si elle a une existence indépendante, toute vertu devant capituler devant la faim.
- » C’est pour cela que je demande qu’on augmente les moyens de faire travailler la femme, qu’on multiplie les carrières pour elle, qu’elle soit mariée ou non.
- » Comme s’il suffisait d’être mariée pour ne pas crever de misère 1
- » Quand le mari est malade, estropié, vieux ou quand il chôme, ne serait-il pas utile pour le foyer et la famille que la femme gagnât quelque chose?
- » Certes, la famille et le foyer sont l’idéal ici-bas.
- » Mais combien de pauvres gens, même dans les classes élevées, qui ne peuvent pas se l’offrir !
- » Que faire d’une jeune fille bourgeoise ou noble, sans beauté et sans le sou, fût-elle d’une admirable intelligence?
- » Où trouvera-t-elle le foyer ? où trouvera-t-elle la famille ?
- » Tout cela est beau à dire; mais, à la pratique, ça ne tient pas.
- » Pour moi, l’honneur, le bonheur, sont dans l’indépendance, et l’indépendance est dans le travail rémunéré.
- » Donnons donc du travail à la femme, et à toutes les fem-
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- MOUVEMENT FÉMINISTE 869
- mes, à celles du peuple comme à celles de la bourgeoisie et de la noblesse.
- « Ouvrons-leur toutes les portes possibles.
- » Il y a tant à faire encore pour elles.
- » Une femme, en France, peut être docteur en droit, docteur en médecine, docteur ès-lettres ou ès-sciences, membre du conseil supérieur de l’instruction publique, officier de la Légion d’honneur ; mais la loi s’oppose à ce qu’elle serve de témoin dans les actes de l’état-civil et dans les actes notariés. Elle ne peut ni acheter, ni vendre, ni toucher le produit de son travail, sans l’autorisation de son mari, droits qu’elle possède en Italie, en Angleterre, en Russie, en Amérique, où elle possède la tutelle des enfants, la gestion du bien des pauvres et même le droit d’élection des fonctionnaires.
- » C’est chez nous, dans la France chevaleresque et galante, que la femme est le plus en retard.
- » Pourquoi ?
- » Parce que le Français a beaucoup trop fait, de la femme, un instrument de plaisir et d’agrément.
- » J’ai du rôle de la femme moderne une plus haute conception, qui se résume en quelques mots : permettre à la femme de développer librement son intelligence, qui vaut celle de l’homme, quoiqu’il en dise, et cela pour qu’elle puisse, par le travail rémunéré, fuir les vices auxquels l’homme la sollicite, et vivre honnête et honorée.
- « Bref, si vous voulez que la femme reste un ange, ne lui coupez pas les ailes et n’en faites pas un animal de basse-cour I »
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- * *
- Les femmes russes aux femmes de Franoe
- Voici le texte de l’adresse écrite dans les deux langues russe et française, sur la première page du riche album que les dames russes adressent aux dames de France en souvenir des fêtes de Paris-Toulon :
- « Le brillant et cordial accueil dont la France entière a honoré l’escadre russe offre peut-être dans l’histoire un exemple unique de l’union fraternelle de deux grandes nations au nom de la paix. Cet échange chaleureux de sympathies prouve désormais un lien intime entre nos deux peuples et nous le saluons comme le prélude du triomphe des idées humanitaires. L’idéal sublime de la fraternité des peuples sera le grand problème du siècle naissant.
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- LE DEVOIR
- » Femmes, nous ne sommes pas sur le champ de bataille où périssent nos pères, nos époux, nos fils et nos frères défenseurs du foyer; partageant avec eux toutes les vicissitudes du sort, nous ne courons pas ce danger suprême; c’est là surtout ce qui nous impose le devoir de plaider la cause sacrée de la paix.
- » C’est à nous de proclamer au monde que le plus grand jour de l’histoire sera celui où l’humanité rejettera son héritage sanglant et supprimera à jamais la guerre, source éternelle de ruines et de deuil, fatale entrave au triomphe du progrès.
- » Advienne la paix! Vive la paix!
- » Ce vœu sacré, c’est à vous que nous l’adressons, Femmes de France. Nous vous Fadressons avec l’hommage de chaleureuse sympathie et de la profonde admiration que nous portons à la patrie française. »
- La souscription ouverte pour offrir cet album aux dames de France a produit plus de dix milles roubles. Une partie de cette somme sera adressée à M. Spuller, ministre de l’instruction publique, pour la création d’une bourse dans un lycée de jeunes filles.
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- Les femmes qui prennent des brevets d’invention.
- « La femme n’a rien inventé, a dit Proudhon, pas même sa quenouille. »
- Un nouveau partisan de l’émancipation féminine, M. Léon Mead, a consulté les registres du Patent-Office de New-York, pour réfuter cette assertion. Il a établi que si de 1809 à 1821 les inventrices américaines n'y figuraient que pour trois brevets insignifiants, en 1892, elles y étaient inscrites pour 3.450 brevets d’invention dont plusieurs présentent une réelle importance.
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- OUVRAGES REÇUS
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- OUVRAGES REÇUS
- Charles Fauvety : sa biographie, sa mort, ses funérailles. Discours prononcés sur sa tombe, etc.
- Librairie Lessard, 3 rue Mercœur, Nantes, (Loire-Inférieure.)
- * *
- Le dernier mot du Socialisme rationnel, par E. de
- Pompery.
- Brochure en vente au prix de 2 fr. chez Albert Savine, éditeur, 12, rue des Pyramides, Paris.
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- Le prophète de l’Apocalypse, annonce du deuxième Avènement social du Christ en esprit dans l’intelligence des peuples, par J. Vicère.
- Brochure en vente au prix de 1 fr. 50, à l’imprimerie de VIndépendant, 3, rue Lazare-Escarguel, Perpignan (Pyrénées-Orientales).
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- The rising sun, revue mensuelle rédigée en langue anglaise et consacrée aux arts divinatoires et aux pratiques du magnétisme. Directeur Papus.
- Abonnement annuel 5 francs. Bureau : 14, rue de Strasbourg, Paris.
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- ¥ ¥
- Bulletin du Crédit populaire. Banques populaires et Caisses agricoles.
- Rédaction : Paris, 17, boulevard Saint-Martin.
- ¥ ¥
- La morale dans la politique, Rapport et résolutions présentés le 24 septembre 1893 au 26e congrès de la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté, par M. Milkowski.
- Opuscule en vente à 10 centimes, chez Fischbacher, 33, rue de Seine, Paris.
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- Socialisme pratique par le retour à la terre, par P.
- Verdad (Lessard).
- Le volume est en vente au prix de 2 francs, chez l’auteur, 3, rue Mercœur, Nantes (Loire-Inférieure.)
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- LE DEVOIR
- SANS FAMILLE
- Par Hector MALOT
- Ouvrage couronné par 1’A.cad.ém.ie française
- (Suite.)
- Pour la première fois, il desserra la main.
- Mais, en même temps, je vis son regard se diriger vers Capi, et faire un signe que celui-ci comprit.
- Aussitôt, comme un chien de berger, Capi abandonna la tête de la troupe et vint se placer derrière moi.
- Cette manœuvre acheva de me faire comprendre ce que le signe m’avait déjà indiqué : Capi était mon gardien ; si je faisais un mouvement pour me sauver, il devait me sauter aux jambes.
- J’allai m’asseoir sur le parapet gazonné, et Capi me suivit de près.
- Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeux obscurcis par les larmes la maison de mère Barberin.
- Au-dessous de nous descendait le vallon que nous venions de remonter, coupé de prés et de bois, puis tout au bas se dressait isolée la maison maternelle, celle où j’avais été élevé.
- Elle était d’autant plus facile à trouver au milieu des arbres, qu’en.ce moment même une petite colonne de fumée jaune sortait de sa cheminée, et montant droit dans l’air tranquille, s’élevait jusqu’à nous.
- Soit illusion du souvenir, soit réalité, cette fumée m’apportait l’odeur des feuilles de chêne qui avaient séché autour des branches des bourrées avec lesquelles nous avions fait du feu pendant tout l’hiver : il me sembla que j’étais encore au coin du foyer, sur mon petit banc, les pieds dans les cendres quand le vent s’engouffrant dans la cheminée nous rabattait la fumée au visage.
- Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous nous trouvions, les choses avaient conservé leurs formes nettes et distinctes, diminuées, rapetissées seulement.
- Sur le fumier, notre poule, la dernière qui restât, allait de çà de là, mais elle n’avait plus sa grosseur ordinaire, et si je ne
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- SANS FAMILLE
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- l’avais pas bien connue je l’aurais prise pour un petit pigeon. Au bout de la maison je voyais le poirier au tronc crochu que pendant si longtemps j’avais transformé en cheval. Puis à côté du ruisseau qui traçait une ligne blanche dans l’herbe verte, je devinais le canal de dérivation que j’avais eu tant de peine à creuser pour qu’il allât mettre en mouvement une roue de moulin, fabriquée de mes mains ; laquelle roue, hélas ! n’avait jamais pu tourner malgré tout le travail qu’elle m’avait coûté.
- Tout était là à sa place ordinaire, et ma brouette, et ma charrue faite d’une branche torse, et la niche dans laquelle j’élevais des lapins quand nous avions des lapins, et mon jardin, mon cher jardin.
- Qui les verrait fleurir, mes pauvres fleurs? Qui les arrangerait, mes topinambours? Barberin sans doute, le méchant Bar-berin.
- Encore un pas sur la route et à jamais tout cela disparaissait.
- Tout-à-coup, dans le chemin qui du village monte à la maison, j’aperçus au loin une coiffe blanche. Elle disparut derrière un groupe d'arbres ; puis elle reparut bientôt.
- La distance était telle que je ne distinguais que la blancheur de la coiffe, qui comme un papillon printanier aux couleurs pâles, voltigeait entre les branches.
- Mais il y a des moments où le cœur voit mieux et plus loin que les yeux les plus perçants ; je reconnus mère Barberin ; c’était elle; j’en étais certain; je sentais que c’était elle.
- — Eh bien ? demanda Vitalis, nous mettons-nous en route ?
- — Oh! monsieur, je vous en prie.
- — C'est donc faux ce qu’on disait, tu n’as pas de jambes; pour si peu, déjà fatigué ; cela ne nous promet pas de bonnes journées.
- Je ne répondis pas, je regardais.
- C’était mère Barberin ; c’était sa coiffe, c’était son jupon bleu, c'était elle.
- Elle marchait à grands pas, comme si elle avait hâte de rentrer à la maison.
- Arrivée devant notre barrière, elle la poussa et entra dans la cour qu’elle traversa rapidement.
- Aussitôt je me levai debout sur le parapet, sans penser à Capi qui sauta près de moi.
- Mère Barberin ne resta pas longtemps dans la maison. Elle ressortit et se mit à courir de çà de là, dans la cour, les bras étendus.
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- LE DEVOIR
- Elle me cherchait.
- Je me penchai en avant, et de toutes mes forces, je me mis à crier :
- — Maman 1 maman !
- Mais ma voix ne pouvait ni descendre, ni dominer le murmure du ruisseau, elle se perdit dans l’air.
- — Qu’as-tu donc, demanda Vitalis, deviens-tu fou ?
- Sans répondre, je restai les yeux attachés sur mère Bar-berin ; mais elle ne me savait pas si près d’elle et ne pensa pas à lever la tête.
- Elle avait traversé la cour, et revenue sur le chemin, elle regardait de tous côtés.
- Je criai plus fort, mais comme la première fois, inutilement.
- Alors Vitalis, soupçonnant la vérité, monta aussi sur le parapet.
- Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir la coiffe blanche.
- — Pauvre petit, dit-il à demi-voix.
- — Oh ! je vous en prie, m’écriai-je, encouragé par ces mots de compassion, laissez-moi retourner.
- Mais il me prit par le poignet et me fit descendre sur la route.
- — Puisque tu es reposé, dit-il, en marche mon garçon.
- Je voulus me dégager ; il me tenait solidement.
- — Gapi, dit-il, Zerbino !
- Les deux chiens m’entourèrent : Capi derrière, Zerbino devant.
- Au bout de quelques pas, je tournai la tête.
- Nous avions dépassé la crête de la montagne, et je ne vis plus ni notre vallée, ni notre maison ; tout au loin seulement des collines bleuâtres semblaient remonter jusqu’au ciel : mes yeux se perdirent dans des espaces sans bornes.
- V
- EN ROUTE
- Pour acheter les enfants quarante francs, il n’en résulte pas nécessairement qu’on est un ogre et qu’on fait provision de chair fraîche afin de la manger.
- Vitalis ne voulait pas me manger, et, par une exception un
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- peu rare chez les acheteurs d’enfants, ce n’était pas un méchant homme.
- J’en eus bientôt la preuve.
- C’était sur la crête même de la montagne qui sépare le bassin de la Loire de celui de la Dordogne qu’il m’avait repris le poignet, et, presque aussitôt nous avions commencé à descendre sur le versant exposé au midi.
- Après avoir marché environ un quart d’heure, il m’abandonna le bras.
- — Maintenant, dit-il, chemine doucement près de moi ; mais n’oublie pas que, si tu voulais te sauver, Capi et Zer-bino t’auraient bien vite rejoint ; ils ont les dents pointues.
- Me sauver, je sentais que c’était maintenant impossible et que par suite il était inutile de le tenter.
- Je poussais un soupir.
- — Tu as le cœur gros, continua Vitalis, je comprends cela et ne t’en veux pas. Tu peux pleurer librement si tu en as envie. Seulement tâche de sentir que ce n’est pas pour ton malheur que je t’emmène. Que serais-tu devenu? Tu aurais été très probablement à l’hospice. Les gens qui t’ont élevé ne sont pas tes père et mère. Ta maman, comme tu dis, a été bonne pour toi et tu l’aimes, tu es désolé de la quitter, tout cela c’est bien ; mais fais réflexion qu’elle n’aurait pas pu te garder malgré son mari. Ce mari, de son côté, n’est peut-être pas aussi dur que tu crois. Il n’a pas de quoi vivre ; il est estropié ; il ne peut plus travailler, et il calcule qu’il ne peut pas se laisser mourir de faim pour te nourrir. Comprends aujourd’hui, mon garçon, que la vie est trop souvent une bataille dans laquelle on ne fait pas ce qu’on veut.
- Sans doute c’étaient là des paroles de sagesse, ou tout au moins d’expérience. Mais il y avait un fait qui, en ce moment criait plus fort que toutes les paroles, — la séparation.
- Je ne verrais plus celle qui m’avait élevé, qui m’avait caressé, celle que j’aimais, - ma mère.
- Et cette pensée me serrait à la gorge, m’étouffait.
- Cependant je marchais près de Vitalis, cherchant à me répéter ce qu’il venait de me dire.
- Sans doute, tout cela était vrai ; Barberin n’était pas mon père, et il n’y avait pas de raisons qui l’obligeassent à souffrir la misère pour moi : il avait bien voulu me recueillir et m’élever ; si maintenant il me renvoyait, c’était parce qu’il ne pouvait plus me garder. Ce n’était pas de la présente journée
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- que je devais me souvenir en pensant à lui, mais des années passées dans sa maison.
- — Réfléchis à ce que je t’ai dit, petit, répétait de temps en temps Vitalis, tu ne seras pas trop malheureux avec moi.
- Après avoir descendu une pente assez rapide, nous étions arrivés sur une vaste lande qui s’étendait plate et monotone à perte de vue. Pas de maisons, pas d’arbres. Un plateau couvert de bruyères rousses, avec des grandes nappes de genêts rabougris qui ondoyaient sous le souffle du vent.
- — Tu vois, me dit Vitalis étendant la main sur la lande, qu’il serait inutile de chercher à te sauver, tu serais tout de suite repris par Capi et Zerbino.
- Me sauver 1 Je n’y pensais plus. Où aller d’ailleurs ? Chez qui ?
- Après tout, ce grand vieillard à barbe blanche n'était peut-être pas aussi terrible que je l’avais cru d’abord ; et s’il était mon maître, peut-être ne serait-il pas un maître impitoyable.
- Longtemps nous cheminâmes au milieu de tristes solitudes, ne quittant les landes que pour trouver des champs de bran-des, et n'apercevant tout autour de nous, aussi loin que le regard s’étendait, que quelques collines arrondies aux sommets stériles.
- Je m’étais fait une tout autre idée des voyages, et quand parfois dans mes rêveries enfantines j’avais quitté mon village, ç’avait été pour de belles contrées qui ne ressemblaient en rien à celle que la réalité me montrait.
- C’était la première fois que je faisais une pareille marche d’une seule traite et sans me reposer.
- Mon maître s’avançait d’un grand pas régulier, portant Joli Cœur sur son épaule ou sur son sac, et autour de lui les chiens trottinaient sans s’écarter.
- De temps en temps Vitalis leur disait un mot d’amitié, tantôt en français, tantôt dans une langue que je ne connaissais pas.
- Ni lui, ni eux ne paraissaient penser à la fatigue. Mais il n’en était pas de même pour moi. J’étais épuisé. La lassitude physique s’ajoutant au trouble moral, m’avait mis à bout de forces.
- Je traînais les jambes et j’avais la plus grande peine à suivre mon maître. Cependant je n’osais pas demander à m’arrêter.
- — Ce sont tes sabots qui te fatiguent, me dit-il, à Us~el, je t’achèterai des souliers.
- Ce mot me rendit le courage.
- En effet, des souliers avaient toujours été ce que j’avais le
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- plus ardemment désiré- Le fils du maire et aussi le fils de l’aubergiste avaient des souliers, de sorte que le dimanche, quand ils arrivaient à la messe, ils glissaient sur les dalles sonores, tandis que nous autres paysans, avec nos sabots, nous faisions un tapage assourdissant.
- — Ussel, c’est encore loin?
- — Voilà un cri du cœur, dit Vitalis en riant; tu as donc bien envie d’avoir des souliers, garçon ? Eh bien! je t'en promets avec des clous dessous. Et je te promets aussi une culotte de velours, une veste et un chapeau. Gela va sécher tes larmes, j’espère, et te donner des jambes pour faire les six lieues qui nous restent.
- Des souliers avec des clous dessous! Je fus ébloui. C’était déjà une chose prodigieuse pour moi que ces souliers, mais quand j’entendis parler de clous, j’oubliai mon chagrin.
- Des souliers, des souliers à clous ! une culotte de velours ! une veste! un chapeau!
- Ah! si mère Barberin me voyait, comme elle serait contente, comme elle serait flére de moi!
- Malgré les souliers et la culotte de velours qui étaient au bout de six lieues qui nous restaient à faire, il me sembla que je ne pourrais pas marcher si loin.
- Le ciel, qui avaient été bleu depuis notre départ, s’emplit peu à peu de nuages gris, et bientôt il se mit à tomber une pluie fine qui ne cessa plus.
- Avec sa peau de mouton, Vitalis était assez bien protégé, et il pouvait abriter Joli-Cœur, qui, à la première goutte de pluie, était promptement rentré dans sa cachette. Mais les chiens et moi qui n’avions rien pour nous couvrir, nous n’avions pas tardé à être mouillés jusqu’à la peau ; encore les chiens pouvaient-ils de temps en temps se secouer, tandis que ce moyen naturel n’étant pas fait pour moi, je devais marcher sous un poids qui m’écrasait et me glaçait.
- — T’enrhumes-tu facilement ? me demanda mon maître.
- — Je ne sais pas ; je ne me rappelle pas avoir été jamais enrhumé.
- — Bien cela, bien ; décidément il y a du bon en toi. Mais je ne veux pas t’exposer inutilement, nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. Voilà un village là-bas, nous y coucherons.
- Il n’y avait pas d’auberge dans ce village, et personne ne voulut recevoir une sorte de mendiant qui traînait avec lui un enfant et trois chiens aussi crottés les uns que les autres,
- — On ne loge pas ici, nous disait-on,
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- LE DEVOIR
- Et l’on nous fermait la porte au nez. Nous allions d’une maison à l'autre, sans qu’aucune s’ouvrît.
- Faudrait-il donc faire encore, et sans repos, les quatre lieues qui nous séparaient d’Ussel? La nuit arrivait, la pluie nous glaçait, et pour moi je sentais mes jambes raides comme des barres de bois.
- Ah ! la maison de mère Barberin !
- Enfin un paysan plus charitable que ses voisins, voulut bien nous ouvrir la porte d’une grange. Mais avant de nous laisser entrer, il nous imposa la condition de ne pas avoir de lumière.
- — Donnez-moi vos allumettes, dit-il à Vitalis, je vous les rendrai demain, quand vous partirez.
- Au moins nous avions un toit pour nous abriter et la pluie ne nous tombait plus sur le corps.
- Vitalis était homme de précaution qui ne se mettait pas en route sans provisions. Dans le sac de soldat qu’il portait sur ses épaules se trouvait une grosse miche de pain qu’il partagea en quatre morceaux.
- Alors je vis pour la première fois comment il maintenait l’obéissance et la discipline dans sa troupe.
- Pendant que nous errions de porte en porte, cherchant notre gîte, Zerbino était entré dans une maison, et il en était ressorti aussitôt rapidement, portant une croûte dans sa gueule. Vitalis n’avait dit qu’un mot :
- — A ce soir, Zerbino.
- Je ne pensais plus à ce vol, quand je vis, au moment où notre maître coupait la miche, Zerbino prendre une mine basse.
- Nous étions assis sur deux bottes de fougère, Vitalis et moi, à côté l’un de l’autre, Joli-Cœur entre nous deux; les trois chiens étaient alignés devant nous Capi et Dolce les yeux attachés sur ceux de leur maître, Zerbino le nez incliné en avant, les oreilles rasées.
- — Que le voleur sorte des rangs, dit Vitalis d’une voix de commandement, et qu’il aille dans un coin; il se couchera sans souper.
- Aussitôt Zerbino quitta sa place et marchant en rampant, il alla se cacher dans le coin que la main de son maître lui avait indiqué ; il se fourra tout entier sous un amas de fougère, et nous ne le vîmes plus, mais nous l’entendions siffler plaintivement avec des petits cris étouffés.
- Cette exécution accomplie, Vitalis me tendit mon pain, et tout en mangeant le sien, il partagea par petites bouchées
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- entre Joli-Cœur, Capi et Dolce les morceaux qui leur étaient destinés.
- Pendant les derniers mois que j’avais vécu auprès de mère Barberin, je n’avais certes pas été gâté ; cependant le changement me parut rude.
- Ah ! comme la soupe chaude que mère Barberin nous faisait tous les soirs m’eût paru bonne, même sans beurre !
- Comme le coin du feu m’eût été agréable ; comme je me serais glissé avec bonheur dans mes draps, en remontant les couvertures jusqu’à mon nez !
- Mais, hélas! il ne pouvait être question ni de draps, ni de couverture, et nous devions nous trouver encore bien heureux d’avoir un lit de fougère.
- Brisé par la fatigue, les pieds écorchés par mes sabots, je tremblais de froid dans mes vêtements mouillés.
- La nuit était venue tout à fait, mais je ne pensais pas à dormir.
- — Tes dents claquent, dit Vitalis; tu as froid?
- — Un peu.
- Je l’entendis ouvrir son sac.
- — Je n’ai pas une garde-robe bien montée, dit-il, mais voici une chemise sèche et un gilet dans lesquels tu pourras t’envelopper après avoir défait tes vêtements mouillés ; puis tu t’enfonceras sous la fougère, tu ne tarderas pas à te réchauffer et à t’endormir.
- Cependant, je ne me réchauffai pas aussi vite que Vitalis le croyait; longtemps je tournai et me retournai sur mon lit de fougère, trop endolori, trop malheureux pour pouvoir m’endormir.
- Est-ce qu’il en serait maintenant tous les jours ainsi? marcher sans repos sous la pluie, coucher dans une grange, trembler de froid, n’avoir pour souper qu’un morceau de pain sec, personne pour me plaindre, personne à aimer, plus de mère Barberin ?
- Comme je réfléchissais tristement, le cœur gros et les yeux pleins de larmes, je sentis un souffle tiède me passer sur le visage.
- J’étendis la main en avant et je rencontrai le poil laineux de Capi.
- Il s’était doucement approché de moi, s’avançant avec précaution sur la fougère, et il me sentait ; il reniflait doucement; son haleine me courait sur la figure et dans les cheveux.
- Que voulait-il ?
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- LE DEVOIR
- Il se coucha bientôt sur la fougère, tout près de moi, et délicatement il se mit à me lécher la main.
- Tout ému de cette caresse, je me soulevai à demi et l’embrasai sur son nez froid.
- Il poussa un cri étouffé, puis, vivement, il mit sa patte dans ma main et ne bougea plus.
- J’oubliai fatigue et chagrin; ma gorge contractée se desserra; je respirai ; je n’étais plus seul : j’avais un ami.
- VI
- MES DÉBUTS
- Le lendemain nous nous mîmes en route de bonne heure.
- Plus de pluie ; un ciel bleu, et, grâce au vent sec qui avait soufflé pendant la nuit, peu de boue. Les oiseaux chantaient joyeusement dans les buissons du chemin et les chiens gambadaient autour de nous. De temps en temps, Capi se dressait sur ses pattes de derrière et il me lançait au visage deux ou trois aboiements dont je comprenais très bien la signification.
- — Du courage, du courage ! disaient-ils.
- Car c’était un chien intelligent, qui savait tout comprendre et toujours se faire comprendre. Bien souvent j’ai entendu dire qu’il ne lui manquait que la parole. Mais je n’ai jamais pensé ainsi. Dans sa queue seule, il y avait plus d’esprit et d’éloquence que dans la langue ou dans les yeux de bien des gens. En tout cas la parole n'a jamais été utile entre lui et moi, du premier jour nous nous sommes tout de suite compris.
- N’étant jamais sorti de mon village, j’étais curieux de voir une ville.
- Je dois avouer qu’Ussel ne m’éblouit point. Ses vieilles maisons à tourelles, qui font sans doute le bonheur des archéologues, me laissèrent tout à fait indifférent.
- Il est vrai de dire que dans ces maisons ce que je cherchais, ce n’était point le pittoresque.
- Une idée emplissait ma tête et obscurcissait mes yeux, ou tout au moins ne leur permettait de voir qu’une seule chose : une boutique de cordonnier.
- Mes souliers, les souliers promis par Vitalis, l’heure était venue de les chausser.
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- SANS FAMILLE
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- . Où était la bienheureuse boutique qui allait me les fournir ?
- C’était cette boutique que je cherchais : le reste, tourelles, ogives, colonnes n’avait aucun intérêt pour moi.
- Aussi le seul souvenir qui me reste d’Ussel est-il celui d’une boutique sombre et enfumée située auprès des halles. Il y avait en étalage devant sa devanture des vieux fusils, un habit galonné sur les coutures avec des épaulettes en argent, beaucoup de lampes, et dans des corbeilles de la ferraille, surtout des cadenas et des clefs rouillées.
- Il fallait descendre trois marches pour entrer, et alors on se trouvait dans une grande salle, où la lumière du soleil n’avait assurément jamais pénétré depuis que le toit avait été posé sur la maison.
- Comment une aussi belle chose que des souliers pouvait-elle se vendre dans un endroit aussi affreux !
- Cependant Vitalis savait ce qu’il faisait en venant dans cette boutique, et bientôt j’eus le bonheur de chausser mes pieds dans des souliers ferrés qui pesaient bien dix fois le poids de mes sabots.
- La générosité de mon maître ne s’arrêta pas là; après les souliers, il m’acheta une veste de velours bleu, un pantalon de laine et un chapeau de feutre; enfin tout ce qu’il m’avait promis.
- Du velours pour moi, qui n’avait jamais porté que de la toile; des souliers ; un chapeau quand je n'avais eu que mes cheveux pour coiffure ; décidément c’était le meilleur homme du monde, le plus généreux et le plus riche.
- Il est vrai que le velours était froissé, il est vrai que la laine était râpée ; il est vrai aussi qu’il était fort difficile de savoir quelle avait été la couleur primitive du feutre, tant il avait reçu de pluie et de poussière, mais ébloui par tant de splendeurs, j’étais insensible aux imperfections qui se cachaient sous leur éclat.
- J’avais hâte de revêtir ces beaux habits, mais avant de me les donner, Vitalis leur fit subir une transformation qui me jeta dans un étonnement douloureux.
- En rentrant à l’auberge, il prit des ciseaux dans son sac et coupa les deux jambes de mon pantalon à la hauteur des genoux.
- Comme je le regardais avec des yeux ébahis :
- — Ceci est à seule fin, me dit-il, que tu ne ressembles pas à tout le monde. Nous sommes en France, je t’habille en Italien;
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- si nous allons en Italie, ce qui est possible, je t’habillerai en Français.
- Cette explication ne faisant pas cesser mon étonnement, il continua :
- — Que sommes-nous? Des artistes, n’est-ce pas? des comédiens qui par leur seul aspect doivent provoquer la curiosité. Crois-tu que si nous allions tantôt sur la place publique habillés comme des bourgeois ou des paysans, nous forcerions les gens à nous regarder et à s’arrêter autour de nous ? Non, n’est-ce pas? Apprends donc que dans la vie le paraître est quelquefois indispensable; cela est fâcheux, mais nous n’y pouvons rien.
- Voilà comment de Français que j’étais le matin, je devins Italien avant le soir.
- Mon pantalon s’arrêtant au genou, Vitalis attacha mes bas avec des cordons rouges croisés tout le long de la jambe ; sur mon feutre, il croisa aussi d’autres rubans, et il l’orna d’un bouquet de fleurs en laine.
- Je ne sais pas ce que d’autres auraient pu penser de moi, mais pour être sincère je dois déclarer que je me trouvais superbe ; et cela devait être, car mon ami Capi, après m'avoir longuement contemplé, me tendit la patte d’un air satisfait.
- L’approbation que Capi donnait à ma transformation me fut d’autant plus agréable que pendant que j’endossais mes nouveaux vêtements, Joli-Cœur s’était campé devant moi, et avait imité mes mouvements en les exagérant. Ma toilette terminée, il s’était posé les mains sur les hanches et renversant sa tête en arrière il s’était mis à rire en poussant des petits cris moqueurs.
- J’ai entendu dire que c’était une question scientifique intéressante de savoir si les singes riaient. Je pense que ceux qui se sont posé cette question sont des savants en chambre, qui n’ont jamais pris la peine d’étudier les singes. Pour moi qui pendant longtemps ai vécu dans l’intimité de Joli-Cœur, je puis affirmer qu’il riait et souvent même d’une façon qui me mortifiait. Sans doute son rire n’était pas exactement semblable à celui de l’homme. Mais enfin lorsqu’un sentiment quelconque provoquait sa gaieté, on voyait les coins de sa bouche se tirer en arrière ; ses paupières se plissaient, ses mâchoires remuaient rapidement, et ses yeux noirs semblaient lancer des flammes comme des petits charbons sur lesquels on aurait soufflé.
- (A suivre).
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- MOUVEMENT DES ASSURANCES MUTUELLES
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- TUT U 4 M TT TOTL'Df AQQrD M1ÏTTÏIM T FO
- MOUVEMENT DE MARS 1894
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- Section des Hommes
- Cotisations des mutualistes 2.388 45 /
- Subvention de la Société 397 16 3.625 36
- Mal-façons et divers 839 75 \
- Dépenses . 4.496 90
- Déficit en mars 871 54
- Section des Dames
- Cotisations des mutualistes 419 75 )
- Subvention de la Société 140 05 561 15
- Divers 1 35 )
- Dépenses 1.069 70
- Déficit en mars, 508 55
- ASSURANCE DES PENSIONS
- Subvention de la Société et divers... 3.912 78 )
- Intérêts des comptes-courants et du 7.989 78
- titre d’épargne 4.077 »» )
- Dépenses :
- 70 Retraités définitifs 4.567 85 J
- 23 — provisoires 1.439 10 f
- Nécessaire à la subsistance 2.039 »» > 9.095 50
- Allocat. aux familles des réservistes. »» »» i
- Divers, appointements, médecins, etc. 1.049 55 1
- Déficit en mars............. 1.105 72
- CAISSE DE PHARMACIE
- Cotisations des mutualistes Subvention de la Société Dépenses Déficit en mars.. 545 50 \ 205 15 ( 750 65 980 45 229 80
- RÉSUMÉ
- Recettes sociales du 1er juillet 1893 au 31 mars 94.. » individuelles » » 53.151 82 18.276 »»
- Dépenses » » 71.427 82 82.453 97
- Excédent des dépenses sur les recettes.... 11.026 15
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- LE DEVOIR
- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
- MOIS D’AYRIL 1894
- Naissances :
- 2 Avril. Marlière Emile-Marcel-Louis, fils de Marlière Louis et de Ledoux Lidia.
- 4 Braillon Antoinette-Julienne, fille de Braillon Adolphe et de Gautier Louise. !
- 6 — Hutin Antoinette, fille de Hutin Théophile ^t de
- Fouconnier Marthe.
- Décès
- 4 — Gabry Gustave, âgé de 63 ans.
- I
- Le Gérant : P. A. Doyen.
- Nimes, imp. Veuve Laporte, ruelle des Saintes-Maries, 7. — 104.
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- de J.-B.-André Q-OBI3ST (*) ( Suite )
- CONFÉRENCE DU VENDREDI 19 OCTOBRE 1877
- La réunion a lieu au foyer du théâtre. Il est constaté que la salle, sonore quand elle est vide, laisse la voix porter facilement d’un bout à l’autre, maintenant que des bancs à dossier couvrent l’étendue.
- J.-B.-André Godin rappelle comment il a été conduit à donner des conférences et pourquoi il continue ces réunions, malgré le peu d’empressement de ses auditeurs, et en se rendant parfaitement compte qu’un certain nombre d’entre eux ne viennent aux conférences que par égard pour l’orateur lui-même. Quelques-uns, sans doute, portent un réel intérêt à ce qu’on y dit, mais combien d’autres ne voient pas du tout la nécessité des conférences!
- Il continue :
- « La plupart des communes, en France, dans les petites villes et surtout dans les villages, sont dépourvues de salles pouvant servir aux réunions instructives ou scientifiques. L’église a son affectation spéciale. En dehors d’elle, il n’y a plus, en fait de salles communes, au village, que le cabaret.
- » Du reste, jusqu’ici, toutes les communes de France auraient-elles eu leur salle de réunion qu’elles auraient été assez empêchées de s’en servir, soit par les prescriptions légales et tracasseries administratives, soit par l’indifférence publique des gens, qui ne se soucient guère généralement de se fatiguer l’entendement pour acquérir des connaissances dont ils ne voient pas le profit immédiat.
- » Pourtant, nous perfectionner nous-même et aider au
- (i) Lire le Devoir depuis le mois de mars 1891.
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- perfectionnement des autres est notre premier devoir dans la vie; et combien des réunions où chacun communiquerait aux autres ce qu’il sait de meilleur pourraient aider les hommes à atteindre ce but! Pour progresser dans la vie, il faut que les hommes se connaissent entre eux, qu’ils voient de concert à arranger les choses au mieux de leurs intérêts communs, qu’ils s’instruisent et s’éclairent les uns les autres. Or, nos conférences n’ont pas d’autre but que de vous faciliter à tous l’accomplissement de cette tâche si importante : le progrès dans la vie.
- » Avec quel plaisir je céderais la parole à qui voudrait la prendre ; combien cela stimulerait votre attention et jetterait l’animation et la vie dans nos réunions trop monotones. Si, par timidité, quelques personnes disposées peut-être à demander des éclaircissements sur tel ou tel point hésitent à venir à la tribune, qu’elles parlent de leur place, mais au moins ne restent pas muettes. L’habitude viendrait avec l’exercice et ce qui vous paraît aujourd’hui un effort considérable ne serait plus qu’un plaisir pour vous. »
- L’orateur poursuit en développant la pensée que si l’auditoire ne lui signale pas les points où il a pu être obscur, de fausses interprétations s’en suivront, et qu’il en pourra résulter, dans le fonctionnement des choses, des embarras qu’on aurait prévenus en demandant à temps les élaircis-sements nécessaires. En outre, n’étant pas bien compris, le conférencier ne convaincra pas son auditoire ; il n’entrera pas avec lui en communication réelle, ce qui sera regrettable des deux parts.
- « Ainsi, » dit-il, « j’ai déjà constaté que les indications données dans mes conférences concernant les Groupes et Unions étaient interprétées diversement, au sein même des Unions et Groupes, et que je n’avais pas toujours été compris.
- » Si personne ne signale à temps ces obscurités, comment y remédierai-je?
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- 2) Que l’on ne craigne donc pas de prendre la parole, si l’on veut marcher sûrement dans la voie nouvelle; que l’on me demande tous les éclaircissements jugés nécessaires; qu’on me signale les cas qui paraissent embarrassants; de cette façon, nous avancerons l’heure de la signature du contrat d’association et nous diminuerons les embarras des débuts.
- » Il m’est impossible de me faire à l’avance le tableau de toutes les fausses interprétations qu’on peut faire de ce que je dis ; c’est à vous de me signaler, sans hésiter, toute proposition qui paraît prêter à double entente ou qui manque de clarté. »
- Revenant sur le motif qui l’a déterminé à faire des conférences, J.-B.-A. Godin poursuit :
- « Tous mes actes se rapportent à un même principe ; celui du progrès, celui du bien de la vie humaine.
- )) Or, voyons ce qu’est en elle-même la vie humaine.
- » Quel est le but réel de notre existence si souvent pénible, si souvent chargée de tant de causes de douleurs que bien des hommes aspirent à en voir la fin ?
- » Ne semble-t-il pas à la plupart des gens que cette existence n’a d’autre but que de s’entretenir elle-même ? L’homme apparaît sur la terre pour se livrer à un travail incessant, pénible, afin de s’assurer les moyens de vivre.
- » Il ne peut, comme l’animal se contenter de ce que lui offre la terre. Ses facultés plus développées l’obligent à perfectionner sa nourriture, à se créer des abris,des vêtements, à cultiver le sol, à en multiplier, à en varier les produits. Par le travail, il se procure un vêtement convenable, une habitation qui le protège contre les intempéries et lui donne la sécurité indispensable à son repos. C’est le travail qui crée toutes les ressources de la vie et donne au genre humain ses moyens d’existence.
- » Que faut-il conclure de ces obligations faites à l’homme, sinon que celui-ci est conduit par tous les moyens pos-
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- sibles à manipuler, à transformer la matière pour porter partout autour de lui, le progrès, le mouvement et la vie ?
- » Tant d’efforts indispensables à l’homme pour vivre, ont-ils un autre but que celui de l’entretien journalier de l’existence ?
- » La grande majorité des hommes n’entrevoit pas que le travail serve à autre chose ; et cependant, à côté du pain gagné chaque jour, il y a un pas de plus accompli vers le perfectionnement de soi-même, vers le perfectionnement de la vie humaine et de tout ce qui existe à la surface du globe.
- » La terre n’a pas toujours été couverte de nations policées ; il fut un temps où elle ne portait que des sauvages presque nus. Le pays qui est aujourd’hui la France était alors habité par des individus vêtus de peaux de bêtes. A quelle force devons-nous les modifications accomplies ? Au travail. C’est le travail qui, peu à peu, a fait apparaître la ville sur le sol autrefois nu. C’est lui qui a enrichi les populations, qui les a dotées d’instruction et de bien-être, lui qui a élevé les usines, créé la richesse et tous les avantages dont nous jouissons.
- » Que l’on se reporte en arrière d’un siècle seulement, et l’on entreverra la somme de bienfaits que le travail nous apporte chaque jour. Ce qui était du luxe pour nos ancêtres constitue à peine le nécessaire pour nous. Le travail ne cesse d’élever et de perfectionner les conditions de l’existence. C’est par lui que le sauvage d’autrefois devient un homme sociable et bon, envisageant les lois du bonheur pour tous et s’efforçant de les mettre en pratique.
- » Si humble que soit un travail il a son côté utile. Jetez les yeux sur ce que vous faites ici-même, ouvriers occupés à produire des meubles de chauffage et de cuisine, et vous reconnaîtrez qu’en faisant cela vous concourez au bien-être de vos semblables et que, par la loi de solidarité qui unit tous les, hommes, les conséquences
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- de votre travail plus ou moins bien exécuté ont leur retentissement au loin. Et il en est ainsi de tous les faits de la vie.
- » Je vous ai déjà indiqué que toutes nos actions ont des conséquences non-seulement pour notre existence passagère sur la terre, non-seulement pour la vie sociale, mais aussi pour la vie dans laquelle nous rentrons après le phénomène que nous appelons la mort.
- » Je vous ai dit que selon les actes, selon le travail que nous avons accompli en ce monde, nous avons déterminé les conditions de notre vie à venir.
- » Je sais combien un tel sujet est difficile à saisir pour qui n’y a pas encore réfléchi ; combien il faut faire d’efforts pour comprendre que la pensée, la volonté, l’action, le travail produisent des résultats jusque dans la substance impondérable. Cependant, il en est ainsi : tous nos actes ont un double résultat, matériel et spirituel, et l’homme retrouve dans la vie de l’esprit les conséquences de ses œuvres terrestres.
- » Ce produit de la vie est le trésor impérissable de l’homme de bien qui, souvent privé de richesse en ce monde, se voit pourvu dans l’autre de ressources sans nombre, résultat de ses propres actions. »
- Eclaircir ce sujet, dit l’orateur, démontrer la réalité de cette doctrine à laquelle se rattache intimement l’œuvre d’association poursuivie au Familistère, est un des buts de ses conférences. Quand il aura pu rendre évident pour tous ce qu’il a à dire sur ce sujet, tous verront que la doctrine du bien et du progrès de la vie conduit au travail et non à la contemplation stérile; car l’homme ne fait le bien qu’en se rendant utile à tous.
- J.-B.-A. Godin continue :
- « C’est pourquoi je m’efforce de réaliser entre nous une association. L’association est le moyen de nous employer tous au plus grand bien commun, d’assurer l’avenir des
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- familles ouvrières de l’usine, de développer le travail, le bien-être, l’instruction, de faire enfin progresser tous les associés au point de vue matériel comme au point de vue intellectuel et moral, et de donner au monde du travail un exemple à imiter.
- » Le passé nous a montré l’homme souvent exploité au nom de principes indûment appelés religieux; mais la religion de l’avenir entraînera l’affranchissement de l’homme, l’essor et le développement de toutes ses facultés. Loin de répudier le contrôle de la raison, cette religion y fera le plus constant appel.»
- Après avoir de nouveau — et sans résultats — invité son auditoire à lui demander des éclaircissements sur les points qui ont pu rester obscurs, le fondateur du Familistère passe à un autre sujet d’entretien.
- Il s’agit du travail des Groupes d’étude des combustibles à l’Usine et au Familistère et de quelques fausses interprétations à redresser. Après examen des faits l’orateur a jugé que le plus simple était de traiter la question en conférence, plutôt que de la régler dans chaque groupe en particulier.
- « Les groupes d’étude des combustibles au Familistère ont pour mission, « dit-il, » de reconnaître et d’apprécier la qualité et le prix des marchandises et les quantités à mettre en magasin. Là se borne leur rôle ; ils ne doivent pas en sortir pour aller s’enquérir de ce qui convient ou non aux besoins de l’usine en fait de combustibles.
- » L’Usine a ou doit avoir ses Groupes spéciaux pour cet objet. Et ceux-ci, à leur tour, ne doivent pas s’immiscer dans la question des combustibles concernant le Familistère.
- » Je vous ai bien dit dans d’autres conférences que toute question pouvait être examinée par les Groupes, mais il faut bien comprendre que lorsqu’on se réunit pour s’occuper de ce qui convient au Familistère, il ne faut pas
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- laisser s’égarer la discussion en poursuivant en même temps ce qui peut convenir à l’Usine. Chaque étude doit venir à son tour, afin de ne pas embrouiller le débat et de ne pas faire perdre de vue le point à résoudre, ainsi que le fait s’est produit dans les Groupes dont je viens de parler. »
- Serrant de près la question technique, l’orateur entre dans des détails sur les qualités de divers charbons et leur appropriation à tels ou tels appareils de chauffage ou de cuisine, afin de mettre les Groupes sur la voie de la meilleure solution à intervenir.
- Il développe ensuite cette pensée que la population a le plus grand intérêt à bien faire marcher tous les Groupes et à mettre en bon fonctionnement les Unions et les Conseils, afin d’activer la solution de toutes les questions. Il fait ressortir qu’il lui est impossible d’être l’agent d’affaires de chacun des 150 Groupes constitués, son temps n’y suffirait pas. Il faut donc que le Groupe, une fois sa résolution prise, soumette celle-ci à l’Union ; et quand ces deux corps : le Groupe et l’Union sont d’accord sur un point, ce point doit être porté devant le Conseil général qui, lui, se prononcera définitivement et votera la mise à exécution s’il y a lieu. Ce vote sera transmis à la direction exécutive, l’orateur lui-même quant à présent, et ainsi les choses suivront leur cours régulier.
- La séance est levée. ,
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- DEUX EPISODES DE LA VIE DI ROBERT OWEN
- UN MOT SUR ROBERT OWEN
- Parmi les réformateurs sociaux marquants du début du XIXe siècle se dresse une grande figure, celle de Robert Owen. Aucun plus que lui n’attira l’attention du monde, aucun ne fit naître autant d’enthousiasme populaire, aucun n’éveilla au même degré la sympathie des classes éclairées.
- Ses amis étaient le duc de Kent, père de la reine d’Angleterre, Lord Brougham, etc.; ses visiteurs, des princes, l’Empereur de Russie, etc.; ses associés, des philosophes comme Jérémie Bentham; ses auditeurs, la Chambre des Représentants des Etats-Unis, ou bien le peuple d’Angleterre se pressant en foule compacte dans les grands halls où il donnait ses conférences.
- Né en mai 1771, il était le septième enfant d’un sellier de Newtown (Angleterre). A 10 ans, il quitte la maison paternelle et va à Londres retrouver un de ses oncles maternels; peu après, il entre dans le commerce et conquiert l’estime et l’amitié de ses patrons successifs.
- A 20 ans, il dirige à son compte une filature de coton, situation importante. A partir de cette époque, sa vie semble un roman rempli de luttes, d’efforts intelligents, de succès brillants, d’accidents heureux et de revers.
- Doué d’une volonté infatigable, d’une activité incessante, d’un esprit supérieur, Owen, pendant plus d’un demi-siècle, fut l’initiateur ou le défenseur de toutes les mesures prises en Angleterre en faveur des classes ouvrières. Les difficultés sans nombre, les défaillances de ses associés, les résistances de toutes sortes qu’il rencontra au cours de sa longue carrière ne le découragèrent jamais.
- Jusqu’à son dernier moment, il conserva dans le cœur, avec sa bienveillance native, de larges espérances dans le
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- ROBERT OWEN
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- progrès humain auquel il avait voué sa vie, et l’ardent amour du peuple d’où il était sorti. Au clergyman qui l’assistait au moment de la mort et lui demandait s’il ne regrettait pas la « folle dépense de sa vie, en des plans non acceptés, et dans des efforts sans fruits, » le vieux philosophe, les yeux brillants, répondait : « Non, monsieur, ma vie n’a pas été dépensée inutilement ; j’ai proclamé au monde d’importantes vérités, et si elles n’ont pas été reçues, c’est que le monde ne les a pas comprises. Comment en blâmerais-je le monde? je suis en avance de mon temps. »
- Owen mourut le 17 novembre 1858, dans cette ville de Newtown où il naquit et où il voulut rendre le dernier soupir.
- — Voilà l’homme, et voici l’œuvre, ou du moins, deux des parties de l’œuvre.
- Premier épisode : New Lanark
- En 1797, M. Dale, grand manufacturier écossais et banquier à Glascow, possédait, sur les bords de la Clyde, le village et les usines de Lanark. Robert Owen — déjà connu comme habile filateur de coton — voyageant dans le comté, visita l’établissement. Des coteaux boisés entouraient le village, les eaux limpides de la rivière baignait ses manufactures; des prés, des vergers égayaient le vallon : tout contribuait à donner à l’ensemble un aspect poétique; aussi fit-il à Owen une profonde impression. « De tous les sites que j’ai visités, » dit-il à l’ami qui l’accompagnait, « voilà celui que je préférerais pour tenter d’y réaliser une expérience que j’ai depuis longtemps en projet. »
- Deux ans après, accompagné de MM. John Barton et John Atkinson, ses deux associés, représentants des maisons de Londres et de Manchester, il traitait avec M. Dale l’achat de rétablissement au prix de 1.500.000 francs. Trois mois plus tard, il épousait la fille de M. Dale, se fixait dans sa
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- nouvelle acquisition, et commençait à s’occuper d’administration.
- Les débuts furent difficiles. À cette époque la population sédentaire, accoutumée à travailler à domicile, avait un très grand préjugé contre le travail dans les filatures qui troublait une habitude séculaire. Les grands établissements en pénurie d’ouvriers étaient obligés, pour remplir leurs cadres, de prendre comme travailleurs des vagabonds qui ne se fixant nulle part et s’adonnant à l’ivrognerie, contribuaient à écarter des résidences manufacturières la population sobre et laborieuse.
- Dans le village, on comptait alors 1500 hommes établis en famille et environ 500 enfants pauvres âgés de 7 à 12 ans, fournis par les paroisses environnantes. Ces enfants abandonnés de leurs parents, étaient logés, vêtus, nourris par le manufacturier et accablés de travail. Owen décida qu’on ne recevrait plus de ces enfants abandonnés et les remplaça par des adultes ; puis il fit construire des maisons nouvelles, réparer les rues du village et restaurer les maisons délabrées.
- S’étant ensuite aperçu qu’à New-Lanark, (c’était ainsi qu’on appelait dès lors l’établissement), les marchandises courantes étaient vendues à des prix très élevés, il installa des magasins coopératifs où l’on trouvait tous les articles de consommation quotidienne à des prix modérés.
- Par ses soins et sous son influence, une amélioration sensible dans la santé et le confort des habitants ne tarda pas à se manifester. Six ans s’étaient à peine écoulés qu’Owen sentait combien il gagnait dans l’estime de ses ouvriers et combien l’indifférence et les préventions du début faisaient peu à peu place à la sympathie.
- Un évènement imprévu vint hâter cette transformation.
- Des différends survinrent entre la grande Bretagne et les Etats-Unis ; ces derniers mirent embargo sur les cotons. Les prix augmentèrent tellement que les fabricants
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- se demandèrent s’il ne valait pas mieux fermer les usines et laisser leurs ouvriers chercher du travail ailleurs, que de continuer à travailler à perte. Beaucoup prirent ce parti, et la misère devint effroyable : Owen ne voulut pas voir souffrir ainsi ses propres travailleurs. Il résolut de continuer à leur payer le même salaire, quoique la fabrication fût suspendue, leur demandant seulement pour tout travail de continuer à soigner leurs machines et à les tenir bien propres.
- Pendant les quatre mois de chômage il ne fit aucune retenue et paya 175.000 francs ! Ce procédé généreux lui gagna le cœur de toute la population. A partir de ce jour, tous ses ouvriers acceptèrent de confiance ce qu’il proposa, et il n’éprouva plus de résistance à faire ce que ses associés lui permirent d’entreprendre.
- Ce que Owen fit pour l’instruction des enfants, dans un temps où les écoles du peuple étaient encore délaissées, et le luxe qu’il y déploya est inimaginable. Dans sa large équité et sa bienveillance, il considérait les adultes comme les maîtres du monde et les enfants comme de « petits hôtes à qui il fallait donner la bienvenue avec courtoisie et tendresse, à qui il fallait offrir la sagesse et l’amour, qu’il fallait charmer avec des chants et des fleurs, de sorte que ces petits soient heureux et fiers d’être venus dans un monde qui leur donnait le bonheur, leur demandant simplement en retour de la bonté. »
- Dans une lettre publiée par le Times le 13 novembre 1877, Holyoake, l’historien de la coopération, décrit en termes vibrants l’émotion qui le saisit quand, longtemps après leur abandon, il visita les anciennes écoles de New-Lanark : « Je les supposais petites, ternes et d’installation médiocre. Au lieu de cela, je trouvais un édifice séparé, bâti en pierres, vaste et élevé, avec un admirable portique soutenu par quatre colonnes. Le rez-de-chaussée comprenait trois salles d’écoles, chacune pouvant contenir 6 à 700 personnes ; au dessus se trouvaient deux salles de lecture
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- très hautes et bien éclairées ; l’une offrait place à 800 personnes ; l’autre, avec galerie tout autour, pouvait en recevoir 2.000. »
- Parlant de divers objets et du matériel scolaire encor.e restant, Holyoake ajoute : « Ils doivent avoir coûté une somme considérable, la négligence et l’action du temps n’ont laissé de ces objets que des vestiges, mais leur perfection est encore assez visible pour montrer le soin extrême qui fut donné à leur création. »
- Cent vingt cinq mille francs avaient été dépensés dans les bâtiments scolaires ; les associés d’Owen, tout en reconnaissant que les usines étaient admirablement conduites et donnaient de grands profits, se demandaient à quoi pouvaient servir de pareilles dépenses ? Owen pensait autrement ; dans un document du temps adressé aux manufacturiers, il leur disait : « Beaucoup parmi vous ont expérimenté l’avantage de machines bien conçues et bien entretenues.... si donc les soins donnés à vos machines inanimés peuvent produire des conséquences aussi avantageuses, combien plus devriez-vous attendre de soins analogues portés à vos instruments vivants et dont la construction est bien plus merveilleuse encore ! »
- Owen n’était pas un homme de controverse dans le sens ordinaire du mot ; c’était un expérimentateur qui savait aussi bien gagner de l’argent que conduire les plus difficiles entreprises.
- Rencontrant dans ses associés une grande résistance pour ses essais d’éducation qu’il jugeait essentiels, il fut conduit à la dissolution de sa première société et à la reconstitution d’une seconde, dans laquelle figuraient Jérémie Bentham, le grand philosophe utilitaire ; William Allen, le quaker; et quelques autres personnes.
- Bentham n’était pas homme à s’opposer à n’importe quel essai de réforme, il était trop libéral pour cela; et Owen avait à cœur l’éducation populaire. Il y réussit au-delà de toute espérance. De 1812 à 1822, New-Lanark attira tellement
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- rattention publique que les procédés d’Owen à l’égard de son personnel furent considérés comme applicables à la société tout entière.
- Mais ses grands succès ne se produisirent pas sans éveiller l’envie des autres manufacturiers; et ses nouveaux procédés d’éducation libérale, sans soulever l’hostilité des ministres des différents cultes, qui considéraient l’instruction du peuple comme chose leur appartenant.
- Ces personnages regardaient d’un œil jaloux l’influence morale et la popularité croissante d’Owen, jugeant son prestige nuisible à leur légitime influence; aussi cherchèrent-ils à lui nuire dans l’esprit de ses nouveaux associés.
- Owen leur fournit des armes contre lui-même par sa célèbre déclaration d’indépendance mentale, dans laquelle il réclama, pour tous les hommes, ce dont il sentait si vivement le besoin pour lui-même, c’est-à-dire la liberté religieuse, la liberté de conscience, jugeant que cet affranchissement était indispensable pour assurer le bon ordre et le bien-être dans la Société.
- Un tel besoin de liberté morale et religieuse ne pouvait que choquer grandement William Allen, son associé, le quaker, membre de la Société des Amis. Allen était un homme consciencieux et bien intentionné, mais plein de vanité dévote, de vues étroites, pointilleux et agressif. Obligé à des rapports constants avec un tel homme, Robert Owen dût se montrer très circonspect; mais les difficultés ne pouvaient être évitées.
- On lit dans les mémoires d’Allen : « Neuvième mois, tenu » une conférence avec les associés d’Owen. — Robert Owen » est ici et je suis très anxieux à son sujet. R a proclamé » dans les journaux ses principes irréligieux et il veut me » faire concourir à ses plans, ce à quoi j’ai résisté de la » façon la plus positive. Je suis résolu à ne point rester » dans la société de New-Lanark, à moins qu’on y établisse » une surveillance constante et étroite, confiée à quelqu’un » dont nous soyons absolument sûr. »
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- Le 20 avril 1818, William Allen écrit : « Je viens de passer » une semaine d’épreuve ; j’ai soutenu de nombreuses » controverses avec Robert Owen sur l’hétérodoxie de ses » principes, et cela m’a obligé à de pénibles contentions » d’esprit. »
- En janvier 1824, Allen était parvenu à imposer dans les écoles un maître venu de Londres et spécialement chargé de préparer les changements qu’il voulait introduire dans l’instruction.
- Cela continua ainsi jusqu’au jour où Owen fut contraint par ses associés à abandonner le service de l’éducation.
- Ce fut sur ces entrefaites qu’un chargé d’affaires, Richard Flower, se trouvant en Angleterre et ayant entendu parler des grands mérites d’Owen, comme manufacturier et réformateur social, vint le trouver et lui proposa l’achat d’un grand domaine dans l’Illinois (Etats-Unis), où, librement, il pourrait essayer son nouveau système. Owen prêta l’oreille à cette proposition, et voici ce qu’il advint :
- Deuxième épisode : New-Harmony
- Nous empruntons les traits principaux du récit qui suit à Macdonald, disciple et grand admirateur d’Owen.
- En 1824, dans l’Illinois, sur les rives de la Wabash, on voyait un riant village, Harmony. Les rues, tracées à angle droit, entouraient un large square, sur les côtés duquel s’élevaient de grands édifices publics, écoles, églises, etc. Trente mille acres (douze mille hectares) de Terres fertiles s’étendaient aux alentours. La propriété toute entière appartenait aux Rappites qui, dès 1814, s’étaient mis à défricher les terres et à bâtir les maisons. Ils cultivaient eux-mêmes une étendue de trois mille acres (douze cents hectares). Des fermiers exploitaient dix-neuf fermes détachées. Des vignes, des vergers étaient en plein rapport.
- C’est ce domaine, avec toutes ses dépendances, qu’Owen acheta au prix de 150.000 dollars (750.000 francs). En le ven-
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- dant à ce prix, les Rappites faisaient un immense sacrifice, mais ils avaient résolu de quitter le pays.
- Owen baptisa le village du nom de New-Harmony ; puis, il engagea les gens industrieux et de bonne volonté de toutes nations à venir habiter sa nouvelle acquisition.
- Six semaines après son invitation, 800 personnes étaient rassemblées; en octobre 1825, le nombre s’en élevait à 900.
- PREMIÈRE CONSTITUTION
- Le 25 avril 1825, Owen réunit le peuple dans le Hall de New-Harmony et dit : « J’ai acheté cette propriété pour y introduire la pratique de vues nouvelles, mais comme il est impossible à des personnes élevées comme vous l’avez été de passer d’emblée d’un système irrationnel à un système rationel, il faut, de toute nécessité, essayer pendant trois ans un terme moyen de gouvernement, et se préparer à s’adapter aux besoins de la société future. » Cela dit, il leur donna une constitution provisoire, remit la direction à un comité préliminaire et retourna en Europe où l’appelaient d’importantes affaires; car il avait toujours des intérêts dans New-Lanark.
- Owen parti, on peut imaginer ce qu’il advint. Macdonald, dans son récit, ne nous dit rien du travail des 30,000 acres de terres, mais il nous montre un pharmacien délivrant gratuitement les médicaments, un magasin fournissant aux habitants les choses nécessaires, l’éducation organisée en service public avec 130 enfants vêtus, nourris, instruits, aux frais delà communauté!
- Les amusements florissaient, il y avait concert le vendredi et danses le mardi soir dans l’ancienne église des Rappites. Chose étrange, dans un pays pacifique, cinq compagnies militaires recrutées dans l’établissement manœuvraient de temps en temps sur le square public.
- DEUXIÈME CONSTITUTION
- Le 12 janvier 1826, Owen revint à New-Harmony. Les membres de la société s’assemblèrent et adoptèrent un
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- nouveau contrat sous le nom de Nouvelle Communauté d’égalité. Owen, pour habituer le personnel à se gouverner, remit à nouveau le pouvoir exécutif à un comité. Ce comité était composé de six personnes qui devaient agir sous la direction de la communauté.
- TROISIÈME CONSTITUTION
- La première constitution avait duré moins d’un an au lieu des trois ans primitivement fixés; dans la seconde, des difficultés surgirent de suite en si grand nombre que les habitants furent unanimes à demander à Owen de prendre seul le gouvernement, son expérience leur semblant indispensable. Owen se rendit à leur désir. En mars 1826, la Gazette de New-Harmony dit que sous cette unique direction l’ordre fut rétabli et que le travail devint actif et laborieux.
- QUATRIÈME CONSTITUTION
- Mais à peine cela fut-il écrit que le même journal constate, en avril, que la bonne harmonie fut troublée par des personnes qui proposaient de diviser le domaine en plusieurs sociétés. Owen refusa net et, en ayant le pouvoir, organisa un noyau de 25 personnes choisies. Le reste des habitants fut divisé en trois catégories et devait, pour passer d’une division à une autre, faire un stage d’au moins douze mois.
- CINQUIÈME CONSTITUTION
- Les premiers jours de mai 1826, la communauté fut divisée en trois sections portant les noms : Owen, Macluria, Feiba Peven. L’immigration continuait si pressée qu’on dut prévenir les partisans de l’idée de ne venir que si on leur adressait un nouvel appel.
- SIXIÈME CONSTITUTION"
- Le mois ne s’écoula pas sans amener de nouvelles difficultés. Le 30 mai des troubles relatifs à la disposition de la propriété s’étant produits, on réunit toute la population et
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- Ton forma quatre sociétés séparées, se gouvernant elles mêmes et disposant des terres qu’elles pourraient acheter. Elles commerceraient entre elles au moyen de papier-monnaie. Il fut décidé qu’on se réunirait trois fois la semaine pour recevoir une éducation commune. Un mois et demi plus tard l’exécution de cette décision fut suspendue, Qwen étant tombé malade.
- SEPTIÈME CONSTITUTION
- Le25 août 1826, une grande assemblée populaire révoqua tous les fonctionnaires alors existants. Trois personnes furent désignées comme dictateurs.
- Le 17 septembre 1826, une nouvelle réunion, comprenant toutes les sociétés et tous les membres, s’assembla dans le grand Hall de New-IIarmony « dans le but de rechercher les moyens d’améliorer la condition du peuple et de rendre les gens contents. »
- Owen leur adressa un message, leur proposant de fonder une association où tous les biens seraient en commun, sauf à réserver ce que chacun jugerait convenable pour aider ses amis. Owen en aurait le gouvernement et s’adjoindrait quatre membres. Cette forme de gouvernement ne serait point modifiable pendant cinq ans.
- Naturellement cette proposition annulait toutes les organisations antérieures. Des mécontentements et des désaccords surgirent de toutes parts et beaucoup de personnes quittèrent New-IIarmony.
- La Gazette du 1er novembre 1826, dit : « Dix-liuit mois d’expérience nous ont prouvé que les qualités requises pour être membre permanent d’une Communauté sont ; l’honnêteté de vues, la tempérance, l’industrie, le soin, la propreté, le désir de s’instruire, etc. »
- Celle du 8 novembre, commentant le départ d’un grand nombre de personnes, montre « combien il est impossible à une société, où l’on pratique la communauté des biens,
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- d’exister à moins que les membres la composant n’aient acquis le véritable caractère communiste. »
- En janvier 1827, l’expérience touchait à sa fin. Owen vendait la propriété à divers membres et la plus grande partie du domaine, divisée en lots individuels, se fondait en propriétés personnelles.
- Quinze années après la catastrophe, Macdonald se trouvant à New-Harmony parmi les restes de l’ancienne population écrivait : « On m’avait prévenu de ne pas parler de socialisme, parce que le sujet était impopulaire. »
- L’histoire est vaiment lamentable et cette série d’écroulements donnerait une piètre idée de l’esprit pratique d’Owen, si l’on n’avait devant les yeux ses éclatants succès de New-Lanark, son entente des affaires, sa générosité inépuisable en faveur de l’instruction populaire et du bien-être des ouvriers, sa loyauté avec ses associés successifs, les hautes amitiés qu’il obtint et l’estime universelle l’entourant dans, sa vie et le suivant dans la mort.
- On se demande alors pourquoi l’échec de cette deuxième tentative? C’est qu’Owen, comme Rousseau, comme Fourier et bien d’autres socialistes, croyait à la bonté native de l’homme : « Le caractère de l’homme est le produit des circonstances favorables ou défavorables qui l’entourent, » avait-il l’habitude de dire. Cette croyance profonde, cette maxime optimiste fut le guide de sa vie et le mobile de toutes ses actions. C’est sous son influence qu’il organisa New-Lanark et qu’il expérimenta, à New-Harmony, le self-government sous tant de formes.
- Le succès de l’un, la chûte de l’autre s’expliquent; les conditions d’expérience n’étaient pas les mêmes :
- A New-Lanark, nous trouvons au début une population d’ouvriers ignorants et déguenillés, pourvus d’un maigre salaire, soumis à un travail industriel toujours le même et facile à contrôler. Owen, par sa bienveillance constante, par ses bienfaits répétés, s’impose à leur reconnaissance; il
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- s’enquiert de leurs besoins, les prévient et y satisfait avec une générosité sans pareille. Pendant 25 ans, il vit de leur vie et acquiert sur eux un ascendant extraordinaire : Ce fut la raison du succès.
- A New-Harmony, le problème était moins circonscrit. La terre, rindustrie, le commerce, tout était expérimenté à la fois selon un mode nouveau.
- La population rassemblée à la hâte n’avait aucune adaptation préalable; l’individu, aucune fonction nettement déterminée permettant le contrôle quotidien de ce qu’il pouvait produire. Des facilités pour consommer avait été accordées à tous les membres sans qu’on leur eût imposé en même temps, ni qu’ils se fussent imposé à eux-mêmes, un travail correspondant. Quoi d’étonnant que le résultat prochain fût du désordre et une débandade inévitable.
- Un idéal, un besoin de justice pousse aujourd’hui vers l’étude de l’évolution sociale, ce mouvement n’est pas près de finir; rien ne peut mieux l’orienter que la connaissance des nombreuses expériences faites au cours de ce siècle, qu’elles aient été des revers ou des succès. En cette matière écliecs ou succès sont également instructifs. Des uns comme des autres il faut dégager les éléments qui détermineront la véritable voie à suivre et écarteront définitivement les errements condamnés par l’expérience.
- Selon nous le temps compris entre l’an I de la République Française et l’année 1894 peut être divisé en deux tranches égales :
- La première contenant d’abord l’explosion des utopies sociales diverses tombant comme des graines sur le terrain merveilleusement préparé par la Révolution, et s’épanouissant ensuite en divers pays sous forme d’expériences nombreuses et malheureuses ;
- La seconde comprenant : 1° Une grande poussée de diverses formes de socialisme marchant à la conquête des pouvoirs publics — témoin l’Allemagne ; — ou réformant
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- les lois ouvrières — exemple l’Angleterre ; — 2° Une foule d’applications nettement délimitées et circonscrites; coopératives commerciales, participatives industrielles; les unes et les autres évolutionnistes par nature, silencieuses d’allure et procédant expérimentalement.
- Nous constatons déjà l’énorme extension de ces deux dernières formes et sur leur succès nous bâtissons de grandes espérances. Mais quel que soit l’avenir réservé à l’un ou l’autre système, nous croyons pouvoir dire que la civilisation, dans ses branches industrielles et commerciales, marche indubitablement vers l’association, par la transformation en grands magasins et en grandes usines des organes de production et d’échange ; et que, par les formes économiques futures, l’empire du monde appartiendra au système qui — réservant la part de l’invalidité, de l’enfance et de la vieillesse — donnera à l’homme, avec l’assurance d’une vie meilleure,
- Tout le produit de son travail, rien que le produit de son travail.
- À. Fabre.
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- Les Caisses de secours et de retraites des ouvriers
- mineurs.
- Une nouvelle loi organique vient de prendre place dans la législation ouvrière de notre pays.
- Le projet de loi sur les Caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs, retour du Sénat, a été définitivement adoptée par la Chambre le 9 juin dernier.
- Ce projet avait été déposé sur le bureau de la Chambre le 11 décembre 1880. Il appartient donc à la bonne moyenne de ceux qui sont en droit de se plaindre de la lenteur des travaux législatifs, contre laquelle nous avons eu tant de fois l’occasion de protester. Mais ce n’est pas à ce titre que nous en faisons aujourd’hui une mention particulière.
- Sans être parfaite, la loi du 9 juin réalise de sérieux progrès et en prépare d’autres.
- En déterminant pour l’avenir les conditions du fonctionnement d’institutions aussi importantes que les caisses de secours pour la maladie et de retraite pour la vieillesse et l’invalidité ; en instituant, en outre, pour le règlement des pensions acquises ou en cours d’acquisition, une procédure destinée à faciliter des transactions, elle aplanit les voies pour l’organisation d’une mutualité plus étendue, applicable à toutes les industries, à tous les individus, pour l’organisation complète de la mutualité nationale.
- L’expérience va se faire, en attendant, sur une large échelle, puisque les travailleurs de la mine sont au nombre de 150.000 environ et que, malgré la distinction établie par la loi de 1810 entre les mines, les minières et les carrières, le gouvernement s’est engagé à faire tous ses efforts pour étendre le bénéfice de la loi de retraites aux ouvriers de ces deux dernières catégories.
- Elle ne parait pas devoir, dans son ensemble, rencontrer de grandes difficultés puisque, en effet, 98 % des ouvriers mineurs participent déjà aux caisses de secours et de retraites, et que la loi nouvelle se borne ainsi à sanctionner pour cette industrie, un état de choses existant.
- L’innovation capitale de la loi consiste dans l’application
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- à une grande industrie libre, du principe de l’obligation en matière d’assurance.
- Dans le délai de six mois à partir de la promulgation de la loi, les exploitants des mines et les ouvriers et employés de ces exploitations jouiront des avantages qu’elle confère, en ce qui touche l’organisation et le fonctionnement des caisses de retraites et des caisses de secours. Lès employés et ouvriers dont les appointements dépassent 2.400 francs ne bénéficieront que jusqu’à concurrence de cette somme des dispositions de la loi.
- Voici le texte des articles relatifs aux pensions de retraites :
- Art. 2. — « L’exploitant versera chaque mois, soit à la caisse nationale des retraites pour la vieillesse, soit dans une des caisses prévues à l’article 4, pour la formation du capital constitutif des pensions de retraite, une somme égale à 4 p. % du salaire des ouvriers ou employés, dont moitié à prélever sur le salaire et moitié à fournir par l’exploitant lui-même.
- » Les versements pourront être augmentés par l’accord des deux parties intéressées.^ Ces versements seront inscrits sur un livret individuel au nom de chaque ouvrier ou employé. Ils seront faits à capital aliéné. Toutefois, si le titulaire du livret le demande, le versement de la part prélevée sur son salaire seca fait à capital réservé.
- )) L’exploitant pourra prendre à sa charge une fraction supérieure à la moitié du versement ou sa totalité.
- Art. 3. — » Les pensions sont acquises et liquidées dans les conditions prévues à la loi du 20 juillet 1886 sur la caisse nationale des retraites pour la vieillesse.
- » L’entrée en jouissance est fixée à cinquante-cinq ans ; elle pourra être différée sur la demande de l’ayant-droit, mais les versements cesseront, à partir de cet âge, d’être obligatoires.
- Art. 4. — » Les exploitants de mines pourront obtenir l’autorisation de créer des caisses syndicales ou patronales de retraites pour les ouvriers ou employés occupés dans leurs exploitations.
- » L’autorisation sera donnée par décret rendu dans la forme des règlements d’administration publique. Le décret fixera les limites du district, les conditions du fonctionnement de la caisse et son mode de liquidation. Il prescrira
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- également les mesures à prendre pour assurer le transfert soit à une autre caisse syndicale ou patronale, soit à la caisse nationale des retraites pour la vieillesse, des sommes inscrites au livret de chaque intéressé.
- » Les fonds versés par les exploitants dans la caisse syndicale ou patronale devront être employés en rentes sur l’Etat, en valeurs du Trésor ou garanties par le Trésor, en obligations départementales ou communales ; les titres seront nominatifs.
- » La gestion des caisses syndicales ou patronales sera soumise à la vérification de l’inspection des finances et au contrôle du receveur particulier de l’arrondissement du siège de la caisse.
- Art. 5. — » Si des conventions spéciales interviennent entre les exploitants et leurs ouvriers ou employés dans le but d’assurer à ceux-ci, à leurs veuves ou à leurs enfants, soit un supplément de rente viagère, soit des rentes temporaires ou des indemnités déterminées d’avance, le capital formant la garantie des engagements résultant desdites conventions devra être versé ou représenté à la Caisse des dépôts et consignations ou dans les caisses à créer en vertu de l’article 4.
- » Les exploitants adresseront chaque année, par l’intermédiaire du préfet, au ministre des travaux publics, et dans les formes déterminées par lui, le compte-rendu des mesures prises en exécution du précédent paragraphe. »
- La question du quantum a été fort discutée. Les représentants des mineurs appartenant à des exploitations dans lesquelles les patrons, sans rien demander à leurs ouvriers, servent des pensions supérieures à celles qui résulteront du versement à 4 %, demandaient que la retenue de 2 % sur le salaire des ouvriers fût portée à 3 % et le versement égal de l’exploitant à 6 %.
- Aux considérations développées par eux, il a été répondu tout d’abord que l’adoption de leur amendement ramènerait la loi au Sénat, lequel n’accepterait jamais une pareille surélévation de taux, puisqu’il ne s’était décidé qu’après plusieurs années à accepter le taux de 4 %; ensuite, que les avantages dont ils se prévalent dépendent du bon plaisir des patrons, qui peuvent revenir du jour au lendemain sur de telles dispositions, sans compter que la caractéristique de la plupart des caisses patronales ou mixtes, c’est l’insé-
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- curité, ainsi que le prouvent de trop nombreux exemples ; enfin, que des dispositions transitoires (article 22) permettent de sauvegarder les droits acquis.
- D’ailleurs, on voit par l’article 5 que, la contribution de 4 0/o prévue à l’article 2 ne représente en somme qu’un minimum.. L’obligation des versements existera pour le patron et l’ouvrier jusqu’à concurrence de ce quantum reconnu indispensable. Lorsque le mécanisme que la loi veut instituer fonctionnera, rien ne sera plus facile aux intéressés que de débattre très librement cette question de quantum avec les exploitants, et, dans le cas d’insuccès, de solliciter du Parlement une disposition complémentaire pour l’élever.
- Les dispositions relatives aux Caisses de secours laissent une plus large place encore à l’initiative des patrons et des ouvriers.
- Voici le texte des principaux articles concernant cette assurance.
- Art. 6. — « La caisse de chaque Société de secours sera alimentée par :
- » 1° Un prélèvement sur le salaire de chaque ouvrier ou employé, dont le montant sera fixé par le conseil d’administration de la société, sans pouvoir dépasser 2 0/o du salaire.
- » 2° Un versement de l’exploitant égal à la moitié de celui des ouvriers ou employés ;
- » 3° Les sommes alloués par l’Etat sur les fonds de subvention aux sociétés de secours mutuels ;
- » 4° Les dons et legs ;
- » 5° Le produit des amendes encourues pour infraction aux statuts et de celles infligées aux membres participants par application du règlement intérieur de l’entreprise.
- Art. 7. — » Les statuts des sociétés de secours doivent fixer : 1° la nature et la quotité des secours et des soins à donner aux membres participants que la maladie ou des infirmités empêcheraient de travailler ; 2° en cas de décès des membres participants, la nature et la quotité des subventions à allouer à leurs familles ou ayants droits.
- » Les statuts peuvent autoriser l’allocation en argent et de soins médicaux et pharmaceutiques aux femmes et enfants des membres participants et à leurs ascendants. Ils peuvent aussi prévoir des secours journaliers en
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- faveur des femmes et des enfants des réservistes de l’armée active et des hommes de l’armée territoriale appelés à rejoindre leurs corps, enfin des allocations exceptionnelles et renouvelables en faveur des veuves ou orphelins d’ouvriers ou employés décédés, après avoir participé à la société de secours.
- Art. 8. — » En cas de maladie entraînant une incapacité de travail de plus de quatre jours, avec suppression de salaire, la caisse de la société de secours versera, à la fin de chaque semestre, au compte individuel du sociétaire participant à une caisse de retraites, une somme au moins égale à 5 p. 0/0 de l’indemnité de maladie prévue par les statuts.
- » L’obligation de ce versement cessera avec, l’indemnité de maladie elle-même.
- Art. 9. — » A défaut d’accord entre les intéressés, la circonscription de chaque société de secours sera fixée par un décret rendu en conseil d’Etat.
- w Une même exploitation pourra être divisé en plusieurs circonscriptions de secours.
- )) Une seule société pourra être établie pour les concessions ou exploitations voisines appartenant soit à un seul exploitant, soit à plusieurs concessionnaires.
- » Les industries annexes des exploitations de mines pourront, à la demande des parties intéressées, et sous l’autorisation du ministre des travaux publics, être agrégées aux circonscriptions des sociétés de secours des mines. »
- L’article suivant est des plus importants. On sait à quelles critiques, à quelles suspicions, trop souvent justifiées, à quels formidables conflits a donné lieu le système actuellement employé pour la gestion des caisses de secours. Le moindre défaut du système est la dissimulation arbitraire de cette gestion. Désormais on peut le dire elle ne relèvera que des principaux intéressés. De toute façon, en effet, aux termes de l’article 10 qu’on va lire, la majorité des membres du conseil d’administration est légalement acquise aux ouvriers.
- Art. 10. — « La société est administrée par un conseil composée de neuf membres au moins.
- » Un tiers des membres est désigné par l’exploitant ;
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- les deux autres tiers sont élus par les ouvriers ou employés parmi les membres participants dans les conditions indiquées aux articles suivants.
- » Il sera procédé en même temps, et dans les mêmes conditions, à la nomination de trois membres suppléants destinés à remplacer, en cas d’absence ou de vacance, les membres titulaires.
- » Si l’exploitant renonce, au moment d’une élection, à faire usage en tout ou en partie de la faculté qui lui est réservée par le précédent paragraphe, les membres du conseil non désignés par l’exploitant sont élus par les ouvriers et employés.
- » Les décisions prises par le conseil ne sont valables que si plus des deux tiers des suffrages ont été exprimés ; néanmoins, après une seconde convocation faite dans la forme ordinaire, les décisions sont prises à la majorité quel que soit le nombre des suffrages exprimés.
- » Le conseil nomme, parmi ses membres, un président, un secrétaire, un trésorier. »
- Les articles suivants déterminent les conditions de l’électorat et de l’éligibilité, ainsi que la procédure des opérations électorales.
- Art. 11. — « Sont électeurs tous les ouvriers et employés, du fond et du jour, Français, jouissant de leurs droits politiques, inscrits sur la feuille de la dernière paye.
- » Sont éligibles, à la condition de savoir lire et écrire et, en outre, de n’avoir jamais encouru de condamnations aux termes des dispositions soit de la présente loi, soit de la loi du 21 avril 1810 et du décret du 3 janvier 1813, soit des articles 414 et 415 du code pénal, les électeurs âgés de vingt-cinq ans accomplis occupés depuis plus de cinq ans dans l’exploitation à laquelle se rattache la société de secours. Toutefois, dans les cinq premières années de l’exploitation, le nombre des années de service exigées sera réduit à la durée de l’exploitation elle-même....
- Art. 12. — » Le vote a toujours lieu au scrutin de liste, un dimanche. Nul n’est élu au 1er tour de scrutin s’il n’a obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés et un nombre de voix égal au quart du nombre des électeurs inscrits.
- » Au 2me tour de scrutin, auquel il doit être procédé le dimanche suivant, la majorité relative suffit. En cas d’égalité de suffrages, le plus âgé des candidats est élu.
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- » Les membres du conseil sont élus pour trois ans et renouvelables par tiers chaque année....
- Art. 14. — » Les statuts sont dressés par le premier conseil; ils sont soumis, par l’intermédiaire du préfet, à l’approbation du ministre des travaux publics. Après l’approbation, ils sont notifiés à l’exploitant.i...
- » Toute modification aux statuts comporte une nouvelle approbation ministérielle. Les statuts sont affichés en permanence, par les soins de l’exploitant, aux lieux habituels des avis donnés aux ouvriers. Un exemplaire en est remis par l’exploitant, contre récépissé, à chaque ouvrier ou employé lors de l’embauchage. »
- Les plus grandes précautions sont prises pour que les ressources des caisses ne puissent pas être détournées de leur objet statutaire tel que la loi le définit avec soin.
- Art. 15. — « Les sociétés de secours sont tenues de communiquer leurs livres, procès-verbaux et pièces comptables de toute nature au préfet et aux ingénieurs des mines.
- » Les sociétés adressent chaque année, par l’intermédiaire du préfet, aux ministres des travaux publics et de l’intérieur, et dans les formes déterminées par eux, le compte-rendu de leur situation financière et un état des cas de maladie ou de mort éprouvés par les participants dans le cours de l’année.
- Art. 16. — » A la fin de chaque année, le conseil d’administration fixe, sur les excédents disponibles, les sommes à laisser dans la caisse pour en assurer le service et celles à déposer à la Caisse des dépôts et consignations. Ce dépôt devra être effectué par le conseil d’administration dans le délai d’un mois, sous la responsabilité solidaire de ses membres, sans préjudice, le cas échéant, de l’application de l’article 408 du code pénal.
- » Les administrations qui auraient effectué ou laissé effectuer un emploi de fonds non autorisé par les statuts encourent la même responsabilité et les mêmes pénalités.
- » Le total de la réserve ne pourra dépasser le double des recettes de Tannée.
- Art. 17.— » Dans le cas d’inexécution des statuts ou de violation des dispositions de la présente loi, la dissolution du conseil d’administration peut être prononcée par le ministre des travaux publics, après avis du conseil général
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- des mines, sans préjudice de la responsabilité civile ou pénale encourue par les administrateurs.
- Art. 18. — » Les sociétés de secours actuellement existantes, et dont les statuts sont régulièrement approuvés par l’autorité administrative, conserveront leur organisation et leur mode de fonctionnement pour ce qui louche les obligations du présent titre, sauf dans les cas où leur transformation serait reconnue nécessaire par le ministre des travaux publics, sur l’avis du conseil général des mines.
- » Elles jouiront, d’ailleurs, des recettes prévues par l’article 6 qui précède.
- Art. 19. — » Les statuts pourront décider que le service des secours sera confié à une compagnie d’assurances.
- Art. 20. — » Les sociétés régulièrement constituées en conformité des articles qui précèdent bénéficieront des dispositions des lois sur les sociétés de secours mutuels et seront soumises aux obligations découlant de ces lois. »
- La liquidation du passé soulevait de grandes difficultés. Il a fallu faire une distinction entre les caisses de retraites organisées par les exploitants seuls et les caisses organisées par les exploitants avec le concours des employés et des ouvriers.
- L’article 21 consolide les pensions acquises à un titre quelconque dont le service incombe à l’exploitant. Elles seront fournies, comme précédemment, suivant les règlements particuliers.
- L’article 22 ajoute pour les pensions en cours d’acquisition une disposition d’une grande portée.
- Ce n’est pas seulement par application des règlements en vertu desquels les pensions étaient précédemment accordées que le montant des pensions en cours d’acquisition, dont le service incombe à l’exploitant, sera calculé. On fera intervenir pour opérer ce calcul, à côté des règlements, un autre élément : les usages suivis.
- La loi prévoit deux hypothèses.
- Ire Hypothèse. — L’ouvrier, conformément à l’article 22, acceptera la loi.
- La partie de la pension qu’il aura acquise sera liquidée conformément aux règlements et usages de la Caisse patronale; son droit sera établi pour cette période passée et le chiffre de cette fraction de la pension sera déterminé.
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- Pour l’avenir, il subira une retenue de 2 % sur son salaire, bénéficiera d’une allocation patronale équivalente et recevra sur la Caisse nationale des retraites ou sur la Caisse syndicale, qui pourra être constituée dans les conditions de sécurité dont nous avons parlé, un livret individuel, qui sera sa propriété.
- Lorsqu’il atteindra cinquante-cinq ans, il additionnera ses deux fractions de pensions, et, si, ensemble, elles n’atteignent pas le montant de la pension qu’il aurait touché de la Caisse patronale, dans le cas où la loi ne serait pas intervenue, l’exploitant lui servira la différence.
- 2me Hypothèse. — Si ce même ouvrier, affilié à une caisse patronale, désire ne pas se soumettre à la nouvelle loi, il en aura la faculté (art. 25). Il lui suffira de déclarer sa volonté, et alors il continuera de vivre sous l’empire du règlement des caisses anciennes. Il aura peut-être l’éventualité d’une pension plus forte, mais il n’aura pas les mêmes garanties de sécurité et d’indépendance.
- En ce qui concerne les pensions dont le service incombe aux Caisses de prévoyance organisées avec le concours des ouvriers et des employés, le système de liquidation qui précède est adopté pour le règlement des pensions acquises ou en cours d’acquisition.
- Ainsi, pour l’ouvrier déjà affilié aux Caisses patronales, comme pour l’ouvrier attaché aux Caisses de prévoyance, créées par le concours de l’exploitant et des ouvriers, la loi nouvelle décide qu’il ne sera rien innové si l’ouvrier, dont l’intérêt est directement en jeu, désire vivre sous l’empire des anciens règlements et déclare sa volonté expresse devant le maire de sa commune. La loi nouvelle n’aura son effet impératif que pour les ouvriers qui rentreront dans les houillères après sa promulgation.
- Mais en donnant aux ouvriers qui sont déjà engagés dans l’industrie des mines toute liberté, elle ne leur laisse pas ignorer que les caisses chargées de servir les pensions acquises ou en cours d’acquisition, sont vides pour la plupart et hors d’état si on ne prend des mesures décisives, de tenir leurs engagements. La loi contraint les intéressés à ouvrir enfin les yeux, à mettre en regard des engagements contractés les réserves en capital qui doivent leur permettre de les remplir. Tel est l’objet de l’article 24 qui stipule que les intéressés seront appelés à se prononcer, dans un
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- délai maximum de six mois, sur les mesures à prendre à raison des engagements précités, et sur le mode de réalisation des ressources nécessaires.
- A défaut d’entente entre les exploitants d’une part et les ouvriers de l’autre, les deux parties pourront recourir à une commission arbitrale dont la composition est fixée par la loi.
- Si les exploitants et la majorité des ouvriers et employés ne peuvent se mettre d’accord dans le délai de six mois sus-indiqué, ni sur les mesures à adopter, ni sur le recours à la commission arbitrale, les tribunaux nommeront, à la requête de la partie la plus diligente, un liquidateur chargé d’assurer au mieux des intérêts en présence la liquidation de la caisse de prévoyance.
- Le rapport du liquidateur sera soumis à l’homologation du tribunal.
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- ANGLETERRE
- Programme du parti radical. — Un congrès du parti radical a été tenu, le 5 juin, dans l’hôtel-de-ville de Westminster, sous la présidence du député Stanhope.
- Il a adopté les résolutions suivantes :
- 1° Sur la proposition de M. Labouchère, une résolution en faveur de l’abolition de la Chambre des Lords et une demande au gouvernement de déposer pendant la présente session un bill dont l’effet serait d’autoriser la Chambre des Communes à requérir directement l’assentiment de la Couronne pour les projets de loi rejetés une première fois par les pairs ;
- 2° Sur la proposition de sir Charles Dilke, une résolution en faveur d’une réforme du suffrage conçue dans un esprit démocratique et égalitaire ;
- 3° Par les soins du chef du parti de la tempérance, sir Wilfrid Lawson, une demande d’accorder à chaque district britannique le droit d’ordonner, pour ce qui le concerne, la fermeture des débits de boissons alcooliques à l’expiration des patentes, lesquelles sont annuelles (on sait que le principe de cette mesure est appliqué dans le Local Veto bill,qui figure au programme du présent gouvernement) ;
- 4° Sur la proposition des radicaux avancés, une résolution affirmant le principe de « l’Etat, patron modèle » et invitant le gouvernement à légiférer pour diminuer les heures de travail manuel, pour créer des pensions de retraite, pour augmenter la responsabilité patronale dans les accidents du travail ;
- 5° Enfin, le vœu qu’aucune pension ne soit plus accordée, en dehors de celles qui existent actuellement, aux membres de la famille royale.
- La Conciliation. — Voici le texte du projet de loi déposé à la Chambre des Communes par le gouvernement anglais, sur la conciliation ;
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- LE DEVOIR
- 1° Lorsqu’un désaccord survient ou menace de survenir entre un patron (ou groupe de patrons) et les ouvriers ou diverses catégories d’ouvriers, le Boardof tracle (l’office du commerce) peut, s’il le juge à propos, exercer tout ou partie des droits qui lui sont accordés par la présente loi : Ouvrir une enquête sur les causes du différend et les circonstances qui l’accompagnent et faire un rapport s’il y a lieu ; inviter les parties en désaccord à se rencontrer, soit en personne, soit par l’intermédiaire de leurs représentants, sous la présidence d’un arbitre (soit choisi par elles, soit nommé par le Board of trade, soit désigné par tout autre personne ou collectivité), à l’effet d’arranger l’affaire à l’amiable.
- 2° Dans le cas prévu par l’article 1, le Board of trade peut, — sur la demande de l’un des intéressés et s’il est d’avis, après avoir étudié l’affaire et les moyens d’aboutir à une conciliation, que cette affaire est de nature à nécessiter son intervention, — donner mandat à une ou plusieurs personnes de faire fonction de conciliateurs ou de comité de conciliation ; les personnes investies de ce mandat, ouvriront une enquête auprès des parties ou par toute autre voie utile, et s’efforceront d’aboutir à un règlement amiable de l’affaire.
- S’il a été convenu par les parties qu’une question subsidiaire doit être soumise à un arbitre du Board of trade ou à deux ou plusieurs personnes, dont l’une serait déléguée par le Board, celui-ci peut, s’il le juge à propos, donner mandat régulier à cette personne ;
- 3° Si le Board of trade reconnaît que, dans un district ou dans une industrie, où les désaccords sont fréquents, les moyens manquent pour soumettre ces conflits à un comité de conciliation local ou professionnel, il peut donner mandat à une ou plusieurs personnes d’ouvrir une enquête sur la situation du district ou de cette industrie et de s’entendre avec les patrons et les ouvriers, en vue d’établir un comité local de conciliation ou d’arbitrage composé de représentants des deux parties ;
- 4° Le Board of trade tiendra registre des comités de conciliation et d’arbitrage et de tout ce qu’il jugera utile concernant la question ;
- 5° Le Board of trade présente chaque année au Parlement un rapport sur ses opérations ;
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- 6° La présente loi pourra porter le nom de Conciliation Bill, de 1894.
- ALLEMAGNE
- Deux tentatives de réforme électorale viennent d’échouer.
- Dans le grand duché de Bade, la seconde Chambre est élue par le suffrage universel, mais indirect, les électeurs se bornant à désigner un certain nombre de citoyens qui, à leur tour, choisissent le député de la circonscription.
- Les différents partis réclament depuis longtemps une modification de ce système et s’étaient entendus pour demander l’introduction de la représentation proportionnelle. Le gouvernement, toutefois, n’y avait consenti qu’à la condition de créer une catégorie de députés dont il se réservait la nomination. Cette exigence a trouvé beaucoup d’opposition, et, les démocrates étant venus mêler dans les débats la question du suffrage universel et direct, toute la révision est tombée à l’eau et le gouvernement a eu la satisfaction de maintenir intact l’état de choses actuel.
- En Wurtemberg, l’avortement de la modeste réforme proposée par le roi Guillaume est dûe à des causes absolument identiques.
- Le gouvernement avait résolu de supprimer dans la seconde Chambre quelques sièges réservés à la noblesse et au clergé qui seraient transportés à la Chambre des seigneurs, et qu’on remplacerait par autant de sièges accordés aux représentants du commerce et de l’industrie.
- Lorsque le projet est venu en discussion devant la Chambre des députés, les démocrates ont demandé que tous les mandats de la deuxième Chambre émanassent du suffrage universel, et les représentants des ordres privilégiés ont naturellement combattu en faveur de leurs avantages de telle sorte que la réforme n’a pu aboutir.
- Il est toutefois à prévoir que l’agitation en faveur d’une réforme électorale et d’un régime parlementaire plus libéral reprendra de plus belle, tant en Bade qu’en Wurtemberg.
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- BELGIQUE
- La Fédération coopérative belge. — Le prochain Congrès coopératif belge qui doit avoir lieu dans la première quinzaine d’août, à Bruxelles, s’occupera de la création de la Fédération des sociétés coopératives de Belgique.
- Un avant-projet de statuts de la Fédération a été élaboré, discuté et approuvé par un comité composé du directeur des Coopérciteurs belges, M. Louis Bertrand, et de délégués des principales sociétés coopératives de Bruxelles.
- Cette Fédération se composera de deux Chambres distinctes : une Chambre consultative et une Chambre commerciale; chacune de ces deux chambres sera administrée par une commission spéciale. Les membres de ces deux commissions formeront le conseil d’administration de la Fédération.
- La mission de la Chambre consultative est ainsi déterminée par l’article 18 des statuts :
- « La commission de la Chambre consultative de la Fédération est chargée de la propagation de la connaissance des principes rationnels de la coopération, de la défense de ses intérêts, dans le sens le plus large possible, pour autant que ces intérêts ne concernent pas la mission de la Chambre commerciale. Elle renseignera tous ceux qui sont en état de bénéficier de l’application de la coopération et s’occupera tout particulièrement de tout ce qui concerne les intérêts des associées affiliées. »
- La Chambre commerciale s’occupera du côté commercial de la Fédération. Elle sera chargée de l’achat, de la livraison et de l’envoi de toutes marchandises que les associations affiliées lui commanderont, et de ce qui lui est confié par le conseil de la Fédération pour l’accomplissement régulier de cette tâche. Tous les achats se feront autant que possible au comptant et de toute première main.
- La Chambre veillera à ce que les marchandises livrées soient de bonne qualité. Les achats de spéculation seront absolument interdits. La livraison aux associées ne se fera jamais qu’au comptant. (On entend par comptant, le paiement à trente jours).
- Aussitôt que la nécessité s’en fait sentir, le conseil de la Fédération peut, en vertu d’une décision de l’assemblée
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- générale, confier à la Cliambre commerciale la gestion d’autres intérêts matériels des associées pour autant qu’il s’agisse d’affaires de commerce.
- La Chambre commerciale opère exclusivement pour les associées de la Fédération, de sorte qu’aucune livraison ne peut être faite à une association non affiliée.
- Tel est le but que compte poursuivre la Fédération coopérative belge.
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- SUISSE
- Le droit au travail. — Le 3 juin dernier, par 293,000 voix contre 75,000, le peuple suisse a repoussé la proposition tendant à la reconnaissance du droit au travail, dont nous avons dernièrement publié le texte.
- L’Assemblée fédérale en soumettant le projet à la votation en avait proposé le rejet.
- Il y a eu près de 300,000 abstentions.
- C’est la seconde fois que le corps électoral est appelé à se prononcer sur une motion émanant de l’initiative populaire. Une première fois il s’agissait d’une pétition antisémite contre le mode d’abatage israélite qui fut repoussée.
- Une autre proposition d’initiative est en cours de préparation, celle relative à la gratuité des soins du médecin, des médicaments, du séjour à l’hôpital, en opposition au projet élaboré par le Conseil fédéral sur l’assurance obligatoire contre la maladie et les accidents.
- Les ressources nécessaires au fontionnement de la gratuité médicale seraient demandées au monopole du tabac.
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- Le Congrès international pour la protection ouvrière de Zurich. — Le Comité central de la Fédération ouvrière suisse a été chargé, par décision du Congrès ouvrier suisse tenu à Bienne, le 3 avril 1893, de convoquer, pour l’année 1894, un Congrès international pour la protection ouvrière. Ce Congrès doit être ouvert à tous les représentants de sociétés ouvrières, corporations et associations qui considèrent l’intervention de l’Etat en faveur de la classe ouvrière comme justifiée, nécessaire, urgente et
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- s’engagent, en outre, à travailler sérieusement, chacun à sa place respective, à l’introduction et à l’application de cette protection des ouvriers ; celle-ci devrait surtout avoir pour but immédiat la réduction des heures de travail, la défense du travail du dimanche et l’introduction de dispositions protectrices spéciales en faveur des femmes, jeunes gens et enfants.
- Le Comité central de la Fédération ouvrière suisse, en exécution du mandat qui lui a été confié, a décidé que ce Congrès international se tiendrait à Zurich en août 1894.
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- ETATS-UNIS
- Programme de la Fédération américaine du travail.
- — Les syndicats américains appartenant à Y American Fédération of Labor, viennent de prendre la résolution suivante :
- Considérant que l’expérience et les progrès de ces dernières années ont fait reconnaître aux syndicats anglais la nécessité de favoriser l’action économique par une politique ouvrière indépendante ;
- Que cette tactique a été suivie de succès;
- Considérant que cette politique ouvrière a pour base le programme suivant :
- Instruction obligatoire. — Législation directe. — Fixation légale de la journée de travail à huit heures. — Inspection sanitaire des exploitations industrielles, mines et logements ouvriers. — Punitions .des employeurs en cas de détériorations subies par le corps, la santé ou la vie. — Suppression du système du contrat dans les travaux publics. — Suppression du « sweating System. »
- Reprise des tramways, des sociétés d’éclairage au gaz et à la lumière électrique par les autorités urbaines. — Reprise par l’Etat des chemins de fer, mines, télégraphes, téléphones. — Socialisation de tous les systèmes de production et de répartition. — Referendum sur l’ensemble de la législation.
- Le Congrès décide d’adopter la tactique des camarades anglais et de prendre ce programme comme base d’un mouvement politique ouvrier.
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- CHINE
- Le droit de grève en Chine. — La grève est souveraine aux Etats-Unis : les coalitions patronales y sont interdites. Le gréviste a des droits régaliens : il juge, condamne et exécute tout ce qui lui fait obstacle. Il a des fusils et de l’artillerie, prend des villes et soutient des sièges. Les trains dont il s’empare le transportent au gré de sa stratégie; puis il les lance en brûlots contre l’ennemi. Il livre des batailles rangées aux troupes de l’Etat.
- Dans les pays d’Europe, la grève est tolérée à la condition qu’elle ne soit strictement que la grève des bras croisés et des bouches closes. Au moindre mouvement, au premier mot un peu vif, les mois de prison et les amendes pleuvent.
- A cela près le droit de grève est absolu. Les socialistes demandent qu’il soit légalement organisé. Ils ne sont pas près d’obtenir satisfaction.
- En Russie, la grève est un délit.
- En Chine, s’il faut en croire le correspondant du Standard à Shanghaï, la grève est un crime.
- Les maçons et ouvriers employés aux réparations des bâtiments impériaux à Pékin, ayant menacé de quitter le travail si on n’augmentait pas leurs salaires, un édit a été publié, ordonnant l’arrestation de tous ceux qui seraient disposés à faire grève; les agitateurs les plus turbulents devaient être mis à mort, et ceux qui les écouteraient, seraient bannis dans les régions ravagées par la fièvre.
- La publication de cet édit à coupé court, paraît-il, l’agitation ouvrière.
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- LE FAMILISTÈRE ET LA PRESSE
- Un journal anglais, the Labourprophet, organ of tlie labour church (église du travail), contient dans son numéro de juin dernier un remarquable article, dû à M. James Johnston, et exposant à grands traits les principaux faits de la vie de Jean Baptiste-André Godin, le fondateur du Familistère. Deux portraits : celui de M. Godin et de sa seconde femme complètent cet article.
- The Labour prophet poursuit à la fois l’amélioration de l’état social et le perfectionnement de l’idéal individuel. Aussi, M. Johnston, dans son article, fait-il ressortir que J.-B.-André Godin était animé de ce très haut sentiment religieux qui — repoussant tout fanatisme et tout esprit de secte — vise au bien de l’humanité toute entière et fait de cet amour universel le principe fondamental de toutes les institutions sociales.
- Ce dernier point est absolument en accord avec l’esprit de the Labour prophet, dont nous citerons les paroles suivantes ;
- « Nous n’avons pas à remonter à deux mille ans en arrière, ni à chercher dans un pays étranger pour trouver notre inspiration et notre Dieu.
- » Si nous ne savons trouver Dieu dans les œuvres de notre temps, nous ne le trouverons nulle part ailleurs. Sa plus haute manifestation de lui-même est dans l’homme, et la foi en Dieu signifie aussi la foi dans la nature humaine. L’homme n’est pas « complètement dépravé ; » s’il y a en lui une tache originelle, il y a encore plus d’originelle vertu. L’homme est plus que les lois, les constitutions, les bibles et les institutions : il doit réclamer le droit divin du progrès.
- » Ce que nous appelons Eglise, c’est le corps social des hommes et des femmes s’employant de toutes leurs forces à l’élévation de la race humaine... L’amertume, engendrée souvent par la lutte pour le droit, doit être contrecarrée par l’amour et la sympathie. Les hommes ne peuvent se sentir frères que s’ils se reconnaissent entre eux comme fils de Dieu. »
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- LA QUESTION DE EA. PAIX
- La Conférence interparlementaire
- La conférence interparlementaire qui se tiendra à la Haye, le 3 septembre prochain, traitera sous réserve de l’approbation de l’Assemblée des délégués, les objets suivants :
- 1° Statuts de la conférence interparlementaire.
- 2° Règlement du bureau interparlementaire.
- 3° Conféreuce internationale d’étude des moyens de pacification.
- 4° La protection de la propriété privée sur mer en temps de guerre.
- 5° Neutralisation de nouveaux Etats.
- 6° La neutralité des détroits et des isthmes.
- 7° Les égards dûs aux nationalités dans les Etats polytechniques.
- 8° La protection des étrangers et le droit d’expulsion.
- 9° Préparation d’un projet de traité d’arbitrage international.
- 10° Adresse à la presse.
- 11° Compte-rendu du bureau interparlementaire.
- 12° Le journal : La Conférence interparlementaire.
- * * *
- Le numéro de mai de la Conférence interparlementaire contient une très intéressante « lettre d’Italie» dans laquelle le marquis Pandolfi examine la tâche que devrait s’assigner la prochaine réunion de la Haye, « tâche plus importante que les précédentes, afin d’exercer une influence plus décisive sur l’avenir de l’Europe. »
- Nous devrions, continue le marquis Pandolfi, nous efforcer de passer de la théorie à la pratique, des vœux platoniques à l’action politique. Sinon nous risquerons de nous transformer en académie, perdant tout le prestige tiré de notre qualité de représentants des peuples et donnant raison à nos détracteurs qui aiment à nous dépeindre comme d’innocents faiseurs de discours ou comme des apôtres qui ont horreur du martyre.
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- Jusqu’à présent nous sommes restés dans la discussion abstraite des moyens de parvenir au but ; nous avons consacré beaucoup de temps pour démontrer à nous-mêmes et autres que la paix est non seulement désirable, mais possible, et que ce n’est pas une fatalité mystérieuse qui entraîne les Sociétés au carnage et à la ruine, mais tout simplement un mauvais raisonnement, un faux idéal.
- Nous avons bien fait de redresser les erreurs, nous avons très bien fait de démasquer la fausse gloire, le faux patriotisme, le faux opportunisme, qui se liaient à l’idée de la guerre et de démontrer que l’étoile sur laquelle l’Humanité s’est toujours orientée n’est pas autre chose que la paix, cette modeste paix défendue jusqu’ici par les bons curés de village et par les pasteurs d’âmes, soutenue aujourd’hui par les étudiants les plus hardis et par de vieux soldats qui portent sur la poitrine plusieurs médailles militaires et plus d’une cicatrice.
- Mais, je dirai comme Salomon qu’il y a le temps de parler et celui d’agir, le temps des péroraisons et celui de l’action. Chaque chose à son heure dans ce bas monde ; et je pense qu’il est temps pour nous de prendre le taureau par les cornes et les gouvernements par leurs responsabilités politiques.
- * ,
- Un groupe de l’Union interparlementaire vient de se constituer en Belgique sous la présidence de M. le baron de Moreau; ancien ministre des affaires étrangères. Ce groupe comprend 60 députés.
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- mouvement féministe
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- MOUVEMENT FEMINISTE
- Comment les femmes de Nouvelle-Zélande vont au scrutin.
- Un journal de Sidney, the Town and Country News, contient les réflexions suivantes sur les récentes élections de la Nouvelle-Zélande, les premières depuis que le droit de suffrage a été étendu aux femmes :
- « Les soi-disant seigneurs de la création — les hommes — déplorent depuis longtemps le grand nombre d’abstentions qu’ils sont obligés de constater dans leurs rangs à chaque élection, et ils s’accordent généralement pour attribuer cette indifférence regrettable à un défaut de patriotisme. S’il en est ainsi, on doit conclure des dernières élections que le patriotisme des femmes de Nouvelle-Zélande l’emporte de beaucoup sur celui de leurs pères, frères et maris.
- » En effet, ainsi que le montrent les chiffres suivants, la proportion des votes émis comparativement au nombre d’électrices inscrites est de 84 % pour les quatre villes principales, dont voici les statistiques :
- Inscrites Votantes
- Auckland 6.660 5.283
- Vellington 7.280 6.146
- Christchurcli 6.710 5.989
- Dunedin 7.644 6.306
- » Ces chiffres devraient être attentivement médités par ceux qui disent, de bonne foi, que les femmes ne prennent aucun intérêt à la politique.
- » Il faut aussi considérer, pour apprécier ce résultat à sa juste valeur, combien, plus que les femmes, les hommes sont sollicités au vote.
- » Pour qu’un homme se fasse une opinion et se décide à voter, il ne lui suffit pas d’entendre proclamer une vingtaine de programmes divers et d’être visité par les solliciteurs de votes, il faut encore, pour le monter au diapason d’enthousiasme voulu, l’entraînement des orchestres de cuivres, l’excitation des discussions passionnées et, très souvent, celle qui résulte de l’absorption d’une quantité considérable de liqueur.
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- » Mais ce n’est pas suffisant encore, car, tout démocrate qu’il puisse être, il faudra, le jour de l’électioivqu’une voiture l’amène positivement au scrutin.
- » Il n’a ni bébés à soigner, ni parquets à frotter, ni cheveux à arranger; il n’a pas à se préoccuper de son apparence extérieure, et cependant, avec tous ses loisirs, son patriotisme est si mince que l’on a mis plusieurs fois déjà en discussion des projets de loi pour le forcer à voter.
- » Les femmes, au contraire, ne se rassemblent point en groupes excités aux coins des rues ; ce ne sont pas elles non plus qui encombrent les cabarets afin d’y boire gratuitement.
- )) Elles se font simplement leurs opinions, et simplement aussi vont voter, mais avec un ensemble qui montre bien qu’elles apprécient le droit qu’on vient de leur reconnaître.»
- (Coopérative News).
- Dans l’article qui précède, il eût été intéressant de lire, en regard de la proportion des votes féminins, la proportion des suffrages masculins.
- La supériorité de la première ne fait aucun doute; mais les éléments d’une comparaison font défaut.
- Les suffrages féminins représentent 84 p. % des inscriptions dans les quatre principales villes de la Nouvelle-Zélande. On ne trouverait dans aucun pays de suffrage masculin pareil exemple d’activité électorale.
- En France, notamment, on compte environ un tiers d’abstentions, taux de moitié supérieur à celui des abstentions féminines dans la Nouvelle-Zélande.
- Si l’abstentionnisme sévissait parmi les électeurs de la Nouvelle-Zélande dans la même proportion qu’en France, le nombre des suffrages exprimés par les femmes serait déjà supérieur d’une douzaine de mille à celui des hommes, bien que les inscriptions masculines dépassent de 25.257 les inscriptions féminines au nombre de 165.000.
- Ce n’est là qu’une supposition, en l’absence de données précises. Mais si cet écart de 250.000 n’est pas encore comblé par l’activité féminine, il le sera sans doute bientôt.
- La prépondérance numérique des femmes leur permettra d’obtenir l’éligibilité qu’elles ne possèdent pas encore, et par suite la direction des affaires publiques.
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- OUVRAGES REÇUS
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- OUVRAGES REÇUS
- La Question de la Paix, par Frédéric Passy, membre de l’Institut, président de la Société française pour l’arbitrage entre nations.
- Cette excellente petite brochure est mise en vente au prix de dix centimes, par la Société française pour l’arbitrage, 29, rue de Condé, Paris.
- C’est faire œuvre utile que de propager le plus possible ce petit traité, si propre à démontrer à tous « qu’au point où la science, l’industrie, le commerce ont amené la partie civilisée du globe, c’est un réseau vivant dont aucune maille ne peut-être rompue sans que l’ensemble n’en soit compromis... Tout, qu’on le veuille ou non, industrie, commerce, arts, sciences, est désormais international... La guerre n’est plus seulement le meurtre en grand, elle est le suicide et la ruine volontaires. »
- *
- La Terre, évolution de la vie à sa surface, son passé, son présent, son avenir, par Emmanuel Vau cher.
- Compte-rendu, par Lucien Guéneau, directeur de VUnion républicaine de la Nièvre. Brochure très intéressante, en vente à l’Imprimerie Roche-Jourdain, 79, rue des Halles, Sables-d’Olonne, Vendée.
- Le Bulletin du Crédit populaire, organe de la Société de propagation du Crédit populaire.
- Abonnement annuel : 6 fr. — Bureaux : 17, boulevard Saint-Martin, Paris.
- A NOS LECTEURS
- Le Congrès annuel des Coopérateurs anglais a eu
- lieu, en mai dernier, à Sunderland. Nous en donnerons un compte-rendu dans notre prochain numéro.
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- SANS FAMILLE
- Par Hector MALOT
- Ouvrage couronné par l’A.cadémie française
- (Suite)
- Au reste, je fus bientôt à même d’observer en lui ces signes caractéristiques du rire dans des conditions assez pénibles pour mon amour-propre.
- — Maintenant que voilà ta toilette terminée, me dit Vitalis, quand je me fus coiffé de mon chapeau, nous allons nous mettre au travail, afin de donner demain, jour de marché, une grande représentation dans laquelle tu débuteras.
- Je demandai ce que c’était que débuter, et Vitalis m’expliqua que c’était paraître pour la première fois devant le public en jouant la comédie.
- — Nous donnerons demain notre première représentation, dit-il, et tu y figureras. Il faut donc que je te fasse répéter le rôle que je te destine.
- Mes yeux étonnés lui dirent que je ne le comprenais pas.
- — J’entends par rôle ce que tu auras à faire dans cette représentation. Si je t’ai emmené avec moi, ce n’est pas précisément pour te procurer le plaisir de la promenade. Je ne suis pas assez riche pour cela. C’est pour que tu travailles. Et ton travail consistera à jouer la comédie avec mes chiens et Joli-Cœur.
- — Mais je ne sais pas jouer la comédie! m’écriai-je effrayé.
- — C’est justement pour cela que je dois te l’apprendre. Tu penses bien que ce n’est pas naturellement que Capi marche si gracieusement sur ses deux pattes de derrière, pas plus que ce n’est pour son plaisir que Dolce danse à la corde. Capi a appris à se tenir debout sur ses pattes, et Dolce a appris aussi à danser à la corde : ils ont même dû travailler beaucoup et longtemps pour acquérir ces talents, ainsi que ceux qui les rendent d’habiles comédiens. Eh
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- SANS FAMILLE
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- bien! toi aussi, tu dois travailler pour apprendre les différends rôles que tu joueras avec eux. Mettons-nous donc à l’ouvrage.
- J’avais à cette époque des idées tout à fait primitives sur le travail. Je croyais que pour travailler il fallait bêcher la terre, ou fendre un arbre, ou tailler la pierre, et n’imaginais point autre chose.
- — La pièce que nous allons représenter, continua Vitalis, a pour titre le Domestigue de M. Joli-Cœur ou le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. Voici le sujet : M. Joli-Cœur a eu jusqu’à ce jour un domestique dont il est très content, c’est Capi. Mais Capi devient vieux; et d’un autre côté, M. Joli-Cœur veut un nouveau domestique. Capi se charge de lui en procurer un. Mais ce ne sera pas un chien qu’il se donnera pour successeur, ce sera un jeune garçon, un paysan nommé Rémi.
- — Comme moi?
- — Non comme toi; mais toi-même. Tu arrives de ton village pour entrer au service de Joli-Cœur.
- — Les singes n’ont pas de domestiques.
- — Dans les comédies ils en ont. Tu arrives donc, et M. Joli-Cœur trouve que tu as l’air d’un imbécile.
- — Ce n’est pas amusant, cela.
- — Qu’est-ce que cela te fait, puisque c’est pour rire? D’ailleurs, figure-toi que tu arrives véritablement chez- un monsieur pour être domestique et qu’on te dit, par exemple, de mettre la table. Précisément en voici une qui doit servir dans notre représentation. Avance et dispose le couvert.
- Sur cette table, il y avait des assiettes, un verre, un couteau, une fourchette et du linge blanc.
- Comment devait-on arranger tout cela?
- Comme je me posais ces questions, et restais les bras tendus, penchés en avant, la bouche ouverte, ne sachant par où commencer, mon maître battit des mains en riant aux éclats.
- — Bravo, dit-il, bravo, c’est parfait. Ton jeu de physionomie est excellent. Le garçon que j’avais avant toi prenait une mine futée et son air disait clairement : « Vous allez voir comme je fais bien la bête, » tu ne dis rien, toi, tu es, ta naïveté est admirable.
- — Je ne sais pas ce que je dois faire.
- — Et c’est parlé précisément que tu es excellent, Demain}
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- dans quelques jours tu sauras à merveille ce que tu devras faire. C’est alors qu’il faudra te rappeler l’embarras que tu éprouves présentement, et feindre ce que tu ne sentiras plus. Si tu peux retrouver ce jeu de physionomie et cette attitude, je te prédis le plus beau succès. Qu’est ton personnage dans ma comédie? celui d’un jhune paysan qui n’a rien vu et qui ne sait rien ; il arrive chez un singe et il se trouve plus ignorant et plus maladroit que ce singe; de là mon sous-titre : « le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense; » plus bête que Joli-Cœur, voilà ton rôle; pour le jouer dans la perfection, tu n’auras qu’à rester ce que tu es en ce moment, mais comme cela est impossible, tu devras te rappeler ce que tuas été et devenir artistiquement ce que tu ne seras plus naturellement.
- Le Domestique de M. Joli-Cœur n’était pas une grande comédie, et sa représentation ne prenait pas plus de vingt minutes. Mais notre répétition dura près de trois heures; Vitalis nous faisant recommencer deux fois, quatre fois, dix fois la même chose, aux chiens, comme à moi.
- Ceux-ci, en effet, avaient oublié certaines parties de leur rôle, et il fallait les leur apprendre de nouveau.
- Je fus alors bien surpris de voir la patience et la douceur de notre maître. Ce n’était point ainsi qu’on traitait les bêtes dans mon village, où les jurons et les coups étaient les seuls procédés d’éducation qu’on employât à leur égard.
- Pour lui, tant que se prolongea cette longue répétition, il ne se fâcha pas une seule fois ; pas une seule fois il ne jura.
- — Allons, recommençons, disait-il sévèrement, quand ce qu’il avait demandé n’était pas réussi ; c’est mal, Capi, vous ne faites pas attention, Joli-Cœur, vous serez grondé.
- Et c’était tout; mais cependant c’était assez.
- — Eh bien, me dit-il, quand la répétition fut terminée, crois-tu que tu t’habitueras à jouer la comédie ?
- — Je ne sais pas.
- Cela t’ennuit-il ?
- — Non, cela m’amuse.
- — Alors tout ira bien ; tu as de l’intelligence, et ce qui est plus précieux encore peut-être, de l’attention ; avec de l’attention et de la docilité, on arrive à tout. Vois mes chiens et compare-les à Joli-Cœur. Joli Cœur a peut-être plus de vivacité et d’intelligence, mais il n’a pas de docilité. Il apprend facilement ce qu’on lui enseigne, mais il
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- oublie aussitôt. D’ailleurs ce n’est jamais avec plaisir qu’il fait ce qu’on lui demande ; volontiers il se révolterait, et toujours il est contrariant. Cela tient à sa nature, et voilà pourquoi je ne me fâche pas contre lui : le singe n’a pas, comme le chien, la conscience du devoir, et par là il lui est très inférieur. Comprends-tu cela ?
- — Il me semble.
- — Sois donc attentif, mon garçon ; sois docile ; fais de ton mieux ce que tu dois faire. Dans la vie, tout est là !
- Causant ainsi, je m’enhardis à lui dire que ce qui m’avait le plus étonné dans cette répétition, ç’avait été l’inaltérable patience dont il avait fait preuve aussi bien avec Joli-Cœur et les chiens, qu’avec moi.
- Il se mit alors à sourire doucement :
- — On voit bien, me dit-il, que tu n’as vécu jusqu’à ce jour qu’avec des paysans durs aux bêtes et qui croient qu’on doit conduire celles-ci le bâton toujours levé. C’est là une erreur fâcheuse : on obtient peu de chose parla brutalité, tandis qu’on obtient beaucoup pour ne pas dire tout par la douceur. Pour moi, c’est en ne me fâchant jamais contre mes bêtes que j’ai fait d’elles ce qu’elles sont. Si je les avais battues, elles seraient craintives, et la crainte paralyse l’intelligence. Au reste, en me laissant aller à la colère avec elles, je ne serais pas moi-même ce que je suis, et je n’aurais pas acquis cette patience à toute épreuve qui m’a gagné ta confiance. C’est que qui instruit les autres, s’instruit soi-même. Mes chiens m’ont donné autant de leçons qu’ils en ont reçu de moi. J’ai développé leur intelligence, ils m’ont formé le caractère.
- Ce que j’entendais me parut si étrange, que je me mis à rire.
- — Tu trouves cela bien bizarre, n’est-ce pas, qu’un chien puisse donner des leçons à un homme ? Et cependant rien n’est plus vrai. Réfléchis un peu. Admets-tu qu’un chien subisse l’influence de son maître ?
- — Oh ! bien sûr.
- — Alors tu vas comprendre que le maître est obligé de veiller sur lui-même quand il entreprend l’éducation d’un chien. Ainsi suppose un moment qu’en instruisant Capi je me sois abandonné à l’emportement et à la colère. Qu’aura fait Capi ? il aura pris l’habitude de la colère et de l’emportement. C’est-à-dire qu’en se modelant sur mon exemple, il se sera corrompu. Le chien est presque toujours le miroir
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- de son maître, et qui voit l’un, voit l’autre. Montre-moi ton chien, je dirai qui tu es. Le brigand a pour chien, un gredin ; le voleur, un voleur ; le paysan sans intelligence, un chien grossier ; l’homme poli et affable, un chien aimable.
- Mes camarades, les chiens et le singe, avaient sur moi le grand avantage d’être habitués à paraître en public, de sorte qu’ils virent arriver le lendemain sans crainte. Pour eux il s’agissait de faire ce qu’ils avaient déjà fait cent fois, mille fois peut-être.
- Mais pour moi, je n’avais pas leur tranquille assurance. Que dirait Vitalis, si je jouais mal mon rôle? Que diraient nos spectateurs ?
- Cette préoccupation troubla mon sommeil et quand je m’endormis, je vis en rêve des gens qui se tenaient les côtes à force de rire, tant ils se moquaient de moi.
- Aussi mon émotion était-elle vive, lorsque le lendemain nous quittâmes notre auberge pour nous rendre sur la place, où devait avoir lieu notre représentation.
- Vitalis ouvrait la marche, la tête haute, la poitrine cambrée, et il marquait le pas des deux bras et des pieds en jouant une valse sur un fifre en métal.
- Derrière lui venait Capi, sur le dos duquel se prélassait M. Joli-Cœur, en costume de général anglais, habit et pantalon rouge galonné d’or, avec un chapeau à claque surmonté d’un large plumet.
- Puis, à une distance respectueuse s’avançaient sur une même ligne Zerbino et Dolce.
- Enfin je formais la queue du cortège, qui, grâce, à l’espacement indiqué par notre maître tenait une certaine place dans la rue.
- Mais ce qui mieux encore que la pompe de notre défilé provoquait l’attention, c’étaient les sons perçants du fifre qui allaient jusqu’au fond des maisons éveiller la curiosité des habitants d’Ussel. On accourait sur les portes pour nous voir passer, les rideaux de toutes les fenêtres se soulevaient rapidement.
- Quelques enfants s’étaient mis à nous suivre, des paysans ébahis s’étaient joints à eux, et quand nous étions arrivés sur la place, nous avions derrière nous et autour de nous un véritable cortège.
- Notre salle de spectacle fut vite dressée ; elle consistait
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- en une corde attachée à quatre arbres, de manière à former un carré long, au milieu duquel nous nous plaçâmes.
- La première partie de la représentation consista en différents tours exécutés par les chiens ; mais ce que furent ces tours, je ne saurais le dire, occupé que j’étais à me répéter mon rôle et troublé par l’inquiétude.
- Tout ce que je me rappelle, c’est que Vitalis avait abandonné son fifre et l’avait remplacé par un violon au moyen duquel il accompagnait les exercices des chiens, tantôt avec des airs de danse tantôt avec une musique douce et tendre.
- La foule s’était amassée contre nos cordes, et quand je regardais autour de moi, machinalement, bien plus qu’avec une intention déterminée, je voyais une infinité de prunelles qui, toutes fixées sur nous, semblaient projeter des rayons.
- La première pièce terminée, Capi prit une sébile entre ses dents, et marchant sur ses pattes de derrière, commença à faire le tour « de l’honorable société. » Lorsque les sous ne tombaient pas dans la sébile, il s’arrêtait, et plaçant celle-ci dans l’intérieur du cercle hors la portée des mains, il posait ses deux pattes de devant sur le spectateur récalcitrant, poussait deux ou trois aboiements, et frappait des petits coups sur la poche qu’il voulait ouvrir.
- Alors dans le public c’étaient des cris, des propos joyeux et des railleries.
- — Il est malin, le caniche, il connaît ceux qui ont le gousset garni.
- — Allons, la main à la poche !
- — Il donnera !
- — Il ne donnera pas !
- — L’héritage de votre oncle vous le rendra.
- Fd le sou était finalement arraché des profondeurs où il se cachait.
- Pendant ce temps, Vitalis, sans dire un mot mais ne quittant pas la sébile des yeux, jouait des airs joyeux sur son violon qu’il levait et qu’il baissait selon la mesure.
- Bientôt Capi revint auprès de son maître, portant fièrement la sébile pleine.
- C’était à Joli-Cœur et à moi d’entrer en scène.
- — Mesdames et messieurs, dit Vitalis en gesticulant d'une main avec son archet et de l’autre avec son violon, nous allons continuer le spectacle par une charmante
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- comédie intitulée : Le Domestique de M. Joli-Cœur, et le plus bête des deux n’est pas celui qu'on pense. Un homme comme moi ne s’abaisse pas à faire d’avance l’éloge de ses pièces et de ses acteurs ; je ne vous dis donc qu’une chose : écar-quillez les yeux, ouvrez les oreilles et préparez vos mains pour applaudir.
- Ce qu’il appelait « une charmante comédie » était en réalité une pantomime, c’est-à-dire une pièce jouée avec des gestes et non avec des paroles. Et cela devait être ainsi, par cette bonne raison que deux des principaux acteurs, Joli-Cœur et Capi, ne savaient pas parler, et que le troisième (qui était moi-même), aurait été parfaitement incapable de dire deux mots.
- Cependant, pour rendre le jeu des comédiens plus facilement compréhensible, Vitalis l’accompagnait de quelques paroles qui préparaient les situations de la pièce et les expliquaient.
- Ce fut ainsi que jouant en sourdine un air guerrier, il annonça l’entrée de M. Joli-Cœur, général anglais qui avait gagné ses grades et sa fortune dans les guerres des Indes. Jusqu’à ce jour, M. Joli-Cœur n’avait eu pour domestique que le seul Capi, mais il voulait se faire servir désormais par un homme, ses moyens lui permettant ce luxe : les bêtes avaient été assez longtemps les esclaves des hommes, il était temps que cela changeât.
- En attendant que ce domestique arrivât, le général Joli-Cœur se promenait en long et en large, et fumait son cigare.. Il fallait voir comme il lançait sa fumée au nez du public !
- Il s’impatientait, le général, et il commençait à rouler de gros yeux comme quelqu’un qui va se mettre en colère ; il se mordait les lèvres et frappait la terre du pied.
- Au troisième coup de pied, je devais entrer en scène, amené par Capi.
- Si j’avais oublié mon rôle, le chien me l’aurait rappelé. Au moment voulu, il me tendit la patte et m’introduisit auprès du général.
- Celui-ci, en m’apercevant, leva les deux bras d’un air désolé. Eh quoi ! c’était là le domestique qu’on lui présentait? Puis il vint me regarder sous le nez et tourner autour de moi en haussant les épaules.
- Sa mine fut si drolatique que tout le monde éclata de
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- rire : on avait compris qu’il me prenait pour un parfait imbécile; et c’était aussi le sentiment des spectateurs.
- La pièce était, bien entendu, bâtie pour montrer cette imbécilité sous toutes les faces ; dans chaque scène je devais faire quelque balourdise nouvelle, tandis que Joli-Cœur, au contraire, devait trouver une occasion pour développer son intelligence et son adresse.
- Après m’avoir examiné longuement, le général, pris de pitié, me faisait servir à déjeuner.
- — Le général croit que quand ce garçon aura mangé il sera moins bête, disait Vitalis, nous allons voir cela.
- Et je m’asseyais devant une petite table sur laquelle le couvert était mis, une serviette posée sur mon assiette.
- Que faire de cette serviette?
- Capi m’indiquait que je devais m’en servir.
- Après avoir bien cherché, je me mouchai dedans.
- Là-dessus le général se tordit de rire, et Capi tomba les quatre pattes en l’air renversé par ma stupidité.
- Voyant que je me trompais, je contemplais de nouveau la serviette, me demandant comment l’employer.
- Enfin une idée m’arriva; je roulai la serviette et m’en fis une cravate.
- Nouveau rire du général, nouvelle cliûte de Capi.
- Ainsi de suite jusqu’au moment où le général exaspéré m’arracha de ma chaise, s’assit à ma place et mangea le déjeuner qui m’était destiné.
- Ah! il savait se servir d’une serviette le général. Avec quelle grâce il la passa dans une boutonnière de son uniforme et l’étalla sur ses genoux. Avec quelle élégance il cassa son pain, et vida son verre!
- Mais où ses belles manières produisirent un effet irrésistible, ce fut lorsque, le déjeuner terminé, il demanda un cure-dent et le passa rapidement entre ses dents.
- Les applaudissements éclatèrent de- tous les côtés et la représentation s’acheva dans un triomphe.
- Comme le singe était intelligent ! comme le domestique était bête !
- En revenant à notre auberge, Vitalis me fit ce compli ment, et j’étais déjà si bien comédien, que je fus fier de cet éloge,
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- VII
- J’APPRENDS A LIRE
- C’étaient assurément clés comédiens de talent, que ceux qui composaient la troupe du signor Vitalis, — je parle des chiens et du singe, — mais ce talent n’était pas très varié.
- Lorsqu’ils avaient donné trois ou quatre représentations, on connaissait tout leur répertoire ; ils ne pouvaient plus que se répéter.
- De là résultait la nécessité de 11e pas rester longtemps dans une même ville.
- Trois jours après notre arrivée à Ussel, il fallut donc se remettre en route.
- Où allions-nous ?
- Je m’étais assez enhardi avec mon maître pour me permettre cette question.
- — Tu connais le pays ? me répondit-il en me regardant.
- — Non.
- — Alors pourquoi me demandes-tu où nous allons.
- — Pour savoir.
- — Savoir quoi ?
- Je restai interloqué regardant, sans trouver un mot, la route blanche qui s’allongeait devant nous au fond d’un vallon brisé.
- — Si je te dis, continua-t-il, que nous allons à Aurillac pour nous diriger ensuite sur Bordeaux et de Bordeaux sur les Pyrénées, qu’est ce que cela t’apprendra ?
- — Mais vous, vous connaissez donc le pays ?
- — Je n’y suis jamais venu.
- — Et pourtant vous savez où nous allons ?
- Il me regarda encore longuement comme s’il cherchait quelque chose en moi.
- — Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas ? me dit-il.
- — Non.
- — Sais-tu ce que c’est qu’un livre ?
- — Oui ; on emporte les livres à la messe pour dire ses prières quand 011 ne récite pas son chapelet ; j’en ai vu, des livres, et des beaux, avec des images dedans et du cuir dessus.
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- — Bon ; alors tu comprends qu’on peut mettre des prières dans un livre ?
- — Oui.
- — On peut y mettre autre chose encore. Quand tu récites ton chapelet, tu récites des mots que ta mère t’a mis dans l’oreille, et qui de ton oreille, ont été s’entasser dans ton esprit pour revenir ensuite sur ta langue quand tu les appelles. Eh bien, ceux qui disent leurs prières avec des livres ne tirent point les mots dont se composent ces prières de leur mémoire ; mais ils les prennent avec leurs yeux dans les livres où ils ont été mis, c’est-à-dire qu’ils lisent.
- — J’ai vu lire, dis-je avec le ton glorieux d’une personne qui n’est point bête, et qui sait parfaitement ce dont on lui parle.
- — Ce qu’on fait pour les prières, on le fait pour tout. Dans un livre que je vais te montrer quand nous nous reposerons, nous trouverons les noms et l’histoire des pays que nous traversons. Des hommes qui ont habité on parcouru ces pays, ont mis dans mon livre ce qu’ils avaient vu ou appris ; si bien que je n’ai qu’à ouvrir ce livre et à le lire pour connaître ces pays, je les vois comme si je les regardais avec mes propres yeux ; j’apprends leur histoire comme si on me la racontait.
- J’avais été élevé comme un véritable sauvage qui n’a aucune idée de la vie civilisée. Ces paroles furent pour moi une sorte de révélation, confuse d’abord, mais qui peu à peu s’éclaircit.
- Il est vrai cependant qu’on m’avait envoyé à l’école. Mais ce n’avait été que pour un mois. Et pendant ce mois on ne m’avait pas mis un livre entre les mains, on ne m’avait parlé ni de lecture ni d’écriture, on ne m’avait donné aucune leçon de quelque genre que ce fut.
- Il ne faut pas conclure de ce qui se passe actuellement dans les écoles, que ce que je dis là est impossible. A l’époque dont je parle, il y avait un grand nombre de communes en France qui n’avaient pas d’écoles, et parmi celles qui existaient, il s’en trouvait qui étaient dirigées par des maîtres qui, pour une raison ou pour une autre, parce qu’ils ne savaient rien, ou bien parce qu’ils avaient autre chose à faire, ne donnaient aucun enseignement aux enfants qu’on leur confiait.
- C’était là le cas du maître d’école de notre village. Savai!-
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- il quelque chose? c’est possible, et je neveux pas porter contre lui une accusation d’ignorance. Mais la vérité est que pendant le temps que je restai chez lui, il ne nous donna pas la plus petite leçon, ni à mes camarades, ni à moi ; il avait autre chose à faire étant de son véritable métier sabotier. C’était à ses sabots qu’il travaillait, et du matin au soir, on le voyait faire voler autour de lui les copeaux de hêtre et de noyer. Jamais il ne nous adressait la parole, si ce n’est pour nous parler de nos parents, ou bien du froid, ou bien de la pluie ; mais de lecture, de calcul, jamais un mot. Pour cela il s’en remettait à sa fille, qui était chargée de le remplacer et de nous faire la classe. Mais comme celle-ci de son véritable métier était couturière, elle faisait comme son père, et tandis qu’il manœuvrait sa plane ou sa cuiller elle poussait vivement son aiguille.
- Il fallait bien vivre, et comme nous étions douze élèves payant chacun cinquante centimes par mois, ce n’était pas six francs qui pouvaient nourrir deux personnes pendant trente jours : les sabots et la couture complétaient ce que l’école ne pouvait pas fournir.
- Je n’avais donc absolument rien appris à l’école, pas même mes lettres.
- — C’est difficile de lire ? demandai-je à Vitalis après avoir marché assez longtemps en réfléchissant.
- ' — C’est difficile pour ceux qui ont la tête dure, et plus difficile encore pour ceux qui ont mauvaise volonté. As-tu la tête dure ?
- — Je ne sais pas; mais il me semble que si vous vouliez m’apprendre à lire, je n’aurais pas mauvaise volonté.
- — Eli bien, nous verrons ; nous avons du temps devant nous.
- Du temps devant nous ! Pourquoi ne pas commencer aussitôt ? Je ne savais pas combien il est difficile d’apprendre à lire et je m’imaginais que tout de suite j’allais ouvrir un livre et savoir ce qu’il y avait dedans.
- Le lendemain, comme nous cheminions, je vis mon maître se baisser et ramasser sur la route un bout de planche à moitié recouvert par la poussière.
- — Voilà le livre dans lequel tu vas apprendre à lire, me dit-il.
- Un livre, cette planche ! Je le regardai pour voir s’il ne se moquait pas de moi. Puis, comme je le trouvai sérieux, je regardai attentivement sa trouvaille.
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- C’était bien une planche, rien qu’une planche de bois de hêtre, longue comme le bras, large comme les deux mains, bien polie ; il ne se trouvait dessus aucune inscription, aucun dessin.
- Comment lire sur cette planche, et quoi lire ?
- — Ton esprit travaille, me dit Vitalis en riant.
- — Vous voulez vous moquer de moi?
- — Jamais, mon garçon ; la moquerie peut avoir du bon pour réformer un caractère vicieux, mais lorsqu’elle s’adresse à l’ignorance, elle est une marque de sottise chez celui qui l’emploie. Attends que nous soyons arrivés à ce bouquet d’arbres qui est là-bas ; nous nous y reposerons, et tu verras comment je peux t’enseigner la lecture avec ce morceau de bois.
- Nous arrivâmes rapidement à ce bouquet d’arbres et nos sacs mis à terre, nous nous assîmes sur le gazon qui commençait à reverdir et dans lequel les pâquerettes se montraient çà et là. Joli Coeur, débarrassé de sa chaîne, s’élança sur un des arbres en secouant les branches les unes après les autres, comme pour en faire tomber des noix, tandis que les chiens, plus tranquilles et surtout plus fatigués, se couchaient en rond autour de nous.
- Alors Vitalis tirant son couteau de sa poche essaya de détacher de la planche une petite lame de bois aussi mince que possible. Ayant réussi, il polit cette lame sur ses deux faces, dans toute sa longueur, puis cela fait il la coupa en petits carrés, de sorte qu’elle lui donna une douzaine de petits morceaux plats d’égale grandeur.
- Je ne le quittais pas des yeux, mais j’avoue que malgré ma tension d’esprit je ne comprenais pas du tout comment avec ces petits morceaux de bois il voulait faire un livre ; car enfin, si ignorant que je fusse, je savais qu’un livre se composait d’un certain nombre de feuilles de papier sur lesquelles étaient tracées des signes noirs. Où étaient les feuilles de papier? Où étaient les signes noirs?
- — Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il, je creuserai demain, avec la pointe de mon couteau, une lettre de l’alphabet. Tu apprendras ainsi la forme des lettres et quand tu les sauras bien sans te tromper, de manière à les reconnaître rapidement à première vue, tu les réuniras les unes au bout des autres de manière à former des mots. Quand tu pourras ainsi former les mots que je te dirai, tu seras en état de lire dans un livre.
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- Bientôt j’eus mes poches pleines d’une.collection cle petits morceaux de bois, et je ne tardai pas à connaître les lettres de l’alphabet, mais pour savoir lire ce fut une autre affaire, les choses n’allèrent pas si vite, et il arriva même un moment où je regrettai d’avoir voulu apprendre à lire.
- Je dois dire cependant, pour être juste envers moi-même, que ce ne fut pas la paresse qui m’inspira ce regret, ce fut l’amour-propre.
- En m’apprenant les lettres de l’alpliahet, Vitalis avait pensé qu’il pourrait les apprendre en même temps à Capi; puisque le chien avait bien su se mettre les chiffres des heures dans la tête, pourquoi ne s’y mettrait-il pas les lettres ?
- Et nous avions pris nos leçons en commun; j’étais devenu le camarade de classe de Capi, ou le chien était devenu le mien comme on voudra.
- Bien entendu Capi 11e devait pas appeler les lettres qu’il voyait, puisqu’il n’avait pas la parole, mais lorsque nos morceaux de bois étaient étalés sur l’herbe, il devait avec sa patte tirer les lettres que notre maître nommait.
- Tout d’abord j’avais fait des progrès plus rapides que lui; mais si j’avais l’intelligence plus prompte, il avait par contre la mémoire plus sûre : une chose bien apprise était pour lui une chose sue pour toujours; il 11e l’oubliait plus; et comme il 11’avait pas de distractions, il n’hésitait ou ne se trompait jamais.
- Alors, quand je me trouvais en faute, notre maître ne manquait jamais de dire :
- — Capi saura lire avant Remi.
- Et le chien, comprenant sans doute, remuait la queue d’un air de triomphe.
- — Plus bête qu’une bête, c’est bon dans la comédie, disait encore Vitalis, mais, dans la réalité c’est honteux.
- Cela me piqua si bien, que je m’appliquai de tout cœur, et tandis que le pauvre chien en restait à écrire son nom, en triant les quatre lettres qui le composent parmi toutes les lettres de l’alphabet, j’arrivai enfin à lire dans un livre.
- — Maintenant que tu sais lire l’écriture, me dit Vitalis, veux-tu apprendre à lire la musique?
- — Est-ce que quand je saurai lire la musique je pourrai chanter comme vous?
- — Tu voudrais donc chanter comme moi?
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- — Oli! pas comme vous, je sais bien que cela n’est pas possible, mais enfin chanter?
- — Tu as du plaisir à m’entendre chanter!
- — Le plus grand plaisir que l’on puisse éprouver ; le rossignol chante bien, mais il me semble que vous chantez bien mieux encore : et puis ce n’est pas du tout la même chose ; quand vous chantez, vous faites de moi ce que vous voulez, j’ai envie de pleurer ou bien j’ai envie de rire, et je vais vous dire une chose qui vous paraîtra peut-être bête : quand vous chantez un air doux ou triste, cela me ramène auprès de mère Barberin, c’est à elle que je pense, c’est elle que je vois dans notre maison ; et pourtant je ne comprends pas les paroles que vous prononcez, puisqu’elles sont italiennes.
- Je lui parlais en le regardant, il me sembla voir ses yeux se mouiller; alors je m’arrêtai et lui demandai si je le peinais de parler ainsi.
- — Non, mon enfant, me dit-il d’une voix émue, tu ne me peines pas, au contraire, tu me rappelles ma jeunesse, mon beau temps; sois tranquille, je t’apprendrai à chanter, et comme tu as du coeur, toi aussi tu feras pleurer et tu seras applaudi, tu verras...
- Il s’arrêta tout à coup et je crus comprendre qu’il 11e voulait point se laisser aller sur ce sujet. Mais les raisons qui le retenaient, je ne les devinai point. Ce fut plus tard seulement que je les ai connues, beaucoup plus tard, et dans des circonstances douloureuses, terribles pour moi, que je raconterai lorsqu’elles se présenteront au cours de mon récit.
- Dès le lendemain, mon maître fit pour la musique ce qu’il avait déjà fait pour la lecture, c’est-à-dire qu’il recommença à tailler des petits carrés de bois, qu’il grava avec la pointe de son couteau.
- Mais cette fois son travail fut plus considérable, car les divers signes nécessaires à la notation de la musique offrent des combinaisons plus compliquées que l’alphabet.
- Afin d’alléger mes poches, il utilisa les deux faces de ses carrés de bois, et après les avoir rayées toutes deux de cinq lignes qui représentaient la portée, il inscrivit sur une face la clé de sol et sur l’autre la clé de fa.
- Puis quand il eut tout préparé, les leçons commencèrent et j’avoue qu’elles 11e furent pas moins dures que ne l’avaient été celles de la lecture.
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- Plus d’une fois Vitalis, si patient avec ses chiens, s’exaspéra contre moi.
- — Avec une bête, s’écriait-il, on se contient parce qu’on sait que c’est bête, mais toi tu me feras mourir.
- Et alors, levant les mains au ciel dans un mouvement théâtral, il les laissait tomber tout à coup sur ses cuisses, où elles claquaient fortement.
- Joli-Cœur, qui prenait plaisir à répéter tout ce qu’il trouvait drôle, avait copié ce geste, et comme il assistait presque toujours à mes leçons, j’avais le dépit, lorsque j’hésitais, de le voir lever les bras au ciel et laisser tomber ses mains sur ses cuisses en les faisant claquer.
- — Joli-Cœur lui même, se moque de toi, s’écriait Vitalis.
- Si j’avais osé, j’aurais répliqué qu’il se moquait autant du
- maître que de l’élève, mais le respect, autant qu’une certaine crainte vague, arrêtèrent toujours heureusement cette repartie ; je me contentai de me le dire tout bas, quand Joli-Cœur faisait claquer ses mains avec une mauvaise grimace, et cela me rendait la mortification moins pénible.
- Enfin les premiers pas furent franchis et j’eus la satisfaction de solfier un air écrit par Vitalis sur une feuille de papier.
- Ce jour-là il ne fit pas claquer ses mains, mais il me donna deux belles claques amicales sur chaque joue, en déclarant que si je continuais ainsi je deviendrais certainement un grand chanteur.
- Bien entendu, ces études ne se firent pas en un jour, et, pendant des semaines, pendant des mois, mes poches furent.constamment remplies de mes petits morceaux de bois.
- D’ailleurs', mon travail n’était pas régulier comme celui d’un enfant qui suit les classes d’une école, et c’était seulement à ses moments perdus que mon maître pouvait me donner des leçons.
- Il fallait chaque jour accomplir notre parcours, qui était plus ou moins long, selon que les villages étaient plus ou moins éloignés les uns des autres ; il fallait donner nos représentations partout où nous avions chance de ramasser une recette ; il fallait faire répéter les rôles au chien et à M. Joli-Cœur; il fallait préparer nous-même notre déjeuner ou notre dîner, et c’était seulement après tout cela qu’il était question de lecture ou de musique, le plus souvent dans une halte, au pied d’un arbre, ou bien sur un tas
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- de cailloux, le gazon ou la route servant de table pour étaler mes morceaux de bois.
- Cette éducation ne ressemblait guère à celle que reçoivent tant d’enfants, qui n’ont qu’à travailler, et qui se plaignent pourtant de n’avoir pas le temps de faire les devoirs qu’on leur donne.
- Mais il faut bien dire qu’il y a quelque chose de plus important encore que le temps qu’on emploie au travail, c’est l’application qu’on y apporte ; ce n’est pas l’heure que nous passons sur notre leçon qui met cette leçon dans notre mémoire, c’est la volonté d’apprendre,
- Par bonheur, j’étais capable de tendre ma volonté sans me laisser trop souvent entraîner par les distractions qui nous entouraient. Qu’aurais-je appris si je n’avais pu travailler que dans une chambre, les oreilles bouchées avec mes deux mains, les yeux collés sur un livre comme certains écoliers ? Rien, car nous n’avions pas de chambre pour nous enfermer, et en marchant le long des grandes routes je devais regarder au bout de mes pieds sous peine de me laisser souvent choir sur le nez.
- Enfin j’appris quelque chose, et en même temps je sus aussi faire de longues marches qui ne me furent pas moins utiles que les leçons de Vitalis : j’étais un enfant assez chétif quand je vivais avec mère Barberin, et la façon dont on avait parlé de moi le prouve bien ; « un enfant de la ville, » avait dit Barberin, « avec des jambes et des bras trop minces, » avait dit Vitalis ; auprès de mon maître et vivant de sa vie en plein air, à la dure, mes jambes et mes bras se fortifièrent, mes poumons se développèrent, ma peau se cuirassa et je devins capable de supporter, sans en souffrir, le froid comme le chaud, le soleil comme la pluie, la peine, les privations, les fatigues.
- Et ce me fut un grand bonheur que cet apprentissage, il me mit à même de résister aux coups qui plus d’une fois devaient s’abattre sur moi, durs et écrasants, pendant ma jeunesse.
- VIII
- PAR MONTS ET PAR VAUX
- Nous avions parcouru une partie du midi de la France : l’Auvergne, le Velay, le Vivarais, le Quercy, le Rouergue, les Cévennes, le Languedoc.
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- Notre façon de voyager était des plus simples ; nous allions droit devant nous, au hasard, et quand nous trouvions un village qui de loin ne nous paraissait pas trop misérable, nous nous préparions pour faire une entrée triomphale. Je faisais la toilette des chiens, coiffant Dolce, habillant Zerbino, mettant une emplâtre sur l’œil de Capi pour qu’il pût jouer le rôle d’un vieux grognard, enfin je forçais Joli-Cœur à endosser son habit de général. Mais c’était là la partie la plus difficile de ma tâche, car le singe qui savait très bien que cette toilette était le prélude d'un travail pour lui, se défendait tant qu’il pouvait, et inventait les tours les plus drôles pour m’empêcher de l’habiller. Alors j’appelais Capi à mon aide, et par sa vigilance, par son instinct et sa finesse, il arrivait presque toujours à déjouer les malices du singe.
- Irn troupe en grande tenue, Vitalis prenait son fifre et nous mettant en bel ordre nous faisait défiler par le village.
- Si le nombre des curieux que nous entraînions derrière nous était suffisant, nous donnions une représentation ; si au contraire, il était trop faible pour faire espérer une recette, nous continuions notre marche.
- Dans les villes seulement nous restions plusieurs jours, et alors le matin j’avais la liberté d’aller me promener où je voulais. Je prenais Capi avec moi, — Capi, simple chien, bien entendu, sans son costume de théâtre, et nous flânions par les rues.
- Vitalis qui d’ordinaire me tenait étroitement près de lui, pour çela me mettait volontiers la bride sur le cou.
- — Puisque le hasard, me disait-il, te fait parcourir la France à un âge où les enfants sont généralement à l’école ou au collège, ouvre les yeux, regarde et apprends. Quand tu seras embarrassé, quand tu verras quelque chose que tu ne comprendras pas, si tu as des questions à me faire, adresse les moi sans peur. Peut-être ne pourrais-je pas toujours te répondre, car je n’ai pas la prétention de tout connaître, mais peut-être aussi me sera-t-il possible de satisfaire parfois ta curiosité. Je n’ai pas toujours été directeur d’une troupe d’animaux savants, et j’ai appris autre chose que ce qui m’est en ce moment utile pour «présenter Capi ou Joli-Cœur devant l’honorable société. »
- — Quoi donc?
- — Nous causerons de cela plus tard. Pour le moment,
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- sache seulement qu’un montreur de chiens peut avoir occupé une certaine position dans le monde. En même temps, comprends aussi que si en ce moment tu es sur la marche la plus basse de la vie, tu peux, si tu le veux, arriver peu à peu à une plus, haute. Gela dépend des circonstances pour un peu, et de toi pour beaucoup. Ecoute mes leçons, écoute mes conseils, enfant, et plus tard, quand tu seras grand, tu penseras, je l’espère, avec émotion, avec reconnaissance au pauvre musicien qui t’a fait si grande peur quand il t’a enlevé à ta mère nourrice; j’ai dans l’idée que notre rencontre te sera heureuse.
- Quelle avait pu être cette position dont mon maître parlait assez souvent avec une retenue qu’il s’imposait? Cette question excitait ma curiosité et faisait travailler mon esprit. S’il avait été sur une marche haute de l’escalier de la vie, comme il disait, pourquoi était-il maintenant sur une marche basse? Il prétendait que je pouvais m’élever si je voulais, moi qui n’étais rien, qui ne savais rien, qui étais sans famille, qui n’avais personne pour m’aider. Alors pour-, quoi lui même était-il descendu?
- Après avoir quitté l’Auvergne, nous étions venus dans les causses du Quercy. On appelle ainsi de grandes plaines inégalement ondulées, où l’on ne rencontre guère que des terrains incultes et de maigres tallis. Aucun pays n’est plus triste, plus pauvre. Et ce qui accentue encore cette impression que le voyageur reçoit en le traversant, c’est que, presque nulle part, il n’aperçoit des eaux. Point de rivières, point de ruisseaux point d’étangs. Çà et là des lits pierreux de torrents, mais vides. Les eaux se sont engouffrées dans les précipices et elles ont disparu sous terre, pour aller sourdre plus loin et former des rivières ou des fontaines.
- Au milieu de cette plaine, brûlée par la sécheresse au moment où nous la traversâmes, se trouve un gros village qui a nom la Bastide-Murat; nous y passâmes la nuit dans la grange d’une auberge.
- (A suivre.)
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- SOCIÉTÉ OU FAMILISTÈRE - ASSURANCES MUTUELLES
- MOUVEMENT D’AVRIL 1894
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- Section des Hommes
- Cotisations des mutualistes....... 2.148 64j
- Subvention de la Société.......... 859 01 v 8.802 50
- Malfaçons et divers............... 799 85\
- Dépenses.................................... 8.551 40
- Déficit en avril.... 248 90
- Section des Dames
- Cotisations des mutualistes........... 420 40)
- Subvention de la Société......•..... 140 30| 561 25
- Divers.............................. »» 55!
- Dépenses....................................... 735 20
- Déficit en avril.... 173 95
- ASSURANCE DES PENSIONS
- Subvention de la Société et divers.... 3.514 55)
- Intérêts des comptes-courants et du 7.591 55
- titre d’épargne................. 4.077 »’
- Dépenses :
- 73 Retraités définitifs.............. 4.504 651
- 22 — provisoire.................. 1.154 30/
- Nécessaire à la subsistance.......... 2.149 201 8.252 23
- Allocat. aux familles des réservistes.. »» »»[
- Divers, appointements, médecins, etc. 444 08]
- Déficit en avril......... 660 68
- CAISSE DE PHARMACIE
- Cotisations des mutualistes........ 546 50)
- Subvention de la Société........... 138 05\
- Dépenses.....................................
- 684 55 1.074 95
- Déficit en avril........ 390 40
- RÉSUMÉ
- Recettes sociales du 1er juillet 1893 au 30 avril 1894... 62.181 13
- » individuelles )) )) ... 21.386 54
- 83.567 67
- Dépenses » » 96.067 75
- Excédent des dépenses sur les recettes...^l2T)00_08
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- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
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- T
- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
- MOIS DE MAI 1894
- Naissances :
- 2 Mai. Léguiller Fernand Gaston, fils de Léguiller Léon et de Damé Léguillette.
- 4 — Lemoine Charles Léon, fils de Lemoine Jules et de Pesant Alice.
- 18 — Hennequin Henriette, fille de Hennequin Jules-Victor et de Baillet Jeanne.
- 23 — Cochet Léontine-Louise, fille de Cochet Louis et de Hutin Léontine.
- Décès
- 2 — Dagnicourt Alfred, âgé de 42 ans.
- 22 — Dassonville Gabrielle, âgée de 10 mois 1/2.
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- -A. V I S
- AUX PERSONNES DÉSIREUSES DE VISITER LE FAMILISTÈRE
- de Guise
- Des renseignements sur les conditions dans lesquelles on peut faire la visite du Familistère étant très souvent demandés, nous croyons utile de publier les indications suivantes :
- Le chemin de fer qui dessert Guise fait partie du réseau du Nord. Les visiteurs passant par Paris peuvent s’y faire délivrer (gare du Nord) des billets directs pour Guise. La ville est reliée à St-Quentin par un embranchement spécial.
- Le Familistère fait partie intégrante de la ville de Guise. Celle-ci a plusieurs hôtels (spécialement Hôtel de la Couronne, Hôtel Pierre, etc.) qui envoient des omnibus à la gare à tous les trains pour le service des voyageurs.
- Le Familistère même n’a pas de service constitué pour tenir lieu d’hôtel ni de restaurant.
- Selon les vues des gens qui viennent l’étudier, il est bon de tenir compte des faits suivants :
- Pour voir en plein fonctionnement les services éducatifs, commerciaux et industriels de l’association, il faut éviter de venir un dimanche ou un jour férié. Et si ce sont surtout les institutions concernant l’enfance qu’on veut étudier, il faut, en outre, éviter de venir un jeudi après-midi, parce qu’alors il y a congé pour les écoliers des cours d’enseignement primaire aux cours complémentaires.
- Les visiteurs qui ne veulent voir que l’extérieur de l’habitation, les cours et jardins, n’ont rien à demander à personne pour cela, puisque tout est constamment ouvert au public, et qu’il n’y a pas de portes aux palais sociaux.
- Mais ceux qui désirent se rendre compte des détails d’organisation doivent se faire accompagner dans leur visite, et pour cela s’adresser à l’Administrateur-Gérant, M. Dequenne, au Familistère.
- Le Gérant : P. A. Doyen.
- Nîmes, imp. Veuve Laporte, ruelle des Saintes-Maries, 7. — 146.
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- de J.-B.-André GODIN (*)
- ( Suite)
- Conférence du 26 Octobre 1877.
- Le fondateur du Familistère expose que la période électorale étant ouverte pour les Conseils généraux et d’arrondissement, il y a lieu d’examiner, ce soir, quel est le plus grand intérêt des habitants du Familistère en ces questions.
- « Il est utile, « dit-il, » de bien se rendre compte des rapports qui existent entre les questions d’amélioration sociale et les questions politiques, spécialement en ce qui touche les œuvres d’association telles que le Familistère.
- » Longtemps on a soutenu, et des hommes animés des meilleures intentions ont été de cet avis, que les améliorations sociales n’étaient en rien subordonnées à la forme des gouvernements et pouvaient toujours se produire.
- » Moi-même j’ai partagé cette opinion. J’ai cru que quiconque accomplissait une œuvre utile à la société devait se trouver, sinon compris et soutenu par son entourage, au moins protégé par l’autorité, quelle que fut la forme du gouvernement. Il m’a bien fallu reconnaître — et cela assez vite — que je me trompais.
- » L’histoire de tous les temps prouve du reste qu’il en est ainsi; il ne suffit pas à un homme de travailler au bien général pour avoir liberté d’action et échapper aux tracasseries. Tout au contraire. Quiconque veut faire avancer son époque, doit s’attendre à toutes les résistances, à toutes les persécutions de la part de ceux qui ne pensent pas comme lui. Et, parmi ces adversaires, les plus dange-
- (i) Lire le Devoir depuis le mois de mars 1891.
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- reux seront naturellement ceux qui occuperont le pouvoir. Vu leur situation, ils imposeront leur volonté et empêcheront, dans toute la mesure du possible, les novateurs d’ouvrir la voie dans laquelle les gouvernements ne veulent pas voir la société s’engager.
- » De ces faits, il est facile de conclure que la forme du gouvernement n’est pas insignifiante, et qu’il est de première nécessité de subordonner le pouvoir à la nation et non vice-versa.
- » Le régime républicain peut seul donner ces garanties au peuple. C’est pourquoi tant de gens soutiennent avec passion la forme républicaine qui, avec le temps et à mesure que le peuple lui-même s’éclairera, assurera le progrès et la liberté pour tous.
- » Lorsque, en effet, la nation elle-même, par l’élection de mandataires toujours révocables, constitue son propre gouvernement et change, à son grè, les mandataires infidèles à leur mission, on voit alors les hommes politiques, intéressés à complaire à leurs mandants, se préoccuper avant tout de l’intérêt de ceux-ci et se montrer dociles à leurs observations. C’est là un ressort qu’à notre époque il faut mettre en première ligne. Car, malheureusement, la vertu seule ne guide pas encore tous les hommes et le représentant du peuple a souvent besoin, quelles que soient du reste ses qualités morales et intellectuelles, de voir concorder son intérêt personnel avec l’intérêt de ses mandants.
- » Si tout le corps législatif est constitué par l’élection, la pensée qui chez les sénateurs et députés dominera tout raisonnement hostile à l’intérêt public sera celle de leur attitude en face de leurs électeurs, le jour du renouvellement de leur mandat. Ils chercheront donc à faire des lois populaires ; car le suffrage universel dont ils relèvent, c’est tout le monde ; et surtout les classes pauvres, puisqu’il y a plus de pauvres que de riches.
- » Avec un gouvernement ainsi constitué et une fois le
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- suffrage universel implanté dans les mœurs de façon à ne pouvoir plus être supprimé, la nation sera réellement maîtresse d’elle-mème et le pouvoir ne sera que son agent exécutif.
- » Voilà donc le lien qui existe entre les questions politiques et les questions sociales. Ce sera par une telle orga^ nisation des corps législatifs qu’on obtiendra toutes les réformes nécessaires, depuis celle des impôts de consommation jusqu’aux lois donnant aux classes laborieuses, par la constitution de conseils, syndicats, etc.... les moyens d’étude et de défense de leurs droits.
- » Quand les électeurs, bien édifiés sur leurs vrais intérêts, jugeront les candidats qui s’offriront à leurs suffrages, non sur les paroles, mais sur les actes et non sur les actes dans la période électorale, mais sur les actes de toute la vie, alors ils ne seront plus aussi facilement égarés parles hâbleurs et leurs élus seront réellement dignes de la mission qui leur sera confiée.
- » Mais tant que le peuple ne se sera pas élevé à cet esprit politique, tant qu’il se laissera influencer par les paroles flatteuses et les belles promesses, il pourra faire de mauvais clioix dans ses élections.
- » Quoi qu’il en soit, l’expérience du suffrage et l’éducation politique se font peu à peu parmi le peuple ; et les progrès réalisés sous ce .rapport depuis vingt ans.sont faciles à constater.
- » Rien n’était plus aisé autrefois que d’entraîner les électeurs avec quelques mots sonores ; c’est déjà moins facile aujourd’hui : il faut que le candidat développe les motifs, les avantages de sa candidature ; l’électeur commence à vouloir se rendre compte de ce qu’on lui dit, de ce qu’ou lui promet ; et ce besoin ira croissant jusqu’à ce que le corps électoral en soit arrivé à tenir compte de toute la vie d’un homme et de ses vraies capacités avant de lui confier le poste qu’il sollicite.
- « lu ce sera sagesse, car il faut bien reconnaître que celui
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- qui a vécu inutile aux autres se conduira encore de même, quelles que soient les promesses que le désir d’être élu lui arrache au cours de la période électorale. C’est pour de tels hommes surtout qu’il a été dit que la parole sert à cacher la pensée.
- » Je vous le répète donc, l’intérêt politique est un des premiers intérêts sociaux parce que tous les autres reposent sur lui.
- » Toutes les fois que le pouvoir sera aux mains de gens assez aveugles pour admettre et se persuader que leur intérêt particulier peut être différent de l’intérêt général, le gouvernement ne sera qu’une arène d’intrigues tendant à empêcher tout progrès et à ravir même au peuple les quelques libertés dont il jouit.
- » Déjà, 11’entend-on pas réclamer contre le suffrage universel, et il en serait ainsi de tout ce qui peut contribuer à l’affranchissement, à l’instruction, au progrès moral de la société tout entière.
- » L’association en cours de réalisation ici n’échapperait pas à ces luttes ; aussi serait-elle bientôt empêchée si la République ne s’installait définitivement en France.
- » Pour que le régime des associations s’implante et se généralise dans notre pays, il faut que la nation entière soif animée de l’esprit de concorde et de paix, que les hommes vivent entre eux comme des frères, prêts à s’entr’aider et se soutenir pour le bonheur commun ; il faut enfin que nous ayons la liberté et un bon gouvernemenl. »
- L’orateur continue en montrant les efforts de l’esprit réactionnaire depuis les cinq derniers mois, et met en parallèle la sagesse politique, la patience et la persévérance du peuple. Il est persuadé, dit-il, que la République vaincra, « elle a presque déjà partie gagnée ; mais pour rendre le succès complet, il faut achever l’œuvre en faisant de bonnes élections départementales. Autrement, ce serait la continuation de la crise que nous subissons, les affaires arrêtées, les
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- ouvriers sans travail, toutes les transactions en suspens. »
- Il parle ensuite des diverses candidatures qui se présentent pour le conseil d’arrondissement et il appuie sur la nécessité de concentrer les voix républicaines sur un seul candidat, deux au plus ; autrement, on risquerait de voir élire un réactionnaire, grâce à la division des voix républicaines.
- Puis, revenant sur la nécessité d’élections départementales républicaines, il dit : « Ne perdez point de vue que ce sont les conseils municipaux par l’organe de leurs délégués, les conseils d’arrondissement et les conseils généraux qui nomment les sénateurs renouvelables.
- » Donc, si la majorité est républicaine dans ces divers conseils, les élus envoyés au Sénat seront républicains ; la majorité sera de même nuance dans les deux Chambres et le pays échappera ainsi aux coups d’Etat et aux intrigues dont nous souffrons depuis cinq mois. Le peuple aura des mandataires intéressés à bien mériter de la nation et s’employant de toutes leurs forces à travailler au bien des classes nombreuses, des classes ouvrières.
- )) Et combien il y a à faire en ce sens ! Des mesures générales pourraient être prises pour assurer à tous les ouvriers français une partie au moins, si ce n’est la totalité, des avantages et des institutions de protection mutuelle dont vous jouissez ici.
- » Car le Familistère a fait reposer ses institutions sur des bases qu’on peut rendre légales et qu’il est facile de généraliser.
- » Il y a ici des caisses de prévoyance et de retraite organisées et administrées par les ouvriers eux-mêmes, assurant aux travailleurs un salaire pendant la maladie, les soins médicaux et les médicaments, une pension à la vieillesse, des secours aux veuves, l’entretien complet des orphelins. Des dispositions législatives pourraient assurer des avantages analogues à tous les ouvriers.
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- )) Les fonds de ces caisses à créer pourraient, comme ici, être levés sur les bénéfices de l’industrie ; avec cet avantage que la mesure étant généralisée, les initiateurs du mouvement ne se trouveraient plus en péril.
- » Car, vous tous qui m’écoutez, n’avez peut-être jamais entrevu ce qu’il y a de dangereux, pour une seule maison d’industrie, à s’imposer les charges que je viens d’énumérer. Qu’une telle maison lève par exemple, cent mille francs par an sur ses bénéfices dans un but de prévoyance sociale, en' faveur de son personnel, et qu’à côté d’elle les maisons concurrentes ne fassent rien de semblable : il en résulte une inégalité de conditions qui met la première maison dans une situation tout à fait désavantageuse pour soutenir le poids de l’abaissement du prix des produits, abaissement que les maisons rivales peuvent aisément susciter.
- » Au contraire, si tous les établissements industriels étaient soumis à un même régime, les conditions seraient égales entre eux ; la concurrence cesserait d’être dépréciative, d’être nuisible aux ouvriers eux-mêmes, et les classes ouvrières pourraient voir améliorer leur sort, sans que cela mette en péril les maisons qui se consacrent à cette œuvre.
- » Examinons, par exemple, ce qui arriverait en cas de généralisation des mesures de protection mutuelle instituées au Familistère. Supposons une industrie analogue, fabriquant • annuellement 50,000 appareils de chauffage et devant prélever sur ses bénéfices 100,000 fr. par an pour frais de protection mutuelle. Ce serait une augmentation de 2 fr. sur le prix de vente de chaque appareil de chauffage. Les consommateurs ne cesseraient pas d’acheter pour cela. La mesure n’aurait donc rien d’impossible, à condition que toutes les industries similaires soient soumises aux mêmes conditions.
- » Mais, jusqu’ici, la loi n’est pas entrée dans cette voie. La concurrence peut, en toute liberté, déprécier les pro-
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- dnits, abaisser les salaires, ruiner les industries. Patrons et ouvriers souffrent tous de cet état de choses, et néanmoins, peu d’entre eux s’en rendent compte. Combien de travailleurs se font eux-mêmes les agents d’organisation des concurrences !
- » Si la République se fonde définitivement en France, elle pourra modifier la situation en généralisant les mesures de prévoyance sociale et les garanties de la vie pour tous les travailleurs. »
- L’orateur termine en recommandant à nouveau aux électeurs, s’ils veulent assurer le travail et la paix, de concentrer leurs voix sur un candidat républicain, deux au plus. Les voix, en cas de ballottage, devant se reporter sur celui des deux qui en aurait obtenu le plus au premier tour de scrutin.
- La séance est levée.
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- BU CONTRAT DI SALAIRE ET DES MOYENS DE L’AMÉLIORER
- I. Du contrat de Salaire
- Pour produire n’importe quel objet, deux éléments sont indispensables : 1° le travail ; 2° une certaine quantité de richesses déjà acquises, qu’on appelle capital. Cette seconde condition devrait même figurer la première : de même qu’un être vivant ne peut pas être produit sans une partie quelconque d’être vivant préexistant (semence, germe, cellule) ; — de même que le feu ne peut pas être allumé, du moins dans la vie pratique, sans une parcelle de feu préexistant (allumette, étincelle, briquet) ; — de même que la poudre et les mélanges explosifs ne peuvent pas faire explosion ‘sans être provoqués par une certaine portion de matière explosive qui s’appelle l’amorce, de même la richesse ne peut être créée, engendrée sans une certaine portion de richesse préexistante qui sert d’amorce à la production future. Voyez la chasse, un métier quelconque, même celui de décrotteur: il lui faut au moins sa boite et sa brosse ! — Vous pourriez m’objecter, il est vrai l’ouvreur de portières, mais je vous répondrais que ce n’est là qu’une forme de la mendicité.
- Là où les deux éléments sont réunis dans une même main, là où le même homme peut à la fois fournir le capital et la main d’œuvre, point de difficultés : celui-là garde pour lui la totalité, l’intégralité du produit de son travail. Tel est le cas dans les nations encore peu développées, chez les artisans du moyen-âge et aujourd’hui encore dans les petits métiers des villes et chez les paysans des campagnes. Si tous les hommes étaient dans cette situation de producteurs indépendants, chacun travaillant avec son propre capital, la question sociale ne se poserait pas, — et si elle est peut-être moins aiguë en France que dans d’autres pays, c’est que la proportion de ces producteurs indépendants y est plus grande qu’ailleurs.
- Malheureusement il y a par tout pays un nombre plus ou moins grand d’hommes qui n’ont pas cette richesse acquise : dans l’œuvre de la production, ils ne peuvent apporter que leurs bras ; — or, comme je viens de le dire, les bras à
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- DU CONTRAT DE SALAIRE
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- eux seuls sont impuissants à produire un objet quelconque. Ils sont donc obligés pour pouvoir produire n’importe quoi, pour pouvoir se servir de leurs bras, pour se procurer du travail, comme on dit, d’aller trouver ceux qui ont déjà une certaine quantité de richesse acquise, un capital et de s’entendre avec eux. — Or, cette entente n’est pas des plus aisées, et c’est ici que la question s’embrouille.
- Il semble cependant qu’avec un peu de bonne volonté, il ne serait pas si difficile de s’entendre. Voyons cela.
- Ab ! si le travailleur réclame, comme on le lui fait dire dans les- programmes socialistes, Vintégralité du produit, il faut renoncer à toute entente. Il n’est pas admissible en effet, quand on a été deux à faire une chose, de réclamer cette chose pour soi tout seul. J’ai entendu un jour un ouvrier dire : je veux que celui qui a fait sa soupe la mange ! D’accord, mais si vous êtes deux à faire la soupe, il faut être deux à la manger; vous, vous avez fait la soupe, c’est-à-dire que vous l’avez fait cuire, mais le capitaliste a apporté le bœuf, le sel, la marmite et le bois pour la faire bouillir, — je veux dire la matière première, les instruments et l’argent.
- Si le travailleur pouvait apporter lui-même tous les matériaux nécessaires pour faire la soupe, bon! en ce cas il est clair qu’il aurait le droit de la manger à lui tout seul. C’est ce qui se passe pour les petits métiers; c’est ce que nous cherchons à étendre et à réaliser par l’association coopérative de production.
- Pourquoi alors ne pas partager en commun comme de bons enfants? Nous allons entreprendre une production quelconque : moi, j’apporte une certaine quantité de richesse acquise sous forme de matière première, — instruments, terre, argent. Vous, vous apportez vos bras, votre puissance de travail qui est un élément également indispensable : impossible de savoir lequel est le plus indispensable des deux, de même que quand on coupe une feuille de papier avec des ciseaux, il est impossible de dire laquelle des deux lames des ciseaux a été la plus nécessaire — dès lors partageons.
- Mais cette première solution qui n’est pas mauvaise — puisque c’est à celle-là en fin de compte que jnous tâcherons de revenir — n’est pas facile à faire accepter des deux parties. Ni l’une ni l’autre n’en veut.
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- Ni le capitaliste d’abord qui se considérerait comme lésé; allez donc le lui proposer !
- Il estime que son apport dans l’association vaut plus que le simple travail, que la main d’œuvre d’uli seul homme; —et le fait est que si son capital a été honnêtement gagné, il doit représenter le travail de plusieurs vies d’hommes. Par exemple, 100.000 fr. de richesse acquise représentent certainement l’épargne de plusieurs générations. A l’ouvrier donc qu’il embauchera et qui lui dira: partageons, il répondra : halte-là ! votre travail à vous vaut 1000 ou 1500 fr. par an, mais mon capital à moi mérite au moins 5 ou 6000 fr. par an.
- Ni le travailleur non plus ; cela vous étonne peut-être et vous vous dites : oh ! que si on nous proposait le partage nous l’accepterions bien ! Je vous assure au contraire que dans la plupart des cas, vous ne voudriez pas, vous ne pourriez pas l’accepter.
- Naturellement s’il s’agit d’une entreprise toute montée et qui donne régulièrement des bénéfices, vous accepteriez — et encore n’est-ce pas bien sûr, car, pour pouvoir partager, il faudrait au moins pouvoir attendre l’époque du partage, un an, en général, c’est-à-dire la clôture de compte, et l’ouvrier ne peut pas attendre ; il a besoin d’être payé, sinon tous les jours, du moins chaque quinzaine. Même pour les entreprises lucratives, il n’est donc pas sûr que l’ouvrier pût accepter le partage, quand même il le voudrait. Mais s’il s’agit d’entreprises qui commencent et dont on ne peut prévoir le résultat — remarquez que tel est le cas de .toutes les entreprises nouvelles sans exception— il ne pourrait ni ne voudrait courir les chances d’un partage aléatoire. Sur dix entreprises qui se fondent, il y en a un tiers peut-être, peut-être la moitié qui échouent : l’ouvrier se trouverait dans ce cas avoir travaillé pour rien, pendant un an ou peut-être plus d’un an. C’est un système qui assurément ne lui conviendrait guère.
- Alors voici ce qu’on a imaginé. Le capitaliste, celui qui apporte la richesse acquise, convient avec le travailleur qu’il lui donnera une somme fixe payable au jour le jour ou du moins quinzaine par quinzaine, dès que le travail sera commencé, moyennant quoi, lui, capitaliste, déjà propriétaire de la richesse acquise, gardera pour lui aussi la propriété de la richesse nouvelle qu’on va produire et naturellement aussi courra la chance bonne ou mauvaise de l’en-
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- treprise ; si la quantité de richesse produite est grande, en d’autres termes s’il y a de gros bénéfices, tant mieux pour lui : si au contraire, la richesse produite est nulle ou si elle est moins que nulle, c’est-à-dire si, au lieu de production il y a destruction de richesses, si, au lieu de profit, il y a perte, tant pis pour lui.
- Le travailleur, lui, a touché son salaire chaque samedi, et que les résultats de l’entreprise soient bons ou mauvais, il s’en moque.
- C’est ainsi que tandis que tous les capitalistes qui ont mis leur argent dans le Panama ont été ruinés, tous les ouvriers, employés, ingénieurs, qui y ont travaillé, ont gagné de jolis salaires. Il ne faut donc pas s’étonner à l’inverse, si dans les entreprises qui donnent d’énormes bénéfices, comme les mines d’Anzin ou telle industrie locale, les salaires restent à un taux modeste.
- C’est là ce qu’on appelle le salariat et qu’on peut définir : un contrat à forfait par lequel l’ouvrier abandonne tout droit au produit de l’entreprise dans laquelle il travaille, moyennant une somme fixe payable comptant.
- Cet arrangement 11e paraît pas mauvais et semble de nature à satisfaire assez bien les intérêts des deux parties. La preuve qu’il n’est pas mauvais, c’est que les riches eux mêmes ont souvent recours à un arrangement identique. Par exemple, un rentier quand il prête son argent à une Compagnie, quand il « le place, » comme on dit, fait très souvent la convention suivante : «Je 11e veux pas, dit-il, courir les chances de l’entreprise, ni attendre qu’elle ait donné des résultats ; je me désiste de toute prétention aux résultats et aux bénéfices, pourvu que vous me payiez une somme fixe tous les six mois » : cela s’appelle placer son argent en obligations — à la différence de ceux, plus aventureux, qui le placent en actions.
- Oui, sans doute, seulement pour que cette espèce de contrat soit juste et équitable, il faut que les parties soient sur pied d’égalité. C’est le cas du capitaliste-rentier qui prête son argent à d’autres capitalistes. Ils débattent les conditions sur pied d’égalité et il y a donc bien des chances pour que les avantages réciproques soient égaux. Mais tel n’est pas le cas de l’ouvrier vis-à-vis du capitaliste.
- Le capitaliste a d’abord pour lui cette supériorité d’avoir déjà la richesse acquise, tandis que l’autre ne l’a pas ; c’est
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- déjà une cause de supériorité sur laquelle il est inutile d’insister, mais de plus le capitaliste ou le patron a cet avantage sur l’ouvrier d’être seul.
- Comment, un avantage? Eli! sans doute. Ali ! si l’on était à la guerre, ce ne serait certes pas une supériois rité que d’être seul contre cent ou contre mille ; mais sur le champ de bataille économique, c’est au contraire une très grande force. En effet, il est clair que dans ces conditions le patron peut beaucoup plus aisément se passer de l’ouvrier que l’ouvrier ne peut se passer du patron. Pour un patron qui peut employer cent ou mille ouvriers, peu lui importe un de plus ou de moins : un de perdu, dix de retrouvés ! tandis que l’ouvrier ne peut certes pas dire, s’il perd sa place dans une grande usine : un patron de perdu, dix de retrouvés! Il y a cependant des économistes pour affirmer l’égalité des deux parties! c’est une plaisanterie. Chaque jour quand un patron trouve qu’un ouvrier est paresseux ou incapable, il le met à la porte, tandis que je ne sache pas qu’un ouvrier, quand par hasard il trouve son patron fainéant ou désagréable, ait la ressource de le flanquer à la porte. Chaque jour quand des ouvriers se montrent trop exigeants, il arrive que le patron en fait venir d’autres d’Italie ou de Belgique pour les remplacer ; mais je n’ai jamais ouï dire que quand un patron était trop dur ou trop exigeant, les ouvriers aient jamais pu faire venir un patron d’Italie ou de Belgique pour le remplacer. Et quand la main-d’œuvre devient trop chère, il y a des ingénieurs très savants qui inventent des machines poqr remplacer les ouvriers, mais aucun ingénieur, si savant qu’il soit, n’a encore inventé une machine pour remplacer le patron.
- Donc la partie n’est pas égale. — Cette espèce de discussion, de marchandage qui exprime la liberté des contrats — par exemple entre une ménagère et une marchande de la halle : « J’en veux tant! — Je vous en offre tant! Vous 11e voulez-pas? bonsoir! » — ce marchandage 11’existe que bien rarement entre le capitaliste et l’ouvrier. Est-ce que vous avez jamais vu dans une usine ou dans une fabrique, quand un patron embauche un ouvrier, une discussion s’engager sur le taux du salaire à payer? il 11’y a pas de marchandage possible. Le patron lui dit : « Je paie tant à mes ouvriers, si ça 11e vous va pas, vous n’avez qu’à chercher ailleurs. » Remarquez que je ne prétends point
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- que le patron fixe le taux du salaire d’une façon arbitraire et à sa fantaisie, ce serait inexact ; il est obligé de prendre le taux ordinaire, de faire comme les concurrents ; — ce que je prétends seulement c’est que le taux fixé pour le salaire n’est pas fixé par un libre débat; il n’est pas le résultat de la liberté : il est le résultat de la nécessité ! Voilà le mal.
- Aussi il est à craindre que dans ce contrat de salaire, l’ouvrier ne soit obligé de faire comme Esaü qui, parce qu’il mourait de faim, vendit son droit d’aînesse à son frère Jacob pour un plat de lentilles — Jacob, c’était le capitaliste de l’époque — je veux dire qu’il ne sacrifie son droit éventuel sur le produit de l’entreprise moyennant une indemnité trop faible. Et la preuve qu’il en est bien ainsi, c’est que la plupart des législations ont défendu le paiement du salaire en nature (truck-system) ; elles ont donc pensé que l’ouvrier n’avait pas la liberté ou les moyens de se faire payer sous cette forme, ce qui était vrai, mais pourquoi l’aurait-il eu davantage sous une autre forme ? Et je n’hésite pas à dire que tel a été le cas en effet pendant toute la première moitié de ce siècle. L’histoire du salariat depuis le commencement de ce siècle, jusqu’à il y a une vingtaine d’années — d’après les documents les plus authentiques mais sur lesquels je n’ai pas le temps d’insister — nous présente le tableau d’une exploitation abominable de l’homme, de la femme et de l’enfant.
- II. Des Syndicats ouvriers
- Mais je me hâte de dire que depuis une vingtaine d’années, les choses ont bien changé et un progrès considérable a été réalisé ; les deux parties contractantes, le capitaliste et le travailleur, commencent à pouvoir traiter dans des conditions sinon égales, du moins bien moins inégales qu’autrefois et le taux du salaire s’est aussi assez notablement élevé ; je ne veux pas multiplier ici les chiffres, mais on peut dire d’une façon générale que depuis 1850 environ, les salaires — en moyenne — ont augmenté de 50 p. °/° et d’autre part la durée de la journée de travail a diminué. A quoi est dû ce résultat? en grande partie aux associations ouvrières ! ce sont elles qui en organisant les travailleurs, en leur donnant la cohésion, la direction et aussi certains fonds, c’est-à-dire la possibilité de faire grève, d’exiger cer-
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- taines conditions et de refuser le travail dans le cas où ces conditions ne leur sont pas accordées — leur ont permis de discuter avec les capitalistes, de faire ce marchandage dont je parlais tout à l’heure, qui était impossible entre un patron et un ouvrier isolé, mais qui au contraire est possible entre un patron et un syndicat constitué.
- Je n’hésite donc pas à considérer l’organisation syndicale comme le correctif nécessaire du contrat de salaire et le seul moyen pour que ce contrat puisse donner des résultats équitables. Nous devons donc désirer que ces syndicats se multiplient : c’est ce qu’ils font. En 1884, il y a dix ans, quand la loi a été voté, on comptait 68 syndicats ouvriers ; l’année dernière on en comptait 1926 ! ils engloberont peu à peu toute la population ouvrière.
- Il est fâcheux que les syndicats ouvriers ne soient pas arrivés en France au même degré de puis sauce qu’en Angleterre. Les raisons de cette infériorité sont assez nombreuses ; je n’ai pas à les examiner ici ; je me contenterai de dire que la principale raison est l’absence de cet esprit de solidarité et de cet esprit de sacrifice aux intérêts communs qui caractérisent vos camarades d’outre-Manclie. L’ouvrier français est individualiste et je ne puis m’empêcher de rappeler ici la critique, d’ailleurs un peu amère, <[ue leur a adressée un délégué anglais au Congrès ouvrier de Lausanne :« Toutes les fois, disait-il, qu’il s’agit de voter des motions, les délégués français ont toujours la main levée en l’air ; mais toutes les fois qu’il s’agit de réaliser ces motions par des cotisations, ils ne peuvent jamais abaisser leur main jusqu’à leur poche. »
- S’il est vrai que la grève soit une chose très fâcheuse, c’est une grave erreur de croire, comme on le fait en France, que les grèves seraient d’autant plus fréquentes et pins violentes que les syndicats ouvriers seraient plus forts et mieux organisés. L’expérience, et surtout celle de l’Angleterre, nous prouve le contraire. Dans ce vaste pays, les grèves, qui étaient autrefois plus nombreuses et plus meurtrières qu’elles n’ont jamais été en France, tendent à devenir de plus en plus rares depuis que les syndicats ouvriers qu’on appelle là-bas, vous le savez, les Trades-Unions, y sont devenus de véritables puissances, de vrais corps d’armée dirigés par des commandants de premier ordre. Cela est. si vrai que le parti socialiste en Angleterre reproche aux grandes Trades-Unions anglaises de ne plus
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- faire assez de grèves et de consacrer une trop grande partie de leurs ressources à des œuvres de prévoyance.
- Les raisons de ce fait, en apparence singulier, s’expliquent très aisément ; il y en a deux.
- La première, c’est que là où le mouvement syndical est encore peu développé, comme en France, les syndicats sont le plus souvent constitués par des meneurs, les plus jeunes, les plus avancés, les plus exaltés aussi, ceux qui ont la langue la mieux pendue et qui aiment à s’en servir ; ils poussent donc naturellement à la grève, d’autant plus qu’ils ont souvent quelque chose à y gagner et le plus souvent pas grand chose à perdre. Là où le mouvement syndical a atteint tout son développement, où presque tous les ouvriers d’un corps d’état se trouvent syndiqués, alors les violents qui, au bout du compte, ne forment jamais qu’une minorité, se trouvent noyés et impuissants dans la masse, et quand il s’agit de prendre une résolution aussi grave que la grève, on peut compter qu’elle ne sera prise qu’avec la réflexion et la maturité voulues et non pas à la suite d’un coup de tête.
- La seconde, c’est que là où les Associations syndicales sont puissamment organisées, elles peuvent obtenir ce qu’elles réclament et imposer leurs conditions, sans recourir à la grève, par le seul fait de leur puissance, par le respect et la crainte qu’ont les patrons de se mesurer avec des adversaires si redoutables. Il se produit ici quelque chose de tout à fait semblable à ce qui se passe dans le domaine politique : tout le monde sait que les guerres entre les peuples ne tendent pas à se multiplier à mesure que ces peuples deviennent plus puissamment armés: au contraire. Autrefois, alors qu’il n’y avait dans chaque pays que de petites armées composées uniquement de militaires par goût et par profession, les guerres étaient continuelles ; elles ne s’arrêtaient pas. Mais depuis que l’organisation militaire de chaque peuple est devenue formidable et que tous les citoyens de chaque pays sont enrôlés sous les drapeaux, on sent que la guerre serait chose si terrible et si ruineuse que personne n’ose plus commencer. Voilà vingt quatre ans qu’il n’y a pas eu une guerre en Europe et j’espère bien — malgré les pronostics de fâcheux augure — que ce siècle, qui s’approche de sa fin, s’achèvera sans en déchaîner de nouvelles. Je ne prétends point dire hélas ! que cet état de choses empêchera toujours une grande guerre d’écla-
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- ter. Je dis seulement que cet état de choses rend les guerres de plus en plus rares.
- C’est donc, bien que ce résultat paraisse étrange, la puissance des armements et le développement de l’organisation militaire qui maintiennent entre les peuples ennemis une paix internationale, précaire sans doute, mais qui est pourtant un progrès. Et de même aussi c’est le développement de l’organisation syndicale et l’armement pacifique des travailleurs qui rendront les grèves de plus en plus rares et assureront entre les classes ennemies, entre le capital et le travail, une paix sociale, précaire aussi sans doute, mais qui pourtant, elle aussi, par le respect mutuel des forces engagées et la crainte des désastres que déchaînerait le premier appel aux armes, constituera un grand progrès ! Ici aussi on peut appliquer la devise : si vispacem, para belluni, si tu veux la paix, tiens-toi prêt à la lutte !
- III. Des conseils d’Arbitrage
- Mais si ce régime qu’on peut appeler celui de la paix armée, doit être considéré comme un progrès, il ne saurait cependant — ni pour les questions politiques, ni pour les questions sociales — être considéré comme la solution définitive. C’est un état d’équilibre instable ; c’est une paix trop fragile. Sous ce régime, la guerre ou la grève, ajournée autant que possible, reste néammoins le moyen suprême, la solution désespérée, ultima. ratio, à laquelle il faudra recourir, faute de mieux. Et dans ce cas, ce sont les ouvriers qui seront le plus souvent battus ! il n’y a pas d’illusion à se faire à cet égard. Voici la statistique pour 1892 (la dernière publiée) : sur 261 grèves qui ont éclaté dans l’année, 56 seulement ont donné plein succès aux grévistes, donc à peu près 1 sur 5 ! — 118 ont échoué, soit les 2/5 — et 80 ont abouti à une transaction. Même en ajoutant celles-ci à celles qui ont réussi, cela ferait encore à peine la moitié. De plus ces grèves entraînent des dépenses ruineuses : on a estimé les dépenses et dommages causés par la dernière grève des mineurs de l’Angleterre à 700 millions, à peu près autant que la guerre d’Italie de 1859, beaucoup plus que la guerre du Tonkin. Et ses suites sont aussi terribles que celles de la guerre, puisque la grève n’est elle-même qu’une forme de la guerre : comme elle,
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- entraînant des dépenses folles, la ruine, la misère, la famine, le meurtre, le suicide, et comme elle surtout laissant au cœur des vaincus, soit des ouvriers, soit des patrons, de longues et implacables rancunes, germes de guerres nouvelles.
- Il faut trouver mieux : ici encore l’évolution des idées en matière de conflits politiques peut nous servir de guide. Que clierche-t-on pour prévenir les conflits internationaux? A remplacer comme sanction suprême le droit du plus fort, c’est-à-dire la guerre, par Y arbitrage.
- Et cette solution fait déjà des progrès incontestables-non seulement dans les idées mais dans les faits. Il n’y a pas d’année où tel ou tel conflit entre puissances, qui probablement autrefois aurait provoqué la guerre, 11e se trouve résolu par l’arbitrage. Cette année encore, une grosse question entre l’Angleterre et les Etats Unis, sur la liberté de la mer de Behring, a été résolue de cette façon par un tribunal d’arbitres siégeant à Paris. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi du conflit entre le capital et le travail? Et qui serait le plus intéressé à remplacer la force par la justice ? N’est-ce pas justement le plus faible, c’est-à-dire le travail? N’est-ce pas l’ouvrier qui aurait le plus d’intérêt à voir les conflits résolus sans lutte, sans interruption du travail, et par des juges en qui il aurait confiance ? Car, en somme, il 11e doit pas oublier que dans la plupart des grèves, c’est lui qui est battu et qui paie les pots cassés.
- Et c’est ce qu’on fait en Angleterre. Pour les usines de fer et hauts fourneaux, il existe un Conseil permanent d’arbitrage composé de délégués élus en nombre égal par les patrons et les ouvriers — un délégué patron et un délégué ouvrier pour chaque usine — et depuis vingt-trois ans que ce Conseil existe, il a déjà jugé et résolu à l’amiable près de 1000 affaires, dont plus de ceut portaient sur des modifications de salaire, et il 11’y pas eu une seule grève ! Ce n’est pas le seul tribunal d’arbitrage qui fonctionne en Angleterre; il y en a plusieurs autres. O11 vient d’en créer un pour les ouvriers mineurs. Le président de ce tribunal sera nommé par le président même de la Chambre des Députés ( des Communes ) Il y a aussi en Belgique des Chambres d’explication.
- Vous savez qu’on a voté en France une loi toute récente pour organiser l’arbitrage (loi du 27 décembre 1892). Et aussi en Allemagne (loi du 29 juin 1890, tribunaux industriels), en
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- Italie (loi du 15 juin 1893, probi-viri), en Belgique (loi du 16 août 1887, Conseils de l’Industrie). Celle .pour la France n’a pas donné tous les bons résultats qu’on en pouvait attendre. Pourquoi ? parce qu’elle est facultative, dit-on ! Elle ne peut guère être autrement : c’est plutôt parce qu’elle est intermittente, occasionnelle, et ne constitue pas, comme dans l’exemple des mines de fer d’Angleterre, une juridiction permanente.
- A qui faut-il s’en prendre ? un peu à tout le monde : les patrons et les compagnies n’y ont pas mis beaucoup de bonne volonté, puisque hier encore les Compagnies des mines du Pas-de-Calais ont refusé l’arbitrage, mais les ouvriers de leur côté ont bien contribué à les discréditer, puisqu’à la grande grève de Garmaux, après avoir choisi comme arbitre le Ministre Président du Conseil, M. Loubet, ils ont refusé d’accepter la sentence arbitrale, ou du moins ne s’y sont résignés que de très mauvaise grâce et sous la pression des députés socialistes. Il est clair que si l’on accepte des arbitres avec l’intention de ne pas accepter la sentence au cas où elle serait défavorable, l’arbitrage n’est plus qu’une mauvaise plaisanterie.
- Pourquoi l’arbitrage n’a-t-il pas donné les mêmes résultats en France qu’en Angleterre? On dit : parce que le sentiment de défiance et de liaine des classes sont beaucoup plus vifs chez nous que chez nos voisins? C’est malheureusement trop vrai : cependant pour moi la véritable raison de cette différence entre l’Angleterre et la France tient justement à l’orga-nisation incomplète et défectueuse des syndicats ouvriers chez nous et à leur forte discipline en Angleterre. Vous comprenez bien, en effet, que pour que l’arbitrage puisse fonctionner entre un patron et des ouvriers, il faut que les ouvriers soient liés, qu’ils forment un corps, qu’ils aient des chefs qui les représentent, qui puissent parler en leur nom et qui puissent prendre l’engagement moral que tous se conformeront à la décision de l’arbitre quelle qu’elle sop — c’est le cas justement des ouvriers en fer de l’Angleterre; leur Trade-union est très puissante et très obéie ; — mais si le patron n’a vis-à-vis de lui qu'e 100, 1000 ouvriers isolés dont chacun entend ne faire qu’à sa tête, il est clair que tout arbitrage devient impossible.
- Il y aurait pourtant un moyen de faire l’éducation de l’ouvrier et du patron — car ils en ont besoin autant l’un que l’autre — et de préparer l’arbitrage : c’est une excellente
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- institution qui fonctionne déjà en Autriche sous le nom de Conseils d’usines ou Comités ouvriers. Dans certaines usines, il y a un Conseil permanent composé de délégués ouvriers, qui se réunit une fois par semaine sous la présidence du patron, en présence de tous les ouvriers qui veulent y assister, et devant lequel on porte toutes les difficultés de la vie intérieure, règlements d’ateliers, amendes, renvoi d’ouvriers. Il est vrai que le Conseil n’a que voix consultative : le patron conserve toujours le droit de décision : il ne l’accepterait pas autrement. Mais n’importe, c’est déjà un acheminement. Là, chacun peut exposer ses griefs : on peut y faire droit et en admettant même qu’on donne tort à l’ouvrier, il n’en est pas offensé d’ordinaire, parce qu’il est jugé par ses camarades et non pas uniquement par le patron ou même par un contre-maître : il sent qu’ïl n’est pas traité comme un chien, mais comme un homme.
- Ecoutez comment s’exprime sur ce sujet, dans un rapport, un de ces ouvriers des usines de fer de l’Angleterre dont je viens de parler : « Autrefois, il y a une génération de cela, nous devions, quand nous avions une plainte à porter, attendre dehors, au froid, que le contre-maître nous reçut. Il était dans une chambre chaude, dans un fauteuil commode ; nous, nous restions l’air farouche, à la porte. Cela nous révoltait. Aujourd’hui, au contraire, nous sommes assis à la même table que nos patrons et nous nous entendons avec eux sur le terrain de l’égalité des droits. »
- Et ce que je vois de plus utile, en effet, dans ces institutions d’arbitrage et dans ces conseils d’usine, ce n’est pas seulement de prévenir les grèves, ce n’est pas seulement de pouvoir maintenir les salaires au taux le plus élevé compatible avec les exigences de l’industrie, c’est de faire participer peu à peu les ouvriers à la direction des entreprises et à ce que j’appellerai la souveraineté économique. Jusqu’à ce jour, l’industrie a été organisée sous la forme monarchique; le patron est roi dans son usine — comme le capitaine à bord de son navire. — Il fallait peut-être qu’il en fût ainsi pour créer l’industrie moderne; de même qu’il a fallu peut-être l’esclavage pour soumettre les premiers hommes à la discipline du travail et les forcer à défricher la terre, mais à cette heure où la classe ouvrière participe à la souveraineté politique, où elle commence à faire son éducation sociale et économique, il est bon qu’elle soit peu à peu initiée au gouvernement industriel, qu’elle sache
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- prendre sa part et sa responsabilité aussi dans le maniement des capitaux et des instruments de production. Il est bon que la monarchie absolue du patron dans l’usine fasse place à une monarchie constitutionnelle, à une sorte de gouvernement parlementaire où les ouvriers, au lieu d’être des instruments, deviendront des collaborateurs; et cela, dans l’intérêt des patrons aussi bien que dans celui des ouvriers. Le meilleur moyen, en effet, de retenir un pouvoir chancelant et déjà disputé, c’est de le partager avec ses adversaires.
- IV. De l’échelle mobile — De la participation aux bénéfices
- Mais nous pouvons faire encore un pas de plus. L’arbitrage, quoique très supérieur à la grève qu’il empêche d’éclater, suppose cependant toujours un conflit, au moins à l’état naissant. Ne pourrait-on régler le contrat de salaire de façon à prévenir jusqu’à l’occasion d’un conflit à l’empê-clier de naître? ce serait mieux encore. Oui, on le peut.
- La plupart des conflits, les plus graves tout au moins, naissent dans les circonstances suivantes. Le patron, la Compagnie, réduit ses salaires en disant : «La situation des affaires ne permet pas de vous donner autant qu’autrefois : tous mes regrets. » Les ouvriers protestent. Ou bien ce sont les ouvriers qui prennent les devants et disent au patron, à la Compagnie : «Vous faites de bonnes affaires, vous distribuez de beaux dividendes et vous ne nous donnez pas un sou de plus; nous voulons que vous nous augmentiez. » Eli bien! supposons que le salaire soit réglé sur une certaine échelle, de façon qu’il soit convenu que toutes les fois que les prix de vente des produits, ou du charbon hausseront de 10 %, les salaires seront augmentés de 10 %, ou à l’inverse, que si le prix des marchandises vient à baisser de 10 %, les salaires seront abaissés dans la même proportion. Dans ce cas, une des principales causes du conflit semble écartée. Le salaire de l’ouvrier suit la fortune de l’entreprise, s’élevant dans les beaux jours, s’abaissant dans les mauvais, mais toujours d’une façon automatique et sans qu’on puisse accuser personne ni s’en prendre à une autre cause qu’aux vicissitudes du marché.
- Ce système dit de Yéchelle mobile a été mis en pra-
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- tique clans un assez grand nombre cle charbonnages et de forges d’Angleterre — c’est toujours dans ce pays qu’il faut chercher les expérimentations sociales. — Il a donné certainement de bons résultats, cependant pas décisifs, et beaucoup, après en avoir essayé, l’ont abandonné. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est que les ouvriers qui le goûtent fort quand il amène une hausse de salaires, le goûtent beaucoup moins quand il amène une baisse ! C’est aussi : 1° qu’il n’est pas aussi facile qu’on le croit de déterminer exactement les prix de vente des produits et les variations de ces prix qui doivent servir de régulateur : cela suppose beaucoup de calculs et de moyennes qui ne sont guère intelligibles aux ouvriers et que souvent ils ne croient pas sincères. Il est à remarquer d’ailleurs que les profits et les prix ne sont, en réalité, nullement parallèles : une élévation de prix minime peut amener une hausse considérable des profits, tandis qu’une baisse môme minime peut les réduire à zéro ou même les rendre négatifs. Dès lors le calcul des salaires est beaucoup plus compliqué qu’il ne semble; 2° Les ouvriers peuvent dire que la baisse des prix est due à la faute des patrons, par la concurrence qu’ils se font et la surproduction qui en résulte, et être conduits dès lors à essayer de provoquer un relèvement des prix en travaillant moins; 3° Et enfin, dans la dernière grande grève de charbon, les ouvriers émirent cette prétention que c’était non aux salaires à se régler sur les prix des produits, mais aux prix des produits à se régler sur les salaires ! Cette prétention, qui serait évidemment la condamnation du système de l’échelle mobile, est d’ailleurs absurde : — d’abord parce qu’il ne dépend pas des entrepreneurs de fixer les prix— si cela dépendait d’eux, vous pouvez croire qu’ils ne manqueraient pas de faire la hausse ! — en second lieu parce qu’en admettant qu’ils eûssent le pouvoir de faire hausser tous les prix, les ouvriers reperdraient en tant que consommateurs tout le bénéfice qu’ils auraient pu faire en tant que salariés. Mais enfin de tout cela il résulte que ce système ne dispense pas toujours, comme on aurait pu l’espérer, de recourir à l’arbitrage et même n’évite pas toujours les grèves.
- Il faut donc chercher un système qui, moins simple en apparence, est plus pratique en réalité, c’est la participation aux bénéfices. Dans ce système le salaire reste invariable : il n’est donc jamais exposé à- baisser : le patron en
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- plus du salaire, ajoute un tant pour cent sur les bénéfices. Dans ces conditions, c’est une sorte de contrat d’association qui, sans supprimer le contrat de salaire, vient se greffer sur lui et le compléter. Quand les bénéfices sont considérables, le supplément accordé à l’ouvrier sous forme de participation grandit ; s’il arrive que les bénéfices soient nuis, alors naturellement, cette année-là, la part allouée est nulle aussi et il 11e lui reste que son salaire. Et si une année il y a des pertes, l’ouvrier participe-t-il aux pertes? Non, je le répète, son salaire 11’est jamais exposé à baisser. Alors, disent les ennemis de ce système, il n’est pas juste que l’ouvrier participe aux bénéfices s’il ne participe pas aux pertes, puisque de cette façon il court les bonnes chances et 11e court pas les mauvaises ? Cet argument n’est pas très bon, car le patron, en fixant la part qu’il alloue à ses ouvriers doit la calculer — et il 11e l’oublie pas — de façon à s’assurer contre les risques des mauvaises années. Par exemple, au lieu de donner à ses ouvriers 10 % sur les bénéfices, il leur donne 5 % seulement et verse les 5 % restants à une caisse spéciale où il puisera pour se dédommager dans les mauvaises années.
- Si j’avais à parler en détail de la participation aux bénéfices, toute une conférence n’y suffirait pas; je 11e l’indique ici que comme complément et couronnement des mesures propres à améliorer le salariat. Parmi vous, vous avez entendu citer au moins les noms des établissements dans lesquels cette participation aux bénéfices a donné les plus grands résultats, tels que l’entreprise de peinture Leclaire, l’usine du Familistère de M. Godin, le magasin du Bon Marché, la papeterie Laroche-Joubert à Angoulême, etc.
- La part allouée aux ouvriers, sous forme de participation aux bénéfices, en général 11’est pas énorme : elle ne dépasse guère 15 p. °/0 : on a vu cependant des entreprises où elle s’élevait jusqu’à 35 p. %, et au Familistère de Guise, elle a été suffisante pour les rendre co-propriétaires en quinze années de la plus grande partie de cet établissement représentant un capital de 4.600.000 francs. Mais outre qu’un supplément de 150 à 200 fr. sur un salaire de 1,200 à 1,500 fr. par exemple, n’est pas à dédaigner, outre qu’en dehors de ce supplément la participation permet d’ordinaire d’assurer une retraite aux ouvriers, ou ce qui revient au même, de lui constituer un petit capital, — l’avantage de ce mode de rémunération 11e doit pas s’ap-
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- précier en argent. Le grand avantage est d’ordre moral et non pécuniaire : c’est le sentiment nouveau chez l’ouvrier d’être non plus l’instrument du patron, mais son collaborateur, son associé ; c’est la suppression radicale de ce conflit qui nous a apparu jusqu’ici comme un vice inhérent au contrat de salaire. Tandis que dans les systèmes précédents, même dans celui de l’échelle mobile, l’ouvrier n’est pas intéressé à bien faire, ou du moins n’y est poussé que par la crainte d’être congédié, — ici, il est intéressé directement à faire de son mieux, à voir l’entreprise prospérer, et par là, ses intérêts se trouvent solidaires de ceux du patron au lieu d’être antagonistes. Comme le disait un employé de la fabrique Laroche-Joubert à un publiciste qui l’interrogeait : « Pourquoi irions-nous nous mettre en grève? Ici, c’est pour nous-mêmes que nous travaillons. »
- Ainsi voilà les étapes successives que nous venons de parcourir. Nous avons vu les progrès successifs réalisés dans le contrat de salaire :
- 1° En établissant les parties sur pied d’égalité par le moyen des syndicats ouvriers;
- 2° En substituant, en cas de conflit, à la solution du droit du plus fort, à la grève, la solution par l’arbitrage, par le bon droit;
- 3° En prévenant jusqu’aux occasions même de conflit, par une association entre le patron et l’ouvrier sous forme de participation aux bénéfices.
- Etapes qui correspondent du reste, dans l’ordre social, à la même évolution qui s’accomplit dans l’ordre politique — d’abord la paix armée reposant sur l’équilibre des forces ; — puis l’arbitrage substitué à la guerre, comme solution des conflits ; — enfin les conflits eux mêmes prévenus par les traités de paix, par l’alliance, l’union entre des Etats autrefois ennemis et demain amis !
- Dans ces conditions, et grâce à ces progrès successifs, le contrat de salaire peut paraître maintenant admissible et suffisamment équitable.
- V. Baisse des prix et de l’intérêt
- Cependant nous ne sommes pas encore au bout. Les salaires peuvent s’améliorer d’une autre façon très diflé-
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- rente, mais non moins efficace, non plus par la hausse du prix de la main-d’œuvre, mais par la baisse du prix des marchandises. Il est bien clair, en effet, que si les prix baissent les dépenses seront moindres et que la même pièce de 3 ou 4 fr. que reçoit l’ouvrier pour sa part, pourra lui permettre de se procurer beaucoup plus de jouissances et de mieux vivre. Si les prix de toutes choses venaient à baisser de moitié, par exemple, ce serait exactement comme si les salaires avaient doublé. Or, il est certain, malgré le préjugé contraire, que d’une façon générale, les prix des choses baissent d’une façon sensible. Oui, en dehors des loyers et des quelques aliments plus ou moins de luxe, tels que le beurre, le poisson, on peut dire que les prix, en général, ont une tendance à baisser : voyez le blé, le vin, le sucre, les articles manufacturés, les billets de transports, les secours médicaux, l’instruction, les journaux à un sou......
- Si le public ne s’aperçoit pas encore de cette baisse, c’est la faute de trois causes étrangères et artificielles : 1° Des impôts et octrois ; 2° des droits de douane ; 3° et surtout des intermédiaires : de 1,500,000 il y a trente ans, leur nombre s’est élevé à plus de quatre millions, et il faut bien que tout ce monde-là vive de quelque chose !
- Oui, dès aujourd’hui, s’il n’y avait pas les trois obstacles que je vais indiquer, nous paierions à l’heure qu’il est le pain 3 sous le kilo, et le vin 3 sous la bouteille — cela ne s’était jamais vu.
- Mais ces trois causes de renchérissement artificiel ne sont ni nécessaires ni éternelles. Les lois mieuxinspiréeset les sociétés coopératives de consommation, en supprimant les intermédiaires inutiles et les obstacles fiscaux nuisibles au transport des denrées nécessaires à la vie, permettront à la baisse des prix de produire ses effets bienfaisants. L’ouvrier sera le premier à en bénéficier, car quand bien même son salaire en argent ne s’élèverait pas d’ici à dix ans, si dans dix ans avec les mêmes 40 ou 50 fr. pour sa quinzaine qu’il touche aujourd’hui, il peut se procurer deux fois plus de toutes choses nécessaires à la vie, il est bien clair qu’il sera deux fois plus riche.
- Et il y a deux autres choses qui baissent de prix et dont la valeur tend à s’avilir, ce sont justement les deux grands frères — frères ennemis souvent — du travail ; le Capital et la Terre. Ils baissent ! puisque autrefois un capital
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- de 1,000 fr. se louait 50 à GO fr. par an et aujourd’hui 30 fr. seulement, près de moitié moins! Et la terre aussi baisse de prix ! demandez à tous les propriétaires ! Il est donc probable que tandis que nous verrons ces deux facteurs de la production qui ont exercé jusqu’à ce jour le rôle prépondérant, la Terre et le Capital, baisser de valeur avec l’avilissement des fermages et de l’intérêt, nous sommes destinés à voir, au contraire, le troisième facteur de la production, le travail manuel, celui dont jusqu’à présent la valeur avait été avilie, acquérir une valeur grandissante.
- Nous ne nous en plaindrons pas. Il est bon qu’il en soit ainsi : le travail, c’est l’homme ! les produits, le capital, la terre ne sont que des choses ; or il est juste que l’homme ait une plus grande valeur que les choses.
- Tels sont les moyens possibles et 'les causes déjà agissantes, qui tendent à améliorer le salaire, non pas dans un avenir plus ou moins éloigné, mais dès maintenant.
- Ces améliorations marquent-elles le terme définitif auquel nous devions nous arrêter ? Nous ne le pensons pas; Nous croyons au contraire qu’après tous les pro-' grès possibles réalisés dans le salariat, il restera un dernier progrès à réaliser et le plus grand de tous — qui consistera à le supprimer. Vous savez que c’est là le programme des coopérateurs ou le programme du moins- de ce groupe de. coopérateurs qui est connu, sous le nom — vous devriez en être justement fiers — d’école de Nimes. Nous ne saurions nous résigner à voir dans le salariat une forme définitive et permanente de l’organisation sociale ; nous n’y voyons qu’une forme transitoire qui, après avoir rendu à la production et à la civilisation d’incontestables services, est appelée à disparaître pour faire place à ce que nous appelons la production coopérative, forme dans laquelle les travailleurs associés et co-propriétaires de leurs instruments de travail et de leurs capitaux pourront désormais produire pour leur propre compte. Ce qui prouve que cet idéal n’est pas chimérique, c’est qu’il est déjà réalisé soit dans le Familistère de M. Godin, dont je parlais tout à l’heure, soit dans les 3 ou 400 Sociétés coopératives de production, réparties dans le monde entier. Alors du jour où tout travailleur sera capitaliste et tout capitaliste travailleur, il est clair qué par la réunion en un seul de ces deux éléments
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- aujourd’hui séparés, le capital et le travail, tout conflit cessera, car on ne saurait se battre contre soi-même. Alors se réalisera le rêve cle ce brave homme dont je citais le mot tout à l’heure : celui qui aura lait sa soupe la mangera! Mais ce progrès-là, nous le disons très franchement, ne pourra pas se réaliser de longtemps. Nous devons le préparer, mais nous ne le verrons pas de nos yeux, pas plus que nous ne verrons probablement les Etats-Unis d’Europe.
- N’importe, ce serait déjà beaucoup que d’amener entre les hommes des rapports plus faciles et plus aimables. Ce n’est pas peu de chose que l’espérance que je vous ai montrée — qui n’est pas du reste une espérance, mais une certitude — celle de voir, par la hausse des salaires, par la baisse des prix, par la prééminence graduelle du travail sur les autres facteurs de la production, les salariés recueillir une part de plus en plus large et de plus en plus méritée dans les bienfaits de la civilisation !
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- Le Congrès de Sunderland
- Le 26° Congrès coopératif annuel des Sociétés de la Grande Bretagne et de l’Irlande, tenu cette année à Sunderland, coïncidait avec le cinquantenaire de la naissance de la coopération en Angleterre.
- Il y a cinquante ans, en effet, quelques pauvres tisserands de Roclidale, formaient, au moyen de cotisations hebdomadaires de 4 sous, puis de 6, un capital commun de 700 francs, afin d’acheter des denrées alimentaires pour leur propre* consommation, sans passer par l’intermédiaire des petits commerçants.
- Aujourd’hui l’œuvre fondée par les vingt-huit ((pionniers» est continuée par des millions d’hommes dans presque tous les pays.
- Dans le Royaune-Uni on compte 1655 sociétés, comprenant 1.298.587 membres (en augmentation de 58.574 sur l’année dernière), disposant d’un capital de 363.924.000 fr., ayant un chiffre de ventes de 1.260.857.625 fr. et réalisant un bénéfice de 175.311.025 fr.
- On peut dire que le mouvement coopératif englobe le 7e de la population de la Grande Bretagne.
- Les chiffres qui précèdent sont empruntés au rapport du Comité central de l’Union coopérative dont le secrétaire général actuel est M. Gray, successeur du regretté Vansit-tart Ne ale.
- Les sociétés coopératives constituées d’après le plan de Roclidale sont les seules qui prennent part aux Congrès annuels.
- Ces Sociétés distribuent les bénéfices à leurs membres au prorata de leurs achats. Détail qui a son importance et que M. de Boyve relève dans VEmancipation : toute personne peut en faire partie à condition de payer 1 schelling (1 fr. 25) et de faire un versement trimestriel pour compléter l’action qui ne change pas de valeur. Les 2 0/° seulement de ceux qui en font partie ont des revenus dépassant 3750 fr., chiffre au-dessus duquel on paie l’impôt sur le revenu.
- Ce sont par conséquent, contrairement à l’opinion accré-
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- ditée en France par certaines écoles socialistes hostiles à la coopération, de véritables sociétés ouvrières, qu’il ne faut pas confondre avec la Société civile et militaire de Londres qui vend à un prix légèrement supérieur au prix d’achat et dont les bénéfices vont augmenter le prix des actions dont la valeur peut devenir considérable.
- D’ailleurs le mouvement ouvrier préoccupe de plus en plus le monde coopératif anglais et, pendant les quatre journées qu’a siégé le Congrès, l’assemblée a passé en revue presque toutes les grandes questions ouvrières actuellement discutées.
- Les Associations de production
- On sait que profitant du mouvement que donnent toujours les Congrès, les Sociétés ouvrières coopératives de production organisent, chaque année, une exposition de leurs produits dans la ville même où siège le Congrès.
- Cette année en dehors des industries des Wholesales, plus de 50 coopératives avaient exposé leurs produits sous un vaste hall à Sunderland.
- Dans un compte rendu présenté au Comité central de l’Union coopérative des Sociétés françaises de consommation, M. Bernardot du Familistère de Guise, délégué du Comité central au Congrès de Sunderland, constate que ces sociétés tendent à entreprendre de plus en plus la fabrication de tous les objets de consommation : nourriture, habillement, ameublement, comprenant les dérivés de ces trois grandes classes industrielles.
- En outre, le nombre des Sociétés de production est en progrès. En 1892, il y en avait 179 ; en 1893, 188. En 1892, leur capital s’élevait à 38.908.000 fr. ; en 1893, à 42.391.350 fr.
- Certaines Sociétés de production possèdent des établissements de premier ordre.
- Les 120 hommes employés au moulin coopératif de Duns-ton font sortir, chaque semaine, de leur usine, 5.000 sacs de farine, c’est-à-dire une quantité suffisante pour nourrir pendant huit jours une population de 200.000 personnes.
- D’autre part, les 1600 hommes, femmes et enfants travaillant à la grande cordonnerie de Leicester sont outillés de façon à pouvoir fournir quatre paires de chaussures par année à 300.000 clients.
- Le rapport du Comité de la production constate que l’animosité qui existait entre les coopérateurs par suite de la
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- différence des opinions sur la manière de distribuer les bénéfices dans les associations de production tend à diminuer.
- Les coopérateurs reconnaissent que, malgré les vues divergentes qui existent parmi eux, ils doivent désirer le succès de ces institutions quand même elles ne seraient pas toujours constituées conformément à leurs principes.
- Ce rapport du Comité de production se termine par un appel aux coopérateurs pour les engager à placer leurs capitaux dans les associations de production.
- Cependant toutes les difficultés n’ont pas encore disparu et sur ce point persiste le dissentiment entre la coopération et les Trades-Unionistes, comme il résulte d’une discussion assez vive qui eut lieu dans une réunion tenue par le Comité central avant l’ouverture des séances plenières du Congrès.
- M. Gray, secrétaire-général de l’Union et secrétaire du .Comité des Associations de production, ayant fait observer que des Trades-Unionistes et des démocrates socialistes organisent des associations de production dans le seul but de créer un capital pour la propagande politique et que leurs magasins viennent faire concurrence aux magasins coopératifs, M. Greening rappelle qu’il a toujours dit que si les coopérateurs, qui tenaient entre leurs mains les capitaux et l’industrie des travailleurs, n’organisaient pas des associations de production où.l’ouvrier ait sa part de bénéfices, les Trades-Unionistes et d’autres groupes ouvriers organiseraient des associations à leur profit seulement.
- Il y a un grand mouvement en faveur du socialisme d’Etat, c’est pourquoi il importe que la coopération tienne compte des aspirations ouvrières.
- Finalement on décide que cette question sera renvoyée à l’étude du Comité parlementaire de l’Union coopérative et présentée au Congrès des Trades Unions.
- M, Greening n’est pas satisfait de ce vote; il dit que cette question devrait aussi être étudiée avec les démocrates socialistes, les fabiens et le parti ouvrier indépendant.
- Dans une des séances du Congrès, on a formulé des critiques contre les sociétés qui placent leur argent dans les Wbolesales pour en retirer le plus de profit possible et qui font souvent de la propagande pour des associations de production qui ne sont nullement coopératives. On a cons-
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- taté que ce qui manque le plus souvent aux associations de production ce sont des capitaux.
- Le mouvement coopératif dans son ensemble ne pourrait-il pas créer un fonds pour venir en aide aux associations de production où le capital manque.
- L’argent est abondant et ne reçoit souvent pas plus de 2 1/2 °/o d’intérêt ; il serait beaucoup mieux employé dans la production.
- Un membre se plaint de ce que les trades-unionistes ne soutiennent pas assez les associations de production.
- M.Wilson, délégué des Trades-Unions apporte au Congrès l’opinion de ces dernières sur le sujet en litige, dit qu’il est heureux de reconnaître que les rapports entre trades unionistes et coopérateurs tendent à se resserrer, mais il ne faut pas que ceux-ci traitent leurs ouvriers comme certains capitalistes.
- tl est d’avis qu’ils doivent recevoir un juste salaire et qu’énsuite les bénéfices doivent être partagés également entre les différents facteurs de la production : capital, intelligence et travail.
- Ces paroles sont vivement applaudies.
- Il dit qu’il y a un Comité parlementaire composé de trades-unionistes et de membres de l’Union coopérative; il importe que toutes les difficultés qui peuvent surgir entre ces deux grands groupements soient soumises à ce Comité de manière à toujours entretenir entre eux de bons rapports.
- La participation aux bénéfices
- La question de la participation aux bénéfices ne se pose pas seulement entre les coopérateurs et les trades-unionistes : elle partage la coopération anglaise en deux camps à peu près égaux.
- On sait que les coopérateurs anglais ont deux magasins de gros (Wholesales) : l’un à Manchester, dirigé parM. Mitchell, l’autre à Glascow, dirigé par M. Maxwell, avec des Conseils d’administration nommés par les Sociétés coopératives actionnaires.
- Le Wholesale anglais distribue les bénéfices aux Sociétés coopératives au prorata de leurs achats ; le Wholesale écossais ne distribue les bénéfices aux Sociétés coopératives qu’après en avoir réservé une partie aux ouvriers
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- des industries dont il est propriétaire et qui fabriquent une partie de ses marchandises.
- Les partisans des deux méthodes ne laissent passer aucune occasion d’engager des tournois oratoires sur leur sujet favori.
- Dans une réunioji publique organisée à l’occasion du Congrès, l’évêque de Durham ayant développé cette idée que la participation aux bénéfices est un acheminement vers l’idéal de concorde entre les hommes et entre les classes que la coopération doit réaliser, M. Mitchell, le directeur du Wholesale anglais, s’est empressé de soutenir que les bénéfices doivent aller au consommateur et non au producteur, et M. Greening de se prononcer en faveur de la participation.
- Le discours d’ouverture du Congrès, prononcé par M. Thomas Tweddell, administrateur du Wholesale anglais, est entièrement consacré à la question si controversée de la distribution des bénéfices.
- M. Thomas Tweddell considère que dans le mouvement coopératif il est fâcheux qu’on mentionne le mot profit. Ce mot ne devrait pas exister dans une communauté coopérative. Mais malheureusement cette société idéale n’existe pas encore. Il n’y a qu’un moyen de produire la richesse, c’est par le travail. Il y a plusieurs moyens de se l’approprier. Le commerce en est un et le bénéfice sur le prix d’achat paraît le meilleur. Le capitaliste crée son industrie, le négociant son entrepôt, le petit marchand son magasin en vue de produire et d’acheter au plus bas prix possible et de vendre au prix le plus élevé ; le bénéfice est la différence entre le prix de revient ou d’achat et le prix de vente.
- Le capitaliste considère que le bénéfice qu’il réalise ainsi est un butin légitime, et il se crée alors des fortunes colossales à côté de misères correspondantes.
- Pour le coopérateur la règle est différente.
- Il cherche à organiser l’industrie d’une manière équitable, de façon à empêcher une partie de la communauté de s’enrichir aux dépens de l’autre. Il a des aspirations sociales élevées, et cherche à les réaliser.
- Il désire que les hommes et les femmes qui gagnent les richesses de ce monde et qui n’ont d’autre but à leur vie que le travail et le sommeil, puissent s’élever à une vie humaine supérieure où ils pourront être assurés du lende-
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- main, avoir certains loisirs et jouir des avantages de la science.
- Dans ce but le coopérateur cherche à faire une meilleure et plus large distribution des richesses et à transformer le système industriel actuel, avec son individualisme excessif, en une grande association où le travail et le capital opéreront ensemble pour le bien général et où le produit de leur participation sera équitablement distribué.
- Puisque la surproduction des richesses ne profite pas à la population dans son ensemble, c’est que sa distribution est mal faite.
- La Coopération doit donc organiser l’industrie de manière à empêcher que les bénéfices profitent à quelques-uns seulement.
- Il y a plusieurs manières de les répartir : ils peuvent être donnés au capitaliste qui a fourni les machines; — ils peuvent être distribués au travailleur qui fait fonctionner les machines, ainsi que le veulent de nombreux coopérateurs; — ils peuvent être donnés à l’acheteur qui seul a rendu le bénéfice possible. Tous ces systèmes ont été essayés.
- Il croit qu’il faut payer au capital un très minime mais suffisant intérêt pour qu’on soit intéressé à économiser; car, sans cet encouragement, ces Vastes réserves de capitaux qui deviennent la propriété des magasins coopératifs n’existeraient plus.
- Sans ces capitaux, on n’aurait pu créer ces grandes ndustries des Wholesales.
- D’après lui, plus on réfléchit plus on reste convaincu que la distribution des profits pour être équitable doit se faire aux consommateurs et non aux producteurs.
- Il n’admet pas qu’on divise les hommes en deux classes ; le consommateur et le producteur. C’est comme si on divisait les créatures humaines d’après leur sexe, leur nationalité, leur teint.
- Qu’on fasse disparaître les consommateurs — où seront les producteurs ?
- En faisant de la consommation la base de l’organisation sociale, on prend la base' la plus large que l’on puisse trouver.
- Plus les machines se perfectionneront et moins il y aura de producteurs ; par conséquent, quand on veut distribuer les bénéfices entre eux on sacrifie les masses au profit de quelques-uns.
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- Telle est la partie positive de l'argumentation de M. Thomas Tweddell. Elle est très spécieuse.
- La partie critique nous semble un peu risquée dans quelques-unes de ses affirmations. Est-il bien exact que le système de la participation des ouvriers aux bénéfices n’a jamais fait preuve de vitalité même dans le pays où il a pris naissance? Est-ce bien le système de la participation qu’il faut rendre responsable de l’échec de certaines entreprises?
- L’honorable administrateur du Wholesale anglais considère comme un idéal peu élevé, l’emploi de la participation pour stimuler le zèle des travailleurs ; il estime qu’on peut obtenir le même résultat par le travail aux pièces, et qu’au lieu de chercher à donner un stimulant aux travailleurs, il vaudrait mieux diminuer les heures de travail et le rendre plus général.
- Pourquoi, dirons-nous, mettre en opposition la participation, le travail aux pièces et la réduction des heures de travail ? Sont-ce là choses contradictoires, et qui hurlent de se trouver réunies ? C’est le contraire qui serait plutôt vrai.
- L’Association du Familistère en fournit la preuve.
- Et s’il est vrai qu’on puisse prétendre, même après l’exemple que nous venons de citer et qui peut être considéré comme une exceptiop, que « les industries en participation ayant un pouvoir directeur ont rarement eu des capitaux suffisants ; qu’elles n’ont eu ni la cohésion nécessaire ni les moyens d’organisation ni la force pour tenir tête aux capitalistes modernes, » et s’il est incontestable que « les grands capitaux se trouvent plutôt du côté d’une fédération de consommateurs, » n’est-ce pas de la coopération de consommation, de son universalisation, de l’accumulation de ses capitaux qu’on est en droit d’attendre, l’organisation industrielle, où tous les agents de profit seront rémunérés en proportion de leur concours, où se confondront les intérêts actuellement opposés du producteur et du consommateur ?
- Deux fois encore au cours des séances du Congrès la participation aux bénéfices a donné lieu à des débats très animés.
- La dernière discussion est même devenue si orageuse que M. Mitchell doué cependant d’un puissant organe (nous avons eu l’occasion de l’apprécier au Congrès coopératif
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- français de 1891) s’est épuisé en vains efforts pour se faire entendre. Il a été impossible de prendre une décision. Les précédents Congrès s’étaient prononcés en faveur de la participation. Mais on sait que les décisions du Congrès n’ont pas un caractère obligatoire.
- Dans la discussion précédente, un orateur, M. Murphy, en proposant de voter des félicitations au président qui a prononcé le discours d’ouverture, a exprimé le regret de n’être pas de son avis sur la participation.
- Mais, a-t-il ajouté, les bienfaits de ce système finiront par éclater aux yeux le jour où l’on pourra comparer les résultats obtenus par le Wholesale Ecossais avec ceux obtenus par le Wholesale anglais.
- Il n’y a pas de meilleure conclusion à tirer de ces débats réitérés.
- Le Wholesale anglais a fait, en 1893, 238,153,175 fr. d’affaires et a réalisé 2,103,900 fr. de bénéfices.
- < Le Wholesale écossais avec 78,389,050 a vu ses bénéfices s’élever à 2,401,225 fr.
- L’Emancipation fait remarquer à ce sujet que ce Wholesale quoique ayant un chiffre d’affaires inférieur à celui du Wholesale anglais, et quoique donnant une part de ses bénéfices aux ouvriers, réalise cependant un chiffre de bénéfices beaucoup plus élevé. Le Wholesale anglais a subi, il est vrai, des pertes dans une ou deux de ses industries, mais cela ne tient-il pas à son système ?
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- La coopération agricole
- Après avoir longtemps préconisé l’organisation sur une vaste échelle des exploitations agricoles dirigées exclusivement par de simples travailleurs, les coopérateurs anglais sont obligés d’avouer aujourd’hui que les expériences déjà faites n’ont pas donné de résultats bien encourageants.
- Leurs quarante-quatre fermes, qui ont une superficie de 3,650 acres et pour lesquelles ils paient un loyer de 5,525 livres, ont eu un déficit de 400 livres sterling l’année dernière.
- Si l’on songe que le capital engagé est de 76,243 livres, le déficit n’est pas considérable, mais il rend les coopérateurs perplexes, eux qui chaque année n’enregistrent que des bonis dans la plupart de leurs entreprises commerciales.
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- La vente à crédit
- M. Maxwell présente le vœu suivant au vote du Congrès :
- « Le Congrès blâmant l’extension que prend la vente à crédit dans les sociétés coopératives, invite le Comité central à faire une enquête afin de connaître la situation réelle et à rechercher la meilleure manière d’arrêter cet abus. »
- L’expérience de tous ceux qui ont pris une part active dans le mouvement savent quel mal fait le crédit à celui qui en use. Aussi faut-il agir. Il reconnaît que les salaires des ouvriers sont précaires et qu’ils ont souvent besoin d’être aidés, mais il y a d’autres moyens à employer que la vente à crédit.
- On peut créer des caisses de prêts.
- Le public et la presse ont toujours considéré que la vente au comptant était la base de la coopération et cependant plus de la moitié des sociétés suivent un autre système.
- Le crédit enlève toute indépendance, fausse les sentiments moraux et détruit les habitudes de prévoyance.
- M. Swalow appuie la proposition. Il est heureux qu’elle ait été formulée. Il est temps que l’on sache que le crédit est anticoopératif.
- Le vœu de Maxwell est adopté.
- Résolutions diverses
- M. Lânder fait adopter le vœu suivant :
- « Que le Comité parlementaire soit invité à étudier la question de l’enregistrement des nouvelles sociétés en vue de faire amender la loi et d’empêcher l’enregistrement de sociétés non encore organisées. »
- Les relevés de l’enregistrement indiquent qu’il y a eu 115 sociétés dissoutes l’année dernière et parmi elles 61 n’avaient pas cinq ans d’existence.
- Les fondateurs de sociétés devraient être appelés à donner des preuves de la vitalité de leur association. Ces échecs font du tort à la coopération qui est attaquée avec acharnement.
- Le Congrès envoie ses félicitations au secrétaire d’Etat pour les améliorations qu’il a apportées dans la loi qui a
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- pour but de protéger les ouvriers des industries où règne l’exploitation du travail (Sweating System). Il invite le Comité parlementaire à agir sur le gouvernement, afin de lui faire adopter les décisions prises au Congrès de Rocli-dale contre le Sweating System.
- Le Congrès demande qu’il ne soit créé aucun monopole municipal ou provincial sans que les droits des coopérateurs n’aient été réservés. Il engage le Comité parlementaire à faire les démarches nécessaires pour que cette question soit résolue.
- Le Congrès vote des félicitations à la Ligue féminine de propagande coopérative qui rend de si nombreux services au mouvement coopératif.
- Un rapport très détaillé sur la meilleure manière d’administrer un magasin coopératif, entre autres réflexions judicieuses, recommande aux sociétés coopératives de bien payer leurs employés et de ne pas les astreindre à de trop longues heures de travail.
- Dans les Wholesales, dit le rapport, les employés comptent 47 heures de présence, — dans les sociétés coopératives on arrive parfois à compter 60 heures, — ce travail laisse trop peu de temps aux loisirs et à l’instruction. On vit alors pour travailler plutôt qu’on ne travaille pour vivre.
- Il fait observer que là où on a réduit les heures de présence, la vente des magasins n’en a pas souffert, bien au contraire : un gérant a constaté que le service était mieux fait, que les affaires avaient augmenté et qu’il y avait moins de coulage.
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- L’instruction coopérative
- L’intéressant rapport que nous venons de mentionner se termine par les conclusions suivantes :
- « L’instruction doit être la partie principale du programme de toute société coopérative.
- » Nous ne devons pas vivre simplement pour manger et pour dormir; mais surtout pour nous élever moralement et intellectuellement. »
- Mme Lawrenson insiste sur le côté éducatif si nécessaire dans une société coopérative. La ligue de propagande coo-
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- pérative des femmes cherche par tous les moyens à répandre l’instruction.
- Beaucoup d’autres membres insistent sur la nécessité de l’instruction coopérative.
- M. James Johnston voudrait que dans les livres d’instruction élémentaire il y ait des chapitres consacrés à la coopération.
- Le président du Congrès, M. Tweddell, a donné une indication qui est tout à l’honneur des continuateurs des « pionniers. »
- M. Tweddell a rappelé, en effet, aux 700 congressistes que les coopérateurs britanniques étaient désormais assez riches pour consacrer, en 1893, une somme de 34,487 livres sterling au développement de l’instruction populaire et une somme de 33,106 livres à des institutions charitables.
- C’est là un bel exemple de générosité qui montre que le coopérateur anglais est doublé d’un humanitaire. C’est l’application des principes que les Chefs du mouvement coopératif se sont toujours efforcé d’inculquer dans l’esprit de leurs associés. Feu Vansittart Neale et le vénérable Holyoake, qu’une indisposition a empêché d’assister au Congrès de Sunderland, ont toujours prêché la solidarité.
- .. * .
- La coopération internationale
- Ainsi que l’a constaté le président de la première séance, un des côtés les plus intéressants des Congrès est la présence des coopéraleurs étrangers. Cette année ils sont plus nombreux qu’à l’ordinaire.
- M. Bernardot, du Familistère de Guise, se félicite d’avoir été désigné pour représenter le Comité central de l’Union française des sociétés coopératives ; il rappelle qu’en août 1892, il a eu l’honneur de représenter au festival de Crystal-Palace le Familistère de Guise aussi bien que les associations de production françaises. C’est là, à la suite d’une réunion qui avait eu lieu quelques mois auparavant au Congrès de Rochdale, entre Vansittart Neale, Holyoake, Greening et les délégués français, qu’on a posé les bases de la Fédération internationale des associations de production.
- Depuis lors, rappelle M. Bernardot, est arrivé un douloureux évènement, la mort de M. Vansittart Neale.
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- LE DEVOIR
- Au nom des coopérateurs français, il salue la mémoire du plus dévoué, du plus courageux, du plus infatigable des coopérateurs.
- En rappelant le souvenir de ce grand homme, continue M. Bernardot, je ne puis oublier qu’il fut un des amis les plus dévoués de J.-B.-A. Godin, notre maître aussi en sciences et en réformes sociales; Vansittart Neale fut l’un des premiers vulgarisateurs de l’œuvre du Familistère dans votre pays où elle compte déjà de généreux imitateurs.
- M. Bernardot ajoute que Vansittart Neale comprenait que la coopération ne devait pas s’arrêter à la consommation, mais qu’elle devrait rendre communs les intérêts du travail et du capital.
- Il énumère les travaux du Comité central des sociétés coopératives françaises et termine par un pressant appel aux classes ouvrières qui commencent à comprendre que le mouvement coopératif a pour but de diviser équitablement les richesses entre ceux qui les produisent.
- Le Dr Hans Kruger, délégué de l’Union des Sociétés coopératives allemandes, s’exprime en allemand.
- Il présente aux coopérateurs anglais les salutations de ses compatriotes.
- Il remercie les coopérateurs anglais de l’avoir invité à assister à ce Congrès ; c’est la première fois, dit-il, qu’un allemand assiste à ces grandes assises parlementaires.
- Des relations entre les deux peuples existaient déjà grâce à Schulze Delitsch et à Vansittart Neale.
- Le'point de départ des Anglais et des Allemands en abordant la coopération a été le même.
- Si les méthodes ont été différentes, cela tient aux conditions économiques des deux pays qui sont différentes. Mais il y a deux points sur lesquels ils sont d’accord, c’est sur le principe du « aide toi toi-même » et sur la question de la nécessité de la responsabilité personnelle. Ces principes ont fait la force du mouvement coopératif anglais et ont guidé les coopérateurs allemands sous l’inspiration de Schulze Delitsch.
- En Angleterre, le mouvement coopératif a servi surtout aux travailleurs des villes ; en Allemagne, aux travailleurs des villes aussi bien qu’à ceux des champs.
- Leurs plus grands ennemis sont ces politiciens qui prônent les différentes formes du socialisme d’Etat.
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- Nos sociétés ont pour base la solidarité des intérêts de ' tous les membres ; ceux qui ne pensent qu’à eux-mêmes ne peuvent être que les adversaires de nos sociétés-.
- Nos sociétés reposent sur la confiance en soi-même, et ceux qui ne comptent que sur le secours de l’Etat sont encore nos adversaires.
- Après avoir parlé de l’opposition que fait le commerce à la coopération, M. Kruger donne les chiffres suivants :
- Il y a en Allemagne 8.921 sociétés qui se divisent ainsi : 1.283 Sociétés de consommation, 254 Sociétés coopératives industrielles (de production, achat de matières premières, de construction).
- Le dernier rapport de l’Union coopérative allemande constatait qu’il y avait 1.075 banques populaires avec 512.509 membres possédant 135.325.000 francs de réserve et faisant 3.125.000.000 de francs d’affaires.
- Les Sociétés agricoles prospèrent.
- On compte 116.494 membres sur un total de 1247 banques de crédit agricole : le chiffre d’affaires s’élève à 190.625.000 fr. et la balance à leur crédit est de 99.375.000 fr.
- Les Sociétés pour les achats de matières premières agricoles se sont formées en Magasins de gros.
- M. Poffe, de Bruxelles, délégué de la Fédération des Sociétés coopératives de consommation belges, exprime en français l’espoir de voir les liens des coopérateurs anglais et belges, se resserrer de plus en plus. -
- La Société des agriculteurs de France, qui est entrée, comme on sait, dans le mouvement coopératif, devait être représentée au Congrès par MM. Kergall et Royer. Ces délégués ont exprimé par lettre leurs regrets de ne pouvoir assister au Congrès.
- Sur la proposition de MM. Gray et Innés qui avaient assisté comme délégués de l’Union coopérative au Congrès de Grenoble en 1893, le Congrès a voté les résolutions suivantes qui intéressent au plus haut point les relations internationales des Sociétés coopératives :
- « 1° Dans le but de développer la Coopération internationale, il est décidé que l’Union coopérative sera représentée dans tous les Congrès coopératifs de l’Europe,
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- » 2° Dans le but de rendre les congrès plus internationaux, des invitations seront adressées à toutes les Unions coopératives régulièrement organisées pour les inviter à se faire représenter dans nos Congrès où leurs délégués seront autorisés à prendre la parole et à voter.
- » 3° Des efforts seront tentés dans le but de mettre commercialement en contact les coopérateurs consommateurs avec les coopérateurs producteurs de chaque pays.
- » 4° Des démarches seront faites auprès de l’Union coopérative des Sociétés françaises pour l’organisation de l’exposition d’Economie sociale qui aura lieu en 1900 à Paris. Cette entente aura pour but de préparer une grande démonstration coopérative. »
- Le prochain Congrès aura lieu à Huddersfield.
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- CHRONIQUE PARLEMENTAIRE •
- Le Président de la République, la Chambre des députés
- et le Sénat.
- Les évènements importants qui se sont produits en France dans ces derniers temps, ont absorbé l’attention du monde entier.
- Le monstrueux attentat dont M. Carnot a été victime, l’élection de M. Casimir Périer à la présidence de la République, ont préoccupé tous les esprits et fait naître partout une émotion aussi vive que légitime.
- Pour la seconde fois, nous avons assisté à ce touchant spectacle de témoignages de sympathies affluant de tous les Parlements étrangers aux Chambres françaises, témoignages provoqués par des évènements à jamais regrettables, mais cimentant petit à petit la confraternité si désirable des représentants de tous les peuples de notre globe.
- En France, les- querelles des partis se tûrent devant le cercueil de l’homme que le poignard d’un assassin venait lâchement d’enlever à l’affection des siens, à l’estime et au respect de tous, et ce ne fut qu’un concert unanime d’indignations et de regrets.
- Deux jours après la mort de M. Carnot, le 27 juin, la Chambre et le Sénat se réunissaient en Congrès à Versailles, conformément à l’article 7 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, et procédaient à la nomination du nouveau Président de la République, auquel le conseil des ministres remettait le pouvoir exécutif dont il s’était trouvé constitutionnellement investi dès la mort du précédent Président.
- La transmission de la magistrature suprême de la République s’était ainsi opérée sans secousse, sans que le moindre trouble se soit produit, sans que la tranquillité ait été un instant menacée.
- Aussi le nouveau Président de la République, M. Casimir-Périer, pouvait-il dire dans le message qu’il adressait aux Chambres quelques jours après :
- « L’acte de l’Assemblée nationale, assurant en quelques heures la transmission régulière du pouvoir, a été aux yeux
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- LE DEVOIR
- du monde une consécration nouvelle des institutions républicaines. »
- Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici en quoi consistent les fonctions du Président de la République, que les uns représentent comme investi d’une si haute et si effective puissance, auquel d’autres, au contraire, n’attribuent que des fonctions purement décoratives. Il y a du vrai et du faux dans cette double idée qu’on se fait du Président de la République.
- En vertu de l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, il préside aux solennités nationales ; les envoyés et les ambassadeurs des puissances sont accrédités auprès de lui.
- En outre, il promulgue les fois lorsqu’elles ont été votées par les deux Chambres, et chacun de ses actes doit être contresigné par un ministre.
- Mais de par le même article, le Président de la République a l’initiative des lois, concurremment avec les membres des deux Chambres ; il en surveille et en assure l’exécution. Il a le droit de faire grâce, non d’amnistier, les amnisties ne pouvant être accordées que par une loi.
- Il dispose de la force armée.
- Il nomme à tous les emplois civils et militaires.
- Il est armé, par l’article 5, du droit de dissolution du la Chambre qu’il ne peut exercer, il est vrai, qu’avec l’assentiment du Sénat.
- Sauf cette dernière restriction, il n’y a pas beaucoup de rois ‘constitutionnels qui possèdent une autorité moins limitée.
- Cependant, il faut convenir que, dans ses rapports avec les Chambres, la véritable puissance est laissée à celles ci. Tout son droit se borne à peu près à les convoquer extraordinairement, à les ajourner pour un mois et à clore les sessions.
- Le Président communique avec elles par. des messages qui sont lus à la tribune par un ministre.
- Pour la promulgation des lois, il lui est laissé un mois de délai après l’adoption définitive par les Chambres, sauf s’il y a eu dans les deux Chambres un vote demandant la promulgation d’urgence, qui doit avoir lieu dans les trois jours.
- Mais il a le privilège de pouvoir, par un message motivé,
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- demander aux deux Chambres une nouvelle délibération qui ne peut être refusée.
- Le Président, d’après l’article 8 de la loi du 6 juillet 1875, négocie et ratifie les traités. Il en donne connaissance aux Chambres aussitôt que l’intérêt et la sûreté de l’Etat le permettent; mais ils ne sont définitifs qu’après avoir été votés par elles.
- Il ne peut déclarer la guerre sans leur assentiment.
- Enfin, le Président de la République n’est responsable que dans le cas de haute trahison. Dans ce cas, il ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés et ne peut être jugé que par le Sénat.
- Cette question de la responsabilité du Président de la République a été agitée dans la presse à l’occasion d’une phrase du message ainsi conçue :
- « Aussi longtemps qu’elles me seront confiées, respectueux de la volonté nationale et pénétré du sentiment de ma responsabilité, j’aurai le devoir de ne laisser ni méconnaître ni prescrire les droits que la Constitution me confère. »
- Après les manifestations de l’esprit de combativité qui semble dominer dans le caractère de M. Casimir-Périer, de ses tendances autoritaires et de sa préoccupation de constituer un gouvernement fort, on a pu se demander, d’un certain côté, ce que pouvaient signifier les paroles que nous venons de reproduire.
- L’Assemblée nationale, a-t-on fait remarquer, n’a pas confié les destinées de la France à M. Casimir-Périer; elle lui a confié le pouvoir exécutif en vertu d’une Constitution qui déclare expressément que le Président de la République est irresponsable.
- L’irresponsabilité présidentielle d’ailleurs est si peu contestable que quelques minutes après la lecture du message, un député socialiste ayant émis la prétention de le discuter, comme cela a lieu dans les monarchies constitutionnelles, le président du conseil est intervenu avec vivacité pour rappeler que la Constitution laisse aux ministres seuls la responsabilité qu’elle refuse au Président de la République.
- On s’est demandé encore quels étaient ces droits que M. Casimir-Périer promettait de ne laisser méconnaître ni prescrire. Est-ce que ses prédécesseurs ont, abandonné le
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- droit de disposer de la force armée, le droit de grâce, celui de nomination aux emplois civils et militaires?
- Les mots prononcés par le nouveau Président ne contiendraient-ils pas une menace de dissolution dont la Chambre et le pays républicain feraient bien de faire leur profit ?
- Il est ailleurs question de la nécessité «d’unir ces deux forces sociales sans lesquelles les peuples périssent : la liberté et un gouvernement. » Pauvre liberté !
- Un passage de la déclaration a été assez goûté, celui où le nouveau Président déclare que, résolu à développer les mœurs nécessaires à une démocratie républicaine, c’est en d’autres mains qu’il a le ferme dessein de remettre dans sept ans les destinées de la France.
- La conclusion du message vaut la peine d’être citée.
- Après avoir invoqué le concours de la Chambre et du Sénat pour prendre toutes les mesures qui peuvent servir au bon renom de la France, à son commerce, à son agriculture, à son industrie, il a donné de la République cette belle et noble définition :
- « Elle est non la rivalité stérile des ambitions individuelles, mais la recherche permanente du mieux matériel et moral, l’expansion nationale de toutes les pensées fécondes et des nobles passions, le gouvernement qui, par essence, s’émeut des souffrances imméritées et dont l’honneur est de ne jamais décevoir ceux auxquels elle doit autre chose que des espérances. »
- En récapitulant (si courte que soit la tâche, la place nous manque pour la remplir aujourd’hui), les travaux accomplis par le Parlement au cours de l’année qui vient de s’écouler, la première de la législature de 1893, en établissant le bilan de cette année que commence et termine le vote de lois qu’une interprétation abusive peut faire restrictives de la liberté de la parole et de la plume, nous verrons prochainement jusqu’à quel point nos Assemblées législatives ont permis à la République de justifier la définition qu’on vient de lire.
- L’examen comparatif de ce qui a été fait et de ce qui pouvait l’être ne détruira pas cette opinion déjà recueillie sans doute par les députés en vacances, que le passif l’emporte de beaucoup trop sur l’actif.
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- FONDATEUR DU FAMILISTÈRE
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- HOMMAGE A LA MEMOIRE DD FONDATEUR DU FAMILISTÈRE
- LA RUE ANDRÉ GODIN
- On lit dans la Tribune de VAisne du 27 juin 1894 :
- « Guise. — Sur la proposition de M. Bernardot, le Conseil municipal vient de donner le nom d’André Godin à la rue de Cambrai, la plus importante de la ville.
- » Cette décision, confirmée par 17 voix contre 3, est un hommage rendu à la mémoire d’un homme qui a doté Guise d’une des plus grandes industries qu’il y ait en France, et qui, un des premiers, a mis en pratique le principe de l’Association du capital et du travail.
- » Un bon point aux dix-sept votants qui ont compris ce qu’il y avait de reconnaissant dans la proposition de M. Bernardot. »
- * *
- Legs exemplaire. — On lit dans le Temps du 11 juin dernier :
- « On nous prie d’annoncer, pour que les ayants droit puissent faire valoir leurs titres, le legs suivant, fait par M. François Sabatier et qui n’a pas encore été attribué. (S’adresser à M. Reboul, notaire à Lunel.)
- » A la première association coopérative constituée léga-» lement, en raison du travail et du capital, sous forme de » participation aux bénéfices, comme le Familistère de » Guise par exemple, mais de préférence à une association » minière s’il y en a une fondée sur ces bases, 10.000 fr. »
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- LE DEVOIR
- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- FRANCE
- La Fédération ouvrière du bâtiment. — Depuis longtemps les ouvriers du bâtiment luttent vainement pour obtenir deux réformes : un salaire en rapport avec la série de la ville, dressé en 1882, la suppression du marchandage, formellement aboli d’ailleurs par une loi de 1848.
- Pour obtenir ces deux réformes auxquelles il faut ajouter la fixation de la journée de travail, les ouvriers du bâtiment ont fait mainte campagne, et entrepris même plusieurs grèves.
- Ces campagnes et ces grèves n’obtenant' pas le résultat désiré, chaque corporation s’est groupée en syndicats de façon à puiser dans l’organisation un moyen permanent d’action.
- Ces syndicats se sont constitués en fédération, pour la Seine d’une part, et même pour toute la France.
- Cette fédération a même déjà tenu un Congrès national à la suite duquel les patrons ont été invités à entrer en rapport avec le groupement ouvrier pour aboutir à une entente sur les bases d’un programme abolissant le marchandage et assurant à l’ouvrier la journée de huit heures avec un salaire de huit francs.
- La date fixée pour la réponse était le 1er mai. Les patrons firent la sourde oreille et aucune communication ne vint des chambres syndicales patronales.
- Le 16 mai, au matin, les délégués du bâtiment se réunirent à leur siège social, 108, rue du Temple. Dans cette réunion où fut constatée cette absence de réponse, une idée fut émise dont l’importance n’échappera à personne.
- Puisque ni la lutte ni les pourparlers avec le patronat ne pouvaient faire rendre justice, la chambre syndicale des ouvriers peintres, par l’organe du citoyen Louvigny, déclarait qu’on allait user d’un autre moyen, la concurrence.
- Les ouvriers ne pouvant obtenir aucune entente des patrons se passeraient d’eux tout simplement et feraient servir à ce nouveau moyen d’assurer leur subsistance les organisations syndicales.
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- Des réunions partielles eurent lieu où cette idée fut exposée, développée, et vers le milieu de juin fut tenue une réunion générale des délégués préparée par les assemblées partielles.
- A la suite de cette réunion l’appel suivant fut adressé par les peintres aux particuliers qui ont des travaux à exécuter :
- a La chambre syndicale des ouvriers peintres du département de la Seine, a l’honneur d’informer les propriétaires, industriels, commerçants et particuliers :
- » Qu’ayant résolu de supprimer le marchandage ainsi que les nombreuses malfaçons indûment et journellement pratiqués dans l’exécution des travaux, — elle tient à leur disposition des ouvriers et des chefs de chantiers à la journée dont elle garantit les capacités techniques. — En outre, désireuse de se créer et de conserver une nombreuse clientèle, elle s’engage à tenir un juste compte des observations qui pourraient lui être faites.
- » En conséquence, la chambre syndicale invite instamment toutes les personnes ayant des travaux de peinture à faire, à s’adresser directement à elle, s’ils veulent obtenir que ces travaux soient exécutés dans de modestes et sérieuses conditions.
- » Il semble superflu de faire ressortir les avantages du travail à la journée, les intéressés comprendront certainement qu’eux seuls bénéficieront de l’absence de toute entreprise.
- » S’adresser, pour tous renseignements et demandes d’ouvriers : Chambre syndicale des ouvriers peintres en bâtiment, 16, rue François Miron, où une permanence a été établie, tous les mardis, de huit heures et demie à dix heures du soir. »
- Notre excellent confrère du Radical, M. Ernest Lesigne, qui a suivi toutes les péripéties de cette intéressante campagne, fait suivre le compte-rendu de cette réunion des réflexions suivantes :
- « Presque toutes les corporations reconnaissent la possibilité d’en faire autant et, par parenthèse, cela aura pour premier résultat de rendre du travail aux camarades que les syndicats patronaux avaient frappés d’index pour les punir de leur dévouement aux syndicats ouvriers.
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- )) Déjà de nombreux particuliers ont goûté cette manière de faire. Dans la plomberie, par exemple, il y a une différence de dépense énorme en raison de l’escompte considérable fait par les fournisseurs sur les matériaux ; le groupe ouvrier qui se charge de la besogne indique au particulier où il peut se procurer les matériaux nécessaires, peinture, bois, fer, plomb, etc., et ensuite le travail est exécuté dans d’excellentes conditions, les ouvriers n’ayant plus besoin de gâcher la besogne comme lorsqu’ils sont exploités par le marchandage.
- » Comme différence dans les prix, on cite un particulier à qui il avait été demandé trois cents francs pour un travail et qui, s’étant adressé directement aux ouvriers, a obtenu une exécution parfaite pour 160 francs, tout compris, fournitures et main-d’œuvre.
- » C’est le cas de dire : « A bon entendeur salut. »
- » L’assemblée, en se ralliant à ce principe du travail en régie, a demandé que ce mode de travail soit dorénavant appliqué par les municipalités. »
- BELGIQUE
- Le Congrès progressiste. — Le Congrès progressiste belge s’est réuni le 1er juillet et a voté toute une série de résolutions en vue des prochaines élections d’octobre.
- Le programme politique comprend les questions suivantes : le suffrage universel à vingt et un ans sans privilège pour la propriété ou la capacité, avec le referendum, l’élection des bourgmestres, l’autonomie communale et la représentation proportionnelle ; l’abolition de la conscription et du remplacement, la réduction de la durée du service, la nation armée ; enfin l’application dans les lois et dans l’administration du principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
- Le programme économique comprend les desiderata suivants : exploitation par l’Etat du monopole de l’alcool ; organisation d’une banque d’Etat ; impôt progressif sur les revenus et les héritages avec exonération d’un minimum ; personnification civile des syndicats professionnels ; assurance ouvrière obligatoire ; révision des lois sur le louage d’ouvrage et d’industrie ; loi sur la responsabilité des patrons ; limitation légale de la journée de
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- travail : huit heures dans les charbonnages, pas de travail nocturne pour les femmes, repos hebdomadaire; introduction dans les cahiers des charges des adjudications publiques d’un maximum d’heures de travail avec un minimum de salaire ; surveillance des usines et ateliers par des inspecteurs d’Etat et des délégués ouvriers payés par l’Etat ; participation des ouvriers à la confection des règlements d’atelier ; liberté de se syndiquer pour les ouvriers, employés et fonctionnaires de l’Etat, de la province et delà commune.
- Voilà pour les ouvriers des villes ; voici pour ceux des campagnes : réglementation du bail à ferme en vue de garantir les intérêts du fermier ; loi empêchant « l’enrichissement injuste » de l’une des parties au détriment de l’autre ; fixation de la durée minima des baux ; indemnité au fermier sortant : pour les engrais qu’il a incorporés au sol, pour la plus-value qu’il a donnée à la terre.
- Le parti socialiste a donné son adhésion à ce programme électoral. Des efforts sont faits dans le but d’amener les libéraux modérés à contracter avec les socialistes et les progressistes une alliance électorale « contre l’ennemi commun, le cléricalisme, sur la base de la représentation proportionelle. »
- Dans un Congrès tenu en avril le parti libéral, sous la réserve de son programme loyalement affirmé et de sa propagande dont la liberté resterait entière, s’était montré disposé à accepter non seulement l’alliance électorale des progressistes, mais encore la coalition électorale du parti ouvrier, les considérant toutes deux comme une nécessité de situation qui s’impose.
- Le Collège impérial de Tien-Tsin. — Le gouvernement chinois a établi, en octobre dernier, à Tien-Tsin, un collège destiné à l’éducation médicale et au recrutement des médecins civils, de l’armée et de la marine. Cette institution, dirigée par un médecin de la marine anglaise, le Dr Heuston, compte 60 élèves divisés en deux classes : celle des élèves comprenant l’anglais et celle des élèves ne le parlant point. Tous suivent, sous la direction de médecins chinois diplômés à Edimbourg, des cours d’anatomie, de physiologie et de médecine pratique. (Echo méd.).
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- LA QUESTION LE LA PAIX
- Le Désarmement
- Dans un article qui a fait le tour de la presse, M. Edmond Théry, directeur de Y Economiste européen, évaluait à plus de 3 milliards 500 millions de francs l'augmentation de pertes ou de dépenses improductives que vaut à l’Europe la politique bismarkienne.
- « Si l’on admet, ajoutait-il, — ce qui est d’ailleurs rigoureusement vrai — que ces nouvelles pertes et augmentations de dépenses improductives sont, pour une très lourde part, supportées par les classes laborieuses... on comprendra mieux la cause du progrès des idées socialistes en Europe. Le socialisme européen s’est développé en raison du militarisme : il serait facile de le démontrer en analysant les conséquences de l’augmentation des impôts nouveaux sur le budget d’une famille qui n’a que son travail pour vivre. »
- Qu’antimilitarisme et socialisme soient devenus de jour en jour davantage des termes synonymes, cela n’a rien que de fort naturel... Et même il ne faut pas s’étonner outre mesure que l’aggravation excessive des charges des peuples donnent une force de plus en plus grande à l’affirmation révolutionnaire des revendications formulées par ceux qui souffrent.
- Néanmoins parmi les qualifications qui commentent l’expression générale de socialistes, celle d’internationalistes fait le plus d’honneur à leur logique.
- Jusqu’à présent les socialistes, quoique résolûment pacifiques, leur attitude confirmant leurs déclarations réitérées en fait foi, se sont tenus à l’écart du mouvement, aujourd’hui merveilleusement organisé, des Sociétés de la paix.
- Far cia se, lier inextricablement le problème politique au problème économique, faire de la solution de l’un la condition de l’autre, et travailler au triomphe du bloc, telle semble avoir été leur préoccupation exclusive. D’alliance peu ou point avec quiconque ne professe pas l’ensemble de leurs revendications.
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- Aussi est-ce avec le plus grand plaisir que nous reproduisons l’article suivant publié sous ce titre : le Désarmement, dans la Petite République par l’un des chefs de la fraction la plus intransigeante du socialisme révolutionnaire, M. J. Allemane, article qui témoigne d’un sentiment très large des réalités contingentes :
- « Nous venons de parcourir avec une certaine attention les télégrammes et lettres adressées par les chefs des divers Etats à l’occasion de l’assassinat de M. Carnot, et il résulte de cette lecture, si l’on doit en croire les sentiments exprimés par ces personnages, que jamais occasion ne fut plus propice pour entamer des négociations tendant à amener un désarmement général, d’autant que c’est de la Tri-plice : d’Italie, d’Autriche et d’Allemagne, que les témoignages les plus chaleureux nous sont parvenus.
- » Et si nos regards se reportent sur les feuilles officieuses de ces pays, nous voyons qu’elles se plaisent à renchérir sur les manifestations des souverains.
- » C’est ainsi que la Gazette cle la Croix considère que la grâce des deux officiers français : MM. Degouy et Delguey-Malavas, qui a suivi les compliments de condoléances adressés par l’empereur Guillaume à Mme Carnot, est la preuve que celui-ci « croit à une longue paix entre la Fronce et l’Allemagne, et souhaite d’entretenir de sincères liens d’amitié avec cette nation... »
- )> Adversaire décidé de la guerre, nous acceptons volontiers les appréciations optimistes de la Gazette de la Croix, et nous partons de là pour demander aux amis de la paix, à tous les hommes de progrès, de nous aider à provoquer, dans les divers pays qui, depuis plus de vingt ans, vivent dans une alerte constante, s’épuisent en armements, un courant de nature à amener non pas seulement une détente dans les rapports internationaux, mais la réunion d’un congrès appelé à trancher à l’amiable tout ce qui est de nature à troubler la paix, à faire s’entr’égorger des peuples dont une appréciation plus exacte de leurs intérêts véritables commanderait, au contraire, qu’ils s’évertuent» à rechercher les mesures qui, dans l’ordre économique, peuvent les garantir contre les crises qui les assaillent.
- » Nous n’ignorons pas que ce désir d’apaisement international rencontrera de nombreuses et vives oppositions de la part des gens qui, chauvinisme à part, trouvent de
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- larges satisfactions dans la paix armée et n’entendent pas qu’on essaie de tarir la source de leurs profits; mais, venant de ce côté, attaques ou doléances nous touchent peu, d’autant que ces sangsues patriotiques se sont assez gorgées aux dépens de ceux qui ont dû se priver même du nécessaire pour emplir ce nouveau tonneau des Danaïdes qu’est le budget de la guerre de chacun des Etats.
- » Si donc nos confrères de France tiennent à honneur de ne pas demeurer indifférents aux appels conciliants d’une grande partie de la presse étrangère, ils s’uniront à nous pour hâter l’établissement de conventions qui, tout en sauvegardant la dignité des nations intéressées, les feront sortir d’un état de guerre ayant la banqueroute comme aboutissant fatal.
- » Et puis, pourquoi le cacherions-nous? Les évènements qui se sont produits à Lyon et dans quelques autre villes de France et d’Italie, à la suite de l’assassinat du Président de la République, sont un avertissement pour tous ceux qui considèrent la guerre comme le plus épouvantable des fléaux. Lorsque des hommes en viennent à rendre solidaire d’un fait isolé tout un peuple, il faut bien convenir que c’est là un état d’esprit absolument déplorable, et que tout doit être mis en œuvre pour y porter remède.
- » Socialistes ou non, si les partisans du désarmement sont assez nombreux pour l’imposer aux gouvernements européens, ils auront fait œuvre éminemment civilisatrice, et, en présence du résultat obtenu, on aura cette satisfaction d’avoir coopéré au rapprochement de peuples que le plus petit incident pouvait amener à s’égorger.
- » J. Allemane. »
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
- FRANCE
- Le Sénat et les intérêts féminins
- C’est au Sénat à propos des questions féminines, qu’on pourrait faire le reproche de varier.
- Après le vote émis par le Sénat en faveur de l’électorat des femmes commerçantes aux tribunaux de commerce, on était en droit d’attendre de cette assemblée la ratification de l’article accordant aux femmes ouvrières l’électorat aux conseils des prudhommes dans la loi votée par la Chambre des députés.
- Cet espoir a été déçu.
- Par 130 voix contre 70 cet article a été repoussé par le Sénat.
- Nous espérons bien que la Chambre rétablira son texte primitif et que le projet retournera devant le Sénat avec une majorité plus forte que la première fois.
- Le Sénat a pris en considération une proposition de MM. Demôleet Félix Martin qui étend, aux fils de femmes divorcées, la dispense accordée aux fils de femmes veuves par la loi militaire.
- Enfin il a adopté le projet de loi dont un de ses membres, M. Maxime Lecomte, avait pris l’initiative , projet qui unifie, en la fixant à onze heures, la journée de travail de tous les travailleurs, hommes, femmes et enfants, dans les usines et manufactures.
- Les employés des postes et télégraphes
- C’est une tendance particulière à notre époque de faire à la femme une part de plus en plus grande dans la vie publique.
- Presque partout le nombre des fonctions et des emplois publics auxquels la femme participe augmente en même temps que le nombre des candidates.
- Nous sommes bien loin de l’époque où le rôle d’institu-
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- LE DEVOIR
- trice bornait toutes leurs ambitions sur le terrain du fonctionnarisme.
- Aujourd’hui, outre les institutrices, nous avons vu les employées des postes et télégraphes, des téléphones, des chemins de fer, de la Banque de France, du Crédit foncier, etc.
- C’est une délibération du Conseil des postes, du 17 vendémiaire an xiii, qui a^ autorisé l’emploi des femmes dans le service des postes.
- Cet exemple fut suivi successivement par les principaux Etats civilisés, par l’Angleterre en 1837, par la Norwège en 1857, par la Suède en 1860, par les Etats-Unis en 1862, par la Russie et la Finlande en 1864, par la Suisse en 1870, par l’Autriche et la Hongrie en 1871, par l’Italie en 1873, par la Belgique en 1877, par la Hollande en 1878, par l’Espagne en 1884, par le Danemarck en 1889, par le Brésil en 1890.
- Aujourd’hui, en Angleterre, le Post-Office emploie 26,000 femmes sur environ 100,000 employés et auxiliaires.
- Les Etats-Unis sont allés plus loin, l’acte fédéral du 12-juillet 1878 a supprimé toute distinction de sexe dans l’octroi et la rémunération des services bureaucratiques.
- En Suède, le service des télégraphes occupe 459 femmes et seulement 252 hommes.
- En France, on compte plus de 8,000 femmes dans l’administration des postes et télégraphes, et leur service est fait dans des conditions si satisfaisantes que le Conseil des postes a décidé de substituer les femmes aux hommes dans le plus grand nombre d’emplois possibles.
- Cette mesure n’a pas l’heur de plaire à tout le monde. Un journal socialiste, la Petite République, enregistrait dernièrement le bruit de l’insuffisance professionnelle de la plupart des femmes employées dans les bureaux de Paris, et s’élevait contre la faculté qui est accordée aux femmes d’entrer dans l’administration.
- Qu’une note discordante soit partie d’un pareil milieu, il y a là de quoi étonner ceux qui n’ont pas oublié les belles protestations des Congrès socialistes en faveur de l’égalité des sexes.
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- Modifications à l’agrégation des jeunes filles.
- A propos du projet d’arrêté actuellement soumis au conseil supérieur de l’instuction publique, M. Henri Michel fait, dans le Temps, les judicieuses réflexions suivantes :
- « En réalité on crée quatre agrégations au lieu de deux. Le résultat probable sera de conduire renseignement secondaire féminin vers la spécialisation, au détriment de sa valeur pédagogique et au grand préjudice de l’idée sociale, qui en a inspiré les fondateurs. Si encore on obtenait un allègement de travail des candidates, le projet serait défendable, mais il est évident que la lutte plus âpre entre concurrentes, mieux préparées, les conduira à donner une somme de labeur plus grande que celle qu’elles partageaient entre toutes les autres Facultés. Le lendemain de leur certificat, les spécialisées ne connaîtront que leur spécialité et leurs maîtres ne pourront pas les engager à entretenir une culture générale sans agraverle surmenage que l’on voulait éviter. »
- ITALIE
- La Ligue Milanaise pour la défense des intérêts féminins
- Cette ligue, très importante, à la tête de laquelle est la doctoresse Paolina Scliiff, vient d’adresser un appel au Parlement italien pour la formation d’un Comité parlementaire, destiné à défendre à la Chambre les intérêts féminins.
- Voici le texte de cet appel, auquel un assez grand nombre de députés ont promis d’adhérer :
- « La Ligue pour la défense des intérêts féminins constituée à Milan, a décidé, comme première preuve d’organisation, de faire appel aux représentants du pays, afin de les intéresser directement au but qu’elle poursuit; elle s’adresse surtout aux députés qui ont déjà défendu la cause dans la presse et dans le Parlement, en démontrant l’urgence qu’il
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- LE DEVOIR
- y a de faire disparaître les injustices et les contradictions sanctionnées par les lois, eu égard à la situation juridique des femmes.
- » A la tradition légale qui suppose l’incapacité juridique de la femme, incapacité qui infirme aussi sa situation économique et sociale, répondra le sens pratique équitable des représentants de la nation, désireux désormais de mettre les lois dans la plus grande harmonie possible avec la nature humaine, avec la science et avec l’entrée acquise et acceptée des femmes dans les industries, dans le commerce, dans les professions libérales, dans les Arts et les Universités.
- » C’est pourquoi la Ligue, présentant aujourd’hui son propre programme, a la confiance de voir accepter la proposition qu’elle fait au Parlement de former un Comité parlementaire qui, accueillant les revendications de la nouvelle association, les patronnera à la gauche et à la droite du Parlement.
- » L’Italie, jalouse de prouver aux autres nations qu’elle a un sens juridique profond et de sérieuses aptitudes législatives, créera une agitation favorable dans le but de poser une base juridique et sociale plus conforme à la situation de la femme dans les rouages de la vie sociale. »
- » Pour le Comité, la secrétaire doctoresse, Paolina Schiff.»
- ETATS-UNIS
- Société de Femmes savantes
- Il vient de se fonder aux Etat-Unis une Société exclusivement scientifique et féminine à la fois, le National science Club, qui n’est ouverte qu’aux femmes s’occupant de science ; la première réunion vient de se tenir à Washington, où la présidente, MmeAdaD. Davidson, alu un mémoire sur les Trilobites.
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- OUVRAGES REÇUS
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- OUVRAGES REÇUS
- Le Socialisme pratique et le programme de Godin
- de Guise, (Aisne).
- Petite brochure contenant une conférence faite sur l’œuvre et les écrits de J.-Bte-André Godin, spécialement sur le volume Le Gouvernement, le 25 juillet 1893, par M. Bloume, à Genève. Cet opuscule est en vente au prix de 20 centimes à la librairie psychologique et sociologique, 2, place du Caire, Paris.
- # %
- Principes de sociologie synthétique, par F. Ch. Barlet, auteur de YEvolution de Vidée, etc., etc.
- Brochure de 42 pages, en vente chez Chamuel, éditeur, 29, rue de Trévise, Paris.
- $ * ^
- Proposition de loi sur la capacité des femmes d’être témoin dans les actes publics ou privés, par Mlle Jeanne Chauvin, docteur en droit.
- Brochure publiée par Y Avant-Cour rière.
- Pour tous renseignements s’adresser à Madame Henri Schmahl, 21, rue Gazan, Paris.
- ..
- * *
- La Revue mutualiste, organe spécial de la Mutualité et de la Bienfaisance. Sociétés de prévoyance et de secours mutuels et caisses de retraites. Coopération et participation aux bénéfices.
- Abonnement, un an : 10 francs. S’adresser à M. Fernand Lefèvre, directeur, 23, boulevard Bonne-Nouvelle, Paris.
- La Paix par le Droit, organe de l’Association des jeunes amis de la Paix. Journal paraissant tous les deux mois.
- Abonnement annuel : France, 2 fr. — Etranger, 2 fr. 50. Administration : 1, rue Duguesclin, Nimes, Gard.
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- LE DEVOIR
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- The phrenological journal and science of health, an illustrated magazine of human nature.
- Published monthly at 1 dollar 50 ayear, or 15 c. a Num-ber. L. N. Fowler. — Impérial Buildings. London, Angleterre.
- Cette publication, très remarquable, en est à son 98e volume. En vente à Londres, comme nous venons de l’indiquer, elle a son siège principal aux Etat-Unis, New York, City, 27.East Twenty, first Street, Fowler et Wells c° publis-hers.
- The Monist, a quaterly magazine of philosophy, religion, science, and sociology.
- Published by the open court publishing compagmj, Monon Building 324, Dearborn Street, Chicago, Illinois, Etats-Unis d’Amérique.
- Bureau à Paris chez Brentano, 17 avenue de l’Opéra. Abonnement annuel : 12 francs. Prix d’un exemplaire, 3 francs.
- A ceux de nos lecteurs qui connaissent la langue anglaise, nous ne saurions trop recommander cette excellente publication.
- La question sociale, bulletin périodique du Socialisme rationnel, paraissant tous les deux mois. Rédacteur, Octave Berger, Bruxelles, rue des Petits Carmes, 15.
- La philosophie de l’avenir, revue du Socialisme rationnel, paraissant tous les deux mois, vient d’entrer dans sa vingtième année d’existence.
- Principaux rédacteurs : Frédéric Borde, Agathon de Potter, C. Willems, Henri Bonnet, Octave Berger.
- Paris : chez Delaporte, 108,' rue MoufEetard ; Bruxelles : chez Manceaux, 12, rue des Trois-Têtes.
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- SANS FAMILLE
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- SANS FAMILLE
- Par Hector MALOT
- Ouvrage couronné par l’iAcaclémie française
- (Suite)
- — C’est ici, me dit Vitalis, en causant le soir avant de nous coucher, c’est ici, dans ce pays, et probablement dans cette auberge, qu’est né un homme qui a fait tuer des milliers de soldats et qui ayant commencé la vie par être garçon d’écurie est devenu prince et roi : il s’appelait Murat; on en a fait un héros et l’on a donné son nom à ce village. Je l’ai connu, et bien souvent je me suis entretenu avec lui.
- Malgré moi une interruption m’échappa.
- — Quand il était garçon d’écurie!
- — Non, répondit Vitalis en riant. Quand il était roi. C’est la première fois que je viens à la Bastide, et c’est à Naples que je l’ai connu, au milieu de sa cour,
- — Vous avez connu un roi!
- Il est à croire que le ton de mon exclamation fut fort drôle, car le rire de mon maître éclata de nouveau et se prolongea longtemps.
- Nous étions assis sur un banc devant l’écurie, le dos appuyé contre la muraille qui gardait la chaleur du jour. Dans un grand sycomore qui nous couvrait de son feuillage, des cigales chantaient leur chanson monotone. Devant nous, par dessus les toits des maisons, la pleine lune qui venait de se lever, montait doucement au ciel. Cette soirée était pour nous d’autant plus douce que la journée avait été brûlante.
- — Veux-tu dormir ? me demanda Vitalis, ou bien veux-tu que je te conte l’histoire du roi Murat ?
- — Oh ! l’histoire du roi, je vous en prie.
- Alors il me raconta longuement cette histoire, et pendant plusieurs heures nous restâmes sur notre banc ; lui, parlant ; moi, les yeux attachés sur son visage, que la lune éclairait de sa pâle lumière.
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- LE DEVOIR
- Eh quoi, tout cela était possible ; non seulement possible mais encore vrai !
- Je n’avais eu jusqu’alors aucune idée de ce qu’était l’histoire. Qui m’en eût parlé ? Pas mère Barberin, à coup sûr ; elle ne savait même pas ce que c’était. Elle était née à Clia-vanon, et elle devait y mourir. Son esprit n’avait jamais été plus loin que ses yeux. Et pour ses yeux, l’univers tenait dans le pays qu’enfermait l’horizon qui se développait du haut du mont Audouze.
- Mon maître avait vu un roi ; ce roi lui avait parlé.
- Qu’était donc mon maître, au temps de sa jeunesse ?
- Et comment était-il devenu ce que je le voyais au temps de sa vieillesse ?
- Il y avait là de quoi faire travailler une imagination enfantine, éveillée, alerte et curieuse de merveilleux.
- IX
- JE RENCONTRE UN GÉANT CHAUSSÉ DE BOTTES DE SEPT LIEUES
- En quittant le sol desséché des causses et des garrigues, je me trouve, par le souvenir, dans une vallée toujours fraîche et verte, celle de la Dordogne, que nous descendons à petites journées, car la richesse du pays fait celle des habitants, et nos représentations sont nombreuses, les sous tombent assez facilement dans la sébile de Capi.
- Un pont aérien, léger, comme s’il était soutenu dans le brouillard par des fils de la Vierge, s’élève au-dessus d’une large rivière qui roule doucement ses eaux paresseuses ; — c’est le pont de Cubzac, et la rivière est la Dordogne.
- Une ville en ruines, avec des fossés, des grottes, des tours, et, au milieu des murailles croulantes d’un cloître, des cigales qui chantent dans les arbustes accrochés çà et là, — c’est Saint-Emilion.
- Mais tout cela se brouille confusément dans ma mémoire tandis que bientôt se présente un spectacle qui la frappe, assez fortement pour qu’elle garde l’empreinte qu’elle a alors reçue et se la représente aujourd’hui avec tout son relief.
- Nous avions couché dans un village assez misérable et nous en étions partis le matin, au jour naissant. Longtemps nous avions marché sur une route poudreuse, lors-
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- que tout à coup nos regards, jusque-là enfermés dans un chemin que bordaient des vignes, s’étendirent librement sur un espace immense, comme si un rideau s’était subitement abaissé devant nous.
- Une large rivière s’arrondissait doucement autour de la colline sur laquelle nous venions d’arriver ; et au-delà de cette rivière les toits et les clochers d’une grande ville s’éparpillaient jusqu’à la courbe indécise de l’horizon. Que de maisons ! que de cheminées ! Quelques-unes plus hautes et plus étroites, élancées comme des colonnes, vomissaient des tourbillons de fumée noire qui, s’envolant au caprice de la brise, formait, au-dessus de la ville, un nuage de vapeur sombre. Sur la rivière, au milieu de son cours et le long d’une ligne de quais, se tassaient de nombreux navires qui, comme les arbres d’une forêt, emmêlaient les uns dans les autres leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles et leurs drapeaux multicolores qui flottaient au vent. On entendait des ronflements sourds, des bruits de ferraille et de chaudronnerie, des coups de marteaux et par dessus tout, le tapage produit par le roulement de nombreuses voitures qu’on voyait courir çà et là sur les quais.
- — C’est Bordeaux, me dit Vitalis.
- Pour un enfant, élevé comme moi, qui n’avait vu jusque-là que les pauvres villages de la Creuse, ouïes quelques petites villes que le hasard de la route nous avait fait rencontrer, c’était féerique.
- Sans que j’eusse réfléchi, mes pieds s’arrêtèrent ; je restai immobile, regardant devant moi, au loin, auprès, tout à l’entour.
- Mais bientôt mes yeux se fixèrent sur un point : la rivière et les navires qui la couvraient.
- En effet, il se produisit là un mouvement confus qui m’intéressait d’autant plus fortement que je n’y comprenais absolument rien.
- Des navires, leurs voiles déployées, descendaient la rivière légèrement inclinés sur un côté, d’autres la remontaient ; il y en avait qui restaient immobiles comme des îles, et il y en avait aussi qui tournaient sur eux-mêmes sans qu’on vît ce qui les faisait tourner ; enfin il y en avait encore qui, sans mâture, sans voilure, mais avec une cheminée qui déroulait dans le ciel des tourbillons de fumée, se mouvaient rapidement, allant en tous sens et laissant
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- LE DEVOIR
- derrière eux, sur l’eau jaunâtre, des sillons d’écume blanche.
- — C’est l’heure de la marée, me dit Vitalis, répondant sans que je l’eusse interrogé, à mon étonnement ; il y a des navires qui arrivent de la pleine mer, après de longs voyages : ce sont ceux dont la peinture est salie et qui sont comme rouillés ; il y en a d’autres qui quittent le port ; ceux que tu vois au milieu de la rivière, tourner sur eux-mêmes évitent sur leur ancres de manière à présenter leur proue au flot montant. Ceux qui courent enveloppés dans des nuages de fumée sont des remorqueurs.
- Que de mots étranges pour moi ! que d’idées nouvelles !
- Lorsque nous arrivâmes au pont qui fait communiquer la Bastide avec Bordeaux, Vitalis n’avait pas eu le temps de répondre à la centième partie des questions que je voulais lui adresser.
- Jusque-là nous n’avions jamais fait long séjour dans les villes qui s’étaient trouvées sur notre passage, car les nécessités de notre spectacle nous obligeaient à changer chaque jour le lieu de nos représentations, afin d’avoir un public nouveau. Avec des comédiens tels que ceux qui composaient « la troupe de l’illustre sigrior Vitalis, » le répertoire ne pouvait pas en effet être bien varié, et quand nous avions joué le Domestique de M. Joli-Cœur, la Mort du général, le Triomphe du juste, le Malade purgé et trois ou quatre autres pièces, c’était fini, nos acteurs avaient donné tout ce qu’ils pouvaient ; il fallait ailleurs recommencer le Malade purgé ou le Triomphe du juste devant des spectateurs qui n’eussent pas vu ces pièces.
- Mais Bordeaux est une grande ville, où le public se renouvelle facilement, et en changeant de quartier, nous pouvions donner jusqu’à trois et quatre représentations par jour, sans qu’on nous criât, comme cela nous était arrivé à Cahors :
- — C’est donc toujours la même chose ?
- De Bordeaux, nous devions aller à Pau. Notre itinéraire nous fit traverser ce grand désert qui, des portes de Bordeaux, s’étend jusqu’aux Pyrénées et qu’on appelle les Landes.
- (A suivre.)
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- MOUVEMENT DES ASSURANCES MUTUELLES
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- MOUVEMENT DE MAI 1894
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- Section des Hommes
- Cotisations des mutualistes........ 2.220 75f
- Subvention de la Société........... 368 93> 3.334 33
- Malfaçons et divers................ 744 65\
- Dépenses.................................... 2.894 30
- Boni en mai........ 440 03
- Section des Dames
- Cotisations des mutualistes......... 418 65)
- Subvention de la Société......•..... 139 75 562 60
- Divers.............................. 4 20*
- Dépenses..................................... 635 15
- Déficit en mai......... 72 55
- ASSURANCE DES PENSIONS
- Subvention de la Société et divers.... 3.742 90j
- Intérêts des comptes-courants et du 7.819 90
- titre d’épargne............... 4.077 »'
- Dépenses :
- »» Retraités définitifs............ 4.719 751
- »)) — provisoires....'........... 1.122 65/
- Nécessaire à la subsistance........ 2.286 951 8.783 55
- Allocat. aux familles des réservistes.. »» »»(
- Divers, appointements, médecins, etc. 654 20]
- Déficit en mai.... 963 65
- CAISSE DE PHARMACIE
- Cotisations des mutualistes....... 542 >»h
- Subvention de la Société.......... 135 50Î 681 25
- Divers............................ 3 75)
- Dépenses................................... 861 08
- Déficit en mai......... 179 83
- RÉSUMÉ
- Recettes sociales du 1er juillet 1893 au 31 mai 1894.... 71.397 26
- » individuelles » »... 24.567 94
- 95.965 20
- Dépenses » » 109.241 83
- Excédent des dépenses sur les recettes... 13.276 63
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- 512
- LE DEVOIR
- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
- MOIS DE JUIN 1894
- Naissances :
- 8 Juin. Colin Louise-Marie, fille de Colin Louis et de
- Dequenne Marie.
- 9 — Marchand René, fils de Marchand Gaston et de
- u, Sarrazin Jeanne.
- 19 — Chevyer Marie, fille de Chevyer Jules et de Lamaré
- Marguerite.
- — — Blancaneaux Arthur, fils de Blancaneaux Cons-
- tant et de Routier Preuve.
- 24 — Leclercq Henriette, fille de Leclercq Zéphir et
- de Lesage Zélie.
- Décès
- 18 — Enfant mort-né de Moreau Jules et de Duerocq
- Félicie.
- 21 — Fauril Maurice-Marcel, âgé de 3 mois.
- Le Gérant : P. A. Doyen.
- Nîmes, imp. Veuve Laporfe, ruelle des Saintes-Maries, 7. — 177.
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- de J.-B.-André GKXDUST (<) (Suite)
- Conférence du 2 Novembre 1877
- Le Fondateur du Familistère informe ses auditeurs qu’il désire jeter avec eux un regard sur les conditions du travail dans le passé. C’est, dit-il, une revue bonne à faire de temps en temps pour éclaire,r la voie suivie par les générations successives et mieux comprendre le but vers lequel nous tendons. Il poursuit :
- « Beaucoup d’hommes depuis le commencement du siècle ont travaillé à améliorer, à régénérer les conditions sociales; nous ne sommes pas seuls dans cette voie.
- » Quand je dis nous, je sais bien néanmoins que si quelques-uns parmi vous m’écoutent avec intérêt, un certain nombre d’autres n’envisagent dans l’Association projetée qu’un moyen de se procurer des ressources qu’on puisse partager à un moment donné, l’œuvre dût-elle disparaître.
- » Si tous mes efforts devaient aboutir à un semblable résultat, je n’atteindrais pas le but que je poursuis. Pour que ce but soit atteint, il faut que la majorité d’entre vous s’élève véritablement à l’amour du bien de tous. Ainsi seront assurés et la perpétuité de l’œuvre et le bien-être de toute la population.
- » Voyons donc comment se déroule la marche de l’humanité et nous comprendons mieux quelles forces vives concourent avec nous dans la réalisation d’œuvres semblables à celle qu’il s’agit de fonder ici.
- (1) Lire le Devoir depuis le mois de mars 1891.
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- LE DEVOIR
- » L’apparition de l’homme sur la^terre se perd dans la nuit des temps.
- » Les plus lointains témoignages qu’on ait de la présence de l’homme sont les instruments de pierre qui servaient à nos premiers ancêtres. A ces époques primitives les hommes se faisaient des armes et des outils en silex.
- » En possession aujourd’hui de toutes les ressources de la métallurgie, il nous est facile d’imaginer combien devait être imparfait et pénible le travail accompli avec des instruments de pierre. Que de peines pour approprier aux besoins de l’homme le bois, les peaux d’animaux, etc., etc.
- » Les mondes en formation subissent de tels cataclysmes qu’à bien des reprises les peuplades humaines primitives ont été ensevelies avec leurs œuvres dans dans des bouleversements terribles.
- » Des couches nouvelles de terrains se sont superposées sur les emplacements où ces bouleversements avaient eu lieu, et c’est en fouillant le sol profondément qu’on retrouve les outils divers, armes et autres instruments de pierre dont je vous parle.
- » On appelle âge de pierre cette époque primitive où l’homme ne se servait que de la pierre pour faire des armes et des outils.
- » Longtemps on s’est refusé à croire que l’homme ait pu exister à ces époques lointaines où la terre était assujettie à de tels bouleversements ; et il a fallu tout le génie, toute la patience d’un géologue nommé Boucher de Perthes pour faire, enfin, triompher cette vérité qu’il appuyait du reste de toutes les preuves possibles.
- » Ainsi l’humanité a commencé son œuvre à la surface de la terre. Peu à peu le travail a développé les ressources. L’homme nu et désarmé, à l’origine, devant la bête féroce s’est procuré l’abri, le vêtement, l’arme indispensable.
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- » Après avoir vécu de chasse, cle pêche, il a cultivé le sol, domestiqué des animaux ; il a enfin lentement, peu à peu, approprié les choses à la conservation de son existence.
- f » Mais il a tant à faire alors pour subvenir _ aux premiers besoins qu’il vit absorbé pour ainsi dire, comme l’animal, dans l’unique soin de se nourrir et de se conserver. Le rôle peut sembler facile, relativement, dans la saison d’été, mais songez à ce que l’hiver apporte de souffrances dans un pareil milieu ! Qui de nous pourrait aujourd’hui s’y conserver vivant seulement quelques mois.
- » Cependant la vie humaine s’entretint et se perpétua à la surface de la terre. Les familles s’y multiplièrent, les ressources du travail s’accumulèrent et rendirent l’existence plus facile. Mais en même temps s’éveillèrent dans les cœurs les sentiments de convoitise et de spoliation. L’abus de la force, la guerre furent inaugurés entre les individus et bientôt entre les peuplades voisines.
- « Les forts dépouillèrent les faibles ; et ces luttes fratricides se sont perpétuées jusqu’à nous. Aujourd’hui encore, les sauvages de l’Amérique vivent en guerres continuelles les uns contre les autres.
- » Au milieu de ces désordres de la vie sociale primitive, on conçoit que la force corporelle chez l’être humain, force qui servait aussi bien à l’attaque qu’à la défense, ait été appréciée, recherchée, louangée. O11 conçoit aussi comment les forts abusant de cette situation se constituèrent en maîtres, en chefs, en rois. Les autres étaient trop heureux de se laisser guider par eux, de les servir, de leur obéir. Celui qui était doué de la plus grande force corporelle semblait un envoyé de Dieu désigné naturellement pour commander aux autres.
- » Que pouvait être une Société organisée sur de semblables bases. Tous les abus de pouvoir, toutes les vio-
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- LE DEVOIR
- lations du droit y trouvaient champ libre ; c’était le règne de la tyrannie dans toute son horreur. Le chef avait droit de vie et de mort sur ses sujets ; un caprice de lui faisait tomber les têtes.
- » La guerre s’exerçait en permanence de peuplade à peuplade ; les vaincus devenaient esclaves et servaient les vainqueurs.
- » Dans ces terribles conditions où l’homme aurait presque pu envier le sort de l’animal, la morale était aussi pervertie que les coutumes. Elle était l’expression de la rapacité et de la grossièreté communes.
- » Car, il faut le remarquer, les êtres sont toujours appropriés aux milieux dans lesquels ils ont à vivre. Les forces qui gouvernent les mondes et président au dégrossissement de la matière envoient à la surface des globes, dans ces époques primitives, des êtres qui ont eux-mêmes besoin de se dégrossir et de se purifier au contact des faits d’une telle existence.
- » Des esprits de toute bonté et de toute pureté seraient déplacés dans ces milieux informes encore où les humains tour à tour élevés et abaissés se tourmentent, se punissent, se châtient, se dégrossissent les uns les autres, en passant, à travers des existences successives, par les conditions de vie les plus propres à leur amélioration.
- » L’instinct animal dont l’homme est encore tout imprégné s’épure dans ces luttes ; ainsi se forme peu à peu le civilisé que nous sommes aujourd’hui, en marche lui-même vers un idéal supérieur. Mais avant d’arriver à notre état social si imparfait encore, que de formes diverses les sociétés ont revêtues ! Que de monarchies, d’empires, de républiques ont disparu, laissant à peine traces de leur histoire.
- » Quelques points isolés en Chine, dans l’Inde, en Egypte, en Grèce, offraient un certain degré de civilisation ; les arts et les sciences y étaient cultivés ; des
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- témoignages remarquables en sont venus jusqu’à nous ; mais par qui était fait ce travail ?
- » Par l’esclave travaillant sous le fouet et dont le maître prenait moins de soins que nous n’en accordons aujourd’hui à nos aninfiaux domestiques.
- » Soumis à tous les caprices, exposé à toutes les violences, vivant sous une perpétuelle menace de mort, l’esclave accomplissait les travaux qui assurent l’existence des sociétés et constituent peu à peu les éléments du progrès.
- » Mais l’esprit de domination et de guerre enveloppait de ses ténèbres toute l’humanité, et nul ne concevait qu’un état social de paix et de travail fût possible. Il semblait que les hommes étaient faits pour s’exploiter et se détruire les uns les autres, et non pour s’assurer de concert une vie tranquille et perfectionnée.
- » L’empire romain porta l’esprit de guerre à sa plus haute puissance en ce temps ; mais l’étendue même des conquêtes obligea le vainqueur à ne point réduire en esclaves tous les peuples conquis ; il dut se contenter de lever sur eux des tributs et de leur laisser à ce prix une liberté relative. Néanmoins l’esprit de violence s’étendant jusque sur le choix des plaisirs, il en résulta que les jeux publics à Rome étaient d’effroyables tueries auxquelles on ne peut penser sans frémir.
- » Des siècles passèrent ainsi dans l’ignorance, dans l’oubli de l’amour humanitaire et dans la méconnaissance des bienfaits réels du travail.
- » Les ressources créées au prix de tant de peines étaient détruites en un moment par les guerres continuelles ; mais la répétition de ces scènes de barbarie finit par éclairer les intelligences et l’on entrevit de combien de maux la guerre sans cesse renouvelée était la cause. Aussi s’efforça-t-on d’y remédier et voyons-nous aujourd’hui, au sein même de la guerre, les coû-tumes se transformer. On ne réduit plus les vaincus en
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- esclaves ; on ne détruit plus la richesse pour le seul plaisir de l’anéantir. Que de progrès cependant nous avons encore à accomplir ! combien parmi nous entretiennent dans leur cœur l’amour de la guerre et nouris-sent contre leurs voisins des sentiments de revendication ou de haine.
- » Tant que nous trouvons logique d’attaquer et de vaincre les autres, il faut nous attendre à être nous-mêmes attaqués et vaincus. Cessons donc d’entretenir en nos cœurs ces sentiments barbares qui n’engendrent que mal et douleur et élevons-nous à la recherche et à l’amour du bien pour tous.
- » C’est là le but suprême vers lequel l’humanité est en marche. Hâtons-nous sur la voie. Le travail est notre moyen d’action le plus puissant. C’est lui qui nous a dotés de toutes les ressources de la science et de l’industrie.
- » Par lui, nous vaincrons l’ennemi qu’il nous reste à vaincre aujourd’hui, c’est-à-dire l’ignorance, la misère, et nous arriverons à créer la richesse et le bien-être pour tous, à améliorer le sort commun et à nous délivrer de nos causes séculaires de douleurs.
- » Il y a longtemps que les Sages ont enseigné à l’humanité cette loi de travail et d’amour qui peut, seule, régénérer l’espèce.
- » Aimez-vous les uns les autres. Réalisez parmi vous le royaume de Dieu et sa justice et tous les autres biens vous seront donnés par surcroît. » Ainsi parlait Jésus. Et il ajoutait, dédaigneux de la fureur que soulevaient ses enseignements : « Les maîtres et les esclaves sont égaux devant Dieu. Vous êtes tous les enfants d'un même Père et votre devoir à tous est de vous unir et de vous entraider. » A cette prédication de la loi d’amour et d’égalité, s’est borné le rôle de Jésus, et cela suffisait : car tout est contenu dans cette loi telle que Jésus la dictait aux hommes.
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- » Il disait : « Aimez-vous les uns les autres et par ce moyen vous aimerez Dieu et vous accomplirez la loi, toute la loi. » Et cela est la vérité même. L’homme a reçu la vie pour se perfectionner lui-même et perfectionner tout ce qui l’entoure, afin de tout élever à Dieu. Son action, action d’amour et de raison, doit donc s’étendre de lui à ses semblables et à toutes les créations terrestres animales ou végétales pour tout faire progresser dans la vie.
- » Par la nutrition, par le travail, par les mille ressorts de l’existence, l’homme est l’ouvrier de Dieu, l’agent qui élève la matière à la vie. Plus intelligent que les autres êtres qui s’agitent à la surface du globe, il lui importe donc plus qu’à tout autre de se rendre compte de la loi de sa propre existence et de bien remplir la mission qui lui est dévolue.
- » Les améliorations sociales possibles ont été entrevues et indiquées depuis longtemps et se sont préparées peu à peu.
- » Si nous nous reportons à cent ans seulement en arrière, nous voyons la France encore couverte de populations serves attachées au sol, vendues avec la terre elle-même, et soumises à des conditions aussi pénibles presque que celles des esclaves antiques.
- » Cependant, le véritable sentiment du droit se faisait jour peu à peu, et certains hommes — qu’on pourrait appeler prophètes parmi les autres — prêchaient l’affranchissement général et la possibilité d’organiser l’Etat pour le bien de chacun. Ces idées se répandirent dans la masse et la Révolution Française, vint en semer les germes sur le monde tout entier, et faire entendre à tous les peuples la parole de droit et de liberté.
- » Mais tout ne pouvait être résolu par cette aspiration puissante. L’homme recouvrait bien, en principe, son droit civil et sa liberté, mais les moyens pratiques de la véritable amélioration sociale restaient à découvrir.
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- » Les théories se sont entassées sur les théories pour résoudre le problème des droits du travail et de la propriété. De grands esprits animés de l’amour de l’espèce humaine ont fait ce qu’on a appelé des théories sociales, dans lesquelles ils exposaient les conditions possibles du bien-être et du progrès physique, intellectuel et moral pour tous. Ceux-là généralement ne s’occupaient pas de politique. A côté d’eux les républicains s’attachaient à cet autre côté du problème et s’efforçaient d’assurer d’abord et de garantir la liberté politique pour tous les citoyens.
- » Mais une fois la liberté et l’égalité politiques assurées, il faut réaliser les garanties sociales pour tous les citoyens; car le mouvement de la vie et du progrès emporte en avant l’humanité entière, et c’est vanité que vouloir lui barrer le chemin. Nul dans nos sociétés ne doit plus être exposé à mourir de faim, faute de travail, s’il est valide, faute de secours s’il est faible ou impotent et cependant de tels faits peuvent se produire encore. C’est contre ces anomalies criantes que se sont soulevés en 1830 les ardents représentants des idées sociales. Reprenant l’idée communiste que le passé n’avait pu rendre féconde, ils cherchèrent à la traduire en pratique.
- )) Cabet écrivit sur ce sujet un livre intitulé : «Icarie» et il parvint à déterminer un grand nombre de ses concitoyens à quitter la France pour aller en Amérique, fonder ce monde nouveau où la misère devait être inconnue.
- » Mais le communisme portait atteinte à la liberté individuelle et l’on reconnut que là n’était pas encore la solution du problème.
- » Cependant, la société fondée par Cabet en Amérique et à laquelle il avait donné le nom d’Icarie se soutint ; elle vit encore de nos jours (1877) ; mais sans avoir fait aucun progrès depuis sa fondation, parce que son
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- principe n’est point en accord avec la véritable loi de vie de l’humanité.
- » A côté du communisme, bien d’autres théories cherchèrent à se faire jour en Europe, mais sans succès. Car nos sociétés civilisées s’opposent à l’essai des idées sociales nouvelles ; et de même que l’antiquité persécutait et crucifiait les prophètes qui dénonçaient l’iniquité de l’esclavage, ainsi la civilisation persécute et contrecarre les novateurs qui veulent améliorer les conditions de l’existence présente.
- » Il semble aux esprits arriérés que les novateurs et les inventeurs, qui pourtant font marcher le monde, mettent la société en péril ; aussi croit-on toujours sage de les réduire, par mesure d’ordre, au silence et à l’impuissance, autant que possible.
- )) Quoiqu’il en soit et malgré toutes les résistances, le moment arrive où la vérité est comprise d’un plus grand nombre d’esprits et se fait enfin sa place.
- » Ce n’est point en vain que l’homme de nos jours s’est armé de la vapeur et de l’électricité. Ces forces poussent en avant et irrésistiblement le vieux monde qui, avant un siècle, n’aura plus de traces que dans l’histoire. Oui, toutes les nations civilisées sont emportées dans ce mouvement, et de grandes choses s’accompliront du vivant même de la plupart d’entre nous. »
- L’orateur développe ensuite la pensée que c’est parce qu’il voit si proche la transformation sociale qu’il convie tout son personnel à y concourir avec lui. Le Familistère, c’est à-dire l’habitation unitaire ou coopérative, est une étape à remplir et qui fournira ses enseignements à la société tout entière. Il poursuit :
- « Je vous disais, au début de cette conférence, que nous n’étions pas seuls à chercher les conditions pratiques de l’amélioration sociale ; et, en effet, bien des tentatives, en Amérique surtout, ont été faites pour éclairer la question des véritables rapports sociaux,
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- )) Aux Etats-Unis, l’espace s’ouvre largement devant les novateurs, et avec cet espace1 la liberté ; aussi y a-t-il là une mine de renseignements théoriques et pratiques qu’il serait du plus grand intérêt de mettre à jour.
- » Mais ces renseignements sont à traduire de la langue anglaise et à condenser en français. J’espère vous en entretenir quand cette traduction sera faite. Nous examinerons alors, pour notre édification commune, les tentatives d’association entreprises là-bas, pendant une période embrassant plus d’un demi-siècle ; nous chercherons les causes de réussite ou d’insuccès de chacune d’elles, afin de nous mieux pénétrer nous-mêmes de ce qui peut être essayé au Familistère, et de ce qui doit être évité.
- )) Une première supériorité que nous avons sur les tentatives dont je parle est celle-ci : tandis que les œuvres fondées aux Etats-Unis avaient généralement à créer de toutes pièces et les habitations pour le per-nel et les industries ou cultures qui feraient vivre les membres ; ici, l’association a devant elle, outre l’habitation unitaire toute réalisée et en plein fonctionnement, de puissants moyens de travail, des usines toutes montées, une industrie prospère et en pleine activité. Ce sont là des conditions bien supérieures et qui doivent permettre de réaliser ici beaucoup plus de progrès qu’il n’en a été acquis ailleurs, pour peu que le personnel soit à la hauteur de l’œuvre tentée. Vous avez toutes choses sous la main, il n’y a qu’à les développer ; aux Etats-Unis, il a fallu dans la plupart des cas créer de toutes pièces les instruments d’action. »
- Renvoyant à la prochaine conférence la suite de ce qu’il a à dire sur l’évolution sociale, J-Bte-André Godin passe à un autre ordre d’idées. Il invite les deux Conseils supérieurs ou Conseils d’unions à se réunir, afin de rassembler les travaux faits par les groupes et unions
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- et d’en examiner l’ensemble, de concert avec lui-même. Il entre à ce sujet dans les développements suivants :
- « Les groupes devant renfermer les capacités spéciales, c’est dans le groupe que toute idée nouvelle peut être serrée de plus près, vue dans ses plus menus détails. Avant de transmettre à l’Union une proposition quelconque, le Groupe doit donc examiner celle-ci sous toutes ses faces.
- » Une fois en possession de la dite proposition, l’Union, à son tour, l’examine soigneusement ; si elle la trouve insuffisamment préparée, elle la renvoie au Groupe pour complément d’étude, en raison, je le répète, des spécialités qui se trouvent dans le Groupe ; ou bien elle ajoute elle-même à la proposition tel complément qu’elle juge utile et, enfin, la transmet au Conseil supérieur. »
- Un autre point que l’orateur signale est celui-ci :
- « Dans le cas où une proposition soumise à une Union, relève de cette Union seule et n’a aucune espèce de rapport avec des questions du ressort d’autres Unions, l’Union saisie peut alors — sans passer par l’intermédiaire du Conseil d’Unions — porter s’il y a lieu directement à la direction exécutive la proposition en cause, afin que la direction avise à ce qui est à faire. On économiserait du temps ainsi, sans gêner en rien l’initiative des divers conseils. Telle mesure dont la solution serait pressante pourrait de cette façon éviter de se trouver retardée par la complication des rouages d’examen. »
- La séance est levée.
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- L’idéal démocratique c’est de mettre les pouvoirs publics en accord avec la pensée et les intérêts du peuple.
- « Voulez-vous que les peuples cessent d’être révolutionnaires, » a écrit E. de Girardin, « soyez hardiment réformateurs; abjurez hardiment et à toujours la fatale doctrine qui consiste à séparer des intérêts inséparables, ceux du pouvoir de ceux de la société. Aucune doctrine n’est plus pernicieuse, ne favorise plus ouvertement l’insurrection, n’est plus ennemie de l’autorité, plus subversive de l’ordre. »
- En régime de suffrage universel, pour consacrer le droit naturel imprescriptible de la personne humaine, l’organisation du suffrage doit remplir cette triple condition : Assurer à l’électeur la liberté de choix, l’égalité devant l’urne, la faculté de contrôle sur les élus.
- Dans le Gouvernement et dans la République du travail, Godin a exposé ces principes et précisé les règles qui en découlent; et, bien que l’application intégrale de la réforme qu’il préconise (scrutin de liste national, avec renouvellement partiel et courte durée du mandat) soit encore éloignée, on peut en mesurer la valeur aux avantages ou aux inconvénients qui se manifestent suivant que, dans leur marche tâtonnante, les sociétés se rapprochent ou s’écartent des solutions nettement définies par le fondateur du Familistère.
- Avec raison, Godin place l’organisation rationnelle du suffrage universel au premier rang des réformes sociales ;
- (1) Voir Le Devoir de février, mars, avril, juin 1894.
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- car c’est par lui que les citoyens peuvent marcher sûrement à la conquête de leurs droits sociaux.
- Pris en bloc, les socialistes ne méritent plus aujourd’hui le reproche que leur adressait l’auteur de la République du travail, de ne pas voir « que le suffrage universel est le plus puissant levier qu’ils puissent avoir entre les mains ; » mais il n’en reste pas moins vrai qu’en général « ils s’abstiennent de formuler comment le suffrage universel pourrait être organisé pour donner de meilleurs résultats. » C’est qu’il entre bien moins dans leurs préoccupations d’établir sur des bases inébranlables l’arbitrage souverain de la nation toute entière, que de faire prévaloir, n’importe comment, envers et contre tous, leur propre conception de l’ordre politique et social.
- Sous le titre Parlementarisme et Révolution, on lit dans le Parti ouvrier du 10 mars ;
- « Notre but n’est pas de conquérir des sièges dans le Parlement, mais de faire la Révolution. Lorsque les esprits y seront suffisamment préparés, nous ne songerons plus au Parlement, devenu aussi inutile qu’il est aujourd’hui malfaisant. »
- Voilà pour le Parlement. Le suffrage universel n’est pas plus ménagé :
- « Mais, cependant, le suffrage universel?..... Ab! par-
- lons-en. Les électeurs, réunis pêle-mêle, au hasard des divisions administratives, n’ont rien de commun, ni sentiments, ni aspirations, ni intérêts ; ils votent sans savoir ni pour qui ni pour quoi, guidés le plus souvent par des impressions passagères et des entraînements irréfléchis. Les exceptions viendraient au besoin confirmer la règle; mais il n’y en a pas : l’opération électorale étant viciée dans son principe même. Les citoyens font acte de souveraineté pour se donner des maîtres : étrange cercle vicieux qui est, évidemment, la plus belle invention de la fourberie gouvernementale ! Ils ont le droit de choisir à quelle sauce ils seront mangés ; et les imbéciles se croient libres, parce qu’ils ont remplacé l’empereur ou le roi par cinq cents discoureurs. »
- Dégagée des applications personnelles cette critique est très juste ; mais que prouve-t-elle, sinon la néces-
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- sité d’en appeler du suffrage universel faussé au suffrage universel redressé ?
- Sans différer d’opinion sur le fond, d’autres ne se croient pas les mêmes raisons que le journal dirigé par M. Allemane pour vilipender à la fois électeurs et élus, et font du moins en faveur de certains de ces derniers et particulièrement de leurs électeurs une distinction si flatteuse parfois qu’elle va presque jusqu’à l’adulation.
- Il faut lire à ce sujet la lettre de remerciement adressée à ses électeurs par M. Jules Guesde :
- Citoyens,
- L’élection de dimanche est une véritable révolution, le commencement de la révolution qui fera de vous des hommes libres. Et c’est pourquoi, tandis que la colère coule à pleins bords dans les rangs capitalistes, d’un bout à l’autre de la France du travail, on crie et on crie : « Vive Roubaix ! »
- Ce n’est pas un député de plus que vous avez nommé, c’est une politique nouvelle que vous avez inaugurée. C’est une classe, la vôtre, celle qui, bien que produisant tout, n’est encore rien dans l’Etat, que vous avez, dans la mesure qui vous appartenait, installée au pouvoir public. Le jour où, marchant dans votre voie, s’inspirant de votre exemple, les autres circonscriptions feront sortir triomphants clés urnes le parti ouvrier et son programme, c’en sera fini de Ja misère et de la servitude qui pèsent sur le travail et en font un enfer. Légalement, de par votre volonté devenue loi, la transformation sociale sera accomplie, qui, par le retour à la nation cleS grands moyens de production et d’échange, assurera à l’ensemble des producteurs la totalité de leur produit.
- Au nom du parti ouvrier français, merci aux 6.879 camarades qui, à travers toutes les calomnies et toutes les manœuvres, ont ouvert cet avenir de bien-être et de liberté à l’humanité. Merci à Roubaix qui, en introduisant le socialisme au Palais-Bourbon, comme elle l’avait déjà introduit à l’Hôtel-de-Ville et dans les assemblées cantonales et départementales, est devenue la commune modèle, — j’allais dire : la ville sainte — pour les prolétaires de partout.
- Citoyens, je tâcherai d’être à la hauteur du mandat que vous m’avez confié, et de justifier toutes vos espérances. Dans la Chambre où vous m’envoyez, je ne verrai qu’un champ de bataille plus vaste et plus fécond pour les triomphes prochains.
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- Ouvrier des ouvriers j’étais hier depuis vingt ans ; ouvrier des ouvriers je reste aujourd’hui, avec la force nouvelle que je tiens de vos suffrages. Travailleurs de tous sexes-, prolétaires de l’usine et du champ, employés, petits commerçants, instituteurs, vous pouvez compter sur moi, comme je compte sur vous pour lutter ensemble jusqu’à la complète émancipation du travail.
- Vive Roubaix ! Vive la République sociale !
- Jules Guesde,
- Député de la 7e circonscription.
- Nous ne nous arrêterons pas à l’expression presqu’in-génue d’une satisfaction bien naturelle, et de cette lettre nous 11e retiendrons qu’une phrase :
- « ....Légalement, de par votre volonté devenue loi, la
- transformation sociale sera accomplie...... »
- Où trouver une adhésion plus précise à la doctrine de'1’évolution pacifique et légale?
- Et cependant elles sont également de M. Jules Guesde les lignes suivantes, postérieures aux premières de deux mois :
- « Nous sommes et nous restons ce que nous ont fait les congrès ouvriers qui ont suivi et complété notre immortel congrès de Marseille de 1879, des collectivistes, des révolutionnaires et des internationalistes. Nous n’avons pas un mot — si rude puisse-t-il paraître aux oreilles bourgeoises — à retrancher de notre vocabulaire ; nous n’avons pas un acte, une manifestation à retran-trancher de notre programme et de notre tactique. »
- (Le Socialiste.)
- Au Congrès ouvrier de Marseille (1879) en même temps que se décidait la formation d’un parti collectiviste, fut posée et résolue par l’affirmative la question de la représentation directe de ce parti dans les corps élus.
- Le Congrès régional du centre tenu à Paris l’année suivante formula à cet égard la doctrine du parti collectiviste :
- « ....Considérant que l’action politique est utile comme
- moyen d’agitation et que l’arène électorale est un terrain de lutte qui ne saurait être déserté.......
- » Le Congrès déclare......
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- » L’émancipation des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique...
- » L’intervention politique devra se manifester par des candidatures de classe, sans alliance aucune avec les fractions des vieux partis existants, à toutes les fonctions électives..
- » Tout en se servant des moyens légaux, le prolétariat ne pourra arriver à son émancipation par la voie pacifique, et la Révolution sociale par la force reste la seule solution définitive possible.
- )) L’intervention politique sera subordonnée au mouvement socialiste et ne lui servira que de moyen.
- » Considérant que l’appropriation collective ne peut sortir que de l’action révolutionnaire de la classe productive — ou prolétariat — organisée en parti distinct ;
- » Qu’une pareille organisation doit être poursuivie par tous les moyens dont dispose le prolétariat, y compris le suffrage universel, etc... »
- Le programme électoral minimum qui suit cette déclaration de principe est muet sur la question du mode de suffrage et ne soulève aucun point de réforme parlementaire.
- Ni le Congrès ouvrier réformiste du Havre (1880), qui répudia hautement et les doctrines collectivistes et l’emploi de la force — qui n’a pas de raisons d’être dans un pays républicain où existe le suffrage universel — ni le Congrès dissident tenu en même temps, dans la même ville par le parti collectiviste, et qui préconisa une fois de plus, l’appropriation commune, par tous les moyens possibles du sol, sous-sol et instruments du travail, — ne touchèrent à cette importante question de la réforme électorale.
- Du reste, à l’encontre des collectivistes qui s’étaient organisés en parti politique distinct, les réformistes estimaient, n’ayant pas encore une organisation suffisamment complète pour affronter la lutte dans les col lèges électoraux avec leurs seules forces, qu’il était sage, en obtenant une représentation proportionnelle à l’importance de leurs concours, de s’unir aux diverses fractions du parti républicain.
- Vers la même époque, dans la partie politique d’un
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- projet de manifeste du parti démocrate-socialiste français (réformistes), nous trouvons les desiderata suivants:
- « Nous demandons que l’on recherche et applique le moyen d’assurer l’honnêteté des élections; de faire que les candidats pauvres ne soient pas dans une situation inférieure aux candidats riches.
- » Nous demandons qu’on étudie et expérimente les systèmes électoraux assurant à tous les groupes d’opinion une représentation dans le Parlement, proportionnelle à leur importance dans le pays.
- » Nous demandons que le peuple ne se dessaisisse pas, même temporairement, de son autorité souveraine et que, comme en Suisse, on soumette à la sanction directe du suffrage universel, les questions d’un certain ordre. Nous demandons que ^introduction de ce système ait lieu d’abord dans la commune. »
- On était alors sous le régime du scrutin d’arrondissement. En 1885, à la veille des élections générales qui devaient se faire au scrutin de liste, un groupement considérable d’électeurs radicaux-socialistes de la Seinein scri-vait dans son programme électoral la clause suivante :
- Assemblée unique et permanente nommée pour trois ans et renouvelable par tiers sur l’ensemble des départements.
- A la même époque une fraction du parti collectiviste, la fraction possibiliste, la plus savamment organisée et la plus importante numériquement, à Paris du moins, entrait en lice avec un programme dont l’article premier comportait, avec la suppression du Sénat et de la présidence de la République, l’établissement de la Législation directe du peuple, c’est-à-dire la sanction et l’initiative populaires en matière législative.
- Le renouvellement partiel des corps élus, la sanction et l’initiative populaire (réalisées en Suisse et introduites dans le programme des Congrès socialistes) ne sont que des parties du projet de réforme que Godin avait depuis longtemps soumis à la méditation des hommes de progrès.
- Cette réforme a pour base le scrutin de liste national
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- et se complète par la courte durée du mandat, deux mesures essentielles qui augmentent l'efficacité de la législation directe dans les questions importantes, en rendant inutile l’intervention réitérée du peuple dans les lois d’ordre secondaire, et débarrassent le mandat impératif, si tant est qu’on le juge nécessaire, des difficultés que rencontre son application sous le régime du scrutin départemental ou de circonscription, de telle sorte que ce mode de recrutement et de renouvellement est encore «le plus sûr élément de contrôle du peuple sur ses mandataires et le moyen le plus efficace d’entretenir l’émulation et la vie dans toutes les fonctions nationales. »
- Il est certain que les masses ouvrières mettraient le plus vif empressement à profiter de la réforme proposée par Godin, et à la réalisation de laquelle la classe possédante, dirigeante, a le plus grand intérêt, puisqu’en assurant la marche pacifique et légale du progrès, elle écarterait les catastrophes qui menacent les sociétés civilisées.
- Godin exprime, dans la République du travail, sa conviction à cet égard :
- « Le phénomène le plus saillant qui se produira avec le scrutin de liste national sera le concert, l’entente rapide des masses ouvrières sur toute l’étendue du territoire; ce sera comme une traînée de poudre. Les causes intéressées qui retiendront les influences locales à leurs anciennes habitudes agiront dans un sens absolument différent chez les classes ouvrières. Déshéritées de toute possession, ces classes n’ont qu’un intérêt, celui du travail et des travailleurs. Elles s’uniront et elles s’entendront au nom de cet intérêt. »
- Actuellement pour la portion de la classe ouvrière ralliée aux théories du collectivisme révolutionnaire, le vote n’est qu’un expédient comme un autre, et ses préférences vont au mode de scrutin que justifie à ses yeux le succès, au scrutin de circonscription qui a
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- ouvert à une cinquantaine des siens les portes du Parlement.
- Le jour où le pointage des suffrages lui fera entrevoir la possibilité d’obtenir la majorité dans la plupart des départements, elle n’hésitera sans doute pas à travailler à la substitution du scrutin de liste départemental au scrutin uninominal, imitant d’ailleurs en cela l’exemple des républicains formalistes qui ont expérimenté, à deux reprises, en dix-huit ans, chacun de ces deux modes de scrutin.
- On ne saurait, en bonne justice, exiger du parti collectiviste, dont l’éclectisme politique admet le recours éventuel à l’emploi de la force, de se montrer plus soucieux que les républicains professant le culte exclusif du suffrage universel, d’établir conformément au droit de tous les règles de ce mode d’expression de la souveraineté nationale.
- Cependant le groupe socialiste de la Clipmbre n’a pas voulu encourir le reproche de laisser en dehors de ses préoccupations une aussi grave question que celle de la loi électorale, que M. Jules Guesde qualifie dans l’exposé des motifs de l’une de ses propositions : « la loi des lois, celle qui mettant en mouvement la souveraineté nationale, est sous la République l’unique source de tous les pouvoirs. »
- Les projets de réforme électorale déposés par M. Jules Guesde et ses amis, sont au nombre de cinq.
- Les titres de quelques-uns de ces projets ont de l’ampleur. En les lisant, on a l’impression qu’on se trouve cette fois en présence d’une vaste tentative de réforme électorale :
- L’une tend « à assurer la sincérité des opérations électorales; » une autre tend à « assurer la liberté des réunions électorales; » la troisième tend «à réintégrer l’armée nationale dans la nation en lui rendant l’exercice du droit de vote ; » la quatrième a pour objet
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- « d’assurer l’universalité du suffrage dit universel; » enfin la cinquième tend « à restituer au suffrage universel le choix de ses mandataires. »
- La première qui autorise chaque candidat à se faire représenter dans les divers bureaux pour s’assurer de la sincérité du vote n’a soulevé aucune objection.
- En thèse générale, comme le fait remarquer le rapporteur chargé d’en demander la prise en considération, il est juste d’accorder aux parties en cause le droit de surveiller leurs intérêts et de contrôler les opérations dans lesquelles ils se trouvent en jeu. Pourquoi se refuserait-on à appliquer ce principe aux luttes électorales ?
- Ce n’est qu’une question de procédure. Les journaux modérés n’y trouvent rien de terrifiant en soi, ni de magnifiquement réformateur. Nous sommes de leur avis. Par exemple les mêmes journaux n’accordent pas le bénéfice de leur indulgence au second projet qui tend à permettre les réunions « sans condition de lieu. » Ce serait, disent-ils, le désordre et la bataille dans la rue à l’état permanent. Le sombre tableau des conséquences de cette loi de liberté ne réussit pas à nous émouvoir.
- Mais pour intéressante qu’elle soit, cette question n’a que des rapports de voisinage avec une réforme électorale.
- La question de la participation au vote des militaires est des plus controversée. Dans l’exclusion des militaires, les auteurs de la proposition voient surtout une injure gratuite à des milliers de Français assimilés à des indignes, frappés de mort civique comme des malfaiteurs, un crime de lèse-nation.
- Les adversaires de la proposition trouvent le projet très beau en théorie, mais irréalisable dans la pratique, par suite de l’impossibilité d’assurer la liberté du scrutin et de la concilier avec l’obéissance passive qui est la première obligation du soldat.
- Nous aimons à croire que, si les auteurs de la pro»
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- position étaient au gouvernement, ils prendraient la responsabilité de la réalisation de la réforme qu’ils proposent.
- Au point de vue où nous nous sommes placé, cette mesure ne représente qu’une simple extension du corps électoral, les conditions du suffrage restant les mêmes.
- Le titra des deux dernières propositions a une grande allure. Il vaut tout un programme : assurer l’universalité du suffrage dit universel; restituer au suffrage universel le choix de ses mandataires. Nous n’attendons pas davantage du scrutin de liste national.
- Il s’agit, en réalité, dans le projet, de donner aux électeurs absents de leur circonscription la faculté de voter dans la circonscription où ils se trouvent, ce qui le fait irrévérencieusement qualifier par le Temps, de « projet de loi sur les vagabonds. »
- Sans le vouloir, évidemment, le Temps se montre bien dur pour les citoyens à qui la fortune complaisante permet les lointaines villégiatures, et qui bénéficieraient comme les autres de la loi. C’est pour les autres que ce journal aiguise ses cruelles railleries et distille ses suspicions, les autres, c’est-à-dire pour une grande part, les travailleurs que le régime d’anarchie industrielle ou le caprice patronal condamne à des déplacements aussi pénibles qu’involontaires.
- Néanmoins, toutes les critiques adressées au projet ne portent pas à faux.
- Il est certain, qu’en dépit de l’institution du carnet civique, le système de M. Jules Guesde offrirait de grandes facilités aux entrepreneurs d’élections à forfait, en leur permettant, en effet, de racoler à prix d’argent de véritables vagabonds qui viendraient « faire masse » dans un arrondissement.
- Nous croyons volontiers que, dans cette circonstance, comme à l’occasion de la proposition relative aux militaires, le petit groupe de socialistes signataires du projet a surtout voulu donner un témoignage de sa sol-
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- licitude à une très nombreuse catégorie de citoyens, et affirmer le droit absolu de tous à participer aux affaires générales du pays.
- Mais cette marque d’intérêt serait bien moins platonique et cette affirmation plus effective, si le scrutin uninominal, aux nombreux abus duquel le projet risque d’en ajouter encore de nouveaux, faisait place au scrutin de liste national, car alors le droit de tout citoyen français pourrait sans inconvénient s’exercer sur n’importe quel point du territoire.
- La dernière des propositions que nous venons d’énumérer se borne à demander l’abrogation de la loi sur les candidatures multiples. Elle n’a certainement pas la portée que lui attribue, en la condamnant, le rapporteur chargé d’en demander le rejet à la Chambre et ne va pas, comme il le redoute, jusqu’à « substituer au scrutin par arrondissement le scrutin de liste étendu à toute la France. »
- Sans doute avec le système des auteurs de la proposition, la liberté de choix serait bien plus grande qu’elle n’est aujourd’hui; elle ne serait pas complète.
- La liberté de suffrage n’existe « qu’à la condition que chaque électeur puisse, sans restriction, porter ses voix d’une manière utile sur les citoyens qu’il lui convient de choisir comme représentants. » (République du Travail).
- Le suffrage universel étant organisé de manière à laisser à l’électeur la liberté du choix de ses candidats, la pleine liberté de son vote, et le juste contrôle de ses mandataires, tout prétexte de recours à la force disparaît.
- « Le parti socialiste né veut pas de violence, » lit-on dans la Petite République, organe du groupe socialiste de la Chambre, « nous voulons arriver par la plume et la parole, le bulletin de vote et l’exemple. »
- « Nous ne sommes pas les hommes de la violence} écrit M. Millerand. Nous travaillons à l’évolution fatale
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- de l’état social. Toute révolution porte avec elle des hasards périlleux auxquels nous ferons tout pour soustraire la démocratie française. »
- Mais M. Jaurès écrit aux organisateurs de la manifestation commémorative de la semaine sanglante : « Si vous voulez sonner la trompette de la Révolution, dites-le, nous vous suivrons. »
- Mais M. J. Guesde, dont on a lu plus haut la lettre de remerciements à ses électeurs, dans une réunion tenue le 1er mai, déclare : « Je reste au Parlement le socialiste révolutionnaire que je suis depuis vingt-cinq ans. Je suis entré à la Chambre pour vous y introduire, avec la Révolution, par dessus les artichauts de M. Madier-Montjau, au prochain 24 février ou au prochain 4 septembre. »
- A l’occasion des dernières élections sénatoriales, M. Jaurès soutenait dans un article, contrairement à l’opinion de certains de ses coreligionnaires, que les socialistes devaient prendre part à ces élections et s’efforcer d’introduire quelques-uns des leurs au Luxembourg.
- « Si l’on estime, disait-il, que la conquête des pouvoirs politiques ne suffit pas, qu’elle doit être accompagnée d’une vaste organisation de combat et soutenue, par exemple, par de puissantes grèves, toujours est-il que pour la préparation de ces luttes et pour l’efficacité de ces grèves, il est bon que les travailleurs aient partout des points d’appui.
- » Et enfin, si l’on croit que la révolution sociale aura la forme classique des révolutions politiques, qu’elle se traduira par un mouvement de la rue et par l’assaut donné aux institutions, encore est-il bon que ces institutions soient désorganisées d’avance et livrées à demi par la présence de quelques-uns des nôtres. »
- Il ne faut pas conclure du langage de certains élus — nous laissons à dessein de côté, pour rester dans le cadre de cet article, les appels à la violence articulés par des personnalités sans mandat, dans des milieux surchauffés, — que s’ils ont pénétré à la Chambre ou dans les autres corps électifs, ce n’est qu’avec l’inten-
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- tion préméditée de les livrer à l’émeute, le jour où celle-ci éclaterait.
- Ce ne serait là en tout cas qu’une partie de leur programme, la plus faible assurément au point de vue de la conception, et d’une exécution tout à fait aléatoire. M. Jaurès notamment a su jusqu’à présent, pour son bon renom personnel et le lustre de son parti, utiliser de meilleure façon sa présence au Palais-Bourbon en y révélant la plus merveilleuse éloquence parlementaire qui soit peut-être de nos jours.
- Mais il est évident que les considérations exposées dans l’article que nous venons de citer s’inspirent du même théorique parti-pris, du même état d’esprit qui dictait à M. Jules Guesde cette déclaration faite dans une réunion socialiste de, Roubaix : « Le prolétariat a le droit et le devoir de ne reculer devant aucun moyen pour arriver à son but. »
- En 1875, Karl Marx, Engel, pour ne citer que l’opinion de ceux dont l’influence sur la formation des partis socialistes ouvriers a été capitale, déclaraient dans un manifeste que la solution de la question politique, dans un sens démocratique, était la condition sine qua non de la solution de la question sociale.
- Pendant longtemps, il fut admis par les partis socialistes de tous les pays que la solution de la question politique ne pouvait comporter que deux procédés : l’emploi de la méthode révolutionnaire, l’emploi du bulletin de vote.
- Dans tous les pays, aux partis avancés persécutés, mis hors la loi, la voie révolutionnaire seule est ouverte. Aux persécutions de l’Etat, il faut répondre par une guerre incessante jusqu’au jour où le droit à l’existence étant reconnu à ces partis, il leur devient indispensable de renoncer aux moyens purement négatifs ou destructifs et d’y substituer un programme positif.
- Il ne suffit plus de grouper des mécontents, il s’agit de leur donner satisfaction et de les faire aboutir. L’en-
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- train qui a soutenu les troupes jusqu’à la première grande victoire — obtention du droit de suffrage ou retrait des lois d’exception — peut les abandonner au moment où commence la tâche délicate, exigeant plus de patience et de prudence que de fougue, de conserver, de fortifier les positions acquises.
- Dans une image fort juste Benoît Malon compare ces positions à des retranchements que ceux qui les occupent peuvent par exemple, avancer impunément, à mesure qu’à leur appel de nouveaux détachements leur arrivent même de l’armée ennemie, tandis qu’ils courent le risque d’être écrasés s’ils en sortent.
- Il arrive alors que l’esprit de combativité d’une partie de leurs troupes, développé au cours de la première partie de la campagne, s’accommode mal de la nouvelle tactique, se retourne contre les vainqueurs et les affaiblisse ou compromette les résultats de la victoire par ses exagérations.
- Une autre éventualité peut se produire dans un sens absolument différent, c’est que la grande masse des neutres, arbitre de tous les conflits politiques et sociaux dans tous les pays, soit amenée par les exigences des dissidents à considérer comme acceptables, par comparaison, les conditions de l’armée envahissante.
- De la double épreuve redoutable qui attend tous les les autres partis en marche vers la conquête des pouvoirs politiques, le parti socialiste allemand s’est fort heureusement tiré, en ayant par surcroît la chance de passer par l’agréable éventualité, les dissidents n’étant pas assez nombreux pour gêner sa tactique et se montrant assez turbulents pour lui servir de repoussoir.
- La progression continue des succès du parti socialiste en Allemagne, le changement qui en résulta dans l’attitude du gouvernement à son égard, la mise à l’ordre du jour de la question ouvrière par le gouvernement, tous ces évènements ont eu leur contre-coup dans tous
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- les pays notamment dans les pays Scandinaves et en Autriche, où les partis socialistes abdiquèrent leur intransigeance à l’égard du parlementarisme et se persuadèrent qu’il pouvait devenir un instrument utile au service de la bonne cause, et que le bulletin de vote était un levier au moins aussi puissant que les déclamations extra-parlementaires.
- De là, ce mouvement en faveur du suffrage universel que nous avons déjà signalé et qui fit entrer les partis socialistes des divers pays dans la voie ouverte par le socialisme allemand; seul, le parti socialiste néerlandais persista dans son hostilité vis-à-vis du parlementarisme.
- Au Congrès de Zurich (1893), qui décréta que les travailleurs devaient prendre part aux élections législatives et s’efforcer de conquérir le pouvoir par le bulletin de vote, les délégués socialistes néerlandais s’abstinrent, estimant qu’ils devaient rester fidèles aux principes de l’Association des démocrates-socialistes, qui ne veulent recourir qu’à la propagande et à l’agitation parfois violente.
- Or, une scission vient de se produire dans cette Association dont un certain nombre de membres, sans condamner d’ailleurs le recours à la force, a décidé d’accepter le programme du Congrès international de Zurich.
- On a vu tout à l’heure avec quel beau dédain pour le parlementarisme le parti collectiviste français descendit dans l’arène politique. Si l’on semblait faire au suffrage universel la faveur de le comprendre parmi les moyens dont dispose le prolétariat pour son émancipation, il était bien entendu, 11’est-ce pas ? qu’on n’était pas dupe de cette mystification bourgeoise et qu’on ne se faisait aucune illusion sur la valeur du procédé. Le prolétariat tenait à déclarer hautement « qu’il ne pourra arriver à son émancipation par la voie pacifique et que la Révolution sociale par la force reste la seule solution définitive possible/»
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- Quant au suffrage universel, on lui demandait tout simplement de défaire ce qu’il avait fait. Il avait créé la confusion des classes, il en ferait la séparation ; voilà tout ; une simple opération de triage.
- On se compta donc. Puis se fit une belle justification du vulgaire adage : l’appétit vient en mangeant. Quelques succès électoraux firent entrevoir le parti qu’on pouvait tirer de la présence dans le Parlement de quelques-uns des siens, oh ! tout simplement pour un emploi plus efficace du procédé de la mise en demeure, cette fois, dans un tête-à-tête avec les pouvoirs publics, les yeux dans les yeux.
- Si l’on était déjà quelques-uns pour parler haut, on pourrait devenir plusieurs pour dicter quelques conditions. Et pourquoi ne deviendrait-on pas majorité ?
- Les Assemblées électives tiennent les cordons de la bourse, donnent ou refusent au gouvernement les moyens de vivre, le tiennent à leur discrétion. Et puis c’est dans leur enceinte que se font les lois, les socialistes l’ont souvent expérimenté à leurs dépens.
- Les socialistes ne sont que 50 à la Chambre ; mais « la seule présence de cette avant-garde a suffi pour déplacer en quelques mois l’axe du monde parlementaire et ne plus laisser subsister que deux partis, les deux classes aux prises....
- » Cette minorité socialiste représente le gouvernement de demain.... la partie des pouvoirs publics déjà socialisée. »
- Ainsi s’exprime à l’occasion du 1er Mai le manifeste des guesdistes, jadis les plus méfiants à l’endroit de l’efficacité du bulletin de vote, les théoriciens intransigeants de la Révolution violente.
- Le manifeste ajoutait.... « Nous sommes d’ores et déjà les maîtres de nos destinées. »
- (A suivre.)
- J. P.
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- Etat des travaux législatifs.
- Nous publions ci-après un état des travaux législatifs pendant l’année 1893-1894, la première de la sixième législature élue depuis la mise en vigueur des lois constitutionnelles de 1875.
- Ces travaux concernent spécialement les questions qui rentrent dans le programme du Devoir : Réforme parlementaire, mutualité, organisation du travail.
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- Organisation polititique et électorale.
- La question de la révision des lois constitutionnelles a fait l’objet de cinq projets de résolution déposés le 25 novembre 1893 par M. Bourgeois (Jura), le 10 mars 1894 par MM. Goblet, Naquet, Michelin, le 15 mars par M. de Ramel.
- L’urgence demandée en faveur de ces propositions de révision a amené un débat qui a occupé les séances des 12, 15 et 16 mars 1894.
- L’urgence a été repoussée par 295 voix contre 206.
- Immédiatement après ce vole, M. Maurice Faure déposait une proposition de résolution tendant à la nomination des sénateurs par le suffrage universel, et M. Guillemet une proposition de loi relative à l’élection des sénateurs à deux degrés au lieu de trois.
- Un grand nombre de propositions tendent à modifier la législation électorale de la Chambre des députés :
- Proposition Chassaing et Loubet déposée le 12 décembre, tendant à autoriser le vote des électeurs absents de leur commune.
- Proposition G. Berry (23 novembre), ayant le même objet.
- Proposition Labussière (20 décembre 1893), ayant pour but d’accorder aux représentants et voyageurs de commerce la faculté de prendre part aux opérations électorales quand ils sont absents de leurs circonscriptions.
- Proposition Jules Guesde et plusieurs de ses collé-
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- gués (30 janvier 1894), ayant pour objet d’assurer l’universalité du suffrage dit universel, en accordant aux électeurs absents de leurs circonscriptions la faculté de voter dans la circonscription où ils se trouvent.
- Proposition Rose (22 janvier 1894).
- Proposition Gauthier (de Clagny) (15 janvier 1894), créant l’obligation du vote.
- Proposition Jules Guesde et plusieurs de ses collègues (20 janvier 1894), tendant à restituer au suffrage, universel le choix de ses mandataires par l’abrogation de la loi sur les candidatures multiples.
- Proposition des mêmes auteurs (20 janvier), tendant à rendre à l’armée l’exercice du droit de vote; proposition tendant à assurer la sincérité des opérations électorales par une règlementation du contrôle des opérations électorales; proposition tendant à assurer la liberté des réunions électorales.
- La Chambre a refusé la prise en considération d’un certain nombre d’entre elles, notamment de la proposition relative à l’abrogation de la loi sur les candidatures multiples, et l’a votée pour quelques autres.
- Elle n’a pas encore abordé la discussion sur le fond de ces dernières.
- Une dizaine de propositions ayant pour objet de modifier le règlement de la Chambre, n’ont abouti qu’à des modifications sans importance.
- La Chambre a repoussé par 286 voix contre 221 le principe des grandes commissions ; ce qui ne l’empêche pas d’avoir les grandes commissions du budget, des douanes, des chemins de fer, de l’armée, et enfin la grande commission du travail et la grande commission d’assurance et de prévoyance sociales.
- La création de cette dernière (14 décembre 1893), est une innovation de la présente législature.
- * * *
- Assurance et prévoyance sociales
- La plupart des propositions tendant à la création d’une caisse nationale de retraites, ont été renvoyées à la commission d’assistance et de prévoyance; d’autres ont été soumises à l’examen de commissions spéciales :
- Propositions Chautemps (30 novembre 1893), de Ramel
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- (4 décembre), Michelin (15 janvier 1894 ), Isambard (16 janvier), Joufïray (20 janvier), Chassaing (30 janvier), Brincard (15 février), général Iung (17 février), Dejeante (11 juillet).
- M. Baulard a repris le 7 décembre 1893 une proposition déjà soumise aux législatures précédentes, et tendant à consacrer à une caisse nationale de retraite pour les invalides du travail, le produit de la vente des diamants de la couronne.
- Cette proposition a fait l’objet d’un rapport sommaire le 15 janvier 1894.
- Proposition Guieysse (23 novembre 1893), tendant à la création d’une caisse nationale ouvrière de prévoyance.
- Proposition Maurice Faure (4 décembre 1893), tendant à venir en aide aux invalides du travail et aux ouvriers valides sans travail.
- Proposition Vacherie sur Y assistance médicale gratuite (16 décembre 1893), ayant pour objet d’assurer l’exécution de la loi du 15 juillet 1893 sur Y assistance médicale dans les campagnes, et proposition Bezine (5 décembre 1893), tendant à établir Y assistance publique dans les campagnes au moyen de secours à domicile. Rapport sommaire 15 janvier.
- Proposition E. Rey (1er février), tendant à la création d’une caisse de dotation des enfants indigents, destinée à leur assurer une dot à leur majorité et une retraite sur leurs vieux jours.
- Proposition G. Berry (16 janvier), tendant à la suppression de la mendicité. Prise en considération le 12 mai.
- „ Proposition du même auteur tendant à la suppression de l’exploitation cle Venfance, déposée le 12 mai.
- Proposition tendant à l’organisation et à la gestion des caisses de secours pour les ouvriers, déposée le 17 février 1894 par MM. Charpentier et Defontaine.
- Une proposition relative aux caisses de secours et de retraite des mineurs, transmise au Sénat le 8 juillet 1889, est revenue à la Chambre le 20 juillet 1893, a été rapportée le 13 février 1894, définitivement adoptée le 9 juin, et promulguée le 20 juin.
- Le 12 juin 1894, M. Jules Guesde dépose une proposition tendant à mettre à la charge de l’exploitant les caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs.
- Un projet de loi sur la responsabilité des accidents
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- dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, retour du Sénat, a été déposé par le gouvernement le 28 juin 1890. Il a été soumis à l’examen de la Chambre en même temps que huit propositions de loi émanant de l’initiative parlementaire et adopté le 10 juin 1893. Il a été transmis au Sénat le 26 juin 1893.
- Signalons dans le même ordre d’idées les propositions suivantes :
- Proposition Naquet (28 novembre 1893) tendant à instituer une assurance contre les accidents des ouvriers mineurs, prise en considération le 20 janvier.
- Proposition de Montfort (25 janvier 1894) sur les accidents des marins et des pêcheurs.
- Un projet de loi sur les Sociétés de secours mutuels renvoyé au Sénat le 20 février 1890, adopté par cette assemblée le 23 juin 1892, transmis à la Chambre le 12 novembre de la même année, a été rapporté le 16 mars 1893.
- Une proposition de M. Audiffred, sur le même objet a été déposée le 2 décembre 1893.
- Le 14 décembre 1889, M. Hubbard dépose une proposition de loi relative à l’organisation des caisses d’épargne, et le 20 mai 1890, le gouvernement dépose un projet sur le même objet. Les deux projets sont confondus en un seul, qui est adopté le 11 mars 1893, transmis au Sénat, adopté par cette assemblée le 18 mai 1894 et transmis à la Chambre le 9 juin 1894.
- Une proposition de M. Méline tendant à l’organisation du crédit agricole déposée à la Chambre le 10 mai 1890, adoptée par cette assemblée le 29 avril 1893 et transmise au Sénat qui l’a adoptée le 24 avril 1894 avec modification. Elle est retournée à la Chambre le 28 mai.
- Un projet du gouvernement (12 juillet 1892) tendant à la création d’une société de crédit populaire et agricole a été adoptée par la Chambre le 1er mai 1893.
- Proposition Codet, 15 janvier 1894, relative au crédit agricole.
- Dépôt par M. Papelier, le 13 juillet, d’une proposition de loi ayant pour but d’encourager le travail, la prévoyance et la mutualité.
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- Organisation du Travail
- La Chambre a été saisie de trois propositions relatives au contrat de louage par M. Castelin, le 9 décembre 1893, par M. Prudent-Dervillers, le 3 mars 1894, et par M. Raymond Leygue, le 7 juin 1894.
- La question du marchandage a fait l’objet d’une proposition de M. Paschal-Grousset (8 mars 1894) tendant à sa suppression.
- De nombreuses propositions sont relatives au salaire :
- Proposition de M. Tliellier de Poncheville (5 décembre 1889) tendant à la protection des salaires contre les saisies et à la réduction des frais ; de MM. Jacquemart (10 décembre 1889), Loustalot (19 mars 1891), Chiché (27 février 1893).
- Toutes ces propositions se confondirent avec un projet déposé par le gouvernement le 16 juin 1891, lequel fut adopté le 27 juin 1893, transmis au Sénat le 18 juillet
- 1893.
- Nouvelles propositions de M. Pliclion sur le même objet (30 novembre 1893.)
- Proposition Dupuy-Dutemps (25 novembre 1893) sur les créances privilégiées, prise en considération le 20 janvier
- 1894, adoptée le 10 juillet et renvoyée'au Sénat.
- Une proposition étendant aux représentants et voyageurs de commerce le bénéfice de l’article 549 du code de commerce applicable aux commis en cas de faillite du patron, proposition votée par la Chambre, transmise au Sénat, votée par cette assemblée le 2 mars 1894, est revenue à la Chambre le 15 mars.
- M. Pierre Richard a repris le 20 janvier 1894, une proposition de loi qu’il avait déjà déposée sous la précédente législature, proposition qui tend à la fixation d’un minimum de salaire par corps de métiers et par départements.
- Quelques propositions sont relatives à la journée du travail des adultes (hommes).
- Une proposition adoptée par la Chambre, tendant à appliquer aux employés des transports en. commun le décret-loi du 9-14 février 1848 fixant à douze heures la durée de la journée de travail dans les établissements industriels est transmise au Sénat le 15 février 1894.
- Une proposition de M. Basly, (30 novembre 1893) ten-
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- dant à fixer à huit heures la journée de travail dans les mines, est prise en considération le 20 janvier 1894.
- M. Jules Ghesde dépose, le 22 mai 1894, une proposition de loi tendant à interdire aux employeurs, tant collectifs qu’individuels, de faire travailler plus de huit heures par jour et plus de six jours par semaine, dans les mines, manufactures, usines, chemins de fer, chantiers et magasins. La demande de déclaration de l’urgence en faveur de cette proposition a été ïepoussée.
- Deux propositions de loi ont été faites en vue de modifier la loi du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels.
- L’une a été déposée à la Chambre, le 23 novembre 1893, par M. Louis Ricard. Elle fixe a dix heures la durée du travail pour les catégories de travailleurs soumis à la loi du 2 novembre 1892.
- L’autre proposition émane de l’initiative de M. Maxime Lecomte, sénateur. Elle fixe à onze heures pour tous les travailleurs indistinctement, hommes, femmes et enfants la durée de la journée de travail. Déposée au Sénat, le 14 novembre 1893, elle a été définitivement adoptée par cette assemblée dans la première quinzaine du mois de juillet, et transmise à la Chambre.
- M. Castelin a déposé le 23 juin 1894 une proposition de loi portant règlementation du travail sur tes chantiers de l’Etat, des départements, des communes, et les entreprises d’utilité publique exécutées par les particuliers.
- Trois propositions de MM. Coûtant (25 novembre 1893), Mesureur (5 mai 1894) et Berry (10 mai) concernent les bureaux de placement.
- La Chambre adoptait, le 5 novembre 1892, une proposition relative aux Règlements d’atelier déposée en 1890 par M. Ferroul. Transmise au Sénat le 10 novembre 1892, elle a été adoptée quelque temps avant la séparation des Chambres et renvoyée à la Chambre avec de telles modifications que son titre n’a plus aucune raison d’être. Il ne s’agit plus dans la nouvelle proposition que du paiement des salaires.
- Une proposition de M. Cabart Danneville, déposée le 2 décembre 1893, tend à réglementer les arsenaux maritimes et les établissements hors des ports.
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- Une proposition de M. J. Guesde (27 janvier 1893), a pour objet de modifier le personnel de l’inspection du travail.
- M. Basly a déposé, le 3 mars 1894, une proposition de loi modifiant la loi du 8 juillet 1890 sur les délégués à la sécurité dans les mines.
- Une proposition de M. Vaillant tendant à la création de délégués agricoles et à la fixation d’un minimum pour les ouvriers agricoles, a été déposée le 15 février 1894.
- Deux propositions de loi sont relatives à l’arbitrage professionnel et à la création de conseils permanents de conciliation et d’arbitrage.
- L’une a été déposée par M. de Ramel le 14 novembre 1893 ; l’autre a été reprise, le 20 janvier 1890, par M. Mesureur qui en avait déjà pris l’initiative dans la précédente législature.
- Un projet de loi sur les conseils deprudhommes, déposé le 19 novembre 1889 par M. Lockroy, adopté le 17 mars 1892 par la Chambre, et le 11 juin 1894 par le Sénat, vient de faire retour à la Chambre.
- M. Coûtant dépose le 5 décembre 1893 une proposition de loi portant abrogation des articles 411 et 415 du code pénal (atteinte à la liberté du travail.)
- La question des ouvriers étrangers a fait 1’objet de quatre propositions, la première déposée par M. Brin-card le 18 décembre ; la seconde de M. J. Brice (7 décembre 1893) ; la troisième de M. Pierre Richard (20 janvier 1894) ; la quatrième fait partie de la proposition relative à la réglementation du travail déposée par M. Castelin.
- Signalons encore les propositions Vaillant (30 janvier 1894) relative aux travaux communaux ; Lebaudy, (5 décembre 1893), relative au travail dans les prisons.
- La question des mines a donné lieu au dépôt de deux propositions et d’un projet : proposition Goblet (15 décembre) ; proposition Jaurès (19 mai 1894) ; projet déposé le 5 mai 1894, au nom du gouvernement par M. Jonnart, ministre des travaux publics.
- Une proposition ayant pour objet de modifier la loi du 21 mars 1884, est.déposée au Sénat le 10 mars 1893 par M. Marcel Barthe. Elle est ajournée.
- Le 22 juin 1894, une nouvelle proposition est déposée par le même sénateur. Elle a pour but d’ajouter à la loi de 1884, des dispositions punissant les infractions à
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- l’article 3 de cette loi stipulant que les « syndicats prô. fessionnels ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles. »
- Une proposition de M. Marcel Sembat, ayant pour but de permettre aux anciens ouvriers de faire partie des syndicats, déposée le 20 janvier 1894, est votée en première lecture par la Chambre.
- A signaler une proposition de M. Jules Guesde déposée le 8 février 1894 et tendant à Y organisât ion du droit de grève.
- Une proposition de M. Dejeante (1er février 1894) tendant à l’abrogation de la loi sur l’Association internationale des travailleurs, et une proposition de M. Lemire (24 avril 1894) ayant pour objet la liberté d’association.
- Le projet de loi sur les Sociétés coopératives et le contrat de participation déposé en 1888, adopté par la Chambre en juillet 1889, par le Sénat le 21 juin 1892, par la Chambre le 27 avril 1893, par le Sénat le 11 décembre, par la Chambre le 7 mai 1894, est renvoyé au Sénat le 7 juin.
- Une proposition de M. Naquet (23 juin 1892), sur la participation aux bénéfices dans les sociétés par actions, est reprise par son auteur, avec quelques modifications le 29 novembre 1893. La Chambre la prend en considération le 20 janvier 1894.
- Une proposition de loi sur les habitations à bon marché, déposée le 5 mars 1892, par M. Siegfried, adoptée le 25 mars par la Chambre et ajournée après deux délibérations par le Sénat le 19 juin.
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- LE DEVOIR
- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- FRANCE
- Les salaires insaisissables. — D’après un arrêt que vient cle rendre le tribunal de Villeneuve-sur-Lot, il résulte qu’on ne peut pas faire de saisie sur le salaire d’un travail à venir et qu’on ne peut faire aucune saisie lorsque le salaire est purement alimentaire, c’est-à-dire seulement suffisant pour la vie de famille.
- Le tribunal motive la première partie de son jugement en disant que la saisie-arrêt ne peut frapper les salaires à venir, car ce serait une atteinte à la liberté du travail, et qu’on ne peut pas, ' de plus considérer la créance de l’ouvrier contre son patron, pour les salaires à échoir, comme formant un élément appréciable du patrimoine de l’ouvrier, car elle résulte, en effet, dans ce cas, d’un contrat de louage inconsistant, qui se renouvelle à tout instant, et qui, sous cette forme indéterminée, ne peut, à l’avance, former le gage du créancier.
- GRANDE BRETAGNE
- Un Arbitrage. — Le Conseil d’arbitrage a enfin réglé le différend qui s’était élevé lors de la grande grève de l’année dernière entre les mineurs anglais et les patrons.
- Voici la sentence qu’il a rendue :
- 1° Du 1er août 1894 à la fin de janvier 1896, il y aura une réduction de 5 0/o sur les deux dernières augmentations de salaires dont les mineurs avaient bénéficié ;
- 2° Du 1er août 1894 au 1er août 1896, le taux des salaires devra rester supérieur de 30 0/0 au moins et de 45o/0 au plus à ceux de 1888 ;
- 3° Du' 1er janvier 1896 au 1er août 1896, le' taux des salaires sera fixé par le Conseil d’arbitrage dans les limites indiquées à l’article 2.
- A cet effet, ledit Conseil reste constitué pour deux ans à partir du 1er août 1894.
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- SUISSE
- Le Beutezug. — Usant du droit d’initiative populaire 50.000 pétitionnaires ont demandé une répartition aux cantons des bénéfices douaniers de la confédération à raison de 2 francs par tête, d’où l’expression Beutezug, mot allemand et barbare qui veut dire l’initiative des 10 francs.
- Le pouvoir central ne tient pas à se voir dépouiller.
- Dans la session parlementaire qui vient de se clore au commencement de juillet, les Chambres ont discuté cette proposition et lui ont refusé leur approbation.
- Le 4 novembre prochain, les électeurs seront appelés à se prononcer sur le vote des Chambres.
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- L’Union Suisse des Sociétés de consommation. —
- Dans la dernière réunion annuelle de l’Union suisse des sociétés de consommation, tenue à Bienne, et à laquelle assistaient une cinquantaine de délégués, représentant une douzaine de cantons, il a été constaté que l’Union embrasse actuellement quarante et une sociétés coopératives.
- Elle possède à Bâle, en vue des achats en commun, une agence centrale qui, dans l’espace de 15 mois, a fait un demi-million d’affaires.
- La prochaine réunion aura lieu à Saint-Gall. L’Union tiendra son assemblée de 1896 à Genève et organisera, probablement à l’occasion de l’Exposition nationale qui aura lieu à cette époque, une Exposition collective du mouvement coopératif.
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- ETATS-UNIS
- Le bilan de la grande grève des chemins de fer. —
- Les journaux américains publient une évaluation des pertes causées par la grande grève des chemins de fer-, qui vient d’avoir lieu aux Etats-Unis.
- Le nombre des hommes qui ont pris part à la « grève sympathique » ordonnée par M. Debs , président de XAmerican Railway Union, est estimé à 68.350 appartenant à vingt et une compagnies de chemins de fer et représentant plus de la moitié des membres de cette association qui sont 125.000,
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- LE DEVOIR
- La moyenne de leurs salaires quotidiens est de deux dollars, ce qui représente une perte.de salaire de près de 150.000 dollars par jour, soit pour une dizaine de jours qu’a duré la grève : 1.500.000 dollars.
- De plus, par suite de l’arrêt du trafic, environ 25.000 travailleurs appartenant à diverses industries, entre autres aux entreprises de préparation des viandes conservées, et qui n’avaient rien de commun avec les grévistes sont restés inoccupés et ont perdu environ 350.000 dollars. C’est donc une perte totale de salaires de 1.850.000 dollars.
- L’administrateur de chemin de fer, M. Egan, qui a conduit la campagne de défense contre la grève, estime la perte soufferte par les compagnies en raison de l’arrêt du trafic, à 2.500.000 dollars. Mais, d’autre part, des locomotives et des voies ont été détériorées, des milliers de wagons, des cabines d’aiguilleurs et des dépôts ont été incendiés par les grévistes, et les pertes de ce chef sont calculées à 2.200.000 dollars.
- En totalisant, on arrive à un chiffre de perte de 6.565.000 dollars, sans compter les préjudices soufferts par le commerce et l’industrie. (Le Temps).
- Une loi sur l’arbitrage. — Un membre du Congrès fédéral, M. William Sprenger, vient de présenter un bill en faveur de la création d’un bureau national d’arbitrage, sur les bases du message du président Cleve-land, en date de 1886. Cette proposition était inspirée par les récents évènements de Chicago, par la grève générale des ateliers Pulmann.
- En présence de l’état d’irritation où la solidarité des syndicats ouvriers a jeté les grands industriels des Etats-Unis, il faudrait que l’arbitrage fût obligatoire et que, par suite, la constitution des Etats-Unis fut modifiée. C’est là une grosse question.
- A ce sujet, il est peut-être intéressant de rappeler dans quelles conditions fut lancé ce message et ce qu’il contenait.
- Au printemps de 1886 avait éclaté une grève monstre des ouvriers de chemins de fer. Elle avait son centre dans les lignes aboutissant à Saint-Louis et à New-York. M. Cleveland adressa alors au Congrès un message dont voici le passage principal :
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- « Les relations du capital et du travail sont actuellement loin d’être dans une situation satisfaisante. Le mécontentement des ouvriers et employés est dû, pour une large part, à la dureté et à l’insouciance des employeurs et à la faveur dont on suppose que le capital est l’objet, comme étant digne de l’attention gouvernementale. Je désire que quelque chose puisse être fait par l’autorité fédérale pour prévenir des conflits qui se présentent avec une multiplicité de plus en plus grande, et, dans mon opinion, le seul moyen de faire chose utile est de recourir à l’arbitrage volontaire.
- » Je suggère de créer une commission du travail de trois membres commissionnés par le gouvernement, et chargée entre autres devoirs de régler autant que possible les conflits entre le capital et le travail. L’établissement par l’autorité fédérale d’une institution de ce genre équivaudrait à une juste et humaine reconnaissance de la valeur du travail et ses droits à être représenté dans les conseils du gouvernement. »
- Le président terminait en proposant de recourir dans ce but au commissionner du bureau du travail créé en 1884, auquel on adjoindrait deux autres membres dont le choix serait déterminé par la législation à intervenir.
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- CANADA
- Une fête officielle du travail. — Le gouvernement canadien, sur la requête des organisations du travail, a consenti à présenter un projet de loi en vertu duquel le premier lundi de septembre serait considéré comme jour férié et dénommé fête du travail.
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- PAYS DIVERS
- Les progrès de la coopération. — Voici, d’après le Bulletin de l’Office clu Travail de France, la mesure du progrès fait par la coopération en France, en Allemagne, en Angleterre et en Autriche :
- Au 1er janvier 1894, on comptait, en France, 1,090 sociétés coopératives de consommation ; 91 coopératives de production, non compris les fruiteries et laiteries ; 12
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- banques populaires ; 4 banques agricoles et 3 caisses à responsabilité solidaire.
- Les 1.090 sociétés coopératives de consommation existant en France se répartissent ainsi : 19 boucheries, 394 boulangeries, 678 épiceries ou diverses. Le département où l’on compte le plus grand nombre de coopératives de consommation est la Charente-Inférieure (217 coopératives, dont 1 boucherie et 107 boulangeries) ; puis, viennent : Seine, 99 sociétés ; Rhône, 88 ; Saône-et-Loire, 65 ; Nord, 52 ; Ardennes, 40 ; Loire, 35, etc.
- En Allemagne, le nombre des sociétés coopératives a passé, de 1892 à 1893, de 8.418 à 8.921 qui se subdivisent ainsi : 4.791 sociétés de crédit, 1.294 d’acquisition de matières premières, 1.283 de consommation, 128 de production industrielle, 1.196 laiteries ou sociétés vini-coles, 77 de construction de maisons, 52 de magasinage et 100 diverses.
- Les 4.791 sociétés coopératives de crédit comptent 512.506 membres auxquels ont été effectués des prêts s’élevant à 1.923.793.000 francs ; leur capital propre est de 145 millions et les capitaux qu’elles ont empruntés, 542 millions ; les bénéfices de ces sociétés se sont élevés à 11.082.000. Les 1.283 sociétés de consommation comptent 245.529 membres auxquels elles ont vendu pour 84 millions avec un bénéfice de 7 millions.
- En Angleterre, on compte 1.655 coopératives de consommation avec 1.240.000 associés, une vente annuelle de 1.258 millions et un bénéfice de 119 millions et 50 coopératives de production mettant en œuvre 12 millions et faisant 25 millions d’affaires.
- En Autriche, la « Fédération des sociétés coopératives » réunissait, au 31 décembre 1892, 211 sociétés dont 105 de crédit, 88 de consommation, 12 de production, 3 pour l’achat des matières premières, 1 laiterie et 2 entrepôts : ces 211 sociétés comptaient 80.222 membres. Les 105 sociétés de crédit avaient 43.076 adhérents auxquels il a été $rêté une somme de 11 1/2 millions, soit 2.450 francs par membre. Les 88 sociétés de consommation avaient 46.413 membres et le chiffre de leurs ventes s’est élevé à 11.522.898 francs.
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- TRAVAIL ET SALAIRE
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- TRAVAIL ET SALAIRE
- Dans un précédent numéro, le Devoir a publié le Contrat des salaires, étude due au savant professeur de l’Université de Montpellier, M. Charles Gide.
- Avec la simplicité et la clarté qui font le charme de son talent, M. Gide nous a successivement montré comment le salaire, aujourd’hui hase générale de la vie du travailleur industriel, peut se modifier, se perfectionner, s’entourer de conditions qui en assurent la sécurité et la stabilité, conquérir ensuite,,, par la participation industrielle, la co-propriété aux profits ; pour, finalement et dans une dernière étape, se confondre avec la propriété : ceci est l’association complète.
- Aujourd’hui, nous examinerons une étude sur le même sujet, mais faite à un point de vue différent, par M. Lucien March, ingénieur civil, et publié dans les numéros de mai et juin de la revue mensuelle VUniversité de Paris, organe de l’association générale des étudiants. Cette étude est parue sous le titre : La durée du travail et le salaire.
- M. L. March, partant de l’idée que l’ordre établi par la civilisation est basé sur la nécessité du progrès, indique comment la lutte devient la condition nécessaire pour les individus qui forment la société, parce qu’ils ont à vaincre l’inertie et l’énergie des forces naturelles et pourquoi le progrès de la civilisation dépend du succès de leurs efforts,
- Le progrès, dit-il, serait extrêmement lent et resterait enfermé dans un champ étroit, si l’action de l’homme s’exerçait directement sur les forces naturelles ; son intérêt est de discipliner celles-ci, de les approprier, et d’en faire les auxiliaires de son propre travail. Tel est le rôle des machines,, et le résultat est un tel développement de l’industrie qu’il permet à son tour le progrès des sciences et des institutions humaines.
- Mais, tandis que l’homme peut s’employer à des travaux divers et étendre ainsi son champ d’action d’une façon presque illimitée, la machine reste avec son champ d’action restreint à une seule opération, celle pour
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- LE DEVOIR
- laquelle elle a été disposée : sa puissance est dans la multiplication du même produit; par ce côté, son action s’étend considérablement.
- C’est la division du travail combinée avec l’emploi de la machine, qui a donné à l’homme son empire sur la matière ; et cette grande puissance grâce à laquelle on peut multiplier indéfiniment les produits, ne vaut qu’au-tant que les produits, pour la plupart, seront utilisés et consommés dans un temps déterminé.
- L’aptitude de chaque homme à consommer un même produit étant forcément limitée, c’est dans l’extension du nombre des consommateurs qu’il faut chercher l’emploi de la force productrice de la machine ; l’accroissement du bien-être de tous les individus qui composent la société s’impose donc comme une nécessité, comme la condition même du progrès.
- Après avoir étudié l’extension du pouvoir de l’homme aidé de la machine, le conférencier expose une seconde condition du progrès : le vouloir. Il démontre que les engins de toute nature ne se produiront et n’agiront efficacement, que si les besoins augmentent et déterminent chez l’individu la volonté d’utiliser son pouvoir. « Les besoins constituent le meilleur stimulant à l’activité, ce sont eux qui poussent l’homme au travail, tout en laissant à son développement ,1e maximum de liberté. »
- Besoins et travail, dit-il, s’appliquent à des situations extrêmement variées, mais ce qu’on appelle besoin comprend un cercle immense qui embrasse tantôt des satisfactions sans lesquelles l’individu ne saurait vivre, tantôt celles de simples fantaisies.
- Le travail comprend aussi un champ d’activité considérable, mais nous n’examinerons que le cas où le travailleur ne peut exercer son action que si on lui en fournit les moyens, celui où, pour prix de son activité, il reçoit, non les produits qu’il a créés, mais un salaire.
- Le problème se trouvera donc ainsi posé. Quelle est la relation entre le travail, sa durée, et le salaire, pour que ce dernier se trouve équitablement réparti ?
- Ensuite, le conférencier avance trois propositions (sur lesquelles nous faisons certaines réserves.)
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- « 1° Qu’une telle relation serait' difficile à déterminer dans sa forme générale à cause de l’extrême complexité de l’industrie ; mais que cette détermination n’offre à vrai dire en elle-même aucune utilité.
- » 2° Que ce qui importe à la société, n’est pas que chacun soit individuellement satisfait de son sort, mais que le progrès social soit toujours la loi de son développement, et que chacun puisse exercer librement son action dans la société.
- » 3° Que ce qu’il faut déterminer n’est donc pas la durée normale du travail, ni le salaire équitable considéré en eux-mêmes et pour chaque individu, mais bien la loi de leurs variations. »
- Durée du travail et condition physique de l’ouvrier
- La durée du travail est habituellement, en France, de douze heures coupées d’un repos d’une heure et de deux repos de demi-heure ; les vingt-quatre heures du jour se décomposeront donc, la plupart du temps, en douze heures de travail, sept heures de sommeil, et cinq heures de repos, celles-ci inutilisables pour d’autres objets par suite de leur mauvaise distribution.
- Les conditions de la vie de l’ouvrier industriel sont généralement plus défavorables qu’on ne le pense ; communément les influences morbides y sont considérables. Les émanations délétères de certaines industries, les poussières, les brusques variations de température auxquelles sont soumises certaines catégories d’ouvriers, les chauffeurs par exemple, —les ateliers souvent trop chauds eu été, trop froids eu hiver, et mal ventillés, la station debout toute la journée, situation pénible à laquelle s’ajoute la fatigue cérébrale résultat de l’atteu-tiou prolongée que nécessite la surveillance de machines dont l’activité va croissant, — toutes ces causes constituent pour l’ouvrier une mortalité supérieure à la moyenne. Nous n’avons pas une statistique précise de ces risques, mais les résultats du fonctionnement des assurances sociales en Allemagne et en Autriche fourniront, sans doute, à bref délai des renseignements complets à ce sujet.
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- Durée du travail et condition morale de l’ouvrier
- Le travail en lui-même est considéré comme propre à l’amélioration de l’individu, toutes les fois que son exécution exige l’exercice de toutes les facultés, coup d’œil, jugement, décision ; mais lorsqu’il arrive à un certain degré de division on peut se demander s’il aide vraiment au développement de l’intelligence ?
- Or, les machines, en utilisant^ la division du travail, en la développant, en la poussant en quelque sorte à l’extrême, ont diminué chez l’ouvrier la culture de la force physique et celle de la force intellectuelle, au grand dommage de l’individu et de la race elle-même.
- Le remède à un pareil état de choses semble se trouver dans une réduction du temps de travail, parallèlement au progrès du machinisme.
- La supériorité des ouvriers anglais et américains sur les nôtres, est attribuée, par beaucoup d’observateurs, à ce que leur tâche est de moindre durée et conséquemment moins nuisible au développement de l’individu.
- Une autre cause de dépression physique et de dépression morale est l’incertitude qui pèse sur l’ouvrier par suite des chômages forcés, et graves sont les conséquences que ceux-ci entraînent.
- Dans un certain nombre d’industries, surtout celles qui relèvent de la mode, il y a des périodes d’activité •excessive et d’accalmie décourageante. Dans le premier cas on travaille dur pour livrer les commandes et la journée démesurément allongée devient alors épuisante ; ensuite, arrive le chômage. Cette inaction forcée pèse d’autant plus lourdement à l’ou-vrier qu’il est trop peu avancé en culture intellectuelle pour trouver à utiliser son temps au profit des progrès de son intelligence.
- La réduction des heures de travail semble la voie à suivre pour empêcher le chômage de s’exagérer. Divers pays ont réglé législativement le maximum de la durée du travail dans l’atelier ou dans l’usine : la France l’a fixé à 12 heures ; la Suisse, à 11 heures. Aux Etats-Unis, 10 heures, 9 heures, 8 heures ont été désignés selon les Etats. En Angleterre aussi, il y a des variations, et bien que ce pays soit entré le premier dans la
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- voie de la règlementation légale de la durée du travail, sa prospérité n’a cessé de s’accroître et le niveau de la vie y est plus élevé que dans aucun autre pays d’Europe.
- « Il faut donc préparer constamment les masses ouvrières à cette réduction, en augmentant leur capacité à utiliser leurs loisirs, et développer en elles les
- besoins les plus variés et les plus élevés... Dans une
- telle œuvre, on n’a pas le droit de s’arrêter, il n’en est pas de plus utile, de plus favorable à l’essor du progrès : » ainsi conclut l’orateur après de nombreuses et fines réserves.
- Le salaire
- Dans une seconde conférence que le défaut d’espace nous oblige à résumer étroitement, M. Mardi expose le rapport du salaire à la productivité du travail. Il rappelle le fait connu que les ouvriers bien payés, et bénéficiant d’une vie plus relevée, travaillent mieux et produisent davantage. Les témoignages de M. Brassay et ceux de l’enquête du département du travail aux Etats-Unis, sur la situation comparée de l’industrie métallurgique aux Etats-Unis et en Europe, appuient son allégation.
- Mais la productivité n’est pas due exclusivement à l’ouvrier ; car, par le fait même de l’élévation des salaires, les patrons sont amenés à perfectionner les moyens de production ; et le résultat final de cette double combinaison est bien souvent une diminution de prix de l’objet fabriqué coïncidant avec une élévation de la main d’œuvre.
- Par contre, la menace de rabaissement du salaire entrave bien des fois l’accroissement de la productivité de l’ouvrier. Dans l’ameublement ou dans la verrerie, par exemple, les patrons laissent souvent la production suivre les fluctuations de la vente ; si cette dernière abonde, ils exigent un travail intense pour satisfaire les clients ; si les ventes viennent à faire' défaut, ils congédient des ouvriers ; aussi l’ouvrier est-il amené à limiter lui-même sa production, par peur des chômages qui suivent les périodes d’activité. Il en est de même dans nombre de travaux à pièces.
- Dans l’ensemble, les ouvriers sont solidaires, ils le sentent de plus en plus, et si l’un d’eux exagère son
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- activité, les autres lui fout comprendre qu’il a tort. C’est pour eux le seul moyen de s’assurer contre la baisse des salaires, et il est regrettable qu’il en soit ainsi, vu leur incompétence pour régulariser la production.
- Parmi diverses caus.es qui tendent à l’abaissement du salaire, M. Mardi cite l’emploi des machines et l’introduction du travail des femmes et des enfants dans l’industrie. Mais les machines sont une cause importante de progrès, et, véritablement, on ne peut pas plus songer à les limiter qu’à interdire aux femmes l’exercice des professions qui leur paraissent avantageuses, ni à établir une distinction entre la femme mariée ou non.
- „ En somme, ce que le conférencier considère comme le plus grave problème des temps présents, c’est le chômage forcé résultant des fluctuations industrielles. Il croit qu’on peut trouver une atténuation à ces crises, dans la voie indiquée par le département du travail de Washington, rapport annuel de 1886 qu’il résume ainsi :
- « Sans croire qu’aucune combinaison puisse prévenir le retour des dépressions dont il y a lieu d’atténuer la rigueur ou de diminuer la durée, ni qu’il existe, même pour le résultat restreint à obtenir, de panacée universelle, le département du travail retient parmi les procédés proposés pour remédier aux dépressions, aux crises industrielles, les suivants dont l’opinion publique peut provoquer la réalisation, soit par son ' action directe soit par l’intermédiaire de la législature.
- • » Apporter certains ménagements dans l’extension des
- grands travaux.
- » Fixer des tarifs de transport sur des bases justes et scientifiques, non dommageables à l’intérêt général.
- »• Restreindre les moyens dé s’endetter.
- » Obtenir l’adoption d’une plus courte journée de travail.
- » Faciliter* l’organisation manufacturière.
- » Faire en sorte que la production soit réglée suivant la demande des produits, et non suivant l’impatience inavisée des hommes à exercer, individuellement, leur activité au détriment les uns des autres.
- » Encourager les organisations qui tendent à la représentation de l’individu dans les contrats qu’il passe.
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- » Rendre moralement responsable de tous les effets funestes des contestations, la partie qui refuse de se soumettre aux méthodes conciliatrices d’arbitrage.
- w Régler humainement l’immigration, surtout l’immigration par contrat, de manière que ni la qualité, ni le revenu du travail ne soient abaissés.
- » Répandre l’éducation industrielle, de manière à ce que les esprits soient bien pénétrés de cette vérité que le développement de l’industrie est lié à l’accroissement légitime de la puissance de consommation du peuple.
- » Répartir les bénéfices des exploitations de manière que toutes les forces productrices travaillent également au bien-être mutuel. »
- Telles sont les conclusions auquel se rallie M. Mardi. Mais ces deux intéressantes conférences sur la durée du travail et le salaire contiennent une foule d’aperçus ingénieux qui n’ont pu trouver place dans ce résumé. Nous ne saurions mieux faire que d’en conseiller vivement la lecture à qui voudra en saisir toute la portée.
- A. Fabre.
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- NOUVELLES DU FAMILISTÈRE
- Admissions dans la Société
- Le Conseil de Gérance de la Société du Familistère, dans sa réunion du 27 juillet dernier, a admis en qualité de sociétaires, 51 membres nouveaux, dont 31 résident au Familistère de Guise, et 14 au Familistère de Laeken lès Bruxelles, Belgique.
- Dans sa séance du lendemain, le même Conseil a conféré la qualité de participants à 66 travailleurs, dont 53 résident à Guise, Aisne, et 13 à Laeken lès Bruxelles, Belgique.
- Le dimanche suivant, 12 août, les associés réunis en Assemblée générale extraordinaire, ont procédé, par les formalités statutaires, à la nomination de 31 nouveaux associés-, dont 28 habitent le Familistère de Guise, et 3 le Familistère de Laeken.
- Voici les noms des nouveaux admis :
- Guise : Abraham Emile. — Anciaux Joseph. — Bidoux Alfred. — Dassonville Louis-Eugène-Léon. — Flamant Ernest. — Veuve Froment, née Marie Lambert. — Guerbé Gustave père. — Mme Hédin-Ténière. — Jacquet François. Jumeaux Emile. — Laffolé Alfred. — Lanoy Emile. — Mme Larmoyeux, née Noizet Julia. — Lefèvre Camille. — Lefèvre Ernest. — Lelong Jules. — Maliieux Virgile. — Marchand Arthur. — Martel Charles. — Poulain Alexis. — Poulet Edouard. — Mme Proix Martial. — Prudhomme Alexandre. — Mme Quent Léon, née Fanielle. — Régnier Jean-Baptiste-Edouard. — Ribeaux Jules. — Mme Ribaux, née Macaigne Thérèse. — Vinchon Gustave.
- Laeken lès Bruxelles : Lecail Alphonse-Albert. — Lievens Jean-Baptiste. — Van Opliaeren François-César.
- Comité de Conciliation
- Le 9 du même mois, tous les travailleurs de la Société du Familistère, associés, sociétaires et participants, ont été appelés à désigner, par le vote à bulletin secret, conformément aux prescriptions statutaires, les trois membres du Comité de Conciliation.
- MM. Quent Aimé, Pernin Antoine, Piponnier Antoine, commissaires sortants, ont été réélus.
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
- Le salaire de la femme
- Dans les derniers jours de la session qui vient de finir, MM. Jourdan, Dupuy-Dutemps et Montaud ont déposé à la Chambre une proposition de loi ayant pour but de protéger la femme contre certains abus de la puissance maritale.
- Aux' termes de cette proposition, lorsque le mari met, par son inconduite, les intérêts du ménage en péril, la femme peut, sans demander la séparation de biens, obtenir de la justice le droit de toucher elle-même les produits de son travail et d’en disposer librement.
- En outre, en cas d’abandon, la femme peut obtenir du juge de paix l’autorisation de saisir-arrêter, et de toucher des salaires, ou des émoluments du mari une part en proportion de sa charge et du nombre des enfants.
- Le mari et la femme doivent comparaître en personne, sauf le cas d’empêchement.
- Les actes de procédure sont exempts de toute espèce de droit.
- M. Goirand, de son côté, a déposé une proposition ainsi conçue :
- « Quel que soit le régime adopté par les époux, la femme a le droit de recevoir, sans le concours de son mari, les sommes provenant de son travail personnel et d’en disposer librement.
- » Les pouvoirs ainsi conférés à la femme ne feront point échec aux droits des tiers contre les biens de la communauté. »
- Mme Maria Martin, dans le Journal des Femmes, fait remarquer avec raison que cette dernière proposition atteint bien mieux son but que celle de MM. Louis Jourdan et de ses collaborateurs.
- Peu de femmes se décideraient à traîner leur mari devant le juge de paix. Un tel acte serait la guerre ouverte, la réconciliation impossible. D’ailleurs, le peuple en général craint la justice. Les femmes surtout ignorent les formalités à remplir, exagèrent leurs difficultés. Il est bien plus simple de donner à chacun, homme ou femme, ce qu’il a gagné.
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- LE DEVOIR
- BIBLIOGRAPHIE
- Salut et longue vie au
- Bulletin Officiel de l’Ecole pratique d’industrie et de Commerce de Nimes!
- m’écriai-je, après avoir terminé la lecture d’une brochure que je venais de recevoir.
- — Tiens, pourquoi cette joyeuse exclamation? demanda mon vieil ami Curious, qui, confortablement assis dans un fauteuil, une moitié du Temps déplié sur les genoux, contemplait, rangées sur un guéridon, une demi-douzaine de cocottes en papier, produit de l’autre moitié du journal.
- — Pourquoi? mais parce que je trouve le Bulletin excellent et répondant tout à fait aux besoins actuels,
- — Faites passer, dit-il en tendant la main droite.
- — Pour en faire des cocottes? et du doigt je lui montrais ce qui restait du journal. Oli non!
- — Je n’en ferais plus, ma parole; d’ailleurs voyez : troisième et quatrième page, c’est sans importance ; et, soulevant de la main gauche la feuille restante, il me montrait le titre tout en continuant à tendre la main droite.
- Je lui passais la brochure.
- — Quel article lire? questionna-t-il en feuilletant.
- — Mais, tous les articles sont intéressants. Lisez Aux familles, aux industriels, aux négociants, signé S, Vallat, directeur, on peut même dire fondateur de l’école.
- — Vous le connaissez?
- — Oui, beaucoup.
- Mon ami Curious se plongea dans la brochure; puis, après avoir terminé sa lecture :
- — Je vois, dit-il ; votre ami, en bon abbé, prêche pour son saint; les arguments ne lui manquent pas; Dieu, quel gaillard! et quelle abondance! Ecoutez:
- « Votre fils sort de l’école primaire ; vous le destinez à l’industrie et le placez en apprentissage. Qu’apprendra-il? Il balayera l’atelier, enlèvera les copeaux, s’il est menuisier; graissera les étaux ou les tours s’il est métallurgiste; fera les commissions des ouvriers et formera son goût
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- à leurs grossières plaisanteries et, au bout de deux ou trois ans, saura à peine tenir un outil.
- » Dans notre école, votre enfant trouvera non-seulement un travail manuel quotidien, convenablement approprié à ses forces, à son âge et méthodiquement poursuivi; mais encore l’étude des connaissances complémentaires, le dessin technique par exemple qu’il ne trouvera pas dans l’atelier patronal. Chez le patron, le travail vient comme il vient, au gré du client. Comment voulez-vous qu’on l’adapte à l’apprenti?
- » A l’école, l’enfant développera encore son intelligence en complétant son instruction si rudimentaire à la sortie de l’enseignement primaire ; il pourra ainsi devenir un ouvrier d’élite dans l’industrie qu’il aura choisie.
- » Vous destinez votre fils au commerce et, dès onze ans, douze ans ou treize ans, vous le placez chez un négociant; il ouvrira, fermera, nettoiera le magasin, ira à la poste, à la gare, époussettera les marchandises et après une longue attente, gagnera peut-être 100 francs par mois dans les bureaux, comme expéditionnaire. Bien faibles sont les chances pour qu’il parvienne au grade de voyageur ou d’intéressé; et cela parce qu’il lui manque l’instruction nécessaire pour devenir un employé de premier ordre, par conséquent bien appointé. A notre école, il acquerra, dans ses trois ans d’études, non-seulement un enseignement complémentaire, en français, mathématiques, histoire, sciences physiques et naturelles, géographie appliquée au commerce; mais encore la connaissance obligatoire de deux langues vivantes, anglais, espagnol. Il y trouvera laboratoire, analyses, cours de marchandises, et bureau commercial avec cours de comptabilité et correspondance en langue étrangère. »
- — Eh, eh! voilà bien des choses que nous offre ce diable de directeur ; c’est vraiment alléchant, continua mon ami Curious. D’ailleurs il a raison; que pouvons-nous faire de nos enfants? des agriculteurs, des négociants, des industriels, les autres voies sont encombrées. Donc, vivent les écoles pratiques !
- Puis rouvrant le Bulletin :
- — Voyons, dit-il, on s’abonne au siège de l’école, à Nimes (Gard), place de la Galade, prix : 3 francs par an; c’est pour rien. Ma foi, j’envoie mon abonnement et engage tous mes amis à en faire autant.
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- LE DEVOIR
- OUVRAGES REÇUS
- L’Enigma umano, introduzione allô studio delle scienze psichiche, del dot. Carlo du Prel,
- Traduz, dal tedesco col consenso dell’autore, con pre-fazione del prof. A. Brofïerio.
- Casa editr. Galli di C. Cliiesa e F. Guindani, Galleria Vittorio Emanuele, 17-80, Milano, Italie.
- Bon nombre parmi nos lecteurs n’auront certainement' pas oublié la remarquable étude de Carlo du Prel ayant pour titre : « Le point de mie scientifique de Vêtat après la mort, » étude publiée dans nos numéros des 1, 8, 15, 22, 29 avril 1888 ; 9, 16, 23 décembre 1888 ; janvier 1889. C’est donc avec grand intérêt qu’ils apprendront la publication en Italien, de ce nouvel ouvrage de M. Carlo du Prel.
- %
- #
- A la bibliothèque de Y Emancipation (administrateur M. Th. Tliolozan, 4, Plan de l’Aspic, Nimes, Gard) :
- Deux épisodes de la vie de Robert Owen, par Aug. Fabre............................................ 0 fr. 20
- Les prophéties de Fourier, par Ch. Gide, professeur d’économie politique à l’Université de Montpellier...................................... 0 fr. 30
- Le contrat de salaire et les moyens de l’améliorer, conférence par Ch. Gide, professeur d’économie politique à l’Université de Montpellier 0 fr. 30
- * ,
- Journal d’une petite écolière, livre de lecture et de composition pour la préparation au certificat d’études primaires, d’après les cahiers d’une élève, par Claire Nectoux.
- Ouvrage honoré d’une souscription du Ministère de l’Instruction publique.
- En vente à la librairie Delagrave, 15, rue Soufïlot, Paris.
- *.
- The twenty-sixtli annual co-operative congress,
- 1894, lield in the Victoria Hall, Sunderland, on May, 14, 15, 16.
- Edited by J. C. Gray, général secretary.
- Published by the co-opérative Union limited, Long MilF gâte, corporation Street, Manchester, Angleterre.
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- SANS FAMILLE
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- SANS FAMILLE
- Par Hector MALOT
- Ouvrage couronné par l’Académie française
- (Suite)
- Bien que je ne fusse plus tout à fait le jeune souriceau dont parle la fable et qui trouve dans tout ce qu’il voit un sujet d’étonnement, d’admiration ou d’épouvante, je tombai, dès le commencement de ce voyage, dans une erreur qui fit bien rire mon maître et me valut ses railleries jusqu’à notre arrivée à Pau.
- Nous avions quitté Bordeaux depuis sept ou huit jours et, après avoir tout d’abord suivi les bords delà Garonne, nous avions abandonné la rivière à Langon et nous avions pris la route de Mont-de-Marsan, qui s’enfonce à travers les terres. Plus de vignes, plus de prairies, plus de vergers, mais des bois de pins et des bruyères. Bientôt les maisons devinrent plus rares, plus misérables. Puis, nous nous trouvâmes au milieu d’une immense plaine qui s’étendait devant nous à perte de vue, avec de légères ondulations. Pas de cultures, pas de bois, la terre grise au loin, et, tout auprès de nous, le long de la route, recouverte d’une mousse veloutée, des bruyères desséchées et des genêts rabougris.
- — Nous voici dans les Landes, dit Vitalis ; nous avons vingt ou vingt-cinq lieues à faire au milieu de ce désert. Mets ton courage dans tes jambes.
- C’était non seulement dans les jambes qu’il fallait le mettre, mais dans la tête et le cœur ; car, à marcher sur cette route qui semblait ne devoir finir jamais, on se sentait envahi par une vague tristesse, une sorte de désespérance.
- Depuis cette époque, j’ai fait plusieurs voyages en mer, et toujours, lorsque j’ai été au milieu de l’océan sans aucune voile en vue, j’ai retrouvé en moi ce sentiment de mélancolie indéfinissable qui me saisit dans ces solitudes.
- Comme sur l’océan, nos yeux couraient jusqu’à l’hori-
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- LE DEVOIR
- zon noyé dans les vapeurs de l'automne, sans apercevoir rien que la plaine grise qui s’étendait devant nous plate et monotone,
- Nous marchions. Et lorsque nous regardions machinalement autour de nous, c’était à croire que nous avions piétiné sur place sans avancer, car le spectacle était toujours le même : toujours des bruyères, toujours des genêts, toujours des mousses ; puis des fougères, dont les feuilles souples et mobiles ondulaient sous la pression du vent, se creusant, se redressant, se mouvant comme des vagues.
- A de longs intervalles seulement nous traversions des bois de petite étendue, mais ces bois n’égayaient pas le paysage comme cela se produit ordinairement. Ils étaient plantés de pins dont les branches étaient coupées jusqu’à la cime. Le long de leur tronc on avait fait des entailles profondes, et, par ces cicatrices ronges s’écoulait leur résine en larmes blanches cristallisées. Quand le vent passait par rafales dans leurs ramures, il produisait une musique si plaintive qu’on croyait entendre, la voix même de ces pauvres arbres mutilés qui se plaignaient de leurs blessures.
- Vitalis m’avait dit que nous arriverions le soir à un village où nous pourrions coucher. Mais le soir approchait, et nous n’apercevions rien qui nous signalât le voisinage de ce village : ni champs cultivés, ni animaux pâturant dans la lande, au loin une colonne de fumée qui nous aurait annoncé une maison.
- J’étais fatigué de la roule parcourue depuis le matin, et encore plus abattu par une sorte de lassitude générale : ce bienheureux village ne surgirait-il donc jamais au bout de cette route interminable ?
- J’avais beau ouvrir les yeux et regarder au loin, je n’apercevais rien que la lande, et toujours la lande dont les buissons se brouillaient de plus en plus dans l’obscurité qui s’épaississait.
- L’espérance d’arriver bientôt nous avaient fait bâter le pas, et mon maître, lui-même, malgré l’habitude de ses longues marches, se sentait fatigué. Il voulut s’arrêter et se reposer un instant sur le bord de la route.
- Mais au lieu de m’asseoir près de lui, je voulus gravir un petit monticule planté de genêts qui se trouvait
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- à une courte distance du chemin, pour voir si de là je n’apercevrais pas quelque lumière dans la plaine.
- J’appelai Gapi pour qu’il vînt avec moi ; mais Capi, lui aussi, était fatigué et il avait fait la sourde oreille, ce qui était sa tactique habituelle lorsqu’il ne lui plaisait pas de m’obéir.
- — As-tu peur ? demanda Vitalis.
- Ce mot me décida à ne pas insister et je partis seul pour mon exploration : je voulais d’autant moins m’exposer aux plaisanteries de mon maître que je ne me sentais pas la moindre frayeur.
- Cependant la nuit était venue, sans lune, mais avec des étoiles scintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leur lumière dans l’air chargé de légères vapeurs que le regard traversait.
- Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et à gauche, je remarquai que ce crépuscule vaporeux donnait aux choses des formes étranges ; il fallait faire un raisonnement pour reconnaître les buissons, les bouquets de genêts et surtout les quelques petits arbres qui, ça et là, dressaient leurs troncs tordus et leurs branches contournées; de loin, ces buissons, ces genêts et ces arbres ressemblaient à des êtres vivants appartenant à un monde fantastique.
- Cela était bizarre, et il semblait qu’avec l’ombre la lande s’était transfigurée comme si elle s’était peuplée d’apparitions mystérieuses.
- L’idée me vint, je ne sais comment, qu’un autre à ma place aurait peut-être été effrayé par ces apparitions ; cela était possible, après tout, puisque Vitalis m’avait demandé si j’avais peur ; cependant, en m’interrogeant, je ne trouvai pas en moi cette frayeur.
- A mesure que je gravissais la pente du monticule, les genêts devenaient plus forts, les bruyères et les fougères plus hautes, leur cime dépassait souvent ma tête, et parfois j’étais obligé de me glisser sous leur couvert.
- Cependant je ne tardai pas à atteindre le sommet de ce petit tertre. Mais j’eus beau ouvrir les yeux, je n’aperçus pas la moindre lumière. Mes regards se perdaient dans l’obscurité ; rien que des formes indécises, des ombres étranges, des genêts qui semblaient tendre leurs branches vers moi, comme des longs bras flexibles, des buissons qui dansaient.
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- LE DEVOIR
- Ne voyant rien qui m’annonçât le voisinage d’une maison, j’écoutai pour tâcher de percevoir un bruit quelconque, le meuglement d’une vache, l’aboiement d’un chien.
- Après être resté un moment l’oreille tendue, ne respirant pas pour mieux entendre, un frisson me fît tressaillir, le silence de la lande m’avait effaré ; j’avais peur. De quoi ? Je n’en savais rien. Du silence sans doute, de la solitude et de la nuit. En tous cas, je me sentais sous le coup d’un danger.
- A ce moment même, regardant autour de moi avec angoisse, j’aperçus au loin une grande ombre mouvoir rapidement au-dessus des genêts, et en même temps j’entendis comme un bruissement de branches qu’on frôlait.
- J’essayai de me dire que c’était la peur qui m’abusait,., et que ce que je prenais pour une ombre était sans doute un arbuste, que tout d’abord je n’avais pas aperçu.
- Il ne faisait pas un souffle de vent ; les branches, si légères qu’elles soient, ne se meuvent pas seules, il faut que la brise les agite, ou bien que quelqu’un les remue.
- Quelqu’un ?
- Mais non, ce ne pouvait pas être un homme ce grand corps noir qui venait sur moi ; un animal que je ne connaissais pas plutôt, un oiseau de nuit gigantesque, ou bien une immense araignée à quatre pattes dont les membres grêles se découpaient au-dessus des buissons et des fougères, sur la pâleur du ciel.
- Ce qu’il y avait de certain c’est que cette bête, montée sur des jambes d’une longueur démesurée, s’avançait de mon côté par des bonds précipités,
- Cette pensée me fit retrouver mes jambes et tournant sur moi-même, je me précipitai dans la descente pour rejoindre Vitalis.
- Mais, chose étrange, j’allai moins vite en dévalant que je n’avais été en montant ; je me jetais dans les touffes de genêts et de bruyères, me heurtant, m’accrochant, j’étais à chaque pas arrêté.
- En me dépêtrant d’un buisson, je glissai un regard en arrière : la bête s’était rapprochée ; elle arrivait sur moi.
- Heureusement, la lande n’était plus embarassée de
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- broussailles, je pus courir plus vite à travers les herbes.
- Cependant si vite que j’allasse, la bête allait encore plus vite que moi; je n’avais plus besoin de me retourner, je la sentais sur mon dos.
- Je ne respirais plus, étouffé que j’étais par l’angoisse et par ma course folle ; alors, je fis un dernier effort et vins tomber aux pieds de mon maître, tandis que les trois chiens, qui s’étaient brusquement levés, aboyaient à pleine voix.
- Je ne pus dire que deux mots que je répétai machinalement :
- — La bête, la bête !
- Au milieu des vociférations des chiens, j’entendis tout à coup un grand éclat de rire. En même temps mon maître me posant la main sur l’épaule m’obligea à me retourner.
- — La bête, c’est toi, disait-il en riant, regarde donc un peu si tu l’oses.
- Son rire, plus encore que ses paroles m’avait rappelé à la raison; j’osai ouvrir les yeux et suivre la direction de sa main.
- L’apparition qui m’avait affolé s’était arrêtée, elle se tenait immobile sur la route.
- J’eus encore, je l’avoue, un premier moment de répulsion et d’effroi, mais je n’étais plus au milieu de la lande, Vitalis était là, les chiens m’entouraient, je ne subissais plus l’influence troublante de la solitude et du silence.
- Je m’enhardis et je fixai sur elle des yeux plus fermes.
- Etait-ce une bête?
- Etait-ce un homme?
- De l’homme, elle avait le corps, la tête, les bras.
- De la bête, une peau velue qui la couvrait entièrement, et deux longues pattes maigres sur lesquelles elle restait posée.
- Bien que la nuit se fût épaissie, je distinguais ces détails, car cette grande ombre se dessinait en noir, comme une silhouette, sur le ciel, où de nombreuses étoiles versaient une pâle lumière.
- Je serais probablement resté longtemps indécis à tourner et retourner ma question, si mon maître n’avait adressé la parole à mon apparition.
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- LE DEVOIR
- — Pourriez-vous me dire si nous sommes éloignés d’un village? demanda-t-il.
- C’était donc un homme, puisqu’on lui parlait.
- Mais pour toute réponse je n’entendis qu’un rire sec semblable au cri d’un oiseau.
- C’était donc un animal?
- Cependant mon maître continua ses questions, ce qui me parut tout à lait déraisonnable, car si les animaux comprennent quelquefois ce que nous leur disons, ils ne peuvent pas nous répondre.
- Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal dit qu’il n’y avait pas de maison aux environs, mais seulement une bergerie, où il nous proposa de nous conduire.
- Puisqu’il parlait, comment avait-il des pattes?
- Si j’avais osé je me serais approché de lui, pour voir comment étaient faites ces pattes, mais bien qu’il ne parût pas méchant, je n’eus pas ce courage, et ayant ramassé mon sac, je suivis mon maître sans rien dire.
- — Vois-tu maintenant ce qui t’a fait si grand peur? me demanda-t-il en marchant.
- — Oui, mais je ne sais pas ce que c’est ; il y a donc des géants dans ce pays-ci ?
- — Oui, quand ils sont montés sur des écliasses.
- Et il m’expliqua comment les Landais, pour traverser leurs terres sablonneuses ou marécageuses et ne pas enfoncer dedans jusqu’aux hanches, se servaient de deux longs bâtons garnis d’un étrier, auxquels ils attachaient leurs pieds.
- — Et voilà comment ils deviennent des géants avec des bottes de sept lieues pour les enfants peureux.
- X
- DEVANT LA JUSTICE
- De Pau, il m’est resté un souvenir agréable : dans cette ville le vent ne souffle presque jamais.
- Et, comme nous y restâmes pendant l’hiver, passant nos journées dans les rues, sur les places publiques et sur les promenades, on comprend que je dus être sensible à un avantage de ce genre.
- Ce ne fut pourtant pas cette raison qui, contraire-
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- ment à nos habitudes, détermina ce long séjour en un même endroit, mais une autre toute-puissante auprès de mon maître, — je veux dire l’abondance de nos recettes.
- En effet, pendant tout l’hiver, nous eûmes un public d’enfants qui ne se fatigua point de notre répertoire et ne nous cria jamais : « C’est donc toujours la même chose! »
- C’étaient, pour le plus grand nombre, des enfants anglais : de gros garçons avec des chairs roses et de jolies petites tilles avec des grands yeux doux, presque aussi beaux que ceux de Dolce. Ce fut alors que j’appris à connaître les Albert, les Huntley et autres pâtisseries sèches, dont avant de sortir ils avaient soin de bourrer leurs poches, pour les distribuer ensuite généreusement entre Joli-Cœur, les chiens et moi.
- Quand le printemps s’annonça par de chaudes journées, notre public commença à devenir moins nombreux, et, après la représentation, plus d’une fois des enfants vinrent donner des poignées de main à Joli-Cœur et à Capi. C’étaient leurs adieux qu’ils faisaient; le lendemain nous 11e devions plus les revoir.
- Bientôt, nous nous trouvâmes seuls sur les places publiques, et il fallut songer à abandonner, nous aussi, les promenades de la Basse-Plante et du Parc.
- Un matin nous nous mîmes en route, et nous ne tardâmes pas à perdre de vue les tours de Gaston Pliœbus et de Montauset.
- Nous avions repris notre vie errante, à l’aventure, par les plus grands chemins.
- Pendant longtemps, je ne sais combien de jours, combien de semaines, nous allâmes devant nous, suivant des vallées, escaladant des collines, laissant toujours à notre droite les cimes bleuâtres des Pyrénées, semblables à des entassements de nuages.
- Puis, un soir, nous arrivâmes dans une grande ville, située au bord d’une rivière, au milieu d’une plaine fertile : les maisons, fort laides pour la plupart, étaient construites en briques rouges; les rues étaient pavées de petits cailloux pointus, durs aux pieds des voyageurs qui avaient fait une .dizaine de lieues dans leur journée.
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- LE DEVOIR
- Mon maître me dit que nous étions à Toulouse et que nous y resterions longtemps.
- Comme à l’ordinaire, notre premier soin, le lendemain , fut de chercher des endroits propices à nos représentations.
- Nous en trouvâmes un grand nombre, car les promenades ne manquent pas à Toulouse, surtout dans la partie de la ville qui avoisine le Jardin des Plantes; il y a là une belle pelouse ombragée de grands arbres, sur laquelle viennent déboucher plusieurs boulevards qu’on appelle des allées. Ce fut dans une de ces allées que nous nous installâmes, et, dès nos premières représentations, nous eûmes un public nombreux.
- Par malheur, l’homme de police qui avait la garde de cette allée, vit cette installation avec déplaisir, et, soit qu’il n’aimât pas les chiens, soit que nous fussions une cause de dérangement dans son service, soit toute autre raison, il voulut nous faire abandonner notre place.
- Peut-être, dans notre position, eût-il été sage de céder à cette tracasserie, car la lutte entre de pauvres saltimbanques tels que nous et des gens de police n’était pas à armes égales, mais mon maître n’en jugea pas ainsi.
- Bien qu’il ne fût qu’un montreur de chiens savants, pauvre et vieux, — au moins présentement et en apparence, — il avait de la fierté; de plus il avait ce qu’il appelait le sentiment de son droit, c’est à dire, ainsi qu’il me l’expliqua, la conviction qu’il devait être protégé tant qu’il ne ferait rien de contraire aux lois ou aux règlements de police.
- 11 refusa donc d’obéir à l’agent lorsque celui-ci voulut nous expulser de notre allée.
- Lorsque mon maître ne voulait pas se laisser emporter par la colère, ou bien lorsqu’il lui prenait fantaisie de se moquer des gens, — ce qui lui arrivait souvent, — il avait pour habitude d’exagérer sa politesse italienne : c’était à croire alors, en entendant ses façons de s’exprimer, qu’il s’adressait à des- personnages considérables.
- — L’illustrissime représentant de l’autorité, dit-il en répondant, chapeau bas à l’agent de police, peut-il me montrer un règlement émanant de ladite autorité, par
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- SANS FAMILLE
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- lequel il serait interdit à d’infimes baladins tels que nous d’exercer leur chétive industrie sur cette place publique?
- L’agent répondit qu’il n’y avait pas à discuter, mais à obéir.
- — Assurément, répliqua Vitalis, et c’est bien ainsi que je l’entends; aussi je vous promets de me conformer à vos ordres aussitôt que vous m’aurez fait savoir en vertu de quels règlements vous les donnez.
- Ce jour-là, l’agent de police nous tourna le dos tandis que mon maître, le chapeau à la main, le bras arrondi et la taille courbée, l’accompagnait en riant silencieusement.
- Mais il revint le lendemain et, franchissant les cordes qui formaient l’enceinte de notre théâtre, il se jeta au beau milieu de notre représentation.
- — Il faut museler vos chiens, dit-il durement à Vitalis.
- — Museler mes chiens !
- — Il y a un règlement de police ; vous devez le connaître.
- Nous étions en train de jouer le Malade purgé, et comme c’était la première représentation de cette comédie à Toulouse, notre public était plein d’attention.
- L’intervention de l’agent provoqua des murmures et des provocations.
- — N’interrompez pas !
- — Laissez finir la représentation.
- Mais d’un geste, Vitalis réclama et obtint le silence.
- Alors ôtant son feutre dont les plumes balayèrent le sable tant son salut fut humble, il s’approcha de l’agent en faisant trois profondes révérences.
- — L’illustrissime représentant de l’autorité 11’a-t-il pas dit que je devais museler mes comédiens ? demanda-t-il.
- — Oui, muselez vos chiens et plus vite que ça.
- (A suivre.)
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- LE DEVOIR
- SOCIÉTÉ DD FAMILISTÈRE - ASSURANCES MUTUELLES
- MOUVEMENT DE JUIN 1894
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- Section des Hommes
- Cotisations des mutualistes...... 2.821 75J
- Subvention de la Société......... 470 30} 4.278 55
- Malfaçons et divers.............. 986 50\
- Dépenses................................... 3.404 85
- Boni en juin....... 873 70
- Section des Dames
- Cotisations des mutualistes........ 470 >»>)
- Subvention de la Société.....•..... 157 »»
- Divers............................. 6 30!
- Dépenses.....................................
- Déficit en juin
- ASSURANCE DES PENSIONS
- Subvention de la Société et divers.... 4.719 11}
- Intérêts des comptes-courants et du
- titre d’épargne................. 4.077 »»'
- Dépenses :
- 73 Retraités définitifs.............. 4.641 »))j
- 23 — provisoires................. 1.383 »))/
- Nécessaire à la subsistance.......... 1.972 50*
- Allocat. aux familles des réservistes.'. 42 W Divers, appointements, médecins, etc. 986 96]
- 633 70
- 1.200 70 567 »))
- 8.796 21
- 9.025 46
- Déficit en juin......... 229 35
- CAISSE DE PHARMACIE
- Cotisations des mutualistes 560 » »,
- Subvention de la Société 160 95 ( 720 95
- Divers .... )) »))}
- Dépenses 660 34
- Boni en juin.... 60 61
- R É S U M É
- Recettes sociales du 1er juillet 1893 au 30 juin 1894.. 81. ,974 52
- » individuelles » » 28, .419 69
- 110 .394 21
- Dépenses )) )) 123, .533 18
- Excédent des dépenses sur les recettes. .. 1 3. J.38 97
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- ÉTAT-CIVIL DU FAMILISTÈRE
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- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
- MOIS DE JUILLET 189 4
- Naissances :
- 4 Juillet. Herbin Emilia, fille de Ilerbin Emile et de Possier Louise.
- 15 — Legrand Juditlie - Marthe, fille de Legrand
- Eugène et de Champenois Marthe.
- 24 — Patat Marie-Louise, fille de Patat Auguste et
- de Variet Clotilde.
- 31 — Mahieux Palmyre-Eugénie, fille de Mahieux
- Alexis et de Thiéfaine Joseplie.
- Décès
- Proix Pascal, âgé de 51 ans et 1/2.
- G
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- LE DEVOIR
- V X S
- AUX PERSONNES DÉSIREUSES DE VISITER LE FAMILISTÈRE
- de Guise
- Des renseignements sur les conditions dans lesquelles on peut faire la visite du Familistère étant très souvent demandés, nous croyons utile de publier les indications suivantes :
- Le chemin de fer qui dessert Guise fait partie du réseau du Nord. Les visiteurs passant par Paris peuvent s’y faire délivrer (gare du Nord) des billets directs pour Guise. La ville est reliée à St-Quentin par un embranchement spécial.
- Le Familistère fait partie intégrante de la ville de Guise. Celle-ci a plusieurs hôtels (spécialement Hôtel de la Couronne, Hôtel Pierre, etc.) qui envoient des omnibus à la gare à tous les trains pour le service des voyageurs.
- Le Familistère même n’a pas de service constitué pour tenir lieu d’hôtel ni de restaurant.
- Selon ies vues des gens qui viennent l’étudier, il est bon de tenir compte des faits suivants :
- Pour voir en plein fonctionnement les services éducatifs, commerciaux et industriels de l’association, il faut éviter de venir un dimanche ou un jour férié. Et si se sont surtout les institutions concernant l’enfance qu’on veut étudier, il faut, en outre, éviter de venir un jeudi après-midi, parce qu’alors il y a congé pour les écoliers des cours d’enseignement primaire aux cours complémentaires.
- Les visiteurs qui ne veulent voir que l’extérieur de l’habitation, les cours et jardins, n’ont rien à demander à personne pour cela, puisque tout est constamment ouvert au public, et qu’il n’y a pas de portes aux palais sociaux.
- Mais ceux qui désirent se rendre compte des détails d’organisation doivent se faire accompagner dans leur visite, et pour cela s’adresser à P Administrateur-Gérant, M. Dequenne, eu Familistère.
- Le Gérant : P. A. Doyen.
- Nimes, imp. Veuve Laporte, ruelle des Saiutes-Maries, 7. — 206.
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- DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
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- de J.-13.-André GrCXDUST (*) {Suite)
- Conférence du 9 Novembre 1877
- J.-Bte-André Godin rappelle les points principaux de sa dernière conférence : condition du travail dans le passé, esclavage, servage, lente constitution de la richesse matérielle et des connaissances dans l’humanité.
- Il poursuit :
- « A travers les vicissitudes sociales, le travail ne cessait de développer les ressources de la vie, et les conditions sociales se modifiaient peu à peu pour tous les hommes.
- » Une grande découverte celle de l’imprimerie, contribua puissamment à changer la face des choses. Par elle, la pensée devint le lot commun : les connaissances se répandirent. La parole des Sages publiée dans les livres devint avec le temps la propriété du plus humble comme du plus savant, et tous les esprits furent éclairés d’une lumière nouvelle.
- » Le Christ avait bien, autrefois, fait entendre la parole de paix, d’amour et de liberté ; mais de telles ténèbres enveloppaient alors les intelligences que cette parole, incomprise d’abord avait été, ensuite, inexactement transmise et interprétée. Les enseignements du Christ avaient ébranlé les fondements du vieux monde, mais n’avaient pu vaincre à fond les sentiments du despotisme et de la haine.
- » Avec le temps i’homme s’était libéré de l’esclavage,
- (l) Lire le Devoir depuis le mois de mars 1891.
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- mais le servage avait succédé. La découverte de l’imprimerie, en jetant partout la parole d’amour et d’indépendance, contribua puissamment à préparer les hommes à l’obtention de la liberté civile et politique. Du 15e au 18e siècles ce mouvement naquit, se développa et produisit tout son effet à la grande Révolution française quand le peuple, dans sa puissance formidable, se soulevant contre un despotisme séculaire se libéra des derniers restes de la servitude.
- » Mais ce qui est à constater aussi, c’est qu’une société ne modifie sérieusement son organisation que sous la pression de cuisants besoins. Longtemps elle supportera un état de choses même pénible, plutôt que de faire l’effort voulu pour se mettre en meilleure situation. La Révolution française fut la vivante expression de l’exaspération publique portée à son comble par l’effroyable misère qui régnait alors. Sans doute le jour de l’affranchissement eut été différé encore, si les malheurs publics n’avaient été aussi terribles. »
- L’orateur poursuit enr disant que cette disposition générale du cœur humain à s’endormir dans l’imperfection, si l’effort à faire pour s’en débarrasser nécessite une grande dépense d’énergie, lui explique le peu de succès de sa parole auprès de ses contemporains, auprès de ses ouvriers eux-mêmes.
- Il continue :
- « Le travail vous semble assuré, le lendemain n’inquiète personne, aussi vous endormez-vous dans la quiétude du présent, sans souci de l’avenir.
- » Votre état d’esprit serait tout autre si vous voyiez la France secouée par de nouvelles crises politiques et industrielles amenant l’arrêt des transactions et du travail.
- » Alors tous mesureraient combien il eût été urgent de s’assurer, au cours des temps prospères, des res-
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- sources contre l’adversité. C’est à l’organisation de ces ressources que je vous demande de procéder sans attendre que le malheur vous en fasse voir l’urgence.
- » Mais l’association est une étude difficile ; et certains parmi vous disent que les caisses de secours et de prévoyance qui fonctionnent ici assurant déjà l’avenir des familles, on peut s’en tenir là. Ils ajoutent : Chercher à faire plus, s’employer à donner au monde du travail un exemple qui serait très laborieux sans doute à réaliser, à quoi bon ? Que chacun fasse au mieux pour soi.
- » Ce sont là des sentiments dont j’ai pu constater l’existence, mais que nous ne devons pas entretenir dans nos cœurs. C’est au nom de l’amour de tous, au nom de l’amour de la vie humaine que je vous ai invités à fonder avec moi l’association du capital et du travail ; et notre devoir commun est d’ouvrir cette nouvelle voie d’émancipation sociale.
- » Mon but est de donner d’une façon légale, aux habitants du Familistère, les garanties de l’avenir ; mais si vos volontés 11e s’élèvent pas à l’amour du progrès pour tous et surtout du progrès moral, si l’amour d’autrui, l’amour du bien général ne s’empare pas de vos cœurs, rien ne sera possible dans l’œuvre que je veux fonder ; car cet amour de l’humanité est le point de départ, l’élément absolument indispensable d’une association durable.
- » Quand cet amour du bien de la vie humaine se sera éveillé dans les cœurs ; quand chacun aura la volonté d’assurer, contre le besoin et la misère, tous ses concitoyens sans exception; quand on 11e voudra plus que le malade, le faible, l’invalide, la veuve,, l’orphelin puissent se trouver sans ressources ; alors chacun apportera un sérieux concours aux efforts tentés pour résoudre les problèmes sociaux, et réaliser ce progrès des rapports humains auquel tant d’hommes de cœur se sont employés dans le passé. »
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- L’orateur montre qu’à la suite du Christ qui nous a donné la parole d’amour et d’égalité pour tous, sont venus bien des penseurs qui ont cherché à organiser de fond en comble des sociétés meilleures que les nôtres.
- « Un des premiers d’entre eux, » dit-il, « fut Thomas Morus qui vécut en Angleterre il y a environ 200 ans. Thomas Morus écrivit un livre intitulé : « Utopie » dans lequel il cherchait les moyens du bonheur pour tous. Ce n’était qu’un roman ; tous les hommes y étaient supposés bons, pleins d’affection les uns pour les autres. L’auteur les montrait pratiquant entre eux le communisme, ne connaissant ni tien, ni mien, et se répartis-sant également les produits du travail commun.
- » Les propositions de Thomas Morus furent regardées comme des rêves irréalisables, et le nom « Utopie » qu’il avait donné à son livre passa dans le langage pour désigner les plans imaginaires auxquels chacun peut se livrer, quand on ne s’attache pas à vérifier les théories par l’expérience.
- » Ayant paru avant qu’éclatât la Révolution française le livre de Thomas Morus, nous montre quel travail s’opérait dans les esprits ; survint la Révolution qui proclama la liberté civile, mais ne put organiser même l’assurance du nécessaire pour tous les citoyens. Le problème était trop nouveau, trop vaste, trop complexe et la société trop pauvre encore dans ses ressources matérielles, intellectuelles et morales, pour en aborder efficacement la solution.
- » A la suite de Thomas Morus bien des penseurs s’occupèrent de la question restée en suspens : Comment organiser les sociétés pour le plus grand bien physique, intellectuel et moral de tous les citoyens, hommes, femmes et enfants, sans exception ?
- » Parmi ces penseurs, Saint-Simon attira l’attention publique dans le commencement de notre siècle. Il écrivit
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- des volumes dans lesquels il proposait de donner aux travailleurs hors ligne, aux grands savants, aux grands industriels, la direction des affaires publiques et d’écarter de cette direction tous les oisifs.
- » Le monde, « disait-il, » vit par le travail seul ; ce sont donc les génies du travail qui doivent exercer le pouvoir ; car les grands travailleurs sont les membres utiles de la société ; les oisifs, au contraire, sont des éléments pernicieux à qui il ne peut être que très mauvais de confier la moindre direction.
- » Saint-Simon dépensa tout son avoir dans la vulgarisation de ses plans ; il mourut presque dans la misère et sans avoir pu faire admettre sa théorie, celle-ci devançant bien trop les idées de l’époque.
- » Néanmoins les livres de Saint-Simon, tracèrent peu à peu leur sillon dans la société. Un groupe d’adeptes se constitua même sous le nom d’Ecole Saint-Simonnienne; mais ne put rien établir en fait.
- » Vers la même époque, un avocat de Paris, nommé Cabet, publiait un volume intitulé : « Icarie » dans lequel il reprenait et exposait l’idée communiste. Cabet, comme autrefois Thomas Morus,_ espérait trouver dans le communisme les conditions du bonheur général. Il se disait que les hommes partageant entre eux travaux et produits, il n’y aurait plus de déshérités.
- » L’idée était si simple qu’elle séduisit beaucoup d’esprits. Sa popularité se fit jour surtout en 1830. Le mouvement fut tel que Cabet jugea possible la réalisation de ses plans, et qu’il convia ses disciples à se rendre en Amérique pour y fonder une communauté comme celle décrite dans son livre « Icarie. »
- « Nombre de français se rendirent à cet appel et s’en allèrent à Nauvoo, Etats-Unis, où ils fondèrent une communauté qu’ils nommèrent « Icarie »
- » Cette communauté ne réussit pas pleinement ; cependant elle a su jusqu’ici (1877) — mais d’une façon
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- très modeste — se maintenir en existence. Cette modicité de situation s’explique par diverses causes.
- » L’idée communiste peut sembler juste en principe, à qui n’a connu que la souffrance, et n’a vu qu’op-pression autour de soi. Mais elle se montre rapidement insuffisante en pratique.
- » Basée sur l’égalité de répartition des bénéfices communs entre tous les membres, elle choque bientôt profondément le travailleur habile, actif, assidu à sa besogne et qui, en fin d’année, ne reçoit pas plus que le maladroit ou le paresseux n’ayant presque rien fait de bon et ne vivant que des efforts d’autrui.
- » Dans ces conditions le talent, l’habileté se paralysent bien vite ; l’indolence, le laisser-aller se généralisent ; et c’est merveille encore si la société peut se soutenir vivante plus de quelques années. »
- (Depuis cette conférence la communauté cVIcarie s’est divisée en deux groupes; puis, dit-on, dissoute.)
- L’orateur, indique à grands traits les conditions générales de la vie dans la communauté d’Icarie : la cuisine commune, le réfectoire commun. Des salles spéciales pour les réunions et les distractions. Des habitations séparées pour le logement proprement dit de chaque famille.
- If appuie sur les conséquences économiques de la cuisine et du réfectoire communs, chose qui pourrait être réalisée dans toute habitation unitaire si les familles en avaient le désir.
- Il est évident que cinq ou six femmes habiles pourraient préparer une excellente cuisine pour tous les ménages d’un bloc d’habitations, au lieu de voir chacune des ménagères allumer autant de feux et préparer — souvent d’une façon mal comprise — autant de repas qu’on obtiendrait avec moins de peine et de dépenses et dans des conditions bien supérieures d’exécution par le premier procédé.
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- Les enfants pourraient aussi avoir leur table spéciale ; et les grands comme les petits se trouver parfaitement bien de cette nouvelle organisation des travaux domestiques. Mais combien les habitudes s’opposent encore à un tel ordre de choses dans nos sociétés européennes!
- Il continue :
- «• C’est en tenant compte des conditions de la vie, des lois, des mœurs, des coutumes, telles que nous les trouvons en France, qu’il nous faut réaliser l’amélioration du sort de l’ouvrier, si nous voulons faire œuvre véritablement utile.
- » Or, les transformations subîtes, radicales, ne sont pas plus possibles dans les phénomènes sociaux que dans les phénomènes naturels.
- )) Tout doit passer par la lente évolution de la croissance. Il faut que les idées se fassent place dans les entendements avant qu’elles puissent être réalisés dans les faits. Et c’est lentement, très lentement, que dans les cerveaux humains les idées s’ajoutent les unes aux autres et se complètent.
- » La grande industrie se réalise de nos jours ; il faut maintenant réaliser la participation de l’ouvrier aux bénéfices de la grande industrte ; et, ensuite, sa participation à la direction ; le tout, de la façon la plus avantageuse et la plus sûre pour tous les intérêts en cause. C’est pourquoi je vous exhorte tant à l’étude de l’association.
- » L’état présent des choses ici peut vous satisfaire ; mais est-il possible que vous ne vous inquiétiez pas de l’avenir, que vous 11e soyez pas désireux de savoir si après vous vos enfants pourront jouir des mêmes avantages ?
- » Et comment vous donner cette assurance de l’avenir, si ce 11’est en réalisant l’association qui traduirait en obligations légales les choses instituées ici pour votre bien à tous ?
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- )) Que de fois l’ouvrier — lorsqu’il est atteint dans ses moyens de vivre — sent qu’il y a des modifications à apporter dans le régime industriel, afin de parer aux graves inconvénients que révèle l’expérience ; c’est précisément ce que je veux faire de concert avec vous : je veux réaliser une association qui puisse servir d’exemple dans le monde du travail.
- » Ce que je vous propose n’a rien du caractère fantaisiste des œuvres que j’ai examinées ce soir avec vous.
- » De quoi s’agit-il en effet ? D’abord de constituer au mieux vos Groupes, Unions et Conseils. Ensuite ces différents corps ont à se préoccuper de s’élever à la parfaite compréhension de la direction des choses en vue du bien commun.
- » Cela, je vous l’ai déjà dit bien des fois, ne modifie rien aux conditions actuelles de rémunération du travail ; ce que chacun de vous touche actuellement lui est laissé intact ; c’est un gain supplémentaire, une participation de plus dans les bénéfices de l’établissement que l’association a pour objet de réaliser au profit de chacun de ceux qui seront enrôlés dans ses rangs.
- » Cette association, non-seulement donnerait au travail un droit défini sur les bénéfices, à côté du capital, mais elle traduirait en contrat régulier, irrévocable, les institutions réalisées ici pour votre bien général et la bonne marche de l’entreprise. Ainsi l’ouvrier échapperait à l’arbitraire du patronat et la sécurité de son avenir serait remise en ses mains. »
- J.-Bte-André Godin développe la pensée que sa proposition a peut-être le défaut d’être trop large et trop désintéressée pour pouvoir être comprise. Il sait trop que bien rares seraient ceux qui, mis à sa place, agiraient comme il veut le faire.
- Comment donc faire entrer quand même sa pensée à lui dans l’entendement de ses auditeurs ? Pourquoi agit-il comme il le fait ?
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- L’orateur continue :
- « Parce qu’à côté des biens de la terre, il y a les biens éternels, il y a l’amour de la vie humaine, l’amour du progrès et du bien de tous et que cet amour doit avoir la première place dans nos cœurs.
- » Je me suis élevé par mon travail au-dessus du besoin ; par le travail j’ai acquis la fortune, mais sans avoir cessé un seul instant de comprendre que mon devoir était d’aider tous mes collaborateurs à s’élever avec moi, à participer au bien-être dont nous avions créé ensemble les éléments.
- » Voilà pourquoi je veux fonder l’association, qui n’est rien autre que la mise en pratique de la loi d’amour social. »
- Le fondateur du Familistère rappelle avoir passé par bien des phases sociales, puisqu’il a commencé par être ouvrier, sans autre ressource que son travail ; graduellement, il a pu occuper 1, 2, 3, 6, 20, 50 ouvriers puis davantage ; et, à travers cette progression vers la fortune, il a toujours nourri la volonté de fonder — dès qu’il aurait les ressources voulues — une œuvre qui put servir d’exemple à tous les patrons pour assurer le bien des travailleurs. Telle a été l’origine de la fondation du palais social — palais que l’orateur habite avec ses ouvriers, — telle a été l’origine des institutions concernant l’enfance, des caisses de prévoyance mutuelle et de toutes choses inaugurées au Familistère, en vue de guider les habitants vers l’association qu’il s’agit maintenant de réaliser en plein.
- « Alors » continue l’orateur, « vous tous travailleurs, ouvriers et employés, constitués en groupes de surveillance et de direction et possédant des titres de propriété sur l’Usine et le Familistère, vous vous sentirez propriétaires, actionnaires de vos bâtiments d’habitation et des usines, vos instruments de travail ; vous com-
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- prendrez combien profondément vous êtes intéressés à la prospérité des établissements et à ce que tous les groupes s’emploient de leur mieux au perfectionnement incessant des produits de l’industrie qui vous fait vivre. En de telles conditions, si vous comprenez bien les choses et si vous êtes à la hauteur de la situation, vous aurez à l’avance vaincu la concurrence ; et l’usine de Guise tiendra la tête de la fabrication, assurant ainsi, pour de longues années, la prospérité des familles ouvrières reliées à l’établissement.
- » Si nous joignons à ce tableau toutes les garanties données aux habitants du Familistère : caisses de secours en cas de maladie ; pensions de retraites ; soutien des orphelins, veuves, etc. ; éducation et instruction gratuite de l’enfance jusqu’à l’apprentissage ; on comprend combien ce qui vous est offert ici dépasse le petit rêve du chacun pour soi.
- » Ah ! que ceux d’entre vous qui, confiants en leur santé, en leur adresse présente, ferment l’oreille à mes propos, ne voulant pas se donner de tracas pour les autres, songent combien peu l’homme ici-bas est sûr de son lendemain ! La maladie, la mort nous menacent sans cesse et nul ne peut se flatter d’être assuré de son avenir.
- » .Instituons donc les garanties de la vie pour tous, par l’association ; c’est votre plus vivace intérêt, pour vous et vos enfants d’abord, pour prêcher d’exemple ensuite.
- » Enfin, mes amis, n’oubliez pas que les intérêts les plus sacrés de l’existence se rallient à cette couvre de bien social. Je vous ai exposé déjà, que par vos actes en cette vie, vous préparez vous-même les conditions heureuses ou pénibles de votre future existence. Ce n’est pas le moment de reprendre ce soir la question ; mais j’y reviendrai et m’efforcerai de vous faire voir combien la culture en nous de l’amour du bien pour
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- le bien même est autrement précieuse que la conquête éphémère de quelques jouissances en ce monde.
- » Je sais bien que beaucoup de personnes doutent de la survivance après la mort et disent : la vie ne vaut pas qu’on se donne tant de mal pour l’améliorer ; jouissons chacun du bien qui nous arrive sans nous occuper du reste.
- » Cependant l’homme survit à la mort et j’espère arriver à vous faire au moins entrevoir le mode différent de la substance dans lequel il se trouve et, en môme temps, les liens étroits qui rattachent notre état moral par ici à notre état de bonheur ou de peine dans l’autre vie.
- » La valeur des œuvres accomplies dans le véritable amour de tous apparaît alors éclatante à qui a embrassé ces lois de l’évolution morale ; et l’être s’emploie activement au développement et au progrès de la vie à *la surface de la terre, sentant qu’il n’est en cela qu’un instrument de la Providence. Ainsi se prépareront et se réaliseront les vraies conditions sociales du bonheur pour tous.
- » Ce sont là » dit l’orateur en terminant, « les sentiments qui n’ont cessé de me guider dans mes actes. Donnez-moi donc votre concours, afin que nous préparions ensemble l’épanouissement des meilleures forces de l’être humain.
- » L’œuvre sera laborieuse et humble à ses débuts ; mais nous n’en recueillerons pas moins ensemble les éléments de la vraie vie, en acquérant nous-mêmes les qualités morales qui sont les éléments du bonheur dans la vie qui succède à la présente existence. »
- La séance est levée.
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- Les projets de loi concernant la mine et les mineurs
- De l’état des travaux législatifs que nous avons publié le mois dernier, il ressort que parmi tous les projets de loi soumis au Parlement au cours de la présente législature, et concernant directement l’organisation du travail ou de la mutualité, un seul projet est devenu définitif, le projet de loi relatif aux caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs.
- On a vu que trois jours après l’adoption de ce projet, la Chambre avait été saisie d’une nouvelle proposition qui le modifiait profondément dans une de ses dispositions essentielles.
- Et cependant, le projet de loi sur les caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs avait été adopté à une majorité voisine de l’unanimité et les auteurs de la nouvelle proposition, qui appartiennent au groupe socialiste, lui avaient donné leurs suffrages.
- De cette apparente contradiction, ces derniers fournissent les raisons suivantes :
- La loi du 9 juin sur les caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs est insuffisante. Ils ont voté le projet tel qu’il revenait du Sénat, afin surtout de voir substituer en cette matière au bon plaisir des compagnies, le régime et les garanties de la loi.
- Le projet, d’autre part, restituait aux ouvriers la gestion, au moins "partielle, de leurs caisses de secours ; il mettait leur droit à la retraite à l’abri des déplacements et des renvois ; il leur créait une certaine liberté d’action qu’il eût été impolitique de laisser remettre en discussion. Mais tout cela n’était qu’un minimum.
- Les socialistes n’ont pas entendu accepter par leur vote les bases mêmes de l’organisation formulée, sur lesquelles ils font au contraire toutes leurs réserves.
- Ils repoussent absolument le principe de la retenue sur les salaires, et veulent mettre a la charge de l’exploitant les caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs.
- Tel est l’objet de la nouvelle proposition.
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- Le raisonnement est celui-ci ;
- (( C’est à l’employeur, à celui qui profite du travail avec un gros bénéfice — et non à l’ouvrier, par des retenues sur un salaire qui suffit à peine aux besoins de chaque jour — qu’incombe l’obligation de prévoir les mauvais et les vieux jours du travailleur et d’y pourvoir. De telles dépenses doivent rentrer dans les frais généraux de l’entreprise, comme la réparation et le renouvellement de l’outillage. »
- C’est une bien grosse question que celle des caisses de secours et de retraites, et notre intention n’est pas de la traiter incidemment. Les auteurs de la proposition, dans cette circonstance, font, peut-être, trop bon marché des leçons de l’expérience. En règle générale, il nous paraît utile de faire concourir le travailleur actif à l’alimentation des caisses.
- Dans sa Mutualité sociale, qui est comme on le sait, le statut de Y Association du Familistère de Guise, Godin, qui s’est inspiré lui-même d’une expérience de trente années, fait concourir le travailleur actif pour deux motifs principaux : qu’il ait le droit de veiller à l’emploi de ses propres fonds ; qu’il soit intéressé à restreindre les abus.
- * * *
- En même temps que la suppression de toute retenue sur le salaire, les auteurs de la proposition demandent à porter à 6 % pour les caisses de retraites et à 4 % pour les caisses de secours la contribution obligatoire des compagnies.
- La mise à la charge exclusive de l’exploitant des ouvriers tombés malades ou usés à son service, n’est pas une innovation.
- Dès l’année 1604, un édit d’Henri IV, daté du 14 mai, portait ceci : « Sa Majesté veut et ordonne qu’en chaque mine qui sera ouverte en ce royaume, de quelque qualité et nature qu’elle soit, un trentième soit pris sur la masse entière de tout ce qui en proviendra pour l’entretènement d’un chirurgien et l’achat de médicaments, afin que les pauvres blessés soient secourus gratuitement. »
- Les auteurs de la proposition évaluent à neuf ou dix millions par année le total de la contribution patronale
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- aux caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs.
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- # *
- C’est également sur les bénéfices du capital exploitant que M. Naquet propose de prélever les sommes destinées à parer aux accidents de la mine dans la proposition de loi dont voici les principales dispositions :
- Art. 1. — Il sera perçu sur tout le combustible extrait des mines françaises un droit de dix centimes par tonne.
- Art. 2. — Les produits de ce droit, perçus par les agents du fisc, selon les règles ordinaires, seront versés mensuellement à la caisse des assurances gérées par l’Etat.
- Art. 3. — En cas d’accidents survenus dans les mines, cette caisse servira :
- 1° Aux ayants-droit de la ou des personnes décédées, une somme fixe de 5.000 fr. ;
- 2° Aux personnes frappées d’incapacité permanente de travail, une rente viagère de 600 fr., réversible par moitié, en cas de mort, sur la veuve et les enfants mineurs ;
- 3° En cas d’incapacité de travail temporaire, une indemnité de 2 fr. 50 par jour, prolongée jusqu’au moment où le blessé pourra recommencer à travailler.
- D’après les calculs de M. Naquet, et en prenant pour base l’année 1890, l’extraction du charbon dans les mines françaises a produit 26.083.000 tonnes, et le droit à percevoir à raison de 10 centimes par tonnes s’élèverait au chiffre de 2.608.300 francs, somme bien suffisante pour faire face annuellement aux indemnités dues aux victimes des accidents professionnels dans les mines.
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- En 1890, la Conférence de Berlin, composée de délégués désignés par les gouvernements de tous les Etats de l’Europe, après s’être prononcée contre toute intervention des pouvoirs publics dans la fixation de la durée du travail des adultes, formulait la réserve suivante au sujet du travail des adultes dans les mines :
- « Il est désirable que — dans le cas où l’art des mines ne suffirait pas pour éloigner tous les dangers
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- d’insalubrité, provenant des conditions naturelles ou accidentels de l’exploitation des mines — la durée du travail soit restreinte. »
- En 1891, un autre Congrès international, organisé par les mineurs celui-là, eut lieu à Paris.
- Il se prononça à Funanimité pour la réduction de la journée de travail dans les mines au maximum de huit heures.
- Cette décision n’était que l’adaptation précise des vœux formulés à la Conférence de Berlin.
- C’est pour être les interprètes de cette réforme sans cesse réclamée depuis par les syndicats de mineurs, que M. Basly, ancien ouvrier mineur, député,- et trente-neuf de ses collègues, déposaient, en avril 1891, une proposition de loi tendant à réduire au maximum de huit heures la durée du travail dans les mines.
- Cette proposition qui ne fut pas discutée au cours de la précédente législature, a été reprise par son auteur au cours de la législature actuelle.
- Un projet de loi analogue vient de subir un échec devant la Chambre des Communes d’Angleterre. Tout en adoptant la durée de huit heures, la Chambre des Communes a introduit, à une faible majorité, dans la loi, le principe de l’option qui en altérait le caractère obligatoire.
- En présence de ce vote, le gouvernement a préféré retirer momentanément le • projet.
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- La Chambre française est encore saisie d’une proposition de M. Basly, tendant à remanier la loi du 8 juillet 1890 sur les délégués mineurs, de façon à ce que les circonscriptions minières soient agrandies suffisamment pour employer toutes les journées du délégué.
- Cette disposition, la principale du nouveau projet, assurerait l’indépendance des délégués vis-à-vis de l’exploitant.
- D’autres projets concernent le régime légal des mines. Tels sont le projet de loi déposé par M. Jonnart, ministre des travaux publics, au nom du gouvernement; la proposition de loi déposée par M. Goblet et quarante-six de ses collègues radicaux-socialistes, et la proposition de loi déposée par M. Jaurès et sept de ses collègues socialistes.
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- Dans ces divers projets, ce n’est plus seulement la situation des ouvriers mineurs qui est en cause, mais la propriété même des mines.
- C’est une des questions les plus agitées à notre époque que de savoir si les mines sont la propriété de la nation ou si l’Etat les a définitivement aliénées au profit des concessionnaires.
- La loi de 1810 qui régit la matière, et qui, du reste, est en contradiction avec la législation antérieure, non-seulement celle de la Révolution, mais encore celle de l’ancienne monarchie, semble en effet avoir fait abandon perpétuel de la propriété des mines à ceux qui en ont reçu la concession.
- C’est un privilège que n’admet pas la théorie socialiste, et elle fait valoir, à l’appui de sa thèse, que les frais d’établissement et d’exploitation, quelque élevés qu’ils soient, ne justifient pas un renoncement aussi complet à un droit imprescriptible.
- Il est vrai que la loi de 1810 elle-même admet certains cas où le décret de concession peut être retiré.
- C’est ainsi que dans le cas où l’exploitation serait restreinte ou suspendue de manière à inquiéter la sûreté publique ou les besoins des consommateurs, et dans ceux où l’exploitation compromettrait la sûreté publique, la conservation des puits, la sûreté des ouvriers ou des habitants, l’administration peut intervenir en vertu des articles 49 et 50.
- Aux cas d’éviction de notre droit actuel, le projet gouvernemental ajoute le cas de non. payement des redevances fixes et le cas d’inexploitation pendant deux ans, sans causes légitimes, suivant une disposition empruntée à la loi piémontaise du 20 novembre 1859.
- L’article premier du projet Goblet ajoute aux dispositions des articles 49 et 50 de la loi de 1810 que, « dans les cas prévus par ces articles, comme aussi dans le cas de grève, lorsque la cessation de travail se sera prolongée pendant plus de deux mois, sans qu’une' proposition d’arbitrage ait été acceptée ou ait pu aboutir, l’Etat pourra reprendre possession de la mine. »
- Quant à la proposition Guesde, Jaurès et consorts, elle demande purement et simplement l’expropriation des propriétaires actuels des mines sans indemnité.
- Cette rigueur de principe fléchit cependant en faveur
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- de ceux qui, au moment où est déposée la proposition, sont porteurs de titres de mines et n’ont pas un revenu supérieur à 3.000 francs.
- Pour ceux-là, les titres de mines seraient échangés contre des titres de rente.
- L’expropriation accomplie comment assurer l’exploitation des mines?
- D’après le plan collectiviste, applicable d’ailleurs dans ses lignes générales à l’exploitation de la propriété sous toutes ses formes, les mines nationalisées seraient administrées par un conseil central composé, pour un tiers de délégués (ouvriers ou ingénieurs) élus par les mineurs; pour un autre tiers, par des délégués des groupements syndicaux, ouvriers et paysans, appartenant à toutes les catégories du travail national; pour le dernier tiers par des représentants de l’Etat.
- Dans chaque région minière, fonctionneraient, sous l’autorité du conseil central, des conseils régionaux composés exclusivement de travailleurs de la mine, ingénieurs, ouvriers, comptables.
- Enfin, le produit serait consacré à assurer et améliorer les salaires, à constituer un fond pour l’entretien et le développement de l’industrie minière, et à créer des pensions de retraite pour les mineurs et les autres syndicats ouvriers et agricoles.
- On voit qu’il ne saurait être question dans ce plan d’organisation collectiviste de réaliser la formule coopérative « la mine aux mineurs », les collectivistes estimant que ce serait créer une nouvelle catégorie de privilégiés.
- Cette solution trouve sa place dans le projet socialiste de M. Goblet.
- D’après ce projet, en effet, l’Etat pourra exploiter directement les mines reprises par lui ; ou bien il les concédera à des sociétés civiles ou à des associations ouvrières pour une durée limitée qui ne pourrait dépasser vingt-cinq ans, avec droit constant de révocation.
- Enfin, les concessions temporaires sont subordonnées aux conditions suivantes :
- Journée de travail fixée à huit heures et 50 0/0 du bénéfice net ainsi réparti : 15 0/o à la caisse de secours et d’assurance contre les accidents ; 15 0/0 à la caisse des retraites ; 20 0/0 aux ouvriers et employés de la mine proportionnellement à leurs salaires.
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- Fête de l’Enfance
- Conformément aux prescriptions statutaires, la Fête de l’Enfance dont nos lecteurs connaissent bien les traits principaux, a été célébrée, au Familistère de Guise, le premier dimanche de septembre.
- La distribution des livres et récompenses a eu lieu, comme d’habitude, dans la salle du théâtre, devant un nombreux auditoire.
- L’Administrateur-Gérant de la Société, M. Dequenne, a prononcé à cette occasion le discours suivant :
- « Chers Elèves et chers Amis,
- » Voici arrivé de nouveau le moment si désiré de vous tous, le jour de votre fête, la distribution de vos prix, où les plus studieux et les plus capables vont recevoir les récompenses qu’ils ont méritées.
- » Je viens donc aujourd’hui encore, accompagné des conseils, présider cette cérémonie ; c’est une satisfaction et un plaisir pour nous, de même que pour vos parents et vos familles, de venir acclamer les noms des lauréats et les applaudir.
- » La distribution des prix au Familistère, comme partout ailleurs, est le couronnement de l’année scolaire dont elle marque la terminaison ; elle est la récompense des efforts et des travaux des meilleurs élèves ; elle est un stimulant pour les moins avancés, qu’elle excite à mieux faire, afin de pouvoir obtenir à leur tour, des récompenses.
- » De même que les années précédentes, j’ai à vous signaler les succès obtenus aux examens et concours. Sans être aussi marquants que l’an dernier, ils méritent cependant d’être cités.
- » Aux examens pour le certificat d’études primaires, sur 25 élèves présentés, (14 garçons et 11 filles), 15 ont obtenu le certificat, dont 7 garçons et 8 filles ; dans ce nombre, 9 élèves sur 18 de la cinquième classe ont été
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- reçus, et dans la quatrième classe, sur 7 présentés, 6 ont été admis,
- » Sur 6 élèves présentés pour la mention de dessin,
- 5 l’ont obtenue.
- » Au concours ouvert par le Manuel Général sur les facultés suivantes : orthographe, écriture, composition française et calcul; sur 208 élèves des écoles de France (un élève par école) qui y ont pris part, un prix a été accordé à l’une de nos élèves : Anciaux Emilienne, qui a obtenu le n° 9 avec 63 points, la première en ayant 67. (Applaudissements).
- )) La même élève, Anciaux Emilienne, âgée de 16 ans, du cours préparatoire dirigé par M. Demolon, a obtenu le brevet de capacité et a subi avec succès les examens du concours d’admission à l’Ecole Normale de Laon, où elle a été admise avec le n° 4 sur vingt et une concurrentes. (Applaudissements).
- » Au classement de fin d’année pour les élèves admises l’an dernier à l’Ecole Normale, Mlles Vachée Marthe et Maréchal Zoé ont été deuxièmes ex-equo.
- » MUe Lefranc Aline, malade pendant une grande partie de l’année, a obtenu le n° 12.
- » Ces succès, mes amis, sans être aussi éclatants, comme je vous le disais tout à l’heure, que ceux de l’année dernière, sont encore importants et démontrent que nos écoles sont toujours à hauteur et se maintiennent à leur degré de supériorité.
- » Nous pouvons donc encore adresser nos félicitations à notre corps enseignant et particulièrement à M. Demolon. (Applaudissements).
- » De même que chaque année, j’insisterai auprès des institutrices et des instituteurs et ferai appel à leur dévouement pour qu’ils unissent tous leurs efforts, afin de donner à nos enfants, en même temps qu’une instruction bien développée, une bonne éducation, basée sur les principes d’une sage morale.
- » L’éducation de l’enfance a une influence considérable sur l’avenir des jeunes gens, et selon qu’elle a été bonne ou mauvaise, soignée ou négligée, elle peut avoir des conséquences plus ou moins favorables ou défavorables dans la vie d’un homme.
- » C’est à l’école que se forment les nouvelles générations ; c’est en inculquant aux enfants les préceptes
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- de la sagesse qu’on leur apprend à devenir bons et qu’on les empêche de devenir mauvais.
- » De bons principes et de justes préceptes inculqués dans la jeunesse, s’imprégnent dans l’esprit et le caractère, et y laisse des traces indélébiles.
- » Comme toujours j’inviterai les parents à ne pas se désintéresser de l’éducation de leurs enfants et ne pas considérer que celle donnée à l’école est suffisante ; il faut qu’ils la continuent et la complètent par de bons exemples et de sages recommandations ; c’est leur devoir de continuer dans la famille les bonnes semences versées à l’école, sous peine d’en perdre les fruits.
- » Il ne suffit pas de semer, il faut savoir entretenir et cultiver, afin de pouvoir recueillir.
- » Les parents doivent veiller sur la conduite de leurs enfants dont ils sont responsables, pour empêcher les écarts qui se produisent et sont la conséquence naturelle de l’exubérance de sève du jeune âge, et qui tiennent surtout à des tempéraments jeunes et ardents qui pourraient être calmés et adoucis par les effets d’une bonne surveillance et de sages remontrances.
- » Il n’en ^ est malheureusement pas toujours ainsi, dans certaines familles surtout ; cela tient sans doute aux nécessités de la vie et aux occupations des pères et mères, obligés d’être une grande partie de la journée hors de chez eux ; mais ils ont au moins le temps des repas et le soir après la journée, pendant lesquels ils peuvent veiller sur leurs enfants et les tenir sous la main.
- » A vous, mes enfants, je le répète encore, soyez sages et obéissants, studieux et travailleurs ; respectez vos maîtres et maîtresses, écoutez les conseils qu’ils vous donnent et profitez de leurs leçons ; qu’ils trouvent au moins dans la satisfaction qu’ils peuvent éprouver à vous voir profiter de leurs enseignements, une compensation méritée, aux peines et aux fatigues qu’ils éprouvent dans l’exercice de leur profession. Honorez vos parents, qui vous ont donné le jour et se sacrifient pour vous, qu’ils aient la joie de voir fructifier en vous les préceptes de saine morale et les principes de bonne éducation qui vous sont inculqués, récompensez-les de tout le bien qu’ils vous font et qu’ils puissent se glorifier de vous.
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- » En suivant cette bonne voie, en donnant à vos maîtres et maîtresses les satisfactions qu’ils attendent de vous, en faisant par votre bonne conduite la joie de vos parents, en donnant à l’association l’espoir que vous pourrez en être plus tard les dignes continuateurs, vous comblerez tous nos vœux et nous donnerez confiance dans l’avenir de l’œuvre de votre bienfaiteur ; vous deviendrez de bons et braves travailleurs, vous serez de bons patriotes, de vrais et sincères républicains aimant et aidant leurs semblables ; un égoïste qui n’aime que lui-même ne peut être un bon républicain.
- )) La qualification de vrai républicain, dans sa véritable acception démocratique et sociale, s’applique à l’homme droit, généreux, qui aime son semblable et lui vient en aide dans le besoin, souffre du malheur de son prochain et est heureux du bonheur des autres.
- » Faites le bien, soyez charitables, mes enfants, soyez compatissants aux malheureux, et si un besoigneux, vieillard ou infirme, vous tend la main, secourez-le en vous disant qu’un jour peut-être, vous ou l’un des vôtres, serez heureux de trouver sur votre chemin un cœur bienfaisant. C’est une satisfaction pour un cœur bon et généreux que de pouvoir venir en aide à son semblable.
- » Le vrai bonheur consiste principalement à avoir la conscience satisfaite avec le sentiment du devoir accompli ; on peut être plus heureux avec le nécessaire qu’avec la richesse ; la fortune ne donne pas le bonheur.
- » Le bonheur rend l’être humain bon ; nous devrions donc être tous bons ici, car nous avons tout ce qu’il faut pour être heureux, grâce aux bienfaits du regretté Fondateur du Familistère.
- » Nous sommes sur la terre, mes enfants, pour travailler et produire ; depuis l’enfance où nous travaillons pour apprendre, jusqu’à l’âge avancé où les forces épuisées ne permettent plus un travail manuel.
- Le travail élève et ennoblit, c’est par le travail que l’on peut s’élever et acquérir le bien-être. La paresse et l’oisiveté,, au contraire, abaissent et peuvent mener à tous les défauts et à tous les vices.
- » Tout dans la nature nous convie au travail; c’est par le travail que furent élevées les œuvres grandioses
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- créées par des hommes illustres dont les noms sont inscrits au livre d’or de l’humanité.
- » Le travail est le produit de deux facteurs naturels : l’intelligence qui étudie, invente et dirige, la force physique qui exécute, associés au capital qui est lui-même le produit du travail.
- » C’est une loi naturelle, mes amis, les êtres humains naissent inégaux, non pas seulement au point de vue de la fortune et des situations, qui ne sont que des exceptions et dont les inégalités tendront de plus en plus à s’effacer, mais surtout au point de vue de l’intelligence et de la force.
- » La nature marque du sceau du génie l’enfant qui deviendra grand, aidé plus ou moins, peut-être, par les circonstances; l’instruction peut donner le savoir et développer l’intelligence, elle ne donne pas le génie.
- » De tout temps il en a été ainsi et il en sera toujours de même ; il y a toujours eu et il y aura toujours des plus intelligents et des plus forts; la vie humaine est un renouveau et un recommencement perpétuels, avec cette différence sur le passé, que maintenant en raison des progrès de la science sociale, les plus forts et les plus intelligents devront aide et assistance aux plus faibles et aux moins capables, et que ceux qui ont acquis la richesse devront en consacrer le superflu au soulagement des malheureux et à l’amélioration du sort des travailleurs.
- » Jusqu’ici, mes amis, je me suis principalement adressé aux jeunes garçons, je dois dire aussi quelques mots à l’adresse des jeunes filles; elles sont appelées à devenir plus tard des mères de famille et des femmes de ménage.
- » Le rôle et l’influence de la femme dans la famille sont considérables ; elle doit être le génie bienfaisant du foyer domestique, le soutien et la consolation de l’époux; elle doit lui adoucir les amertumes de la vie, le reposer des fatigues du travail et le consoler des chagrins et des déboires qu’il peut éprouver dans ses» occupations journalières.
- » Combien d’hommes seraient de bons maris et bons pères de famille s’ils avaient auprès d’eux une épouse qui saurait les guider, les consoler et leur créer un intérieur attrayant où ils pourraient goûter, après les
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- fatigues et les tracas d’une journée de travail, le repos et la tranquillité nécessaires.
- » Combien d’enfants seraient restés bons et ne seraient pas devenus mauvais, s’ils avaient eu pour les guider et les éduquer convenablement, une bonne mère qui aurait su continuer en famille et faire fructifier les leçons de bonne morale données à l’école.
- » La femme doit être le bon génie familial, elle doit former ses enfants et leur faire acquérir les qualités morales, afin qu’à leur tour ils deviennent aussi de bons pères et de bonnes mères de famille.
- » Ah! mes amis, il est bien regrettable que les besoins et les nécessités de la vie obligent beaucoup die mères de famille à travailler hors de chez elles et abandonner pendant une grande partie de la journée le foyer domestique, où leur présence continuelle serait si nécessaire pour y donner les soins voulus au mari et veiller à la conduite et à l’éducation des enfants; heureusement pour nous qu’au Familistère il n’en est pas tout à fait ainsi, et que les œuvres de mutualité bienfaisante qu’y a créées son Fondateur, ainsi que la nourricerie et les écoles, donnent aux parents la possibilité d’aller au travail sans avoir trop à s’inquiéter de leurs enfants.
- » Vous profiterez donc, chères jeunes filles, des leçons de morale et d’économie domestique qui vous sont données, afin qu’au sortir des écoles vous puissiez aider vos mères dans les soins de la famille et que plus tard vous puissiez à votre tour devenir aussi de bonnes femmes de ménage.
- » Je termine, mes enfants, car je comprends votre impatience, en souhaitant que vous, jeunes garçons, deveniez de bons travailleurs, de bons français et de braves patriotes; que vous, jeunes filles du Familistère, deveniez de bonnes et braves mères de famille et que tous, chers enfants, vous vous montriez dignes des bienfaits de l’illustre Godin. » (Vifs applaudissements)
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- LES DOUZE VERTUS DE LA COOPÉRATION
- (Extrait de VAlmanach de la Coopération française)
- Un jour, un Anglais fit le pari qu’il se tiendrait sur le Pont-Neuf, à Paris, de huit heures du matin à midi, offrant de changer des louis d’or contre des pièces d’un sou et que personne ne lui en prendrait.
- En effet, chaque passant auquel il offrait ses pièces d’or pour un sou, haussait les épaules en disant : « Faut-il me croire bête pour penser que je vais me laisser attraper de la sorte! » Quelques-uns menacèrent de le faire arrêter comme filou. En vérité, l’Anglais allait gagner son pari, car midi était près de sonner, quand, par malheur pour lui, une nourrice vint à passer avec son bébé qui à la vue des belles pièces d’or, se mit à crier qu’il en voulait. La bonne eut beau essayer de le consoler, l’enfant cria si fort qu’elle finit par s’exécuter, en se disant qu’après tout ce n’était qu’un sou de perdu!
- Lecteurs, voilà l’histoire de la coopération. Echanger les misères de l’organisation sociale actuelle contre l’organisation coopérative, c’est échanger un sou contre une pièce d’or. Pour le public, pour les consommateurs, il y aurait tout à gagner : et qu’y aurait-il à perdre? •Rien, absolument rien. Mais allez donc dire cela aux passants! Ils vous rient au nez et vous demandent si vous les prenez pour des dupes : quelques-uns même vous traitent d’exploiteurs.
- Lecteurs de ce petit Almanach, ne faites pas comme les passants du Pont-Neuf qui perdirent une bonne occasion pour se croire trop malins. Soyez plutôt comme ce petit enfant qui eut seul plus d’esprit que tous les autres : il crut à ce qu’on lui disait : il cria jusqu’à ce qu’il tînt la pièce. Criez aussi jusqu’à ce que vous teniez la coopération.
- Nous allons vous énumérer ses vertus : nous n’en comptons que douze, parce qu’il n’y a que douze mois, mais, en cherchant mieux, on en trouverait autant que de jours dans l’année.
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- Mieux vivre
- Si je mets cet avantage au premier rang, ce n’est pas que ce soit le plus important, mais parce que, avant toutes choses, il faut bien commencer par vivre, et s’il se peut, par bien vivre. L’ouvrier surtout, qui a une rude tâche physique à remplir, a besoin de soutenir ses forces par une bonne alimentation. Or, c’est précisément lui qui, forcé d’acheter chez de petits débitants qui lui vendent à crédit, est réduit à consommer tous les produits avariés et innommables qui font la gloire et la fortune du commerce de notre temps. Vins frelatés, café de pois chiches, beurre de margarine, poivre de balayures, eaux-de-vie vénéneuses, tout cela tombe dans la grande bouche du peuple au grand détriment de sa santé et de sa capacité de travail.
- Eh bien! la société coopérative de consommation lui assure des aliments de parfaite qualité, des meilleures provenances. Sans parler même des sociétés anglaises, qui, par l’intermédiaire du Wholesale, envoient chercher directement, et sur leurs propres navires, le beurre en Normandie et le thé en Chine — nous pouvons citer la Moissonneuse de Paris, qui, au lieu du vin exécrable qu’on débite à Paris, sert à ses membres un excellent vin acheté directement, et par 30.000 hectolitres à la fois, à des propriétaires du Languedoc, et bien d’autres encore. Même quand les sociétés coopératives ne sont pas assez riches pour acheter directement aux lieux de production, elles peuvent du moins, en achetant en gros, et, au besoin, en faisant faire de» analyses, donner aux ouvriers une sécurité qu’il leur serait impossible de se procurer autrement.
- Payer comptant
- Comment faites-vous de cela un avantage, direz-vous peut-être? Payer comptant peut être fort désagréable et ce n’est pas toujours possible. Bon pour le riche, qui n’a qu’à mettre là main au gousset pour prendre l’argent; mais pour l’ouvrier, exiger qu’il paye comptant, c’est lui fermer la porte du magasin.
- Erreur, funeste erreur. C’est le riche, au contraire, qui peut se permettre, sans grand danger, l’achat à crédit : le pauvre doit le fuir comme le feu. L’achat à
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- crédit, pour lui, c’est la servitude vis-à-vis du marchand qui le tient, qui ne le lâche plus, et en profite pour lui écouler ses marchandises avariées; c’est la vie empoisonnée par la perspective du « compte qui court », comme on dit, et qui court en effet avec une telle rapidité que, plus jamais, on ne pourra le rattraper ; c’est la tentation des dépenses inutiles, mais auxquelles on se laisse commodément aller quand le marchand ne réclame pas d’argent et se borne à ajouter une ligne ou deux au compte. C’est bientôt, quand le terme fatal est arrivé et que le marchand commence à se fâcher, la vie honteuse, les détours furtifs dans la rue pour ne pas passer devant le magasin, et quand la dette devient trop criarde, le changement de domicile en cachette et la petite faillite.
- Payer comptant, au contraire, c’est l’indépendance et c’est la liberté : « Voici votre marchandise. — Voilà votre argent. » Donnant, donnant. Pas de dette : or la dette, ai-je dit, est une des formes de l’esclavage. On ne peut pas toujours payer comptant, dit-on, quand l’ouvrier n’est payé qu’à la quinzaine? On le peut si on le veut : il suffit, pour cela, d’avoir une quinzaine d’avance. Et c’est justement un des excellents effets des sociétés coopératives — par cette pression morale qu’elles exercent sur leurs membres et par l’exemple de leur coassociés — de leur faire prendre cette salutaire et virile habitude de ne rien acheter sans avoir de quoi le payer.
- Epargner sans peine
- Qui dit épargne dit privation : les deux mots sont synonymes et les deux idées semblent inséparables. Qui peut épargner sans se priver de quelque chose? Pas même le riche : à plus forte raison le pauvre non plus. Du moins, pour le riche, l’épargne n’est que la privation du superflu; mais pour le pauvre c’est, n’est-ce pas? le retranchement de quelque besoin nécessaire, une véritable et douloureuse amputation.
- Pourtant l’Association coopérative a résolu ce problème insoluble : elle a trouvé le moyen de créer l’épargne sans douleur, sans peine, sans même que celui qui bénéficiera de cette épargne s’en doute seulement. Sur
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- certaines enseignes de dentistes, on lit : « Ici on opère sans douleur. » Sur les enseignes des sociétés coopératives, il faudrait lire : Ici on épargne sans douleur.
- Voici comment. A chaque fois que l’associé fait un achat, le bénéfice qu’un marchand ordinaire aurait réalisé sur cet achat, soit le 10 p. 0/o par exemple, est inscrit à son nom et sur son livret, et à la fin de l’année ou du semestre, quand on règle les comptes, la Société lui dit : « Vous avez acheté 700 francs de marchandises dans nos magasins. J’ai fait là dessus 70 francs de profit ou plutôt d’économies qui vous appartiennent et que je vous restitue. » Et voilà notre associé devenu à la fin de l’année petit capitaliste, et au bout de trente ans peut-être, s’il laisse s’accumuler ces petites épargnes sur son livret, gros capitaliste. A-t-il pour cela réduit sa consommation ? Nullement. A-t-il moins mangé ? Au contraire, il a mangé mieux. Et plus il a dépensé, plus (chose merveilleuse !) il se trouve avoir économisé, en sorte qu’on a pu dire dans une formule pittoresque (qu’il ne faudrait pourtant pas prendre au pied de la lettre) que la coopération réalisait l’épargne par la dépense.
- Simplifier les rouages
- Notre organisation sociale est une machine extraordinairement compliquée. Il est permis de l’admirer sans doute, comme on admire ces montres qui marquent non seulement le jour et l’heure, mais le quantième du mois, les phases de la lune, les jours fériés et les années bissextiles. Mais ces montres-là coûtent fort cher et se détraquent aisément, et pour les besoins de la vie chacun préférera une montre simple. Il en est exactement de même du mécanisme social : il coûte fort cher et se détraque constamment. Par conséquent, il serait fort utile de le simplifier.
- En voulez-vous la preuve ? Voyez par combien de mains, par exemple, passe une bouteille de vin ordinaire avant d’arriver dans la cave du consommateur. Le propriétaire du Midi la vend, par l’intermédiaire d’un courtier, à un commerçant en vins de Nimes, Béziers ou Montpellier, lequel la revend, par l’intermédiaire d’un autre courtier, à un négociant en gros de Bour-
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- gogne ou de Bercy, lequel la revend à un marchand en demi-gros, lequel la revend au débitant, lequel la revend au consommateur, probablement sous le nom de petit Mâcon. Le consommateur la payera 60, 7Q ou 80 centimes le litre, et voici son argent qui refait le même chemin, mais en sens inverse, remontant du débitant au troisième marchand, puis au deuxième, puis au premier, pour arriver enfin entre les mains du propriétaire. Seulement celui-ci ne touche que 15 centimes : le reste est resté en chemin. Avez-vous vu dans un incendie au village, là ou il n’y a pas de pompes, faire la chaîne? Les seaux passent de main en main, seulement les trois quarts de l’eau restent en chemin. Le mécanisme commercial est aussi arriéré que le système de la chaîne ; il gaspille les trois quarts de la valeur des choses et ruine à la fois le consommateur en lui faisant acheter trop cher et le producteur en lui faisant vendre trop bon marché.
- L’association coopérative supprime tous ces rouages inutiles ; elle fera parvenir, par les voies les plus directes, la richesse des mains du producteur dans celles du consommateur et l’argent, en retour, des mains du consommateur dans celles du producteur, — soit que, sous la forme de sociétés de consommation, les consommateurs achètent directement leur vin aux propriétaires, — soit que, sous forme de syndicats agricoles, les propriétaires vendent directement leur vin au public. Et de même pour tous les autres produits.
- Les organes de transmission doivent être réduits au minimum, car, par le frottement, ils absorbent inutilement la force vive. C’est un principe de mécanique : c’est également un principe d’économie politique.
- Combattre les débits de boissons
- Partout où dans nos villes on bâtit un quartier neuf, on peut être sûr qu’avant même que les maisons soient achevées, on verra installés, à l’angle le plus en vue, sous la plus belle façade, à la place d’honneur, un, deux, trois débits de boissons, autant que la place peut en contenir. On y verra en lettres d’or flamboyantes : Bar de la Patrie ! ou Bar de la République ! avec les couleurs nationales ! Un maire de Bordeaux, M. Bays-
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- selance, avait interdit aux marchands de vin de prendre pour enseigne le drapeau de la France : mal lui en a pris, car il n’a pas été réélu. Ce sont, en effet, des puissances que ces débits ; ce n’est pas là seulement que se débitent des boissons dangereuses qui nous feront, avant qu’il soit longtemps, des générations d’épileptiques et d’idiots, c’est là aussi que le peuple se réunit, qu’il reçoit le mot d’ordre les jours de grève et les jours d’élection ; c’est là, sur le zinc, dans les vapeurs de l’alcool et les senteurs de l’absinthe, que se choisissent les représentants du peuple et que se font et se défont les gouvernements. Il y a plus de 400.000 de ces débits en France ; dans certaines villes du Nord et de la Normandie, on en compte un pour dix habitants adultes.
- Malheureusement on ne voit pas si fréquemment l’enseigne des sociétés coopératives ; elles ne sont pas 400.000, mais 1000 à peine, surtout elles n’occupent pas d’ordinaire les places d’honneur, elles ne brillent pas en lettres d’or, mais se dissimulent humblement et pauvrement dans les rues modestes. Pourtant, contre la multiplication des débits de boissons, la multiplication des sociétés de consommation serait le meilleur antidote. Ceci tuera cela — si l’on veut. L’ouvrier qui est affilié à une société de consommation n’est plus un client pour le marchand de vin —et la meilleure preuve, c’est que ceux-ci nous détestent : — il va acheter son litre de vin, de bière ou de cidre au magasin et le rapporte chez lui pour le boire en famille. La société coopérative, souvent aussi, lui ouvre une salle de réunion, un salon, un petit jardin, où il peut consommer avec les siens ou avec ses amis ; là, il sait qu’il ne risque pas d’être empoisonné, il sait qu’on ne le poussera pas à la consommation et il sait enfin qu’il gagnera au moins un sou par verre qu’il boit. Et ces sociétés coopératives peuvent et doivent se transformer, à l’instar des débits, mais bien mieux qu’eux, en rendez-vous pour s’entendre et se consulter, pour discuter la question politique ou sociale du jour. Où, mieux que dans ces petites républiques qui s’appellent des sociétés coopératives, le peuple pourrait-il faire l’apprentissage des mœurs de la liberté ? Où pourrait-il mieux former des
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- hommes, sortis de lui, dignes de le représenter et de parler en son nom ?
- Gagner les femmes aux questions sociales
- Les femmes, à part quelques exceptions retentissantes, ne s’intéressent pas beaucoup aux questions sociales. Socialisme , communisme , internationalisme , ou même droit au travail, solidarité, émancipation de la femme, toutes ces abstractions ne leur disent rien de clair, rien de bon. Une femme aime ses enfants, son mari, son ménage, ses meubles et cherche le bonheur
- — et le trouve parfois — dans le cercle de cet horizon qui se touche de la main.
- La société coopérative n’est pas une abstraction ; elle aussi se touche de la main et rentre dans ce cercle des occupations de la femme. Cependant, il ne faudrait pas s’imaginer que les femmes vont être tout de suite gagnées à la coopération. Elles se montrent, au contraire, dans le début du moins, généralement hostiles aux magasins coopératifs. Ces établissements, qui d’ordinaire ne payent guère de mine, qui les obligent souvent à faire une course assez loin de leur maison et dans lesquels il faut encore perdre du temps à attendre son tour d’être servie, où l’on ne peut pas marchander, ni faire avec le marchand un brin de causette, ni se faire faire par lui un brin de cour — tout cela leur déplaît fort. Beaucoup de sociétés coopératives ont échoué qui n’ont dû leur échec qu’à l’hostilité des femmes d’ouvriers ou de bourgeois.
- Mais, patience! Du jour où elles ont compris que ce magasin est différent des autres en ce que les bénéfices au lieu d’appartenir au marchand, appartiennent à l’acheteur, elles sont converties. Et si le magasin se transforme, comme nous l’avons vu à Marseille et ailleurs, en salle de fêtes et de réunions, de danse ou de concert, où elle peut passer la soirée avec son mari et ses filles, la femme comprend très bien qu’il y a là un foyer qui, sans supprimer celui de la famille, peut le compléter. Et si la Société avait la bonne idée
- — très peu l’ont eu, je dois le dire — de nommer des femmes dans son conseil d’administration et de leur confier une part dans la direction et la surveillance du
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- magasin, elle s’en trouverait à merveille, et « les droits de la femme » pourraient s’exercer là mieux qu’au Conseil municipal ou à la Chambre des députés.
- En somme, il ne faut pas oublier que la première association coopérative qui ait existé dans le monde... ç’a été le ménage.
- Emanciper le peuple par l’éducation
- Si le peuple veut arriver au rôle auquel il aspire, c’est à dire remplacer les classes dirigeantes — la première condition à remplir, c’est d’acquérir les connaissances indispensables pour prendre en main le gouvernement économique. On a beau dire que propriétaire, capitaliste et patron ne sont que des parasites, n’empêche que le jour où ils disparaîtraient tout d’un coup, la machine économique serait singulièrement détraquée. Quand on répète que de même que la bourgeoisie a fait sa révolution en 1789, de même le peuple doit faire la sienne à la fin de ce siècle, on oublie que la bourgeoisie en 1789 était mûre depuis longtemps pour remplacer la noblesse, tandis qu’aujourd’hui le peuple n’est pas prêt pour remplacer la bourgeoisie.
- On le sent si bien que dans tous les programmes révolutionnaires, on fait figurer l’instruction intégrale. C’est une plaisanterie que « l’instruction intégrale » : nul ne la possède ni ne la possédera jamais. Il n’est pas nécessaire, pour que le peuple exerce le gouvernement économique, qu’il connaisse le calcul intégral ni la paléographie ; mais il est nécessaire qu’il connaisse le maniement du capital, le rôle de l’argent, la puissance et les dangers du crédit; il est indispensable qu’il acquière la pratique des affaires et la connaissance des hommes. Où pourra-t-il mieux apprendre tout cela que dans les associations coopératives, qui sont comme « les leçons de choses » de la démocratie?
- D’abord, éducation économique proprement dite : fonder des entreprises, les faire vivre, chercher des débouchés, prévoir l’avenir, trouver des hommes capables et, les ayant trouvés, leur obéir, apprécier la puissance de la richesse acquise, apprendre l’ordre et l’économie, boucler un budget — puis éducation morale :
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- accepter sans murmurer les mauvaises chances, serrer les rangs dans l’adversité, avoir foi dans sa cause, réagir contre l’individualisme qui nous dévore, apprendre à s’occuper non pas seulement de ses propres intérêts, mais de ceux d’autrui, bannir le mensonge et la fraude des relations commerciales — voilà le moins qu’on apprenne dans toute association coopérative qui réussit, et elle ne réussit qu’autant qu’on l’a appris.
- Et même l’éducation intellectuelle et la culture générale du corps et de l’esprit ne font pas défaut dans les sociétés coopératives dignes de ce nom. Toutes celles qui sont fondées sur le modèle de Rochdale ont un fonds d’éducation destiné à organiser des conférences, de véritables cours, des examens parfois, en tous cas des salles de lecture, de dessin, de musique, de gymnastique, tout ce qui petit faire des hommes. Et à quoi peut servir toute réforme sociale si d’abord elle ne forme des hommes?
- Faciliter à tous l’accès de la propriété
- C’est une grande joie pour un homme que de pouvoir dire : ma terre, ma maison, mon jardin, mes titres de rentes, — joie qui n’est nullement proportionnée à l’étendue de la terre, aux dimensions de la maison ou du jardin, au chiffre de la rente, — joie parfaitement légitime d’ailleurs quand elle a pour objet des biens gagnés par le travail.
- Cependant les collectivistes veulent le supprimer cet élément de bonheur qui tient une si grande place dans l’existence humaine, à preuve les efforts que font les hommes pour se le procurer. Dans le régime qu’ils souhaitent, il n’y aura plus de propriétaires de terres ou de maisons, plus de capitalistes, ni gros ni petits. Et pourquoi? La propriété individuelle est, dit-on, une forme de monopole, un moyen d’exploitation. Peut-être; alors il faut la corriger, non la supprimer. Le but des réformes sociales ne doit-il pas être d’augmenter, plutôt que de diminuer, la somme de bonheur qui peut exister en ce monde? Il n’y en a pas déjà tant!
- C’est là précisément l’avantage de la coopération. Elle a pour but non de supprimer la propriété indivi-
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- duelle, mais de la rendre accessible à tous, sinon sous forme de propriété, purement individuelle, du moins sous forme de copropriété. Par la société de production, elle tend à rendre les ouvriers copropriétaires de leurs ateliers, machines et instruments de production. Par la société de construction, elfe tend à rendre les ouvriers propriétaires de maisons. Par la société de crédit, elle fait les ouvriers leurs propres banquiers, et par la société de consommation, non seulement elle rend les ouvriers copropriétaires des magasins, mais éventuellement copropriétaires des usines fondées .par ces magasins et des fermes achetées par eux pour leurs besoins.
- Mais, en généralisant ainsi la propriété, la coopération espère, tout en en retenant les bienfaits, en atténuer les fâcheux effets. Le jour où cette République coopérative, qu’elle rêve, serait pleinement réalisée, on verrait' les grandes compagnies de mines ou d’assurances, les grandes banques, les grands magasins, les grandes usines, peut-être même un jour les grandes exploitations agricoles, en un mot tout ce qui, dans le régime actuel, tend à prendre' la forme de Société par actions, prendre la forme coopérative. On fera tout de même de la grande production, mais au lieu d’être aux mains des grands propriétaires ou des grands capitalistes* elle sera faite par les petits propriétaires et les petits capitalistes associés.
- Reconstituer une propriété collective
- Nous venons de dire qu’un des avantages de la coopération est de créer une foule de petits propriétaires et petits capitalistes. Alors, si elle multiplie la propriété individuelle, comment créerait-elle une propriété collective ? Les deux buts paraissent contradictoires ? — Nullement. Il n’est pas impossible, et il est même désirable que le patrimoine collectif grandisse en même temps que le patrimoine individuel.
- Autrefois, dans les sociétés primitives, il y avait un patrimoine commun considérable, très précieux pour les pauvres, que beaucoup d’économistes regrettent encore aujourd’hui et dont les vestiges subsistent dans les campagnes sous le nom de biens communaux. Au
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- moyen-âge, les corporations ouvrières et surtout les congrégations religieuses avaient constitué un patrimoine collectif énorme qui se chiffrait par milliards. Tous ces biens, qu’on flétrissait sous le nom de biens de mainmorte, ont été remis par la Révolution dans la circulation, non sans motifs, car ils avaient été peu à peu détournés de leurs véritables fins.
- Les associations aujourd’hui, non seulement les associations ouvrières telles que trades-Unions ou sociétés de secours mutuels, mais tous les établissements dits d’utilité publique qui se multiplient chaque jour, œuvres de bienfaisance, sociétés savantes, universités, etc., tendent à reconstituer des propriétés communes. Les sociétés coopératives de consommation seront l’instrument le plus puissant de cette reconstitution, car elles sont les seules associations à peu près qui puissent ' faire des bénéfices et grossir indéfiniment leurs fonds de réserve : fonds d’éducation, fonds d’assistance, capitaux de production. Ainsi les membres de ces sociétés se trouvent épargner non seulement pour chacun d’eux, mais aussi pour tous et pour les générations à venir. L’épargne individuelle est bonne, mais l’épargne collective est mieux. C’est ainsi que Bûchez, le fondateur de la première association coopérative, avait compris leur rôle. Ainsi on verra renaître au vingtième siècle une nouvelle forme de biens de mainmorte : la mainmorte laïque.
- Etablir le juste prix
- Pour les économistes, il n’y a pas de juste ni d’injuste prix ; le prix des choses est déterminé par la loi de l’offre et de la demande, et, haut ou bas, il est ce qu’il doit être. Mais la conscience nous dit, elle, qu’il ya un juste prix des choses : c’est celui qui rémunère suffisamment le travail consacré à les produire, c’est celui qui permet au travailleur de vivre de son travail.
- Or, l’organisation économique actuelle n’assure guère ce juste prix. D’une part, nous voyons une foule d’articles vendus à des prix scandaleusement supérieurs à leur valeur réelle, le bénéfice recueilli par l’intermédiaire représentant souvent dans ce cas cinq ou six fois la valeur payée pour le travail du producteur. D’autre part, nous voyons nombre d’articles vendus à des prix d’un
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- bon marché tel qu’ils ne peuvent laisser évidemment au travailleur de quoi vivre. On voit, à l’époque des premières communions, des magasins de nouveautés vendre au prix de 10 francs, robe, corsage, ceinture, voile, gants et chaussures — et beaucoup d’articles de lingerie se vendent à des prix analogues. Le client qui les achète se frotte les mains en se disant : J’ai fait une bonne affaire ! Mais la malheureuse ouvrière qui, en travaillant quatorze ou quinze heures par jour pour les confectionner à un prix dérisoire, y a laissé ses yeux et ses poumons, n’a pas fait, elle, une bonne affaire ! Il est clair que si les clients avaient conscience de leurs devoirs sociaux et s’ils avaient les connaissances suffisantes pour apprécier la juste valeur des choses, ils devraient se refuser à acheter des articles qui représentent la chair et le sang de créatures humaines. Beaucoup de consommateurs — et non pas seulement de la classe bourgeoise, mais de la classe ouvrière — se rendent ainsi moralement responsables de l’exploitation de leurs frères.
- Eh bien ! les sociétés coopératives de consommation feront ce que les consommateurs d’aujourd’hui ne savent pas ou ne peuvent pas faire. Elles ne rechercheront pas, comme les grands magasins d’aujourd’hui, uniquement le bon marché. Elles n’accepteront et ne vendront que des articles dont la valeur suffira à rémunérer l’ouvrier qui les a produits. Et cela leur sera bien plus aisé encore le jour où elles auront pris assez de développement pour produire elles-mêmes dans leurs propres ateliers et par leurs propes moyens la plupart des articles qu’elles mettent en vente. Il leur sera bien aisé alors de se rendre compte par elles-mêmes du travail employé à la production de ces articles et du juste prix auquel on peut les mettre en vente.
- Supprimer la préoccupation du profit
- C’est le profit qui, dans notre organisation économique, est le seul ressort de la production. S’agit-il d’entreprendre une œuvre quelconque, de défricher des terres incultes, d’essayer de nouvelles industries, de construire des maisons, d’ouvrir un canal ou un chemin de fer — la seule question qu’on se pose n’est
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- pas de savoir si ces entreprises répondent ou non à un besoin public, mais si elles rapporteront un profit. Sans doute, les économistes disent que toute entreprise qui répond à un besoin public est profitable, mais ce n’est pas toujours vrai. La création de grands canaux d’irrigation dérivés du Rhône serait très utile à la production agricole de tous les départements du Sud-Est de la France, mais comme il n’est pas sûr que l’entreprise puisse distribuer des dividendes, on ne la fait pas. Il serait très utile, dans les villes, de construire des logements pour les ouvriers, mais comme les belles maisons rapportent davantage ou du moins donnent un revenu plus commode à toucher, on ne construit pas de logements ouvriers, et de même dans les petites choses. Il en résulte donc que le profit, au lieu d’agir à la façon d’un ressort et d’un stimulant de la production, agit souvent, au contraire, à la façon d’un sabot qui l’enraye, d’un déclic qui l’empêche de fonctionner au-dessous d’une certaine limite.
- Or, il est de l’essence de l’association coopérative — à la différence de la société capitaliste — de se préoccuper des besoins à satisfaire et non des profits à toucher. Il y a dans ce simple changement d’idées toute une révolution.
- Une société coopérative d’épicerie ou de boucherie, par exemple, a pour but de fournir à ses membres des denrées de la meilleure qualité, mais elle ne cherche point à réaliser des profits élevés, et si même elle fixe un' prix de vente supérieur à son prix de revient, ce n’est point pour réaliser des profits, mais pour atteindre des buts tout différents qui peuvent être de constituer des épargnes à ses membres ou de leur procurer un local, une salle de lecture, ou de produire directement les denrées qu’elle vend — c’est-à-dire toujours de pourvoir aux besoins individuels de ses membres ou aux besoins collectifs de l’association. Une société coopérative de construction a pour but de bâtir les maisons nécessaires à ses membres, mais non pas de faire de ces maisons un placement avantageux. Une société coopérative de crédit a pour but d’avancer à ses membres les capitaux dont ils peuvent avoir besoin, mais non de leur faire payer le taux d’intérêt le plus élevé.
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- En un mot, le jour où, dans une société tous les services économiques, seront organisés coopérativement, il arrivera ceci : que tout se fera en vue de satisfaire aux besoins des consommateurs et non plus principalement en vue de procurer des profits aux producteurs. N’est-ce pas justement ce que demandent les socialistes ?
- Abolir les conflits
- Le monde où nous vivons est le théâtre de conflits incessants qui tiennent non seulement aux instincts de combativité inhérents à la nature humaine, mais aussi à l’organisation économique. Cette organisation met aux prises comme antagonistes le patron et l’ouvrier, le créancier et le débiteur, le propriétaire et le locataire, le marchand et le client. Elle les lie l’un à l’autre par couples, de façon si cruelle qu’ils passent leur temps à s’entre-déchirer et que pourtant ils ne peuvent se séparer.
- La coopération met fin au combat en supprimant les combattants, ou plutôt en les confondant en un seul. Par l’association de production, l’ouvrier devient son propre patron ; il ne peut pas se haïr lui-même ni faire grève contre soi-même. Par l’association de crédit, l’emprunteur devient son propre prêteur ; les associés se prêtent à eux-mêmes : il n’y a pas à craindre qu’ils demandent en gage, comme le juif Shylock, un morceau de leur propre chair ! Par l’association de construction, le locataire devient son propre propriétaire ; c’est à soi-même, en tant que membre de la société, qu’il paye ses loyers : il ne se mettra pas à la porte ! Par l’association de consommation, le consommateur devient son propre fournisseur : c’est à soi-même qu’il vend. Le prix est-il un peu cher? il gémit peut-être en tant qu’aclieteur ; mais il se frotte les mains en tant que marchand. Le prix est-il bas ? il ne fait plus de bénéfices en tant que vendeur, mais il fait des économies en tant qu’aclieteur. Ainsi, par la coopération, tout conflit d’intérêt, toute dispute finit par la bonne raison qu’on ne peut se disputer avec soi-même. C’est bien plus‘que l’union entre ennemis : c’est leur fusion. Hier, ils se haïssaient, aujourd’hui, ils ne font qu’un.
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- Et l’action pacifiante de la coopération s’étend bien au delà du cercle étroit où elle agit : comme cette liuile dont il suffit de verser quelques gouttes sur la mer orageuse pour voir, dans un cercle grandissant, le calme se faire et les vagues s’affaisser — de même la coopération, étendue dans un pays à toutes les branches de la production, supprimerait la concurrence acharnée qu’elles se font entre elles et qui les dévore, et étendue encore dans le cercle plus vaste de la coopération internationale, supprimerait les guerres de tarifs — toutes les sociétés coopératives sont libre-écliangistes — et sur les drapeaux elle arborerait, au lieu des aigles, des lions et autres bêtes de proie, son emblème des deux mains jointes !
- Ch. Gide
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- Sous un régime de suffrage universel, tout citoyen exerce une part de gouvernement par le choix des représentants qu’il envoie aux divers conseils de la cité, du département et de l’Etat. L’homme le plus rapproché de la hrute et l’homme le plus intelligent se trouvent sur le même pied en tant que possesseurs du même droit. Ce droit existe ; d’accord, comme droit absolu ; mais de même que celui qui veut faire l’ange fait la bête, de même qui veut l’exercice du suffrage universel peut s’attendre à en voir émaner des faits étranges. Aussi les gouvernants d’un pays de suffrage universel sont-ils préoccupés avant tout d’une chose : l’éducation des électeurs, et s’ils ne peuvent les élever jusqu’à l’ange, cherchent-ils au moins à les dégager de la bête.
- Deux éléments composent cette éducation : moralisation et instruction. Elever le niveau moral et intellectuel de la nation, amoindrir la distance qui sépare les disgraciés de la fortune de ses favorisés en donnant à ceux-ci l’exemple de l’humilité, à ceux-là des moyens de perfectionnement, telle doit être la préoccupation des gouvernements qui veulent former des électeurs éclairés, capables d’apprécier sainement la valeur de leurs votes.
- Laissons de côté le point de vue moralisation, assez négligé du reste, et disons quelques mots de l’instruction.
- Depuis une quinzaine d’années, l’instruction primaire a reçu une impulsion vigoureuse. L’ignorance a reculé ; les illettrés deviennent de plus en plus rares. Pour atteindre ce but un effort gigantesque et de grands sacrifices ont été faits. Sont-ils suffisants ? Il y a lieu de craindre le contraire.
- Dans la préface d’un travail sur l’enseignement professionnel au degré primaire, un inspecteur général de l’instruction primaire de la plus haute compétence. M. René Leblanc s’exprime ainsi :
- » Sans doute l’enfant doit d’abord apprendre à lire, à » écrire, à compter, et, jusqu’à 10 ans on ne peut guère
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- )) lui enseigner autre chose, mais pendant les dernières » années de scolarité, l’esprit, le choix, la direction » des exercices doivent être guidés par les exigences » de la vie réelle, car, s’il est nécessaire d’instruire le » futur ouvrier, il est indispensable de ne point l’expo-» ser à perdre le goût du travail professionnel. En fait, » l’instruction primaire actuelle s’occupe peu de la pré-» paration à la vie, et, quand l’écolier quitte ses livres » et ses cahiers pour d’autres instruments de travail, le » changement est tout à fait brusque. Il faudrait pou-» voir ménager la transition ; malheureusement, l’action » de l’école cesse trop tôt et trop complètement. »
- Cette préface est illustrée d’un dessin graphique qui représente la statistique de l’instruction en France, et montre une lacune énorme de l’âge de 12 ans à l’âge de 20 ans.
- Voici les proportions rendues visibles par ce dessin graphique :
- Sur quatre cent mille garçons nés la même année, en .1872 par exemple, on en compte 20 ans après, en défalquant les décédés.
- 4 0/o dans l’Administration et la force publique ;
- 3 0/o dans les professions dites libérales ;
- 6 O/o vivant de leurs revenus ;
- 14 0/o dans le commerce ou les transports ;
- 25 0/o dans l’industrie ;
- 48 0/o dans l’agriculture ;
- Or, le graphique montre que depuis l’âge de 12 ans en moyenne, les enfants des trois dernières catégories, soit 87 0/o, ont abandonné l’école. « D’abord — dit l’au-» teur — la fréquentation scolaire devient irrégulière » bien avant l’examen du certificat d’études ; ensuite » jusqu’à l’arrivée au régiment les neuf dixièmes des » garçons restent privés des moyens d’instruction, et » par conséquent sont exposés à perdre les connais-» sauces et les bonnes habitudes acquises à l’Ecole. » Exposés, dit l’auteur : N’y a-t-il pas lieu de croire qu’il aurait pu être plus affirmatif ? Ces neuf dixièmes de jeunes garçons sont lancés à 12 ou 13 ans dans la mêlée de la vie. N’étant pas cultivés, les germes d’instruction déposés dans ces jeunes têtes se dessèchent à peine éclos. Le travail matériel, machinal en quelque
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- sorte, auquel ils sont voués les accapare exclusivement, et n’étant alterné avec aucun effort intellectuel affaiblit peu à peu les ressorts de l’intelligence et la rend incapable d’un développement normal. Sur ces neuf dixièmes de jeunes travailleurs des champs, de l’atelier et du commerce un petit nombre fera de la lecture un délassement à ses travaux et sur ce petit nombre combien peu s’adonneront à des lectures sérieuses et instructives. Heureux si le cabaret ne devient pas leur école et le mauvais journal leur livre de prédilection.
- C’est là, dans ces neuf dixièmes, dans ces masses profondes, que les sophistes et les rhéteurs jettent l’hameçon et se font de grasses prébendes, soit comme journalistes, soit comme politiciens. Qu’est-ce qui fait la raison d’être de tous ces marchands d’orviétans, si ce n’est précisément l’existence de ces masses ? Fleurirait-elle leur prose dévergondée ou subversive ; leur donnerait-elle de beaux bénéfices, si elle ne trouvait acheteur ? Et voilà comment l’instruction primaire s’arrêtant à l’âge de douze ans, après maints efforts et maints sacrifices, aboutit à pire qu’un avortement. Le malade était soumis à un régime qui devait le guérir ; le régime brusquement supprimé, le mal reprend avec plus d’intensité.
- Que faire ? Nous répondrons, avec M. René Leblanc, que l’un des bons moyens de porter remède à ce mal et de compléter l’œuvre de l’Ecole, c’est de mettre en jeu les intérêts professionnels.
- Un pas est déjà fait dans cette voie. L’initiative privée avait créé çà et là des établissements d’enseignement professionnel. L’État s’est engagé dans cet ordre d’idées ; il subventionne un certain nombre d’établissements privés et a transformé plusieurs Ecoles primaires supérieures ou Cours complémentaires en Ecoles pratiques destinées à l’enseignement de diverses professions.
- Le but de ces Ecoles est spécialement la formation d’apprentis connaissant la théorie et la pratique de leur métier. Les travaux professionnels prennent dans ces écoles de 22 à 33 heures par semaine selon la profession enseignée ; 18 à 25 heures sont consacrées à l’enseignement général,
- D’immenses avantages peuvent être retirés de cette
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- institution. Pour nous en convaincre mettons en parallèle la situation de l’enfant passant de l’école à l’atelier et celle de l’enfant entrant à l’Ecole pratique.
- A l’atelier, l’apprenti a 60 heures de travail par semaine, mais il est souvent dérangé par diverses corvées qui n’augmentent pas le bagage de ses connaissances. Ses forces ne sont pas équilibrées. Tantôt il est surmené physiquement, tantôt il est laissé dans une demi-oisiveté. Les travaux délicats ne lui sont pas confiés ; le patron ménage la matière première et ne tient pas à la laisser gaspiller. Pas d’ordre, pas de méthode dans l’enseignement. C’est par la répétition des mêmes travaux, par l’observation, par l’expérience que l’apprenti apprend quelque chose.
- Ce qui est vrai pour l’apprenti de l’atelier l’est également pour le petit employé de commerce et pour le jeune cultivateur.
- A l’Ecole, les heures de travail professionnel sont entièrement consacrées à un travail méthodique, progressif, surveillé assidûment par un préposé spécial. La matière première n’est pas ménagée. Les heures d’atelier sont coupées par l’enseignement général qui délasse les membres, de même que, repris ensuite, le travail manuel délasse le cerveau. La raison d’être des outils, des mouvements, des procédés employés est donnée au jeune homme dont le travail devient par cela même intelligent et les progrès rapides.
- A l’atelier, l’apprenti oublie ce qui lui a été enseigné à d’école primaire ; ses facultés intellectuelles manquant d’exercice s’affaiblissent.
- A l’Ecole pratique, son instruction augmente, son intelligence s’affine.
- A l’atelier, la moralité du jeune homme court de grands risques.
- A l’Ecole pratique, sa conduite est soigneusement surveillée. S’il peut subir l’influence de quelques mauvais camarades, tout au moins vit-il, se meut-il dans une atmosphère moralisante.
- A l’atelier, le travail manuel lui apparaît comme une corvée rebutante. Il en vient parfois à le mépriser, à le maudire parce qu’il se sent trop souvent sous les ordres de maîtres et d’ouvriers qui l’exploitent et se jouent de lui, quand ils ne le malmènent pas.
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- A l’Ecole pratique, le travail manuel est pour le jeune homme un délassement agréable ; il le fait avec plaisir. Il y voit un noble emploi des forces physiques, un égal du travail intellectuel.
- Eh bien ! oui, travail manuel, travail intellectuel sont égaux, sont frères. Nous les avons trop séparés jusqu’à ce jour et peut-être est-ce là ce qui rend notre société si déséquilibrée. Du côté de l’atelier, ignorants farouches et prétentieux, du côté des intellectuels, névrosés et décadents; des deux parts, vanité. Par ici, pas assez d’entretien et de renouvellement des forces physiques et vanité tirée de cette faiblesse même et de ces mains soi-disant aristocratiques, simple indice d’appauvrissement. Par là, pas assez d’efforts intellectuels, dépérissement cérébral, et vanitée tirée de ces mains calleuses qui s’imaginent être seules à construire l’édifice industriel. Vanité, erreur des deux côtés. Très offert depuis de longs siècles, le travail manuel subissait la défaveur qui s’attache fatalement à la marchandise abondante sur le marché. Son frère le travail intellectuel, beaucoup plus rare, jouissait au contraire de la faveur qui entoure toute marchandise recherchée et de difficile acquisition. Mais lui aussi commence à être très offert.-Dans cet ordre d’idées la marchandise délaissée produit une fermentation malsaine d’où sortent les déclassés. Sachons par nos méthodes d’éducation équilibrer ces deux facteurs primordiaux de la prospérité et du bonheur social : travail intellectuel et travail manuel.
- Veut-on savoir ce que pense sur ce sujet un de ces hommes qui rêvent le changement complet de l’ordre social, Pierre Kropotkine :
- » Nous posons en principe, — dit-il — que dans l’in-» térêt de la science, de l’industrie, de la société tout » entière, l’être humain doit, sans considération de » naissance, recevoir une éducation qui le rende apte » à réunir la parfaite intelligence des sciences à la par-» faite entente du métier. » Plus loin :
- « Pour le dire sans phrases, en quittant l’école à l’âge » de 18 à 20 ans, tout garçon ou fille devrait avoir une » instruction théorique suffisante pour prendre part à » de savants travaux et être pourvu d’un métier manuel » lui permettant de contribuer à la production matérielle » de la richesse. »
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- La formule est absolue et peut-être par là nuisible à l’idée même, mais elle contient un fond de vérité qui peut servir d’objectif à ceux qui s’occupent de réformes en ce qui touche l’instruction.
- C’est l’application de cette vérité que le gouvernement poursuit en fondant des Ecoles pratiques. Prenant à l’Ecole primaire l’enfant suffisamment préparé et qui veut entrer dans l’agriculture, le commerce ou l’industrie, elles en font, elles en feront quand elles seront plus nombreuses, un travailleur complet sachant utiliser avec facilité toutes ses forces productrices aussi bien au point de vue théorique qu’au point de vue pratique. Ne l’abandonnant qu’à un âge où les impressions reçues sont moins fugitives, où l’homme se dessine, se forme, elles en feront un citoyen éclairé, conscient de ses actes et de ses votes, difficile à séduire et non un déséquilibré que le premier ambitieux venu fascine par le clinquant de son verbiage.
- E. Benoit-Germain.
- {VEmancipation, Nimes).
- A propos de l’excellent article qui précède, nous nous faisons un plaisir de rappeler à nos lecteurs que dans notre dernier numéro, page 562, sous le titre : Bibliographie, nous avons soumis à leur attention un journal spécialement affecté à Y Instruction primaire et professionnelle, c’est-à-dire le Bulletin officiel de l’ecole pratique d’industrie et de commerce, de Nîmes. (1)
- (1) Abonnement annuel 5 francs. S’adresser à M. Vallai, directeur de l’Ecole, place de la Calade, Nimes, Gard.
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- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- FRANCE
- La réforme de l’habitation. — M. le docteur Tison, a présenté au Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences une remarquable étude sur les principales causes sociales de la phtisie, cette terrible maladie auprès de laquelle la peste, le choléra et toutes les autres maladies infectieuses ne comptent pour ainsi dire plus, et dont on peut dire que le cinquième des décès lui est attribuable.
- Parmi ces causes, M. Tison en retient trois surtout : le troglodytisme, l’alcoolisme, et le travail excessif avec alimentation insuffisante ou malsaine.
- Bien que ces deux dernières causes entrent dans le cadre des matières habituellement traitées par le Devoir, puisqu’elles soulèvent la suprême question de la conservation et du développement de la vie humaine, et la question subsidiaire de la coopération, nous ne suivrons pas M. Tison dans les intéressants développements qu’il a fournis à ce sujet ; mais nous emprunterons au compte-rendu publié par M. E. Alglave dans le Temps, les détails suivants sur ce que M. Tison entend par troglodytisme :
- « C’est la situation de l’individu forcé d’habiter presque constamment un local trop petit, insuffisamment pourvu d’air pur et de lumière. Cela le constitue à l’état d’infériorité organique, même vis-à-vis de nos ancêtres préhistoriques qui habitaient les grottes et les cavernes ; car ceux-ci, du moins, n’y séjournaient que pour dormir et se mettre à l’abri des intempéries ou des dangers ; mais, le reste du temps, ils se livraient au grand air à des exercices fortifiants comme la chasse et la pêche. De nos jours, la question de l’habitation hygiénique est tellement mal comprise, qu’un grand nombre de personnes dans les villes et même dans les campagnes sont comparables aux troglodytes ou, mieux encore, aux mineurs Chargés d’extraire des profondeurs du sol les matières nécessaires à l’industrie, mais avec
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- cette différence qu’ils ne voient pas leur journée limitée à huit heures, comme celles des mineurs. En effet, beaucoup de maisons ressemblent, du côté intérieur qu’on ne voit pas de la rue, à une mine dans laquelle les escaliers et les courettes représenteraient les puits d’extraction et d’aération. M. Tison a indiqué le remède qu’il faudrait appliquer à cet état de choses. Ce seraient des règlements nouveaux sur les constructions.
- » II faudrait, dans l’établissement d’un îlot, ne permettre de bâtir que le long du périmètre des rues qui l’enserre, de manière à conserver à l’intérieur une vaste cour qui pourrait au besoin devenir un jardin ou un square. Les logements, composés d’au moins deux pièces donnjant l’une sur la rue, l’autre sur cette cour intérieure ou jardin, recevraient toujours ainsi la lumière du soleil au moins d’un côté et seraient suffisamment aérés et éclairés. On objectera tout de suite la perte de terrain qu’entraînerait une pareille organisation ; mais cette perte ne serait pas aussi considérable qu’on le pense. En réunissant ensemble les différentes cours et courettes qui existent déjà dans chaque maison de l’îlot, on aurait une superficie presque suffisante pour constituer la cour centrale unique que demande M. Tison, et qui serait tout autrement efficace pour l’assainissement et l’aération. Il en coûterait sans doute quelque chose pour l’agrandir aux dimensions convenables. Mais ne vaut-il pas la peine d’accepter quelques sacrifices pour faire disparaître les bâtiments construits au fond des cours et qui sont généralement les plus malsains de tous ? »
- La disposition architecturale préconisée au Congrès de Caen par M. le docteur Tison, n’est autre que celle du Familistère de Guise. C’est à elle que les habitants du Familistère doivent, depuis 35 ans, les conditions de salubrité qui leur font payer à la mort un tribut moindre que celui de l’agglomération urbaine voisine, comme le prouvent les statistiques dressées par M. Bernardot dans son livre le Familistère de Guise et son Fondateur.
- Nous sommes heureux de voir le principe de la réforme architectonique réalisée par Godin, recevoir en quelque sorte une solennelle consécration dans une assemblée telle que celle de l’association française. pour l’avance' ment des sciences.
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- SUISSE
- L’Assurance contre le chômage. — Les préoccupations du législateur ne se sont tournées jusqu’à présent que vers l’assurance contre la maladie, la vieillesse ou les accidents du travail.
- On n’a pas encore osé aborder la question du chômage, ce grand ennemi de l’ouvrier. L’assurance contre le chômage aurait cependant les conséquences les plus heureuses. Mais les difficultés financières ont fait reculer les législateurs.
- Cependant dans plusieurs cantons suisses l’initiative privée a obtenu des résultats pratiques en établissant des caisses d’assurance contre le chômage.
- C’est ainsi que dans les villes de Berne, de Zurich et de Bâle et dans le canton de Saint-Gall se sont créées des caisses d’assurance qui, tout en étant à leur début, ont donné d’excellents résultats.
- La commission d’administration de la caisse d’assurance contre le chômage de la ville de Berne vient de publier un rapport très complet sur son premier exercice, année 1893-94.
- Le nombre des membres de la caisse s’est élevé pendant l’année courante à quatre cent quatre. Deux cent seize d’entre eux se sont annoncés comme étant sans ouvrage, sur lesquels cinquante ont trouvé du travail pendant la première semaine de leur chômage. Il en est resté cent soixante-six qui ont eu droit aux prestations de la caisse.
- L’indemnité était fixée par jour à 1 franc pour les célibataires et à 1 fr. 50 pour les hommes mariés.
- Le paiement de la solde avait lieu une fois par semaine, tous les samedis soirs.
- Les indemnités payées se sont élevées en moyenne à 41 fr. 40 par assuré sans ouvrage. Quelques-uns d’entre eux ont touché jusqu’à 105 francs. Si l’on songe que la prime s’élève à 4 fr. 80 par an, on se rendra compte des services que peuvent attendre de cette caisse les assurés.
- Les dépenses totales ont été de 7.815 francs, dont 6.835 pour les indemnités, le reste pour frais d’administration, etc. Les cotisations des membres, dons volontaires et contributions des patrons se sont montés à 3.080 francs, le subside de la ville à 4.735 francs.
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- LE DEVOIR
- Le canton de Saint-Gall a généralisé l’initiative prise par la ville de Berne ; une loi a été votée par le Grand Conseil Saint-Gallois en vue d’organiser dans les communes l’assurance obligatoire contre le chômage. Voici les principaux articles de cette loi :
- Art. 1er. — La commune est autorisée à introduire par elle-même, ou avec le concours d’autres communes, l’assurance obligatoire contre les suites du chômage.
- Art. 2. — La caisse de l’assurance contre le chômage est placée sous la surveillance des autorités communales.
- Art. 3. — L’assurance est obligatoire pour tous les ouvriers dont le gain journalier ne dépasse pas 5 fr.
- Toutefois, les personnes du sexe masculin qui ont des gains dépassant 5 francs peuvent entrer dans l’association avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
- Les personnes qui, par contre, ont une assurance dans une compagnie ne sont pas mises au bénéfice de cette disposition. Les statuts pourront prévoir l’admission des femmes.
- Art. 4. — Les statuts seront établis par les intéressés et les conseils communaux.
- Les statuts sont soumis au Conseil d’Etat pour approbation et doivent contenir sur l’organisation et les cotisations des membres les principes suivants :
- L’administration de la caisse d’assurance est remise a une commission composée de cinq membres, dans laquelle les assurés seront représentés ;
- La -contribution hebdomadaire ne peut pas dépasser 30 centimes ;
- Les secours ne seront accordés qu’aux assurés qui ne sont pas en chômage par leur faute ; ils doivent avoir payé régulièrement leurs cotisations hebdomadaires pendant six mois. Pour les étrangers, le délai peut être plus éloigné ;
- Il sera remis à l’ouvrier sans ouvrage une indemnité minimum de 1 franc par jour ;
- Un manque de travail de cinq jours consécutifs pendant trois mois n’a droit à aucune indemnité ;
- Au même ouvrier il ne pourra être accordé l’indemnité prévue que pour 10 semaines (= 60 jours) pendant la même année ;
- Il sera prévu dans les statuts une révision des statuts ;
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- 11 sera adjoint à chaque caisse d’assurance un bureau d’offres du travail. Les frais d’administration seront supportés à Saint-Gall par la caisse de police.
- Art. 5. — Les dépenses de la caisse d’assurance sont couvertes ;
- Par les versements hebdomadaires des assurés ;
- Par les dons et legs ;
- Par les contributions communales, qui ne pourront toutefois pas dépasser 2 fr. par assurés ;
- Par des allocations de l’Etat portées chaque année au budget ;
- Par des allocations de la Confédération.
- Si les recettes sus-mentionnées ne suffisaient pas pour couvrir les dépenses, le découvert de l’année en cours sera supporté moitié par la commune, moitié par l’Etat.
- Art. 6. — L’Etat peut autoriser et subventionner des associations volontaires qui s’occuperaient de l’assurance contre les effets du chômage.
- Art. 7. — Les journaliers faisant partie de l’assurance obligatoire qui ne payeraient pas leurs cotisations, après les sommations d’usage, seront punis par le Conseil communal d’une amende de 3 à 25 fr. ; ou, à défaut de payement, d’un à cinq jours de prison.
- Si, après ces mesures, le sociétaire ne s’exécutait pas, il sera rayé de la Caisse d’assurance et renvoyé au « fonds » des pauvres.
- Art. 8. — Un sociétaire qui se sera acquis des secours par des données mensongères est tenu de rembourser ce qu’il aura ainsi reçu.
- Art. 9. — Les difficultés qui pourraient surgir, par suite de la mise à exécution de la présente loi, seront réglées par le Conseil d’Etat.
- Art. 10. — Le Conseil d’Etat est chargé de la mise à exécution de la présente loi.
- Trois communes, celles de Saint-Gall, de Tablatt et de Straubenzell, appliquant cette loi, ont conclu entre elles une sorte de consortium pour la création d’une caisse d’assurances. Les statistiques établissent qu’environ cinq mille cent ouvriers seront soumis à l’assurance. Le produit de la cotisation montera donc à 53.040 francs par an, la cotisation hebdomadaire, étant fixée à 20 centimes. On calcule que 10 0/0 des membres de la caisse
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- LE DEVOIR
- seront dans le cas de recevoir l’indemnité statutaire de 2 francs par jour pendant 60 jours : il en résultera une dépense de 61.200 fr. Le déficit serait donc de 8.160 fr. que devront couvrir les contributions des communes et les dons volontaires.
- NORWÈGE
- L’assurance des ouvriers contre la maladie. —
- D’après le projet de loi déposé par le gouvernement l’assurance serait obligatoire pour les ouvriers et employés de l’industrie et du commerce en général, et pour les domestiques employés à la ville.
- Le salaire annuel limite, au-delà duquel cesse l’obligation de l’assurance, a été fixé à 1.200 couronnes (1680 fr.)
- Les droits acquis par l’assurance consistent en un secours pécuniaire journalier à accorder au malade pour une durée de treize semaines, à partir du premier jour indemnisé. Le secours journalier est compris entre la moitié et les trois quarts du salaire journalier moyen. L’organe d’assurance est une caisse générale pour tout le royaume/placée sous la garantie de l’Etat et désignée sous le nom de Caisse des malades du royaume.
- Elle est divisée en sections ; cette division correspond aux divisions territoriales,
- Cette caisse admet aussi des membres volontaires.
- • La cotisation est déterminée d’après l’âge d’entrée et le salaire de l’assuré.
- Les assurés supportent la totalité de la cotisation ; le patron déduit du salaire le montant de la cotisation et paye directement pour ses ouvriers.
- Les caisses de maladie existant avant l’entrée en vigueur de la loi, telles que les caisses d’usines et de fabriques et les caisses des sociétés de secours peuvent jouer le rôle d’organes de l’assurance obligatoire sous certaines conditions, notamment celles de garantir des secours en cas de maladie à un taux et pour une durée non inférieurs aux limites fixées par la loi et de ne pas exiger de cotisations supérieures à celle du tarif de la caisse générale du royaume.
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- I iA QUESTION 13K XjAl PAIX
- Le mouvement pacifique en Allemagne
- Le mouvement pacifique a pris une grande extension en Allemagne, dans ces dernières années. Naguère il n’y avait, dans ce pays, pas d’autre Société de la Paix que celle de Franckfort ; mais, à côté d’elle, s’organisait, il y a deux ans, celle de Wiesbaden sous la présidence dn comte Botlimer. Peu de temps après, le Congrès de Berne inspirait un « Appel au peuple allemand » à la suite duquel se fonda une grande Société allemande de la Paix, dont le siège est à Berlin, et à laquelle se rattachent aujourd’hui toutes les Sociétés pacifiques allemandes ; leur nombre s’élève déjà à 12.
- Pour activer la propagande on a créé, sur la proposition de M. Franz Wirtli, un journal de correspondance mensuel, qui rend compte de tout ce qui se poursuit en faveur de la Paix sur le territoire allemand, et qui est envoyé gratuitement à 750 journaux allemands de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Suisse. Le bureau de Berne, qui publie ce journal de correspondance, projette déjà d’en tirer des éditions française, anglaise et italienne.
- L’an dernier, le nombre des Sociétés, qui ne sont plus que des branches de la grande Association allemande de la Paix, s’est accru par la constitution successive des groupes de Constance et d’Ulm, en premier lieu, et plus tard des groupes de Koënigsberg, de Leipzig, de Breslau, d’Insterburg, de Siegen, de Pforzheim et d’Ofïenburg, dont la fondation doit être en grande partie attribuée à l’appel mentionné plus haut.
- L’organe de ces groupes, en même temps que des Sociétés autrichiennes, est le journal : Die Waffen Nieder (à bas les armes) que rédige Mme la baronne de Suttner, l’auteur du célèbre roman du même nom, devenue depuis la présidente de la Société autrichienne de la Paix. La publication de cet excellent journal, qui paraît une fois par mois, a beaucoup contribué aux progrès du mouvement pacifique en Allemagne. La première
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- LE DEVOIR
- assemblée de la Société à Berlin comptait peu de monde, mais la troisième put avoir lieu dans la salle de l’Hôtel-de-Ville qui fut à peine suffisante. On dispose maintenant d’une douzaine d’orateurs, qui vont faire des conférences dans les villes d’une région spéciale et qui y provoquent la création de nouveaux groupes. Le siège de la Société est à Berlin, Markgrafenstrasse, 46. Le bureau pour la propagande dans l’Allemagne du sud est à Franckfort sur Mein, Ilermanstràsse, 42.
- Un treizième groupe est en voie de se former à Mannheim (Bade) où s’est constitué un comité qui est entré en relations avec des personnalités de Stuttgart, de Munich, de Nuremberg, de Mayence, de Cassel, de Darmstadt, de Strasbourg, de Cologne et d’autres villes, en vue d’établir des groupes dans ces diverses localités. N’est-il pas vrai qu’on commence à marcher ?
- La preuve des succès déjà obtenus est dans le développement de la littérature pacifique. Le prix mis au concours par la Société suédoise pour le meilleur ouvrage sur le mouvement pacifique sera probablement décerné à un écrivain allemand. Les journaux satiriques commencent à s’occuper de nous. Les poètes composent pour nous des poèmes et des hymnes dont plusieurs ont été déjà mis en musique. Les Parlements s’occupent de la question de la Paix, et le chancelier de l’Empire a lui-même déclaré qu’une convention et un rapprochement international étaient le but de l’avenir. Un des plus éminents officiers du ministère de la guerre, le général de Gossler, a déclaré dans un journal militaire qu’un accord entre les Gouvernements pour la diminution des armements ne lui paraissait pas chose impossible.
- Une excellente brochure du vice-président de la Société, le Dr Grelling, vient d’être publiée et distribuée en grande abondance. Cette brochure reprend la proposition de M. Jules Simon relative à une trêve de Dieu. En outre la Société a créé un bulletin spécial pour ses groupes et portant pour titre : Mitteilungen der Deuts-cheti Friedensgesellschaft, (communications de la Société allemande de la Paix).
- Les députés du Reichstag qui font profession de principes pacifiques sont constitués en un groupe qui compte
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- déjà 70 membres et qui sera largement représenté à la conférence interparlementaire de La Haye.
- Les attaques que les Amis de la Paix ont à supporter de la part de la presse antipacifique, ont déjà donné lieu à des répliques très intéressantes, mais le nombre des journaux qui se sont livrés à ces attaques n’est pas considérable.
- Une institution très pratique, imaginée par le groupe d’Ulrn, consiste à ouvrir des salles de lecture pacifique. On propage ainsi les idées pacifiques parmi les gens qui jusqu’à présent ignoraient le mouvement.
- Un autre résultat qu’a obtenu la Société allemande, c’est un legs de 50.000 marks (62.500 fr.) qui lui a été adressé par une dame bavaroise. C’est le premier legs qu’ait reçu une Société pacifique de l’Europe continentale.
- Franz Wirtil
- {La Paix par le Droit.)
- rTSSHf
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- LE DEVOIR
- MOUVEMENT FÉMINISTE
- FRANCE
- Les femmes et la criminalité
- D’un rapport présenté au Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, tenu dernièrement à Caen, il résulte que les femmes commettent six fois moins de crimes que les hommes, bien qu’elles soient aussi nombreuses.
- La criminalité de la femme s’abaisserait même encore beaucoup si on la mesurait sur les crimes ordinaires, car les crimes qu’elle commet surtout sont des crimes tout spéciaux : infanticides, avortements et suppression d’enfants.
- L’auteur du rapport, M. Yvernès, qui fut longtemps chef du service de la statistique judiciaire, et dont pat conséquent la . compétence est indéniable en ces matières, n’hésite pas à dire que ces crimes spéciaux seraient sans doute moins nombreux si la séduction était punie comme elle l’est en Allemagne, et si la recherche de la paternité était permise comme elle l’est dans plusieurs pays.
- ' Partout d’ailleurs, on cherche à diminuer la peine édictée contre l’infanticide commis par la mère, peine qui est plus grave que celle du meurtre dans la loi française.
- Les- magistrats eux-mêmes excusent la mère « sur laquelle les lois civiles rejettent trop fréquemment tout le fardeau des devoirs qui résultent de la naissance d’un enfant, tandis que les épaules les plus fortes en sont déchargées et que les audiences offrent maintes fois le douloureux spectacle de l’impunité absolue du séducteur rendue plus révolfanle encore par son cynisme et son insouciance. » C’est un magistrat qui parle ainsi, M. Lacointa, et il conclut également que la justice criminelle serait moins énervée si la loi permettait de po rsuivre le principal coupable, le séducteur.
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
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- La statue de Condorcet
- Dernièrement, la ville de Paris érigeait sur l’une de ses places une statue à Condorcet.
- Deux membres distingués des groupes féministes parisiens, Mmo Vincent et Mme Potonié Pierre avaient exprimé le désir de prendre la parole à l’inauguration du monument. Le conseil municipal de Paris s’y est refusé.
- Et cependant en recourant aux programmes électoraux de nos édiles, peut-être trouverait-on une majorité favorable aux droits électoraux des femmes.
- Dans tous les cas, le conseil municipal n’ignorait pas que Condorcet avait proclamé l’égalité des sexes.
- * *
- L’écolière de cinquante ans
- « Rien n’est plus ridicule qu’un vieillard abécédaire », dit quelque part le gouailleur Montaigne.
- Cette opinion est excessive et tout porte à croire que le philosophe « ondoyant et divers » des Essais eût tout aussi bien, le cas échéant, soutenu l’opinion contraire.
- Et volontiers, sans doute, il se fût attendri sur le cas de la brave villageoise signalée cette semaine par les journaux.
- L’affaire s’est passée à Rousset, une commune du département de l’Isère, à la solennité municipale de la distribution des prix.
- Agée d’un demi-siècle, accaparée probablement par le travail de la terre, perdue dans le noir de l’ignorance où l’on asservissait les filles de sa génération, hantée peut-être du sentiment de justice républicaine qui veut aujourd’hui l’instruction obligatoire, elle a eu la volonté superbe de se soumettre à cette nouvelle loi, elle a décidé de savoir lire autrement que de mémoire dans le livre de prières et de pouvoir compter autrement que sur le bout de ses doigts.
- Cette résolution prise, elle s’est rendue chaque matin à l’école, elle a tenu bon — et c’est là le plus difficile par les campagnes — contre les railleries des gars et des commères. Obstinée elle s’est assise sur les bancs, à côté des petites élèves de l’alphabet, dont elle sem-
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- LE DEVOIR
- blait l’aïeule. En fin de compte, elle est parvenue à ses fins : elle sait lire, elle parvient à écrire, elle connaît les quatre règles du calcul. Elle sait tout, en somme, de ce qu’il faut savoir, pour avoir accès sur ce qu’il lui plaira désormais d’étudier et d’approfondir.
- Et quand est venue la réunion des fillettes en robes blanches, pour la réception des récompenses devant le public de tout le village, aux bruits impressionnants de la musique des pompiers, la courageuse étudiante n’a pas faibli; elle a répondu à l’appel de son nom et a reçu, des mains de M. le maire, le beau livre rouge doré sur tranche et la couronne de laurier qui attestaient le succès de ses efforts.
- A ce propos, une anecdote qui vaudra mieux que tout commentaire. Diogène de Laërte raconte que le jour de sa condamnation à la ciguë, Socrate interrogeait un grammairien sur certaines difficultés de prosodie :
- — Que t’importe tout cela, puisque tu vas mourir ce soir? lui dit un des assistants.
- — C’est pour le savoir avant de mourir, répondit Socrate.
- (La Justice) Louis Mullem
- RUSSIE
- Ecole féminine de médecine
- Un récent ukase de l’empereur de Russie autorise l’ouverture, à Saint-Pétersbourg, d’une nouvelle Ecole de médecine exclusivement réservée aux femmes.
- Le nombre des élèves susceptibles d’y être admises, est fixé présentement à cent vingt. Tout porte à croire que dans l’avenir il deviendra illimité.
- * *
- ETATS-UNIS
- La campagne en faveur du suffrage féminin dans l’Etat de New-York
- La convention qui révise actuellement la constitution de l’Etat de New-York a rejeté un amendement constitutionnel accordant aux femmes le droit de suffrage.
- Cet amendement était appuyé par des pétitions rêvé-
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
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- tues cle 272.330 signatures dont 110.074 de femmes de toutes les classes.
- Le futur électorat féminin ne se tient pas pour battu et se propose de revenir à la charge en portant la question devant la prochaine législature de l’Etat.
- Une femme maire
- A Pleasanton (Kansas), Mmo Austin a été élue maire de la ville après une campagne électorale des plus mouvementées.
- Elle l’a emporté d’une vingtaine de voix sur son concurrent, un quincailler, que le commerce local de la ville soutenait énergiquement, et qui même avait obtenu la voix du mari de son adversaire, apparemment peu favorable à la participation des femmes aux affaires publiques.
- Mme Austin, à peine investie du pouvoir, a déclaré une guerre acharnée aux cafés et aux maisons de jeux ; elle a dénoncé énergiquement l’immoralité de l’administration précédente qui avait imposé une redevance à ces établissements peu recommandables et qui en tirait des revenus.
- Son premier acte officiel a été de révoquer toute la police et de remplacer les titulaires par des hommes sûrs ayant mission formelle de faire exécuter rigoureusement l’arrêté qui prohibe la vente des liqueurs fortes et le jeu. Aussi, les cafés et les établissements de jeu se sont fermés rapidement : les propriétaires et les gérants de ces maisons sont allés chercher fortune ailleurs. La vente des cigarettes a été interdite aux jeunes gens mineurs. Les jeunes filles au dessous de seize ans sont arrêtées si elles parcourent seules les rues après neuf heures du soir.
- Tous les restaurants et les débits doivent être rigoureusement fermés à dix heures du soir.
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- SANS FAMILLE
- Par Hector MALOT
- Ouvrage couronné par l’A.cadérai© française
- (Suite)
- — Museler Capi, Zerbino, Dolce, s’écria Vitalis, s’adressant bien plus au public qu’à l’agent, mais votre seigneurie n’y pense pas ! Comment le savant médecin Capi, connu de l’univers entier, pourra-t-il ordonner ses médicaments purgatifs pour expulser la bile de l’infortuné M. Joli-Cœur, si ledit Capi porte au bout de son nez une muselière ? encore si c’était un autre instrument mieux approprié à sa profession de médecin, et qui celui-là ne se met point au nez des gens.
- Sur ce mot, il y eut une explosion de rires et l’on entendit les voix cristallines des enfants se mêler aux voix gutturales des parents.
- Vitalis, encouragé par ces applaudissements, continua :
- — Et comment la charmante Dolce, notre garde-malade, pourra-t-elle user de son éloquence et de ses charmes pour décider notre malade à se laisser balayer et nettoyer les entrailles, si, au bout de son nez elle porte ce que l’illustre représentant de l’autorité veut lui imposer? Je le demande à l’honorable société et la prie respectueusement de prononcer entre nous.
- L’honorable société appelée ainsi à se prononcer, ne répondit pas directement, mais ses rires parlaient pour elle : on approuvait Vitalis, on se moquait de l’agent, et surtout on s’amusait des grimaces de Joli-Cœur, qui, s’étant placé derrière « l’illustrissime représentant de l’autorité, » faisait des grimaces dans le dos de celui-ci, croisant ses bras comme lui, se campant le poing sur la hanche et rejetant sa tète en arrière avec des mines et des contorsions tout à fait réjouissantes.
- Agacé par le discours de Vitalis, exaspéré par les rires du public, l’agent de police, qui n’avait pas l’air .d’un homme patient, tourna brusquement sur ses talons.
- Alors il aperçut le singe qui se tenait le poing sur la
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- SANS FAMILLE
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- hanche dans l’attitude d’un matamore ; durant quelques secondes l’homme et la bête restèrent en lace l’un de l’autre, se regardant comme s’il s’agissait de savoir lequel des deux baisserait les yeux le premier.
- Les rires qui éclatèrent, irrésistibles et bruyants, mirent fin à cette scène.
- — Si demain vos chiens ne sont pas muselés, s’écria l’agent, en nous menaçant du poing, je vous lais un procès ; je ne vous dis que cela.
- — A demain, signor, dit Vitalis, à demain.
- Et tandis que l’agent s’éloignait à grands pas, Vitalis resta courbé en deux dans une attitude respectueuse ; puis, la représentation continua.
- Je croyais que mon maître allait acheter des muselières pour nos chiens ; mais il n’en fit rien et la soirée s’écoula même sans qu’il parlât de sa querelle avec l’homme de police.
- Alors je m’enhardis à lui en parler moi-même.
- — Si vous voulez que Capi ne brise pas demain sa muselière pendant la représentation, lui dis-je, il me semble qu’il serait bon de la lui mettre un peu à l’avance. En le surveillant, on pourrait peut être l’y habituer.
- — Tu crois donc que je vais leur mettre une carcasse de fer?
- — Dame, il me semble que l’agent est disposé à vous tourmenter.
- — Tu n’es qu’un paysan, et comme tous les paysans tu perds la tête par peur de la police et des gendarmes. Mais sois tranquille, je m’arrangerai demain pour que l’agent ne puisse pas me faire un procès, et en même temps pour que mes élèves ne soient pas trop malheureux. D’un autre côté, je m’arrangerai aussi pour que le public s’amuse un peu. Il faut que cet agent nous procure plus d’une bonne recette, et joue un rôle comique dans la pièce que je lui prépare, cela donnera de la variété à notre répertoire et nous fera rire nous-mêmes un peu. Pour cela, tu te rendras tout seul demain à notre place avec Joli-Cœur ; tu tendras les cordes, tu joueras quelques morceaux de harpe, et quand tu auras autour de toi un public suffisant, et que l’agent sera arrivé, je ferai mon entrée avec les chiens. C’est alors que la comédie commencera.
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- LE DEVOIR
- Il ne me plaisait guère de m’en aller tout seul ainsi préparer notre représentation, mais je commençais à connaître mon maître et à savoir quand je pouvais lui résister : or, il était évident que dans les circonstances présentes je n’avais aucune chance de lui faire abandonner la partie de plaisir sur laquelle il comptait ; je me décidai donc à obéir.
- Le lendemain, je m’en allai à notre place ordinaire, et tendis mes cordes. J’avais à peine joué quelques mesures, qu’on accourut de tous côtés, et qu’on s’entassa dans l’enceinte que je venais de tracer.
- En ces derniers temps, surtout pendant notre séjour à Pau, mon maître m’avait fait travailler la harpe, et je commençais à 11e pas trop mal jouer quelques morceaux qu’il m’avait appris. Il y avait entre autres une ccui-zonettci napolitaine que je chantais en m’accompagnant de la harpe et qui me valait toujours des applaudissements.
- J’étais déjà artiste par plus d’un côté, et par conséquent disposé à croire, quand notre troupe avait du succès, que c’était à mon talent que ce succès, était dù ; cependant ce jour-là j’eus le bon sens de comprendre que ce n’était point pour entendre ma catuonnetta qu’on se pressait ainsi dans nos cordes.
- Ceux qui avaient assisté la veille à la scène de l’agent de police, étaient revenus, et ils avaient amené avec eux des amis. On aime peu les gens de police, à Toulouse, comme à peu près partout ailleurs, et l’on était curieux de voir comment le vieil Italien se tirerait d’affaire et roulerait son ennemi. Bien que Vitalis 11’eût pas prononcé d’autres mots que : « A demain, signor, » il avait été compris par tout le monde que ce rendez-vous donné et accepté était l’annonce d’une grande représentation dans laquelle on trouverait des occasions de rire et de s’amuser aux dépens de la police.
- Aussi, en me voyant seul avec Joli-Cœur, plus d’un spectateur inquiet m’interrompait-.il pour me demander si « l’Italien » 11e viendrait pas.
- — Il va arriver bientôt.
- Et je continuai ma canzonnetta.
- Ce 11e fut pas mon maître qui arriva, ce fut l’agent de police. Joli-Cœur l’aperçut le premier, et aussitôt, se campant la main sur la hanche et rejetant sa tête^en
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- arrière, il se mit à se promener autour de moi en long et en large, raide, cambré, avec une prestance ridicule.
- Le public partit d’un éclat de rire et applaudit à plusieurs reprises.
- L’agent fut déconcerté et il me lança des yeux furieux.
- Bien entendu, cela redoubla l’hilarité du public.
- J’avais moi-même envie de rire, mais d’un autre côté je n’étais guère rassuré. Comment tout cela allait-il finir ? Quand Vitalis était là, c’était bien, il répondait à l’agent. Mais j’étais seul, et, je l’avoue, je ne savais comment je répondrais si l’agent m’interpellait.
- La figure de l’agent n’était pas faite pour me donner bonne espérance : elle était vraiment furieuse, exaspérée par la colère.
- Il allait de long en large devant mes cordes et quand il passait près de moi, il avait une façon de me regarder par dessus son épaule qui me faisait craindre une mauvaise fin.
- Joli-Cœur, qui ne comprenait pas la gravité de la situation, s’amusait de l’attitude de l’agent. Il se promenait, lui aussi, le long de ma corde, mais en dedans, tandis que l’agent se promenait en dehors, et en passant devant moi, il me regardait à son tour par-dessus son épaule avec une mine si drôle, que les rires du public redoublaient.
- Ne voulant point pousser à bout l’exaspération de l’agent, j’appelai Joli-Cœur, mais celui-ci n’était point en disposition d’obéissance, ce jeu l’amusait, et il refusa de m’obéir, continuant sa promenade en courant, et m’échappant lorsque je voulais le prendre.
- Je ne sais comment cela se fit, mais l’agent que la colère aveuglait sans doute, s’imagina que j’excitais le singe, et vivement, il enjamba la corde.
- En deux enjambées, il fut sur moi, et je me sentis à moitié renversé par un soufflet.
- Quand je me remis sur mes jambes et rouvris les yeux, Vitalis, survenu je ne sais comment, était placé entre moi et l’agent qu’il tenait par le poignet.
- — Je vous défends de frapper cet enfant, dit-il ; ce que vous avez fait est une lâcheté.
- L’agent voulut dégager sa main, mais Vitalis serra la sienne.
- Et pendant quelques secondes, les deux hommes se regardèrent en face, les yeux dans les yeux.
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- LE DEVOIR
- L’agent était fou de colère.
- Mon maître était magnifique de noblesse ; il tenait haute sa belle tête encadrée de cheveux blancs et son visage exprimait l’indignation et le commandement.
- Il me sembla que, devant cette attitude, l’agent allait rentrer sous terre, mais il n’en fut rien ; d’un mouvement vigoureux, il dégagea sa main, empoigna mon maître par le collet et le poussa devant lui avec brutalité.
- Vitalis faillit tomber, tant la poussée avait été rude ; mais il se redressa, et, levant son bras droit, il en frappa fortement le poignet de l’agent.
- Mon maître était un vieilard vigoureux, il est vrai, mais enfin vieillard ; l’agent, un homme jeune encore et plein de force, la lutte entre eux n’aurait pas été longue.
- Mais il n’y eut pas lutte.
- — Que voulez-vous ? demanda Vitalis.
- — Je vous arrête, suivez-moi au poste.
- — Pourquoi avez-vous frappé cet enfant ?
- — Pas de paroles, suivez-moi !
- Vitalis ne répondit pas, maïs se tournant vers moi :
- — Rentre à l’auberge, me dit-il, restes-y avec les chiens, je te ferai parvenir des nouvelles.
- Il n’en put pas dire davantage, l’agent l’entraîna.
- Ainsi finit cette représentation, que mon maître avait voulu faire amusante et qui s’acheva si tristement.
- Le premier mouvement des chiens avait été de suivre leur maître, mais je leur ordonnai de rester près de moi, ot, habitués à obéir, ils revinrent sur leur pas. Je m’aperçus alors qu’ils étaient muselés, mais au lieu d’avoir le nez pris daus une carcasse en fer ou dans un filet, ils portaient tout simplement une faveur en soie nouée avec des boufïettes autour de leur museau ; pour Gapi, qui était à poil blanc, la faveur était rouge ; pour Zer-bino, qui était noir, blanche ; pour Dolce, qui était grise, bleue. C’était des muselières de théâtre, et Vitalis avait ainsi costumé les chiens sans doute pour la farce qu’il voulait jouer à l’agent.
- Le public s’était rapidement dispersé : quelques personnes seulement avaient gardé leurs places, discutant sur ce qui venait de se passer.
- Le vieux a eu raison.
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- SANS FAMILLE
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- — Il a eu tort.
- — Pourquoi l’agent a-t-il frappé l’enfant, qui ne lui avait rien dit ni rien fait ?
- — Mauvaise affaire ; le vieux ne s’en tirera pas sans prison, si l’agent constate la rébellion.
- Je rentrai à l’auberge fort affligé et très inquiet.
- Je n’étais plus au temps où Vitalis m’inspirait de l’effroi. A vrai dire, ce temps n’avait duré que quelques heures. Assez rapidement, je m’étais attaché à lui d’une affection sincère, et cette affection avait été en grandissant chaque jour. Nous vivions de la même vie, toujours ensemble du matin au soir, et souvent du soir au matin, quand, pour notre coucher, nous partagions la même botte de paille. Un père n’a pas plus de soins pour son enfant qu’il en avait pour moi. Il m’avait appris à lire, à chanter, à écrire, à compter. Dans nos longues marches, il avait toujours employé le temps à me donner des leçons tantôt sur une chose, tantôt sur une autre, selon que les circonstances ou le hasard lui suggéraient ces leçons. Dans les journées de grand froid, il avait partagé avec moi ses couvertures ; par les fortes chaleurs, il m’avait toujours aidé à porter la part de bagages et d’objets dont j’étais chargé. A table, ou plus justement, dans nos repas, car nous ne mangions pas souvent à table, il ne me laissait jamais le mauvais morceau, se réservant le meilleur ; au contraire, il nous partageait également le bon et le mauvais. Quelquefois, il est vrai qu’il me tirait les oreilles ou m’allongeait une taloche d’une main un peu plus rude que ne l’eût été celle d’un père ; mais il n’y avait pas, dans ces petites corrections, de quoi me faire oublier ses soins, ses bonnes paroles et tous les témoignages de tendresse qu’il m’avait donnés depuis que nous étions ensemble. Il m’aimait et je l’aimais.
- Cette séparation m’atteignit donc douloureusement.
- Quand nous reverrions-nous ?
- On avait parlé de prison. Combien de temps pouvait durer cette emprisonnement ?
- Qu’allais-je faire pendant ce temps ? Comment vivre ? De quoi ?
- (A suivre.)
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- LE DEVOIR
- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
- MOIS D’AOUT 1894
- Naissances :
- 2 Août Poulet Lucile-Julia, fille de Poulet Edouard et de Rousseau Isabelle.
- 7 — Braillon Paul-Adolphe-Camille, fils de Brail-
- lon Edouard et de Frédéric Blanche.
- 16 — Alavoine Maria, fille de Alavoine Eugène et
- de Flot Louise,
- «« — Besançon Thérèse-Mélanie, fille de Besançon
- Aimé et de Poulet Marie.
- 19 — Guerbé Maurice-Lucien, fils de Guerbé
- Eugène et de Gaucher Aline.
- Le Gérant : P. A. Doyen.
- Nimes, imp. Veuve Laporte, ruelle des Saintes-Maries, 7. — 268.
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- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE
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- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE
- DU 7 OCTOBRE 1894
- Présidence de M. DEQUENNE, Administrateur-Gérant
- Ordre du jeur s
- 1» Rapport de M. T Administrateur-Gérant sur la situation morale, industrielle et financière de l’association.
- 2° Rapport du Conseil de surveillance, sur le même sujet.
- 3° Adoption du rapport de la gérance et de celui du Conseil de surveillance.
- 4° Election au scrutin secret et à la majorité absolue de trois commissaires rapporteurs devant former le Conseil de surveillance pour l’exercice 1894-95.
- 5° Election au scrutin secret et à la majorité absolue de trois conseillers de gérance en remplacement de MM. Conte Adrien, Jumeau Eugène et Lefèvre Alexandre dont le mandat est expiré.
- Sont présents ou représentés 253 associés sur 261 inscrits, ainsi qu’en témoigne la liste de présence annexée au présent procès-verbal :
- Présents : 213.
- Représentés : 40.
- Absents : 8.
- Le bureau est composé de M. Dequenne, administrateur-gérant, président, et des conseillers ayant qualité d’associés savoir : Madame Godin, MM. Alizard, Bernar-dot, Bocheux, Colin, Conte, Hennequin, Jumeau Eugène, Lefèvre Alexandre, Piponnier, Quent, Sékutowicz.
- Absent : M. Pernin, représenté.
- M. Bernardot, secrétaire de l’Assemblée générale, remplit sa fonction.
- Après l’appel nominal M. le Président déclare la séance ouverte.
- 1
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- LE DEVOIR
- Il constate que toutes les formalités d’affichage ont été remplies à Guise et à Laeken pour la convocation de l’Assemblée.
- L’ordre du jour est abordé.
- lo Rapport de M. T Administrateur-Gérant, sur la situation morale, industrielle et financière de la Société.
- M. le Président s’exprime ainsi :
- Mesdames et Messieurs,
- Mes amis et collaborateurs,
- Suivant les prescriptions statutaires, je viens soumettre à votre approbation mon rapport de fin d’exercice 1893-94, sur la situation morale, industrielle et financière de notre Association.
- Au point de vue moral, nous pouvons constater que la solidarité familistérienne s’affermit de mieux en mieux ; tous les membres de notre Association savent en apprécier les bienfaits et s’y rattachent de plus en plus.
- En somme, la situation morale continue à être bonne au point de vue général, et si quelque écart, quelque défaillance viennent parfois à se produire, ce ne sont que des accidents inhérents à la nature humaine et qui n’ôtent rien à l’harmonie de l’ensemble. Le plus beau ciel a parfois quelques nuages qui se dissipent au souffle bienfaisant d’une brise douce et légère.
- Pour que cette bonne situation se continue et devienne encore meilleure, nous devons veiller à la bonne éducation de nos enfants, ils sont appelés à nous succéder et à. continuer notre œuvre; c’est dans l’enfance et pendant le jeune âge que les principes d’une bonne morale inculqués à l’école et continués dans la famille s’imprègnent dans l’esprit et le cœur, et y laissent des traces ineffaçables.
- N’oublions pas surtout, que pour être respecté de ses enfants et en être bien obéi, il faut savoir se respecter soi-même et leur donner de bons exemples.
- Le rapport que je vous présente cette année marque un fait important dans la marche de notre société ;
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- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE 643
- le fonds social représenté par un capital de 4.600.000 fr. va passer tout entier en titres d’épargnes dans les mains des travailleurs, membres de notre Association.
- Les bénéfices de l’exercice 1893-94 nous permettent de racheter ce qui restait de titres d’apports et de commencer le remboursement des premiers titres d’épargne.
- La confiance que je vous manifestais dans mes précédents rapports est donc justifiée ; les craintes de certains pessimistes quand même et les critiques de certains frondeurs, de parti pris, tombent d’elles-mêmes devant les résultats et la lumière des faits.
- L’Association coopérative du capital et du travail poursuit sa marche ascendante ; la réputation et la bonne renommée de notre Société s’affirment de plus en plus ; le Familistère, avec ses œuvres de mutualité et de prévoyance bienfaisantes, attire l’attention du monde ; notre Association est un sujet d’études et d’admiration pour les penseurs et les philanthropes qui ont à cœur le bonheur de l’humanité.
- C’est avec un vif sentiment de plaisir et de gratitude que nous devons constater le succès et la prospérité de notre association, qui peut être donnée en exemple à ceux qui s’occupent des questions sociales et s’intéressent à l’amélioration du sort des travailleurs.
- Quant à nous, mes amis, heureux et satisfaits, nous pouvons être tranquilles et regarder sans crainte les agitations qui se produisent de toutes parts au sujet des revendications du travail, en souhaitant que d’autres puissent jouir du même bonheur que nous et en désirant que la paix et la fraternité régnent enfin parmi les peuples, car c’est par elles et avec elles que les revendications sociales pourront aboutir à une juste et vraie solution.
- En attendant cette heureuse époque, restons unis et faisons tous nos efforts pour maintenir et faire prospérer l’œuvre qu’un grand novateur à mise entre nos mains ; en continuant ainsi, nous aurons bien mérité de nous-mêmes et de ceux qui nous succéderont, et nous nous montrerons dignes des bienfaits de l’illustre Godin.
- Voyons maintenant, mes amis, notre situation industrielle et commerciale.
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- LE DEVOIR
- Le chiffre des commandes en fourneaux s’est élevé cette année :
- Pour l’usine de Guise, à un total de... 113.398 ),o7F-Qo — — de Laeken — ... 24.200 1131
- L’exercice précédent, le chiffre des commandes en fourneaux s’était élevé à l’usine
- de Guise à.............................. 117-156 \ 144 019
- de Laeken à............................. 26.863 (
- soit en moins à Guise 3.758 fourneaux,
- — — à Laeken 2.663 — soit en moins 6.421
- Le chiffre net d’affaires pour les deux usines, s’est
- élevé pour l’exercice écoulé 1893-94 à... . 4.014.593 fr. 14
- — précédent 1892-93 à... . 3.980.957 99
- — antérieur 1891-92 à.,. . 4.103.591 09
- — — 1890-91 à... . 4.118.441 51
- — — 1889-90 à... . 4.107,273 09
- Notre chiffre d’affaires reste donc à peu près le même et ne varie guère, et si la quantité de fourneaux vendus, en tant que nombre, a diminué, cela est compensé par une vente de meubles de chauffage plus importants et d’un prix plus élevé, ainsi que par la vente de nou veaux articles.
- Les bénéfices industriels se sont élevés pour Guise à
- la somme de :............................... 550.079 fr. 87
- en augmentation de :........................ 54,224 10
- sur l’exercice précédent.
- Et pour l’usine de Laeken à la somme de : 94.157 73
- en diminution de:............................ 24.300 54
- sur l’exercice précédent.
- En ajoutant à ces chiffres, après déduction de la répartition coopérative aux acheteurs, le reste des bénéfices
- commerciaux des Familistères ainsi que les produits locatifs, qui ont été cette année pour Guise de 85.640 fr. 79
- et pour Laeken de............................ 8.343 34
- Nous avons un total de bénéfices :
- Pour l’exercice écoulé de................ 738.221 73
- Pour l’exercice précédent de............. 703.607 65
- soit une différence en faveur de l’exercice
- qui vient de s’écouler de........................ 34.614 08
- Les bénéfices nets à partager, déduction faite des intérêts du capital, des charges diverses et des amortissements, s’élèvent cette année à........... 262.581 fr. 21
- l’exercice précédent à........................ 236.555 07
- soit en plus pour l’exercice écoulé.............. 26.026 14
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- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE
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- Les résultats de l’exercice sont donc encore satisfaisants, et si nous avons une diminution de bénéfices à l’usine de Laeken, résultant principalement des nouvelles baisses faites au tarif de 1893 pour soutenir la concurrence et y maintenir notre chiffre d’affaires, elle est compensée par une augmentation à l’usine de Guise.
- De plus, aux bénéfices à partager vient s’ajouter, comme chaque année, la répartition coopérative des Familistères, comme remises aux acheteurs, qui s’est élevée cette année à Guise à 95.029 fr. 40 cent, et à Laeken à 1.154 fr. 95 cent., soit un total de 96.184 fr. 35 cent, qui ont donné à Guise 12 fr. 35 pour cent et à Laeken 6 fr. 14 pour cent, de l’importance des achats inscrits sur carnets.
- Le chiffre total des ventes dans les services coopératifs des Familistères, qui a été l’an dernier à Guise
- de...................................... 844.914 fr. 80
- s’est élevé cette année à.................... 842.552 09
- soit une différence insignifiante en moins de 2.362 71
- qui provient de l’abaissement des prix de vente de certaines marchandises, principalement sur le pain.
- A Laeken, les ventes qui s’étaient....élevées l’an dernier à 37.280 fr. 89
- sont descendues cette année à............ 34.098 78
- soit une différence en moins de.......... 3.182 11
- qui provient dans une certaine mesure sans doute de la diminution du personnel de l’usine et surtout de la proximité de Bruxelles.
- La direction des différents services dans nos usines se continue dans des conditions satisfaisantes.
- Aux modèles, nous continuons à compléter les nouveaux articles de bâtiment, d’hygiène et de propreté d’écuries et de jardins, accessoires de chauffages et divers ; nous avons créé quelques nouveaux modèles de calorifères hygiéniques à combustion complète, n° 9 roulant, nos 109 à 111 et nos 41 et 42 à panneaux céramiques et imitation tapisserie.
- Une partie de ces modèles, faits en double pour l’usine de Laeken, y ont été envoyés avec d’autres nécessaires à ses ventes.
- Notre atelier d’émaillerie continue à se développer suivant les nécessités et les besoins de notre industrie ; des
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- LE DEVOIR
- améliorations importantes, au point de vue de l’hygiène et du travail, y ont été apportées et seront continuées.
- Nous avons fait une série de nouveaux modèles de baignoires dont les formes plaisent à la clientèle et dont l’émaillage ne laisse rien à désirer, et peut rivaliser avec les produits similaires les plus renommés ; il en est de même d’ailleurs pour la généralité de tous nos produits émaillés, à Laeken comme à Guise.
- Notre publicité se continue dans les conditions voulues, elle est une branche importante de la direction commerciale, il ne faut pas perdre de vue qu’une publicité bien faite aide au développement des affaires.
- Les approvisionnements continuent à se faire avec vigilance et à propos; toutes les matières premières: fonte, coke, charbons, etc., nous arrivent jusqu’en gare de Guise, et tous nos produits fabriqués sont expédiés par cette gare; nous avons obtenu de la Compagnie des Chemins de Fer du Nord, l’allongement de la balle spécialement affectée à nos expéditions, qu’elle a fait construire à ses frais.
- A l’atelier de fonte malléable, la fabrication commence à y prendre une certaine extension, nous fondons des pièces pour une clientèle spéciale; nous y fabriquerons aussi des articles spéciaux qui trouveront leur écoulement dans notre clientèle de quincailliers.
- La plus grande production et la fusion faite au cubilot au lieu de l’être en creusets en a fait baisser le prix de revient, qui s’élevait il y a quelques années au prix exorbitant de -107 francs les 100 kilos ; et est descendu pour l’exercice écoulé à 67 francs, ce qui n’a rien d’extraordinaire puisque les maisons concurrentes livrent lafon te malléable à 70 francs et même à un prix inférieur.
- Ce prix de revient pourra encore baisser si' la vente et la production continuent à augmenter pour les articles fabriqués dans cet atelier.
- Nous avons donc acquis au moins ce résultat que les pièces en fonte malléable que nous fabriquons pour notre usage, comme garnitures de nos produits, et dont le poids total s’élève à 12.000 kilos par an environ, nous coûtent maintenant beaucoup moins qu’auparavant.
- D’après la comptabilité, nous avons eu cette année un bénéfice de 1.000 francs environ, sur les pièces livrées au dehors, et 5.000 francs d’économie résultant de la
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- différence du prix de revient, sur les pièces fabriquées pour nos besoins.
- Les dépenses que l’on a dû faire pour cet atelier seront donc largement compensées.
- A l’atelier d’outillage, nous continuons les travaux ordinaires d’entretien et de réparations nécessaires à la bonne marche de notre fabrication ; au cours de l’exercice écoulé on y a fait les outils nécessaires à la fabrication des produits réfractaires, pour notre usine de Laeken.
- Nous avons terminé, au commencement de l’exercice, le prolongement de deux halles du grand magasin, vers les Coutures.
- Nous avons construit un petit bâtiment contre le mur de derrière de l’émaillerie, pour y construire un four à deux moufles destiné à l’émaillage des plaques indicatives.
- Nous construisons en ce moment, en prolongement de l’émaillerie, un bâtiment d’une certaine importance, dont une partie sera affectée à l’installation des engins nécessaires au broyement, pilage et mouture des produits pour l’émaillage et des émaux après fusion ; une autre partie sera affectée à l’emmagasinement des produits et une autre servira pour y construire quelques petits fours à réverbère pour la fusion des émaux.
- L’ensemble de ces travaux coûtera environ 30.000 à 35.000 francs.
- L’amoindrissement du service des écuries, résultant de la concentration de tous nos arrivages et expéditions en gare de Guise, nous permet d’utiliser la cour des écuries pour y faire cette construction utile et nécessaire, car nous aurons ainsi tous les services et ateliers dépendant de l’émaillerie, contigus et de plein pied.
- La partie du bas de l’émaillerie, où sont actuellement les broyeurs, pilons et moulins, devenant libre, pourra être affectée à l’agrandissement des ateliers du polissage et de la galvanoplastie, dont les emplacements deviennent insuffisants.
- A l’usine de Laeken nous avons construit une nouvelle halle adjacente à l’atelier de montage, dont la plus grande partie sera affectée à la fabrication des foyers réfractaires, dont les livraisons par les fabricants de produits réfractaires se font mal et irrégulièrement, ce
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- qui nous cause des difficultés pour le montage et la livraison de certains meubles et fourneaux ; l’autre partie de ce bâtiment servira pour y installer le magasin des fers et tôles qui encombrent l’atelier de montage, ainsi qu’un petit atelier pour le bronzage et un pour la forge.
- L’emplacement où est actuellement la forge servira à l’agrandissement de l’atelier de polissage et de galvanoplastie qui y attiennent.
- Le coût de ces travaux, dont la partie principale a été faite à l’entreprise, pourra s’élever à 25.000 francs environ.
- L’ensemble de ces travaux de nouvelles installations, à Guise et à Laeken, d’une importance relativement faible, au point de vue de la dépense, est nécessaire à la bonne marche de notre fabrication et au bon fonctionnement de nos usines.
- Nous avons pris part cette année à l’Exposition universelle d’Anvers, où la perfection et le fini de nos produits, ceux émaillés surtout, ainsi que le bel agencement et l’heureuse disposition de notre exposition, ont attiré l’attention des visiteurs ; il était nécessaire de faire connaître et apprécier dans ce pays, où la concurrence est si ardente, la supériorité de notre fabrication.
- Nous y avons obtenu une première distinction, la nomination de membre du Jury, qui nous a classés hors concours.
- En assemblée générale du 12 août dernier, j’avais soumis à votre approbation, une proposition du -Conseil de Gérance d’établir une succursale dans la région du midi de la France.
- Tout en appréciant les difficultés et les tracas que l’installation et la mise en marche de cette nouvelle entreprise aurait pu nous créer, j’avais confiance dans sa réussite; le renom de la maison Godin et la supériorité de notre marque en étaient une garantie.
- Cette succursale aurait distrait sans doute de la maison mère, une partie de ses affaires dans le midi, mais il serait venu s’y ajouter de nouvelles affaires résultant de notre installation dans la région, de la connaissance plus étendue et d’une meilleure appréciation de nos produits, ainsi que des nouveaux besoins
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- de cette région du midi ; nous aurions aussi certainement enlevé des affaires à nos concurrents du Centre et de l’Est, qui se seraient trouvés alors dans de moins bonnes situations que nous, par rapport aux distances et pour d’autres raisons.
- Vous avez jugé qu’il n’y avait pas lieu de donner suite à cette proposition, nous n’établirons donc pas de succursale dans le midi, au moins pour le moment. L’avenir pourra nous dire si nous avons eu tort ou raison.
- Avant de terminer cette première partie de mon rapport, je dois adresser, ainsi que je le lais chaque année, aux membres sortants du Conseil, Messieurs Conte Adrien, Jumeau Eugène et Lefèvre Alexandre, mes félicitations pour le concours dévoué qu’ils nous ont donné pendant la durée de leur mandat.
- En cessant leurs fonctions, en rentrant dans le rang, ces Messieurs pourront vous dire que l’administrateur et les Conseils n’ont pas d’autres pensées ni d’autre but que de travailler au bien et à la prospérité de notre association.
- Je dis de même pour Messieurs Grandin Jules, Delzard Alfred et Proix Martial, les trois membres du Conseil de surveillance dont le mandat est aussi expiré.
- Nous allons maintenant, Mesdames et Messieurs, passer à la lecture de notre situation financière, établie par nos directeurs de la comptabilité.
- Je donne la parole au secrétaire pour la lecture des tableaux financiers et du bilan établis par le chef de la comptabilité et par le directeur des comptabilités et du contrôle.
- M. le Secrétaire prend la parole.
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- LE DEVOIR
- PERSONNEL DE L’ASSOCIATION
- au 30 juin 1894
- Membres actifs : Associés à Guise.........260
- — — à Laeken.... 4
- — Sociétaires à Guise..... 171
- — — à Laeken .... 43
- — Participants à Guise 460
- — — à Laeken... 76
- Propriétaires de parts d’épargne ne prenant plus
- part aux travaux de l’Association................. 379
- Auxiliaires prenant ou ayant pris part aux travaux de l’Association..................................... 662
- Total général............ 2055
- MUTATIONS DU PERSONNEL
- Les mutations qui se sont produites au cours de l’exercice 1893-94 sont les suivantes :
- ASSOCIÉS
- Nombre existant au commencement de l’exercice. 236 Elus, sur leur demande par l’Assemblée pendant l’exercice ...................................... 31
- 267
- A déduire : Démissionnaire................ 1 ) g
- Existant au 1er juillet 1894.................. 264
- SOCIÉTAIRES
- 264
- 214 j 1014 536 \
- Au 1er juillet 1893..................
- Elus pendant l’exercice...........
- A déduire :
- Sociétaires devenus associés.........
- — partis ou décédés.......
- — redevenus participants
- 210 j
- 51 \
- 261
- Sociétaires existant au 1er juillet 1894... 214
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- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE
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- PARTICIPANTS
- Au 1er juillet 1893............................. 570 (
- Elus, sur leur demande, pendant l’exercice... 66 )
- Sociétaires redevenus participants................ 2 \
- A déduire :
- Participants devenus sociétaires................. 51 /
- — — auxiliaires................... 1 \
- — partis ou décédés................ 50 \
- Participants existant au 1er juillet 1894............
- RETRAITÉS
- Les pensionnés au 1er juillet 1893 étaient au nombre
- de....................!...................:..... 70 j
- Mis à la retraite pendant l’exercice........... 12 j
- Décédés pendant l’exercice...........................
- Reste au 1er juillet 1894............................
- ouvriers jouissant de la retraite dans l’Association, plus
- retraités provisoirement, ce qui porte le total des retraités à............................................
- 638
- 102
- 536
- 5
- 77
- 18
- 95
- SITUATION GÉNÉRALE DES ASSURANCES MUTUELLES
- ASSURANCE DES PENSIONS ET DU NÉCESSAIRE
- L’assurance des retraites ou pensions et du nécessaire à la subsistance des familles dans le besoin possédait
- au 30 juin 1893 :
- Un certicat d’épargne de....................... 834.254 »»
- Plus, la part attributive au travail des
- auxiliaires, pour l’exercice 1892-93............... 20.889 »»
- Annulations d’épargnes réservées et divers 3.165 »»
- Total des épargnes de l’assurance
- au 30 juin 1894...................... 858.308 »»
- Il va y avoir lieu d’ajouter à ce titre, l’attribution des auxiliaires pour l’exercice
- 1893-94 ........................................... 19.725 »»
- Ce qui portera la valeur du certificat d’épargnes, à........................................... 878.033 »»
- Le solde créditeur du compte-courant de l’assurance des pensions et retraites s’élève,
- au 30 juin 1894 à...... 259.397 87 J
- La répartition de cet exercice va y ajouter f _ le solde des intérêts et dividende revenant 1 au certificat d’épargnes..... 24.122 75 ]
- Cette assurance possède donc un capital de. 1.161.553 62
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- LE DEVOIR
- RECETTES ET DÉPENSES DE L’ASSURANCE DES PENSIONS ET DU NÉCESSAIRE
- Les recettes de cette assurance ont été :
- Subvention de l’association équivalente à 2 % des salaires
- ou appointements de l’exercice.................. 42.328 21
- Intérêts et dividende du titre de l’assurance
- pour l’exercice 1893-94 ........................ 45.580 45
- Intérêts du compte-courant de l’assurance. 4.958 50
- Rentrées diverses............................. 1.766 75
- Total des recettes............. 94.633 91
- Le montant des dépenses est de .............. 101.665 69
- Excédant des dépenses sur les recettes.... 7.031 78
- ASSURANCE MUTUELLE CONTRE LA MALADIE
- à Guise, section des hommes
- En caisse au 30 juin 1893...................... 1.333 76
- Recettes de l’exercice 1893-94................ 39.593 73
- Total........ 40.927 49
- Dépenses de l’exercice............. 44.712 10
- Solde débiteur............. 3.784 61
- Excédant des dépenses sur les recettes.... 5.118 37
- à Guise, section des dames
- En caisse au 30 juin 1893..................... 13.633 49
- Recettes de l’exercice 1893-94 ................ 6.750 95
- Total.......... 20.384 44
- Dépenses de l’exercice.............. 8.314 75
- Reste en caisse au 30 juin 1894............... 12.069 69
- Excédant des dépenses sur les recettes... 1.563 80
- Usine de Laeken
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- En caisse au 30 juin 1893...................... 2.103 61
- Recettes de l’exercice 1893-94.............. 4 830 66
- Total........... 6.934 27
- Dépenses de l’exercice.............. 4.809 )»>
- Reste en caisse au 30 juin 1894............. 2 125 27
- Excédant des recettes sur les dépenses... 21 66
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- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE
- ASSURANCE SPÉCIALE A LA PHARMACIE
- à Guise
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- En caisse au 30 juin 1893................. » »»
- Recettes de l’exercice.................... 8.335 90
- Dépenses de — ..................... 10.679 10
- Solde débiteur, couvert par une subvention
- de l’Association............................... 2.343 20
- Excédant des dépenses sur les recettes.... 2.343 20
- à Laeken
- En caisse au 30 juin 1893....................... 1.259 95
- Recettes de l’exercice........................... 2.194 93
- Total............. 3.454 88
- Dépenses de l’exercice................ 2.899 79
- En caisse au 30 juin 1894.......................... 555 09
- Excédant des dépenses sur les recettes., 704 86
- ASSURANCES RÉUNIES
- Le montant général des recettes de nos
- assurances est de : ........................ 156.340 08
- Celui des dépenses est de :............... 173.080 43
- Excédant des dépenses sur les recettes... 16.740 35
- RÉSUMÉ GÉNÉRAL DES ASSURANCES
- Les 173.080 fr. 43 de dépenses des assurances mutuelles se décomposent ainsi :
- ASSURANCE CONTRE LA MALADIE
- Payé aux malades pendant l’exercice 1893-94 à Guise. — Section des homrries Pour 18.617 journées de maladie à 697 malades. 40.541 20 à Guise. — Section des dames Pour 7.426 journées de maladie à 210 malades 4.780 40 à Laeken. — Section unique
- Pour 1.478 journées de maladie à 126 malades 3.064 75
- POUR LES SECTIONS RÉUNIES, FRAIS DE PHARMACIE
- A Guise.. A Laeken
- 10.679 10 2.899 79
- 13.578 89
- A reporter
- 61.965 24
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-
-
-
- 654
- LE DEVOIR
- Report.... 61.965 24
- PAYÉ AUX MÉDECINS
- A Guise.......
- A Laeken......
- Divers à Guise,
- 7.453
- 1.744
- 80
- 25
- 9.198 05 ...... 251 45
- ASSURANCE DES PENSIONS ET DU NÉCESSAIRE
- Payé à 76 pensionnés dont 29 au Familistère
- et 47 au dehors 50.329 40
- — à 6 pensionnés à Laeken.. 3.927 32
- — à 22 retraités provisoiremL 15.405 15
- — à 39 familles pour le néces-
- saire à la subsistance.... 12.319 10
- — à 61 familles à titre d’alloca-
- tions temporaires 11.355 85
- — aux réservistes 833 ))«
- — aux médecins, sages fem-
- mes à Guise et à Laeken. 3.048 50
- — à l’hospice de Guise 1.521 »))
- Appointements du secrétaire.... 1.554 24
- Frais divers 1.372 13
- 101.665 69
- Total.
- 173.080 43
- Dépenses pour frais d’éducation et d’instruction
- Nourricerie, (enfants au berceau)......... 5.698 11
- Ecoles maternelles, lre année (Pouponnât)... 1.840 04
- — — 2e et 3e année (Bambinat).. 5.363 59
- — primaires, 6 classes.............. 17.212 23
- — de Laeken............................. 4.179 57
- Total.............. 34.293 54
- Ces dépenses se décomposent ainsi :
- Appointements et salaires................... 26.219 61
- Frais de nourriture et fournitures scolaires. 8.073 93
- Total.............. 34.293 54
- Résumé des dépenses consacrées à la mutualité
- Subventions aux malades à Guise.............. 63.705 95
- — — — à Laeken........... 7.708 79
- Pensions aux vieillards...................... 54.256 72
- — temporaires et secours aux famlles 47.408 97 Frais d’éducation et d’instruction.......... 34.293 54
- Total............. 207.373 97
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-
-
-
- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE 655
- Affaires industrielles, commerciales et locatives
- Le total net des ventes à Guise a été de... 3.337.999 94
- — — — à Laeken — 676.593 20
- Total des affaires industrielles... 4.014.593 14
- AFFAIRES COMMERCIALES ET LOCATIVES
- Vente des services commerciaux à Guise................ 842.552 09
- Vente des services commerciaux à Laeken............... 34.098 78
- Produit brut des loyers à Guise 100.183 18 — — — à Laeken 12.853 78
- Le chiffre de nos affaires industrielles commerciales et locatives s’est élevé à..
- COMPOSITION ET RÉPARTITION DES BÉNÉFICES
- Les bénéfices industriels, commerciaux et locatifs de l’exercice sont les suivants :
- Familistère de Guise : services
- commerciaux et loyers.............
- A déduire : Répartition coopérative à Guise......................
- Familistère de Laeken : services
- commerciaux et loyers.............
- A déduire : Répartition coopérative à Laeken.....................
- Usine de Guise........................,..... 550.079 87
- Usine de Laeken............................. 94.157 73
- 738.221 73
- Dont il faut déduire les charges suivantes :
- Amortissements statutaires......... 165.236.55 \
- Frais d’éducation et d’instruction j
- à Guise.......................... 30 113 97 I
- Frais d’éducation et d’instruction \ 245.640 52
- à Laeken......................... 4.179 57 [
- Solde du compte charges et reve- 1
- nus sociaux...................... 46.110 43 J
- Plus value au bilan............ 492.581 21
- Il y a lieu de prélever sur cette somme pour intérêts à 5 % du capital social.............. 230.000 »»
- Reste à partager............... 262.581 21
- 180.670 19 l, 85.640 79 95.029 40 9.498 29
- 8.343 34
- 1.154 95
- 989.687 83
- 5.004.280 97
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-
-
-
- 656
- LE DEVOIR
- Soit, conformément à l’art. 128 des statuts :
- Aux intérêts du capital et aux salaires du
- travail............................ 75 % = 196.936 »»
- A l’administrateur-gérant.............. 4 % = 10.503 »»
- Aux 13 conseillers de gérance en fonction.................................. 13 % = 34.137 ))»
- Et les 3 % restant suivant les prescriptions statutaires.................. 3 % = 7.876 »»
- Préparation et entretien d’élèves aux
- écoles de l’Etat................... 1 % = 2.624 21
- A la disposition du Conseil pour récompenser les inventions utiles.... 2 % = 5.252 »» Au Conseil de surveillance............. 2 % = 5.253 »»
- Total égal............... 262.1
- La somme de 196.936 fr. représentant les 75 % revenant au Capital et au Travail est répartie dans les proportions des concours suivants :
- Salaires payés par le Familistère de Guise.
- — — — de Laeken.
- — — l’usine de Guise........
- — — — de Laeken.........
- Concours supplémentaire des associés.......... 497.329 15
- — — des sociétaires,
- — — des membres ayant
- plus de 20 années de service et participant au même titre que les associés................
- — — — sociétaires.
- Concours du capital........................... 230.000 )»>
- Total des services rendus, prenant
- part à la répartition.............. 3.173.332 13
- TAUX DE LA RÉPARTITION
- Les 196.936 fr. attribués au capital et au travail, divisés par 3.173.332 fr. 13, montant des concours et services rendus, représentés par les salaires des travailleurs et les intérêts du capital, donnent un taux de répartition de 6.21 %.
- 262.581 21
- °/ o revenant
- les propor-
- 101.230 65
- 7.328 85
- 1 .753.156 51
- 264.471 07
- 2, .126.187 08
- 497.329 15
- 138.603 15
- 84.611 60
- 96.601 15
- 230.000 )»)
- 3. 173.332 13
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-
-
-
- 657
- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE
- Cette répartition est faite dans la proportion des services rendus établis de la manière suivante :
- Salaires des associés.... 497.329.15
- Supplément............. 497.329.15
- Salaires des sociétaires.. 277.206.35
- Supplément..............138.603.15
- Salaires des participants..........
- Suivant art. 129 :
- Aux taux des associés.. 84.611.60 /
- Supplément.............. 84.611.60 i
- Aux taux des sociétaires 193.202.30 f
- Supplément........... 96.601.15 (
- Epargnes réservées.................
- Salaires des auxiliaires...........
- Au capital social..................
- j 994.658.30 à 6.21 % = 61.766.00
- 415.809.50 à 6.21 % = 25.807.00 564.856.65 à 6.21 % = 35.089.00
- 169.223.20 à 6.21 % = 10.508.00
- 289.803.45 à 6.21 % “ 17.986.00
- 189.258.75 à 6.21 % = 11.772.00 319.722.28 à 6.21 % = 19.725.00 230.000.00 à 6.21 % = 14.283.00
- 3.173.332.13 196.936.00
- TAUX DE L’INTÉRÊT DU CAPITAL SOCIAL
- L’intérêt à payer au capital social à 5 0/o sur un capital de 4.600.000 fr. s’élève à............. 230.000.00
- Le dividende du capital à 6.21 % sur ces 230.000 fr., est de........................ 14.283.00
- Soit : 244.283.00 X 100 4.600.000
- Total......... 244.283.00
- = 5.31 %, taux de l’intérêt.
- 2
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-
-
-
- 658
- LE DEVOIR
- BILAN AU
- ACTIF
- FAMILISTÈRE DE GUISE
- Immeubles statutaires........ 959.445 71
- Matériel...................... 36.662 79
- Marchandises................. 198.774 13
- Valeurs diverses............... 3.664 70
- Comptes débiteurs............. 11.956 85
- FAMILISTÈRE DE LAEKEN
- Marchandises................... 9.546 29
- Comptes débiteurs................ 154 54
- Valeurs.......................... 314 55
- USINE DE GUISE
- Immeubles statutaires........ 431.754 89
- Matériel d° ........... 687.396 36
- Matières premières.,....... 1.429.167 89
- Marchandises.....
- j En caisse...
- to \ Chez les ban-
- 1.089.405 65
- 16.517 60
- COMPTABILITÉ SOCIALE Construction et matériel créés depuis la fondation de l’association................... 4.814.565 34
- Comptes débiteurs......... 132.209 28
- p quiers 1 395.384 09 >1.481.705 04
- w < p j En portefeuille 69.795 85
- > 1 Bon de l’expo-
- ( sition de 1889 7 50
- Comptes débiteurs. 1.660.100 21 ;
- USINE DE LAEKEN
- Immeubles statutaires... 120.000 »» \
- Matériel d° 53.123 69 /
- Matières premières. 268.458 79 (
- Marchandises 291.923 90 [
- Valeurs diverses.... 744 78 l
- Comptes débiteurs. 171.898 57 ]
- 1.210.504 18
- 10.015 38
- 6.779.530 04
- 906.149 73
- 4.946.774 62
- 13.852.973 95
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-
-
-
- ASSEMBLEE GENERALE ORDINAIRE
- 659
- 30 JUIN 1894
- PASSIF
- FAMILISTÈRE DE GUISE
- Comptes créditeurs..................... 186.460 02
- FAMILISTÈRE DE LAEKEN
- Comptes créditeurs..................... 2.668 55
- USINE DE GUISE
- Comptes créditeurs......... 1.803.182 51 )
- Assurance, maladie, dames... 12.069 69 j 1 -815.252 20
- USINE DE LAEKEN
- Comptes créditeurs........... 17.945 12 l
- Assurances, maladie, hommes. 2.125 27 \ 20.625 48
- — Pharmacie............ 555 09 \
- COMPTABILITÉ SOCIALE
- Comptes créditeurs......... 2.356.007 75 )
- Assurance des pensions et
- nécessaire................ 259.397 87
- Amortissement des immeubles
- et matériel.............. 3.659.980 87 I
- Fonds de réserve........... 460.000 »» I
- CAPITAL SOCIAL :
- Apports à divers. 218.774 »» \ \ 11.335.386 49
- Epargnes aux 1
- membres de / I
- l’Association.. 3.111.043 »» [ I
- Epargnes de l’as- h.600.000 »» i
- surance....... 858.308 »» l 1
- Epargnes à la so- l
- ciété......... 411.875 »»
- Plus-value de l’exercice
- 492.581 21
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-
-
-
- 660
- LE DEVOIR
- M. le Secrétaire ayant donné lecture de l’exposé de la situation financière, Monsieur le Président reprend la parole et s’exprime ainsi qu’il suit :
- Mesdames et Messieurs,
- Vous venez d’entendre l’exposé de notre situation financière, comprenant le mouvement du personnel et ses mutations, le détail de nos caisses de mutualité, le résultat des opérations industrielles et commerciales, ainsi que le bilan au 30 juin 1894.
- Vous avez entendu à la lecture du bilan que l’actif s’élève à une valeur de : 13.852.973 fr. 95, se décomposant comme suit :
- 1.220.519 fr. 56, représentant la valeur des immeubles et du matériel statutaires du Familistère de Guise, des marchandises et des valeurs diverses des Familistères de Guise et de Laeken.
- 7.685.679 fr. 77, représentant la valeur des immeubles et du matériel statutaires, des marchandises et valeurs diverses des usines de Guise et de Laeken, et 4.946.774 fr. 62 représentant la valeur des constructions et du matériel créés depuis la fondation de l’association, ainsi que certains comptes débiteurs.
- Sur la valeur totale de l’actif nous sommes débiteurs de sommes comprises dans les comptes créditeurs du passif, se décomposent comme suit :
- Dettes à court terme, c’est-à-dire pouvant être exigibles à bref délai ;; dont suit le détail :
- Tous les comptes créditeurs de ]
- l’usine et du Familistère de I
- Laeken..................,..... 20.613 67 f
- Tous les comptes créditeurs du > 387,683 85
- Familistère de Guise.......... 186.460 02 l
- Certains comptes à l’usine de \
- Guise donnant un total de... 180.620 16 ]
- Dettes à long terme, résultant de l’emprunt hypothécaire de trois millions, contracté en 1885 envers notre fondateur ; créance dont ses héritiers à réserve sont devenus possesseurs, moins une part de 825.808 fr. 45,
- A reporter.... 387.693 85
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-
-
-
- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE 661
- Report.... 387.693 85
- qui nous est échue dans le partage des
- biens et valeurs de notre bienfaiteur, et .
- 236.697 fr. 25 que nous avons remboursés
- aux héritiers depuis l’année 1888; reste.... 1.972.494 30
- Cette dette hypothécaire de 1.972.494 fr. 30, est remboursable en 27 années, c’est-à-dire que le dernier paiement devra être fait fin janvier 1922.
- Selon les prescriptions de l’article 46 du règlement, une somme de 150.000 fr. est consacrée sur chaque exercice, au service de la dette hypothécaire et à celui de l’amortissement de cette dette.
- Nous avons aussi un chiffre de dépenses
- à solder par annuités, s’élevant à............ 50.816 00
- Soit un total de.............. 2.411.004 15
- Et enfin, si nous voulons déduire aussi comme non valeurs, les actions et obligations de Panama provenant de la succession , et comprises à l’actif dans les comptes débiteurs de l’usine de Guise pour la somme de 201.152 fr. 75 et 5.153 fr. 15
- d’autres non-valeurs, soit.................... 206.305 90
- Nous aurions un total de....,................. 2.617.310 05
- A déduire des......................... 13.852.973 95
- de l’actif. Il nous resterait donc en ce moment comme richesses en notre possession, en immeubles bâtis et non bâtis, en matières premières et produits de toutes sortes, en marchandises brutes et fabriquées, créances, valeurs en banques et autres, pour une valeur totale représentant la somme de................................. 11.235.663 90
- soit, plus que le double de notre capital social.
- Il est probable que si nous devions liquider et réaliser, nous n’aurions pas onze millions de notre affaire, mais comme une liquidation n’est pas à craindre ni à supposer et qu’elle n’arrivera jamais, je l’espère, nous pouvons considérer que ce que nous possédons à l’heure actuelle, a bien la valeur ferme que je vous ai
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- 662
- LE DEVOIR
- détaillée plus haut et qui résulte du bilan, déduction faite de nos dettes à courtes et à [longues échéances, et que cette valeur augmentera encore, à la condition toutefois, que notre industrie se maintienne et que notre affaire ne périclite pas.
- Pour cela, mes amis, il faut continuer à unir tous nos efforts pour maintenir la supériorité de notre fabrication et conserver la bonne renommée de notre marque.
- Les dépenses restant à amortir sur les constructions et matériels créés depuis la fondation de l’association, ainsi que sur les immeubles et matériels compris dans l’apport social et s’élevant au 1er juillet 1894 au chiffre de 1.880.696 fr. 85, seront amorties par annuités, ainsi que les nouvelles créations, par les sommes affectées aux amortissements statutaires prélevées sur les bénéfices, auxquelles sommes s’ajouteront, selon les prescriptions de l’article 46 du réglement, celles correspondantes aux remboursements partiels de la dette hypothécaire, au fur et à mesure qu’ils s’effectueront.
- Ainsi que je vous le disais, Mesdames et Messieurs, au commencement de mon rapport, la clôture de l’exercice 1893-94 marque une étape importante dans la marche de notre société ; nous allons commencer cette année à rembourser des titres d’épargne.
- Il reste à racheter au 30 juin 1894, des certificats d’apports appartenant à divers, pour une somme de 218.774 fr. ; sur les bénéfices nets à partager de l’exercice écoulé, nous avons à inscrire sur certificats d’inscriptions d’épargne, la somme de 227.989 fr., soit une différence en plus de 9.215.fr., qui seront à rembourser sur les premiers titres provisoires de 1876, lesquels ont été, avec ceux de 1877-78 et 1879, ajoutés aux sommes inscrites sur les certificats d’épargne, lors de la répartition de 1879-80.
- La somme totale des titres de 1876 s’élève à 11.907 fr. sur laquelle il sera remboursé., proportionnellement à la somme de 9.215 fr., 77.39 pour cent de l’importance de chaque titre, c’est-à-dire qu’un titre de cent francs recevra un premier remboursement de 77.39.
- Vous savez que suivant les prescriptions de l’art. 44 des statuts, paragraphe 2, le remboursement des certificats d’épargne a lieu par ordre d’ancienneté des titres originaires, c’est-à-dire que les premiers remboursements
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- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE 663
- seront faits sur les titres primitifs et les suivants, et ainsi de suite et indéfiniment, puisqu’il y aura toujours de nouvelles inscriptions d’épargne égales au montant des sommes à rembourser, de façon que le capital social de 4.600.000 fr. restera toujours au même chiffre et sera toujours entre les mains des coopérateurs.
- Ainsi donc, si l’exercice en cours 1894-95 donne les mêmes résultats que ceux de l’exercice écoulé 1893-94, c’est-à-dire 230.000 fr. environ à inscrire sur certificats d’épargne, on rembourserait l’an prochain ce qui resterait sur les titres de 1876, ceux de 1877, de 1878, 1879, une partie de la répartition de l’exercice 1879-80 ; et ainsi de suite pour les années suivantes, c’est-à-dire, que l’on ajoutera sur chacun des titres sa part de répartition de l’exercice clos, et on en déduira la somme à rembourser sur la répartition d’une ou plusieurs années antérieures, suivant leurs dates d’inscriptions.
- Les intéressés, qui sont les personnes possédant un certificat d’épargne par héritage, achat ou toute autre voie, et qui ne participent pas aux travaux de l’association, seront remboursées comme les autres, au tour d’inscription des sommes portées sur leurs titres, sans avoir naturellement de nouvelles inscriptions d’épargnes, puisqu’elles ne participent pas, ou plus, aux travaux de l’association.
- J’ai cru devoir vous donner, Mesdames et Messieurs, tous ces détails, un peu longs peut-être, afin que vous ayez connaissance de notre situation vraie et que vous sachiez comment s’opéreront les remboursements des certificats d’épargne ; ce que certains d’entre vous, peut-être, ne comprenaient pas bien.
- Je le redis encore, mes amis, cette situation marque une date et un fait importants dans la marche de notre Association, et si j’insiste sur ce point, ce n’est pas par un sentiment de vaniteuse présomption, car s’il y a à faire remonter à quelqu’un l’honneur de cette situation, c’est surtout au généreux fondateur de notre Association qu’il faut l’attribuer en première ligne, et ensuite à la renommée de notre marque que nous avons su maintenir.
- Mais, si nous n’avons pas à nous en attribuer particulièrement le mérite et à nous en glorifier, nous pou-
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- 664
- LE DEVOIR
- vons au moins dire que notre affaire n’a pas périclité dans nos mains et que nous avons su la maintenir et l’affermir.
- En somme, mes amis, la situation industrielle et financière de notre Société est bonne et prospère, mes prévisions se réalisent et ainsi que je vous le disais, dans mes précédents rapports, nous pouvons envisager l’avenir avec confiance.
- Mais si la situation financière et industrielle est bonne, il n’en est pas tout à fait de même pour nos assurances mutuelles ; en effet, toutes nos caisses de secours à Guise ont des excédants de dépenses sur les recettes.
- L’assurance des pensions et du nécessaire à la subsistance a un excédant de dépenses de 7.031 fr. 78.
- L’assurance contre la maladie a eu un excédant de dépenses de 5.118 fr. 37 ; nous y avions au 30 juin 1893 un solde créditeur en caisse de 1.333 fr. 76 qui s’est transformé au 30 juin dernier, en un solde débiteur de 3.784 fr. 61.
- La section des dames a aussi un excédant de dépenses ; il reste en caisse au 30 juin 1894 un solde créditeur de 12.069 fr. 69 en diminution de 1.563 fr. 80 sur l’exercice précédent.
- La caisse de pharmacie a toujours un déficit, qui s’est élevé cette année à 2.343 fr. 20 que l’Association a dû couvrir comme les déficits des années précédentes ; ce qui avec la subvention égale à 25 % des cotisations, soit 1.625 fr. 35 fait un total de 3.968 fr. 55 pour cette caisse.
- L’assurance contre la maladie a aussi une subvention annuelle de l’Association égale à 20 0/° des cotisations pour la caisse des travailleurs, s’élevant à 4.458 fr. 44, et pour la caisse des dames 50 % des cotisations, soit 1.861 fr. 10; ce qui fait un total de subventions à nos assurances mutuelles de 10.108 fr. 09, pour l’exercice écoulé, portés au débit du compte charges et revenus sociaux, qui viennent en dêductton des bénéfices.
- Les caisses de secours de la succursale de Laeken, qui ne profitent pas de subventions de l’Association, avaient aussi un peu baissé, mais elles remontent maintenant et pourront Sans doute se maintenir.
- Notre caisse des pensions et du nécessaire à la sub-
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- ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE
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- sistance, dont l’avoir, lors de la création de notre Association, s’élevait au 30 juin 1880 à la somme de 108.846 fr. 94 portés en compte-courant, s’est augmenté successivement des excédants de recettes jusqu’au 30 juin 1893, date à laquelle il s’élevait à 290.552 fr. 40 en augmentation de 181.705 fr. 46, soit une moyenne d’excédants par année de 14.000 francs environ, qui ont été plus forts les premières années et plus faibles les dernières, pour descendre pendant l’exercice 1892-93 à 2.032 fr. 51 d’excédant de recettes, et arriver pour ce dernier exercice 1893-94 à un excédant de dépenses de 7.031 fr. 78.
- Le certificat d’inscription d’épargnes de cette assurance, qui s’élevait l’an dernier à 855.178 francs, s’élèvera cette année à 878.033 francs environ, en augmentation de 22.855 francs, du fait de l’attribution à cette assurance de la part revenant au travail des auxiliaires et d’annulation d’épargnes réservées, ce qui portera l’avoir total de l’assurance des pensions à 1.161.553 fr. 62 ; il était l’an dernier de 1.145.725 fr. 60, soit 15.828 fr. 02 en plus, différence résultant de l’augmentation du titre et de la diminution du compte-courant.
- Vous savez, mes amis, que les ressources ou recettes de l’assurance des pensions se composent de :
- 1° Une subvention égale à 2 % de l’importance des salaires payés par l’Association.
- 2° Des intérêts revenant au certificat d’épargne de cette assurance.
- 3° Et des intérêts du compte courant.
- Le total de ces ressources s’est élevé pour l’exercice
- écoulé à................................... 94.633 91
- et les dépenses à.......................... 101.665 69
- soit un excédant de dépenses, comme je
- vous le disais tout à l’heure de........... 7.031 78
- Nous avons en ce moment 77 pensionnés à titre définitif, dont 4 à Laeken et 18 à titre provisoire, soit un total de 95 pensionnés.
- Nous avons payé pendant l’exercice écoulé :
- Aux pensionnés et aux retraités provisoires la somme
- de...................................... 69.661 87
- A 39 familles pour le nécessaire à la subsistance................................ 12.319 10
- A reporter ..... 81.980 97
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- LE DEVOIR
- Report.... 81.989 97
- Aux familles de réservistes.................. 833 »»
- Aux médecins et sages-femmes, (pour la part à supporter par l’assurance des pensions).................................... 3.048 50
- A l’hospice, (cette somme est remboursée
- à l’assurance et figure aux recettes)......... 1.521 »»
- En appointements au secrétaire des assurances........................................ 1.554 24
- En frais divers............................. 1.372 13
- Soit un total de dépenses de............... 90.309 84
- que nous ne pouvons guère diminuer et sur lesquelles il y aurait peu ou pas d’économies à faire.
- Ce n’est que sur le chiffre des allocations temporaires, qui s’est élevé à 11.355 fr. 85 que nous pourrions nous restreindre, car s’il est humain et charitable de faire le bien et de soulager les infortunes, il ne faut pas qu’un excès de bons sentiments tourne en faiblesse et en laisser-aller qui puissent porter préjudice dans l’avenir aux vrais méritants, qui auront aussi des droits à participer aux ressources et aux bienfaits de nos assurances mutuelles.
- Il faut être prudents et tâcher d’équilibrer nos budgets d’assurances et de bienfaisance ; il ne faut pas que les dépenses soient supérieures aux recettes.
- Nous devons prévoir d’ailleurs des temps plus difficiles et malheureux, où nous aurions à puiser dans nos caisses pour soulager de nouvelles et plus nombreuses infortunes.
- Je dirai de même et appellerai l’attention au sujet des autres assurances : caisses des malades et de pharmacie, dont les déficits sont permanents, là aussi, il faut apporter des économies, il fau t exercer une surveillance efficace et réprimer les abus ;• car, je le répète, s’il est juste et équitable de payer des allocations et des médicaments aux travailleurs malades par suite d’accidents ou de fatigues causés par le travail, ou pour des causes physiques inhérentes à l’organisme du corps humain, il serait injuste et inéquitable de payer des allocations et des médicaments à des malades qui ne le seraient que par suite d’intempérance ou inconduite, ou qui chercheraient
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- à abuser de certaines complaisances pour allonger leur temps de maladie.
- Je compte que les comités des caisses de secours sauront se tenir à la hauteur de leur mission et ne laisseront plus se renouveler certains écarts et cértains abus préjudiciables à nos caisses et nuisibles aussi à la santé de leurs camarades et au bien-être de leurs familles.
- Dans notre Association, toute personne qui a une fonction à remplir, quelle qu’elle soit, doit tenir à honneur de se montrer à la hauteur de sa tâche et prouver à ceux qui l’ont nommée, qu’elle est digne de leur confiance.
- Ceci dit, Mesdames et Messieurs, et il était de mon devoir de le dire pour mettre en garde certains d’entre vous contre les entraînements et les complaisances qui pourraient se produire, j’ajoute que les sentiments d’amitié personnelles et de camaraderie doivent s'effacer devant l’intérêt général.
- Dans une société bien établie, comme dans un état bien constitué, il faut respecter les lois et les règlements, et savoir les faire respecter et les appliquer au besoin.
- Je termine, mes amis, en souhaitant que les résultats satisfaisants obtenus depuis quelques années se continuent et que la situation de notre Société devienne encore meilleure.
- Notre Association, dégagée des difficultés et des obstacles qui auraient pu l’entraver, continuera, je l’espère, sa marche ascendante et prospère ; la voie est ouverte, la route est belle, suivons-la tous ensemble, la lumière du Progrès social nous éclaire ; restons toujours unis, mes amis, et n’oublions jamais que la désunion amène la faiblesse et que « l’union fait la force ». (Applaudissements. )
- Je donne la parole à M. Grandin Jules pour la lecture du rapport du Conseil de surveillance.
- 2° Rapport du Conseil de surveillance :
- M. Grandin, rapporteur du Conseil de surveillance, s exprime en ces termes :
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- Mesdames et Messieurs,
- Le rapport si complet de notre Administrateur-gérant me dispense de m’étendre longuement sur la situation morale, industrielle et financière de notre association.
- Les chiffres énoncés dans ce rapport sont conformes à ceux qui clôturent les comptes de la fin de l’exercice 1893-94 en comptabilité.
- Nos vérifications mensuelles ainsi que celles de l’inventaire nous permettent de vous en certifier la parfaite exactitude.
- Nous nous faisons un devoir de remercier M. le Directeur du contrôle pour son empressement et son amabilité à nous procurer les documents et les renseignements nécessaires à la bonne exécution de notre mandat, ainsi que tous les employés qui, en cette occasion, nous ont prêté leur gracieux concours.
- Comme vous avez pu vous en rendre compte, notre société se maintient toujours dans d’excellentes conditions, elle fait même mieux que se maintenir, elle grandit et prospère, grâce à l’intelligente impulsion qui lui est donnée par notre Administrateur-gérant et aussi grâce à son entier dévouement.
- J’adresse à M. Dequenne et aux conseillers de gérance, qui lui sont dévoués, qui l’aident à accomplir une mission aussi difficile, une tâche aussi laborieuse que délicate, l’expression sincère de la reconnaissance de l’assemblée générale ainsi que celle de tous les travailleurs de l’association.
- La confiance que nous avons tous dans notre Administrateur-gérant nous fait espérer que dans ses mains notre société continuera à prospérer et à répandre sur nous ses bienfaisants effets.
- Le nombre de nos produits, si variés, atteint maintenant un chiffre auquel aucune maison similaire ne peut prétendre. Les appareils de chauffage en céramique, les dlaques en tôle, les articles de propreté, ainsi que ceux pour bâtiments ont pris parmi notre production une importance considérable.
- Ces modèles de création récente sont très appréciés par notre clientèle ; ils sont pour nous d’un écoulement facile.
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- Notre fabrication est bonne et soignée.
- L’Exposition Internationale d’Anvers, nous a fourni l’occasion, cette année, de nous mesurer avec nos concurrents. Nos produits ont reçu la plus haute récompense décernée à la section dans laquelle ils se trouvaient placés. Notre Société a été classée hors concours et notre Administrateur-gérant nommé membre du jury.
- Ainsi, se trouve donc couronné le fruit d’un demi-siècle de labeur assidu, de conceptions, de persévérance et de foi.
- Dans ces conditions, si nous trouvons que notre bonheur n’est pas aussi parfait qu’il devrait l’être, c’est que nous ne voyons pas ici le Fondateur de la Société du Familistère, témoin de notre grandeur, applaudir à nos succès, qui sont aussi les siens, et, vivant, partager notre gloire.
- Travaillons donc sans relâche et sans trêve à notre bien-être, et surtout que ces lauriers ne ralentissent pas notre activité, car nous sommes suivis et nous avons constamment besoin d’être en avant.
- Notre situation financière est excellente.
- Notre fonds social s’aecroit à chaque exercice et nous nous trouvons en mesure de rembourser dès cette année une partie des titres de 1876.
- En marchant avec prudence, nous pouvons sans crainte envisager l’avenir ; d’ailleurs l’avis, exprimé déjà par notre Administrateur-gérant, est de nous tenir dans une sage réserve et de ne faire que des dépenses indispensables.
- C’est également le vœu de l’Assemblée générale.
- Nos caisses mutuelles en général nous donnent quelques soucis.
- L’excédant des dépenses sur les recettes s’élève cette année, pour l’ensemble, à la somme de 16.740 fr. 35.
- Pendant cet exercice nous avons eu, il est vrai, bien des souffrances à soulager, le personnel de l'association a été fortement éprouvé ; mais malheureusement nos ressources étant limitées, malgré tout le désir et la bonne volonté que nous avons de faire le bien nous nous voyons obligés d’appeler la bienveillante attention des comités sur cette situation qui, si on n’y portait
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- bientôt remède, pourrait, en se prolongeant nous créer des conséquences grosses d’imprévus pour l’avenir.
- Les bénéfices à partager cette année se montent à la somme de 262.581 fr. 20.
- Le taux de la répartition attribué au montant des concours et services rendus est de 6.21 °/0.
- Les intérêts et dividendes à payer au capital sont de 5.31 %•
- La répartition des bénéfices se trouve donc cette année un peu supérieure à celle de l’année dernière, et, en tenant compte de la surélévation des prix de certaines matières indispensables à notre fabrication, nous ne pouvons que nous féliciter des résultats obtenus.
- Continuons donc, mes chers amis, à travailler ensemble et unanimement unis à la tâche commune.
- Tant que les dévouements et les intelligences, qui ne font certes point défaut parmi nous, se grouperont autour de notre Administrateur-gérant, l’association du Familistère ira toujours de l’avant dans la noble voie qui lui est tracée. Elle poursuivra fermement sa route en semant au milieu des hommes ses idées de justice et de paix sociales.
- Elle fera la gloire et le bonheur de tous ses membres ; elle accomplira dignement son œuvre pleine de lumière et de fraternité.
- En conséquence de ce qui -précède, le conseil de surveillance a l’honneur de prier l’Assemblée générale, de vouloir -bien adopter le rapport de notre Administrateur-gérant, sur l’exercice 1893-94.
- Le 7 octobre 1894.
- Le Rapporteur,
- Signé : Grandin.
- Des applaudissements répétés accueillent la lecture de ce rapport.
- 3° Adoption du rapport de la Gérance et de celui du Conseil de surveillance s’il y a lieu.
- M. le Président invite l’Assemblée à approuver ou improuver les rapports dont elle a entendu la lecture.
- Les rapports sont mis aux voix et adoptés à l’unanimité, après épreuve et contre épreuve. (Applaudissements répétés.)
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- 4° Election du Conseil de surveillance.
- L’Assemblée générale procède à l’élection du Conseil de surveillance pour l’exercice 1894-95.
- M. le Président rappelle à l’Assemblée que les trois commissaires doivent être choisis en dehors du Conseil de Gérance, conformément à l’article 79 des statuts, et que l’élection doit se faire au scrutin secret et à la majorité absolue des membres présents et représentés régulièrement pour le premier tour de scrutin, et à la majorité relative dans le cas d’un second tour.
- 253 associés étant présents ou représentés la majorité absolue est de 127 voix.
- MM. Guerbé père, ayant obtenu 232 voix, Poulain Alexis 229 et Lelong Jules 216 sont proclamés membres du Conseil de surveillance pour l’exercice 1894-95 par M. le Président.
- 5° Election au scrutin secret et à la majorité absolue de trois conseillers de Gérance en remplacement de MM. Conte Adrien, Jumeau Eugène et Lefèvre Alexandre.
- M. le Président fait remarquer que conformément aux articles 82 et 84 des statuts, les conseillers doivent être choisis parmi les auditeurs régulièrement désignés en Conseil de gérance, et dont l’affiche de convocation a donné les noms savoir :
- MM. Fleury Paul.
- Lermoyeux Florus.
- Blancaneaux Adonis.
- Braillon Adolphe.
- Baquet Florus.
- Poquet Ernest.
- Il est procédé au vote.
- Le dépouillement du scrutin donne les résultats suivants :
- MM. Poquet Ernest obtient 223 voix Baquet Florus — 219 —
- Blancaneaux A. — 210 —
- MM. Poquet, Baquet et Blancaneaux, ayant^ obtenu la
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- majorité absolue, sont élus membres du Conseil de Gérance pour l’exercice 1894-95.
- M. le Président informe l’Assemblée que les poses-seurs d’apports et de certificats d’épargne toucheront le solde des intérêts de l’exercice 1893-94 avec les parts de remboursement revenant aux titres de 1876, à la caisse de l’usine les lundi et mardi 8 et 9 courant, à partir de trois heures du soir.
- Le dépôt des certificats d’apports et d’épargnes se fera en même temps que le paiement des intérêts.
- L’ordre du jour étant épuisé, M. le Président invite le secrétaire à donner lecture du projet de procès-yerbal.
- Le projet de procès-verbal est lu et adopté.
- La séance est levée.
- Le Secrétaire,
- F. Bernardot.
- Le Président,
- Dequenne.
- ERRATUM
- Dans notre numéro de septembre dernier, page 560, au rang des personnes admises dans'la Société du Familistère en qualité d’AssociÉs, lire — à la placé de Mme Quent Léon, née Fanielle — M. Louis Georges, mécanicien.
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- ANGLETERRE
- Fédération internationale des ouvriers des industries textiles. — Le Congrès international des ouvriers des industries textiles 'tenu à Manchester dans les derniers jours du mois de juillet, auquel presque tous les pays d’Europe avaient envoyé des délégués, a voté trois résolutions : la première en faveur de la journée de 8 heures ou de la semaine de 48 heures ; la seconde recommandant aux ouvriers de s’organiser en syndicats ; la troisième décidant qu’une fédération internationale des industries textiles est constituée.
- L’un des délégués anglais, M. T. Asliton, résumant les déclarations entendues au Congrès a constaté que la durée du travail dans les industries textiles est en Angleterre de 56 heures et demie par semaine ; en France de 66 à 70; en Allemagne de 60 à 70; en Suisse de 66; en Russie de 70 à 80 ; en Belgique de 66 à 72 ; en Hollande de 58 à 66 ; en Italie de 66 à 84 ; en Espagne de 66 à 80 ; en Autriche de 72 à 80 ; aux Etats-Unis de 55 à 66 ; dans l’Inde de-72 à 80 et au Japon de 69 à 70.
- Le prochain Congrès se tiendra l’année prochaine à Gand.
- * #
- Hygiène des ateliers et manufactures. — Le ministre de l’intérieur a déposé au Parlement un projet d’amendement à la loi sur le travail dans les ateliers et magasins. •
- La loi s’appliquerait dorénavant aux blanchisseries, entrepôts, quais, magasins et chantiers de construction, toutes les fois qu’on y emploierait des moteurs mécaniques.
- La responsabilité de l’exécution des mesures d’hygiène et de sécurité imposées à la petite industrie en chambre incomberait au propriétaire clu local, quel que fût son occupant.
- Les heures supplémentaires ne seraient plus permises que pendant 3 jours au lieu de 5 par semaine ; les
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- LE DEVOIR
- enfants, adolescents ou femmes ne pourraient qu’excep-tionnellement travailler le même jour, à l’atelier puis à domicile, à un ouvrage de même nature.
- La nouvelle loi obligerait les propriétaires d’usines et manufactures à fournir le relevé du nombre d’ouvriers qu’ils emploient habituellement et tous autres renseignements relatifs à la statistique du travail qui leur seraient demandés par le ministère ; la loi assurerait également la déclaration de tous les accidents ayant causé mort d’homme.
- Elle exigerait que des listes des ouvriers travaillant chez eux soient tenues non seulement dans les usines et manufactures, mais dans toutes les maisons, qui entreprennent la confection du vêtement.
- Les autorités sanitaires devraient informer les inspecteurs du travail de la suite donnée aux avis que ceux-ci leur adressent sur les améliorations hygiéniques dont ils constatent la nécessité dans leurs tournées.
- Le cube d’air minimum par personne dans les usines et ateliers serait de 7 mètres cubes avant 8 heures du soir et de 11 mètres 200 décimètres cubes de 8 à 10 heures. Les mesures de précaution qui. sont en vigueur relativement aux installations mécaniques dangereuses seraient renforcées, et le ministre pourrait ordonner la fermeture d’une usine ou d’un atelier qui mettrait en danger la « vie ou les membres » des ouvriers.
- . *,
- Extension des communications postales. — Dans l’année financière qui est expirée le 31 mars dernier, le total des lettres, cartes postales, colis postaux et imprimés de tous genres qui ont été délivrés dans le Royaume-Uni, s’est élevé à 2.853.534.000, soit une moyenne de 74 par personne, marquant une augmentation de 2 1/2 0/0 sur l’année précédente. Pour l’administration des postes, il y a eu une recette totale de 268.372.125 francs, et une dépense de 193.935.575 ; pour ' l’administration des télégraphes, une recette de 64.480.000 francs et une dépense de 68.851.325.
- * **
- DANEMARK
- Les progrès du Mormonisme. — Il y a eu mercredi, è Copenhague, un meeting des disciples de Brigham
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- Young. Il s’agissait de fêter le 45e anniversaire du baptême des quinze premiers mormons danois. Le rapport lu en cette cérémonie établit que, depuis 1850, 42.000 habitants de la Scandinavie ont passé au mormonisme et que 29.000 d’entre eux ont émigré au lac Salé.
- [Le Temps).
- ALLEMAGNE
- L’assurance contre les accidents. — On sait que l’assurance contre les accidents est obligatoire en Allemagne dans les divers corps de métiers. Il est question d’étendre l’obligation de l’assurance à des professions qui en était encore exemptes : auberge, commerce divers, pêche et navigation.
- Les entrepreneurs des exploitations tombant sous le coup des nouvelles dispositions, actuellement soumises aux gouvernements confédérés, formeront à leur tour des corporations qui se grouperont et couvriront, par le moyen de cotisations, les indemnités d’assurances et les frais d’administration.
- AUTRICHE
- Extension de la loi d’assurance contre les accidents. — La Chambre des députés vient d’adopter définitivement, après le vote de la Chambre des Seigneurs, une loi portant extension de la loi du 28 décembre 1887 sur l’assurance contre les accidents.
- Par cette nouvelle loi, l’assurance obligatoire se trouve étendue à tout le personnel des chemins de fer, à celui des entreprises de transport par voie de terre et de navigation intérieure, aux ouvriers des entreprises de dragage, aux égoutiers, aux ouvriers des entrepôts et entreprises d’expédition, aux ramoneurs, aux sapeurs-pompiers, aux machinistes et aux figurants de théâtre ; enfin à tous les travailleurs du bâtiment dans tous les cas où ils ne bénéficiaient pas auparavant de l’obligation de l’assurance.
- La loi de 1887 se trouve ainsi complétée, comme l’a été, en Allemagne, la loi du 6 juillet 1884 par les lois du 28 mai 1885 et du 11 juillet 1887.
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- ETATS-UNIS
- Un nouvel Etat. — Le pavillon des Etats-Unis va compter une nouvelle étoile, la confédération un nouvel Etat. On sait que les Mormons, repoussés, persécutés par la pudeur yankee, avaient dû porter leurs tentes et se réfugier avec leurs femmes sur les bords du lac Salé. La polygamie n’a pas nui à leur développement, tout au contraire, et l’Utah compte aujourd’hui 250.000 habitants, après cinquante années à peine de colonisation. On eut beau légiférer à Washington contre les « Saints du dernier jour » ; rien n’a pu empêcher les sectateurs de Joé Smith, puis de Brigham Young, de se multiplier, de continuer avec succès leur propagande. Il faut dire cependant que parmi les habitants de l’Utah beaucoup sont aujourd’hui des « gentils », à qui l’autorité passe peu à peu en même temps que leur nombre augmente : ainsi l’on ne compte guère que 60.000 Mormons sur le chiffre de 250.000 que nous venons de donner, mais ce sont eux qui composent presque exclusivement la population de Salt-Lake-City, la capitale. Depuis longtemps déjà l’Utah est constitué en territoire, et depuis plusieurs années même il eût été admis au rang d’Etat, si le Congrès de Washington n’avait éprouvé de la répugnance à accepter dans l’Union une population dont les pratiques religieuses sont condamnées par les lois du pays. Le Montana, l’Idalio, le Wyoming — ces deux derniers limitrophes de l’Utah — ont été depuis plusieurs années reçues dans la Confédération, bien que le nombre de leurs habitants fût moitié moindre de celui de l’Utah.
- Il paraît difficile aujourd’hui que l’Union, après s’être adjoint le nouvel Etat que les Mormons ont créé, continue à considérer comme des malfaiteurs ceux dont elle se garde bien de repousser l’association , dont le travail et l’industrie l’enrichissent. L’admission de l’Utah dans l’Union doit avoir pour corollaire l’admission de la secte de Joé Smith au nombre de toutes celles qui vivent et grandissent au delà de l’Atlantique et par suite la tolérance de la polygamie ; mais nous n’en sommes pas encore là, car les Yankees peuvent craindre que cette tolérance n’ait pour conséquence un développement considérable de pratiques en lesquelles ils voient l’abomination de la désolation. (Le Siècle).
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- LA COOPÉRATION
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- LA COOPÉRATION
- LE CONGRÈS DE LYON
- Le huitième Congrès des Sociétés coopératives de consommation s’est tenu à Lyon du 26 au 29 août.
- Environ 500 coopérateurs ont pris part aux travaux du Congrès.
- MM. Ben Jones, J.-C. Gray et Sherry Towes, représentaient l’Angleterre ; M. Durand, la Hollande.
- La séance d’ouverture a été présidée par M. Desmons, sénateur du Gard, rapporteur du projet de loi sur les Sociétés coopératives et le contrat cle participation,
- A côté de lui, avaient pris place au bureau les représentants de la coopération étrangère ; M. Paul Doumer, député, rapporteur du projet de loi sur la coopération à la Chambre ; les délégués de l’Union des agriculteurs de France ; M. Buisson, directeur de la Chambre consultative des Associations ouvrières de production ; M. le professeur Clavel, adjoint, remplaçant M. Gailleton, maire de Lyon, indisposé ; M. Bernardot, membre du Conseil de Gérance de l’Association du Familistère de Guise, représentant les Associations Godin, Leclaire et Laroclie-Joubert.
- A cette première séance, après les allocutions de bienvenue et les remerciements d’usage au Comité d’organisation, à la municipalité, etc. M. E. Cheysson, inspecteur général des Ponts-et-Chaussées, président du jury d’économie sociale de l’Exposition de Lyon, a fait une communication fort applaudie sur la Société du Musée Social, qui vient d’être reconnue d’utilité publique par décret du 31 août. M. Bernardot a entretenu l’Assemblée de l’organisation, du but et des résultats obtenus dans chacune des sociétés qu’il représente, et M. Buisson, au nom des 70 sociétés adhérentes à la Chambre consultative des Associations ouvrières de production, a dit combien il était heureux de voir se resserrer de plus en plus les liens d’étroite solidarité entre les sociétés coopératives de production et les sociétés coopératives de consommation.
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- Parlant des bienfaits et de la force magique de l’Association, il a montré que « la coopération a cet avantage sur de nombreux systèmes d’organisation sociale préconisés, c’est que, prenant la société telle qu’elle est, elle peut être immédiatement mise en pratique partout et par tous. Elle se prête à toutes les modulations que nécessite l’existence de situations et de droits acquis. »
- La séance d’ouverture a été clôturée par un éloquent discours de M. Desmons, dans lequel l’honorable sénateur a défini l’avenir qu’il entrevoit pour l’application par les doctrines coopératives de la grande vertu humaine, la solidarité.
- « Les sociétés coopératives de consommation, » a-t-il dit en substance, « ont pour but immédiat de permettre aux ouvriers, aux employés, aux pères de familles, à ceux qui ont un budget limité, d’associer leurs bien modestes ressources, d’acheter en commun au prix du gros les denrées qui leur sont nécessaires et de se les partager en évitant la dure obligation de passer sous les fourches caudines des détaillants.
- » Grâce aux Sociétés coopératives, l’ouvrier est assuré d’avoir des denrées de premier choix, le poids réel de ce qu’il achète ; il est soustrait au rude danger du crédit et prend l’habitude plus moralisante encore de l’épargne quotidienne, si utile pour lui et pour les siens.
- » Mais la coopération a un idéal bien supérieur encore. Elle aspire à créer des relations fraternelles de solidarité entre tous les sociétaires, à combler le fossé qui sépare l’ouvrier et le patron, à faire disparaître peu à peu, pacifiquement et sans douleur, l’injuste état de choses actuel où les richesses sont entre les mains de quelques privilégiés et où la pauvreté est le triste apanage du plus grand nombre, à réaliser enfin une triple alliance, qui n’inquiète personne celle-là, entre le capital, l’intelligence et le travail.
- » Pour l’atteindre, ce but, la coopération emploie les moyens les plus légitimes et les plus favorables ; des conférences, des réunions contradictoires, des bibliothèques, un Muséum de la coopération, des publications de livres et de journaux, et enfin des Congrès où se forment les premiers anneaux de cette chaîne d’union qui doit un jour relier tous les peuples entre eux. »
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- M. Desmons a pris devant le Congrès l’engagement de faire tous ses efforts pour obtenir le vote par le Sénat du projet de loi sur la coopération tel qu’il a été voté par la Chambre. \
- La séance du lundi matin, 27 août, a été consacrée toute entière à la vérification des pouvoirs des délégués et au versement des cotisations. Notons en passant l’adliésion de trois Sociétés coopératives agricoles, constituées d’après la loi de 1867, la Société des agriculteurs du Puy-de-Dôme, l’Union Beaujolaise et l’Union des producteurs et consommateurs de Lyon. Le fait est nouveau et vaut la peine d’être signalé.
- A l’ouverture de la séance de l’après-midi, l’Assemblée procède à l’élection de son bureau.
- M. Bernardot, conseiller de gérance du Familistère de Guise élu président, ouvre les travaux du Congrès que nous allons rés-umer, suivant notre habitude, question par question.
- Le compte-rendu sommaire des travaux du Comité central lu par M. Tutin, l’un des secrétaires, constate que le nombre des Sociétés adhérentes au Comité central s’est accru de 31, et examine successivement diverses questions intéressant la coopération française, telles que statistique des Sociétés, relation du Comité central avec la Chambre consultative des associations ouvrières de production, entente avec les syndicats agricoles, etc.
- Il insiste plus particulièrement sur les retards subis par le projet de loi coopérative, il les déplore et termine en déposant au nom du Comité central le projet de résolution suivant :
- « Le Congrès profondément ému du retard nouveau subi, contre toute attente, par le projet de loi sur les Sociétés coopératives, réitère textuellement le vœu émis par le Congrès de Grenoble le 26 octobre dernier ;
- » Considérant que les citoyens usent d’un droit incontestable en créant des Sociétés coopératives de consommation, et qu’il appartient au gouvernement de la République de protéger et de faire respecter ce droit, trop souvent méconnu par les intérêts rivaux et par le législateur lui-même ;
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- » Le Congrès demande aux pouvoirs publics le vote immédiat de la loi qui doit consacrer les justes revendications de la coopération française. »
- Le projet de résolution est adopté.
- Il est en outre décidé que les diverses sociétés coopératives feront, chacune en ce qui les concerne, des démarches auprès de leurs représentants respectifs pour en obtenir le plus promptement possible le vote définitif de la loi coopérative.
- Le Congrès de Grenoble, pour réaliser l'entente entre coopérateurs et syndicats agricoles, entre producteurs et consommateurs, avait décidé la création d’une commission mixte composée de vingt membres, désignés moitié par le Comité central, moitié par l’Union des syndicats.
- C’est aux efforts de cette commission qu’est due l’entente survenue entre coopérateurs urbains et ruraux pour l’obtention de la loi coopérative.
- Pendant le Congrès de Lyon, la commission mixte s’est réunie plusieurs fois et a fait porter ses délibérations sur les moyens les plus pratiques à employer pour réaliser l’entente sur le terrain des affaires.
- Etant donné que la commission mixte n’a en ce moment aucun fonds à sa disposition ni aucune organisation de bureaux et autres, elle a dû se borner à organiser aussi largement que possible le service de la publicité des offres et demandes, avec l’aide des journaux qui ont bien voulu ouvrir gratuitement leurs colonnes à ces annonces toutes spéciales. Les journaux actuellement désignés sont : le Bulletin du Comité central, la Démocratie rurale, Y Emancipation, le Bulletin de l’Union Agricole du Sud-Est. La commission mixte a également décidé de faire des démarches pour que, lors des prochaines élections au Comité central, une ou deux places fussent réservées aux sociétés coopératives agricoles. Enfin une carte de la production agricole de la France par région, sera demandée à l’Union des syndicats et sera par tous les moyens de publicité possibles portée à la connaissance des sociétés coopératives de consommation. Un projet de circulaire a été mis aussi à l’étude.
- M. Soria, chargé de faire un rapport sur la question
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- de l’entente avec les syndicats agricoles, a soumis au Congrès le projet de résolution suivant :
- » Le Congrès, afin de développer les effets de l’heureuse entente établie à Grenoble entre les Sociétés coopératives de consommation et les Syndicats agricoles, émet le vœu :
- )) Que les Syndicats agricoles et viticoles se groupent pour former des Sociétés coopératives régionales de production.
- » Que chacune de ces Sociétés régionales, au moyen d’un bulletin périodique adressé aux journaux coopératifs et aux Sociétés coopératives de consommation, fasse connaître a ces dernières les produits qu’elle tient à leur disposition et les prix auxquels elle peut les livrer ;
- » Et enfin que ces Sociétés régionales étudient ensemble le moyen d’ouvrir à Paris et dans les grands centres une exposition permanente des produits que chaque région syndicale de France peut offrir à nos Sociétés. »
- M. Fleury, délégué de la Société coopérative agricole du Puy-de-Dôme, l’une de celles qui ont adhéré au Comité central, fait remarquer que les syndicats agricoles n’ont pas le droit de faire du commerce et que, pour arriver à vendre directement leurs produits, ils doivent s’annexer une Société coopérative du type mixte ; il prie donc les divers orateurs de se servir du mot Sociétés agricoles en général pour éviter toute intervention du fisc.
- Le projet de résolution est adopté avec la substitution des mots « Sociétés coopératives agricoles » au mot de « syndicats, » et l’addition d’un paragraphe recommandant aux Sociétés coopératives de consommation de faire connaître, dans les demandes qu’elles adressent aux Sociétés agricoles, les prix offerts par le commerce, et cela, pour faire cesser autant que possible les fausses manœuvres.
- L’entente entre la coopération de consommation et la coopération de production est également une des questions dont la solution est, à juste titre, ardemment poursuivie par les coopérateurs.
- A cet effet, sur le rapport de M. Buisson le Congrès exprime l’avis :
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- LE DEVOIR
- « Qu’il y a lieu, donnant suite à la proposition de 1a-Chambre consultative des Associations ouvrières de pro duction, de décider que, désormais, les Congrès des Sociétés coopératives de consommation seront ouverts à l’adhésion de toutes les Sociétés ouvrières de production vraiment coopératives ;
- » Que ces dernières Sociétés devront' être admises à adhérer à nos Congrès dans les mêmes conditions et en payant la même cotisation que les Sociétés de consommation.
- » Que les futurs Congrès auront pour titre : Congrès des Sociétés coopératives de consommation et de production ;
- » Que, toutefois, si toutes les Sociétés ainsi réunies devront voter ensemble sur les questions qui touchent aux intérêts généraux et collectifs de la coopération, il doit être bien entendu que les Sociétés de chaque catégorie, Consommation et Production, pourront seules statuer sur tout ce qui concerne les intérêts particuliers de la catégorie coopérative dont elles font partie.
- » Le Congrès charge le Comité central de modifier la rédaction du Réglement général des Congrès dans le sens des observations qui précèdent. »
- Projet de statuts pour les Sociétés coopératives de production
- Sur le rapport de M. Buisson le Congrès adopte les résolutions suivantes :
- .« 1° Le Congrès, après avoir pris connaissance des observations présentées au nom de la Chambre consultative des Associations ouvrières de production, sur les principes fondamentaux à consacrer par les statuts des Sociétés coopératives de cet ordre, les signale à l’attention de tous les coopérateurs ;
- 2° Le Congrès, renouvelant les vœux émis par le Congrès de Marseille le 14 octobre 1890 et par le Congrès de Paris le 15 septembre 1891, en faveur de la participation aux bénéfices ajoutée aux salaires des ouvriers et employés de la coopération, est d’avis qu’il y a lieu pour les Sociétés coopératives de toute nature, d’entrer dans cette voie, et leur indique, à titre de document à consulter, les cinq articles de Statuts présentés par le Comité central.
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- Projet de chapitre à insérer dans les Statuts d’une Société coopérative
- Article premier. — Les employés et ouvriers, associés ou non,-qui travaillent dans les ateliers, magasins et services de la Société coopérative, participent, dans les conditions déterminées ci-après, aux bénéfices ou excédants résultants de l’inventaire.
- Art. 2. — Le bénéfice ou boni net obtenu après déduction des frais généraux, des appointements et salaires, de l’intérêt du capital, des amortissements et des prélèvements à faire pour la réserve légale, se partage proportionnellement : 1° au total des appointements et salaires des ouvriers et employés associés ou auxiliaires, d’une part, formant le capital-travail fourni pendant la période d’inventaire ; et 2° au montant du capital-argent engagé pendant la même période par les actionnaires.
- La partie du bénéfice net qui serait affecté par l’assemblée générale des actionnaires à la création ou à l’augmentation de réserves facultatives, reste comprise dans le total du bénéfice net soumis au partage proportionnel réglé par le paragraphe ci-dessous.
- Art. 3. — La part de bénéfice ou boni attribué aux ouvriers et employés, associés ou non, se répartit au prorata des appointements et salaires reçus par eux pendant la période d’inventaire.
- Art. 4. — Il est expressément déclaré que les ouvriers et employés non associés acceptent, à titre de contrôle des comptes en ce qui concerne leurs intérêts de participant, celui qu’exercent les commissaires chargés de faire un rapport à l’assemblée générale sur la situation de la Société, sur son bilan, et sur les comptes présentés par les administrateurs.
- Art. 5. — Un conseil du travail coopératif, composé d’un délégué du conseil d’administration, président de droit, et de deux ou plusieurs employés et ouvriers, au nombre fixé dans chacune de ces deux catégories par le même conseil et désignés par lui, est appelé à donner son avis, à titre purement consultatif, sur les difficultés qui pourraient se produire au sujet de la répartition du bénéfice entre les participants, et sur toutes autres questions que le délégué du conseil, président de droit, croirait devoir porter à l’ordre du jour.
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- M. Fabre a fait observer avec infiniment de raison que c’est une erreur de nommer comme il est fait, dans l’article 2, capital-travail, les appointements et salaires des ouvriers ou employés, que ce terme devrait s’appliquer aux travailleurs eux-mêmes.
- Il faudrait pour être dans la vérité économique et pour s’en tenir aux principes de la stricte justice, opposer le salaire, intérêt du capital-travail, à l’intérêt, salaire du capital-argent et répartir les bénéfices ou bien proportionnellement aux salaires et à l’intérêt, ou bien au prorata du capital-argent et du capital-travail évalués en francs.
- Il eût été désirable que le Congrès acceptât la définition proposée par M. Fabre. Avec elle, en effet, le rôle respectif des deux agents de la production soumis à une commune mesure, apparaît nettement ; la formule de répartition se dégage en quelque sorte automatiquement, et une simple règle de trois, jeu d’enfant, suffit à déterminer la part de chacun.
- Rapport entre coopérateurs producteurs d’un pays et coopérateurs consommateurs d’un autre pays
- L’existence de cette question est un des plus sûrs témoignages en faveur du progrès de la coopération. Impuissant à entraver son développement par le libre jeu de la concurrence, le commerce s’est adressé au législateur et lui a demandé des armes (mesure restrictives, mesures fiscales) contre sa rivale justement redoutée. Rebuté de ce côté, réduit à ses propres forces, il en a formé un faisceau contre la coopération ; il a eu recours aux procédés d’intimidation et aux menaces de boycottage.
- Tous les coopérateurs sont d’accord sur la nécessité de s’unir pour résister aux menées du commerce de gros et de détail ; mais les uns voudraient user tout de suite de la réciproque et répondre par le boycottage au boycottage ; les autres estiment qu’il y a lieu d’user encore pendant quelque temps de conciliation.
- Cette dernière opinion trouve son expression dans le projet de résolution suivant présenté par M. Figeac, de Y Abeille Suresnoise :
- « Le Congrès est d’avis qu’avant d’entamer des négo-
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- ciations avec la coopération de production étrangère pour lui demander les marchandises et denrées que, cédant à la menace des intermédiaires, certaines maisons de gros françaises refusent de livrer aux Sociétés de consommation, il convient de laisser encore, jusqu’à notre prochain Congrès, aux promoteurs de cette mise à l’index, le temps de réfléchir à la grave responsabilité qu’ils assument. »
- Après une discussion très animée, cette résolution est votée, mais à une très faible majorité.
- La question de l’instruction coopérative est une question vitale pour la coopération.
- A la suite d’un lumineux et très intéressant exposé de M. de Boyve, le Congrès a voté le projet de résolution suivant :
- « 1° Les Sociétés coopératives sont invitées à nommer des Comité d’éducation coopérative chargés d’organiser des concerts, des conférences entremêlées de récitations littéraires, des promenades à la campagne et autres récréations. Des coopérateurs spécialement désignés profiteront de ces réunions pour propager les idées coopératives.
- » 2° Le Comité central nommera dans son sein un comité de trois membres chargé de veiller au développement de ces Comités d’éducation dans les Sociétés coopératives. Il étudiera les moyens de se procurer, dans les meilleures conditions possibles, des verres pour projections lumineuses, qu’il mettra à la disposition des Sociétés coopératives contre une légère rétribution. »
- Les deux organismes principaux de la coopération française : le Comité central et le Magasin de gros, ont fait chacun l’objet d’une importante résolution.
- La première est ainsi conçue :
- « Le Comité central, créé pour servir d’organe aux Sociétés coopératives devant les pouvoirs publics, doit être considéré par elles comme leur représentant unique et autorisé ;
- » Que, toutefois, ainsi que ce Comité l’a toujours reconnu, il a besoin d’être éclairé par les vœux et par les avis des Sociétés dont il est le mandataire et dont
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- le concours lui est d’ailleurs indispensable pour la propagande coopérative ;
- » Que, dans ces circonstances, s’il peut y avoir des inconvénients dans l’intérêt général de la coopération française à voir s’établir dans les départements des Unions régionales ou autres, dépourvues de centre commun, il serait, au contraire, excellent de procurer au Comité central la collaboration active des coopérateurs de province ;
- » Le Congrès invite en conséquence le Comité central à donner suite, dans le plus bref délai, à l’amendement voté à Grenoble, en nommant dans les départements, des correspondants dévoués et capables qui seraient présentés au choix du Comité central, par des Sociétés réunies, dans ce but, en Comités locaux. »
- Le vote de cette résolution a été précédé d’une assez longue discussion.
- Le système des Unions régionales compte d’assez nombreux partisans ; mais il a contre lui des essais malheureux. Ses partisans d’ailleurs ont été les premiers à reconnaître la nécessité de ne pas émietter l’influence du centre coopératif.
- Sur ce point, nous avons plaisir à le constater, l’unanimité est complète.
- Non moins longue, et très vive, a été la discussion sur la motion présentée au sujet du Magasin de gros
- La question se posait en ces termes :
- L’existence d’un Magasin de gros est-elle nécessaire ?
- Dans l’affirmative, quelles doivent être les conditions de son fonctionnement.
- Tout le monde est d’accord au Congrès sur la nécessité d’un magasin de gros ; les opinions diffèrent sur le second point.
- Dans une visite faite à l’Exposition d’économie sociale les congressistes ont pu constater une certaine décroissance des affaires du magasin de gros actuel.
- M. Guitton, président du conseil d’administration du magasin de gros, ne cherche pas à dissimuler la diminution d’affaires constatée dans les opérations de ce magasin ; il regrette qu’un grand nombre de Sociétés et des plus puissantes fassent leurs achats d’une façon isolée et indépendante. Il en résulte que le magasin ne
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- peut obtenir sur un certain nombre d’articles des prix aussi avantageux qu’il le pourrait. Il ajoute que déjà le Conseil d’administration a pris la résolution de fermer son entrepôt et de se borner à n’ètre plus. qu’un centre d’achats et un intermédiaire.
- M. Guitton se rallie d’ailleurs au projet de résolution suivant proposé par le rapporteur:
- « Le Congrès est d’avis : qu’un centre fédératif d’achat est nécessaire aux intérêts de la coopération ;
- » Que pour prospérer dans les conditions actuelles, le centre fédératif d’achats doit se borner, quant à présent, à tenir à la disposition des Sociétés, des renseignements et un magasin d’échantillons pour leur procurer, par voie d’achat en gros ou autrement, les produits de toute nature dont elles peuvent avoir besoin. »
- La question des « Habitations à bon marché »
- Le rapport sur la question des Habitations a bon marché est présenté par M. Emile Caclieux, ingénieur des arts et manufactures.
- M. de Boyve insiste sur l’urgence qu’il y aurait à autoriser les caisses d’épargne à disposer d’une partie de leurs réserves en faveur de prêts aux Sociétés coopératives de construction.
- Le projet de résolution suivant est adopté :
- « Le Congrès est d’avis que, dans bien des cas, il y aurait avantage pour les Sociétés de consommation à s’entendre avec des Sociétés de construction, pour utiliser leurs bonis de façon à procurer la possession d’un foyer à leurs membres. »
- La coopération et le crédit populaire
- M. Collard rend compte des travaux du Congrès de crédit populaire tenu à Bordeaux, le mois d’avril dernier, et émet le vœu que les Sociétés de consommation s’entendent avec les Sociétés de crédit dont les statuts seraient conformes aux principes posés par les Congrès du crédit populaire.
- M. Bernardot appuie les conclusions du rapport ; il engage les sociétés à encourager les Banques populaires ; car il est impossible aux Sociétés de consom-
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- LE DEVOIR
- mation de créer en ce moment une banque spéciale comme celle du Wholesale d’Angleterre : il invite les délégués à prendre connaissance des délibérations des Congrès du crédit populaire.
- Les conclusions du rapport sont adoptées.
- Le Congrès exprime à l’unanimité l’avis :
- « Que l'assurance mutuelle contre l’incendie et d’autres risques peut être organisée, en se conformant aux lois et décrets en vigueur, entre Sociétés coopératives, tant pour elles-mêmes que pour leurs membres ;
- » Mais se déclare incompétent pour examiner dans ses détails, approuver ou modifier un projet quelconque d’organisation, dont il semblerait accepter ainsi, à l’égard des Sociétés coopératives, le patronnage et la responsabilité ;
- » Se borne à émettre le vœu qu’un rapport détaillé soit présenté par le Comité central au prochain Congrès sur l’organisation et le fonctionnement des diverses branches de l’assurance mutuelle coopérative anglaise. »
- Un autre vœu est relatif à l’utilité qu’il y aurait pour le Comité central à posséder la monographie de toutes les sociétés coopératives ; un autre invite toutes les sociétés coopératives de consommation à répondre sans retard au questionnaire envoyé par le Comité central.
- Sur le rapport de M. Fitsch, président du Comité central, la résolution suivante est adoptée à l’unanimité :
- « Le Congrès émet le vœu qu’il soit créé une fête annuelle universelle de la coopération.
- » Il charge le Comité central de l’Union coopérative des Sociétés françaises de consommation de s’entendre à cet effet, avec les coopérateurs de tous les pays. »
- Communication sera faite de ces résolutions à M. Luz-zati, l’éminent coopérateur italien, initiateur de ce projet de fête.
- M. Buisson, au nom des associations de production, adhère à ce projet et donne l’assurance que les membres des Sociétés qu’il représente se feront un devoir de cesser tout travail et de prendre part à la fête qui sera établie.
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- LA COOPÉRATION
- Le projet d’un Palais de l’économie sociale à l’exposition de 1900 qui a fait l’objet de la résolution suivante proposée par M. Buisson, a été adoptée par le Congrès :
- « Le Congrès,
- » Considérant qu’il importe d’affirmer, en toute occasion et particulièrement dans les grandes solennités internationales, que l’intelligence et le travail de l’homme sont les premiers facteurs de la production ; que, trop souvent, dans nos Expositions industrielles, les documents relatifs à l’organisation du travail ont été oubliés ou laissés dans l’ombre ; qu’il convient, dès lors, pour réparer cette injustice de donner une place d’honneur à l’entrée même de l’Exposition de 1900, à un palais somptueux qui sera consacré aux institutions ouvrières, à la coopération, à la mutualité, aux oeuvres diverses de progrès social et où tout sera disposé pour faire comprendre aux visiteurs que le travail, sous toutes ses formes, est le principal auteur des merveilles qu’ils vont admirer ;
- » Appuie énergiquement le vœu émis dans ce sens par la Chambre consultative des Associations ouvrières de production, et invite le Comité central à se joindre à cette Chambre pour demander aux pouvoirs publics l’adoption de son projet. »
- Il a été décidé en outre que ce palais serait l’œuvre des Sociétés coopératives de production, et qu’il renfer-, merait un restaurant coopératif.
- Toutes les questions qui précèdent étaient inscrites à l’ordre du jour du Congrès, et avaient donné lieu à des rapports très étudiés.
- Quelques vœux présentés au cours des séances du Congrès et examinés par une commission spéciale ont été soumis à la sanction de l’Assemblée. Ce sont :
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- 1° Un vœu demandant à organiser un Congrès de toutes les branches de la coopération : consommation, crédit, production, sociétés mixtes. — Renvoyé au Comité central.
- 2° Vœu proposant en présence du boycottage des marchands de gros de former des Sociétés de production. — Adopté.
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- 3° Vœu invitant le Congrès à affirmer ses préférences libre-échangistes. — Adopté.
- 4° Vœu des délégués de Marseille ayant pour but d’abaisser le taux de cotisation des Sociétés adhérentes au Comité central et autorisant les comités régionaux à toucher ces cotisations. — Renvoyé au Comité central.
- 5° Vœu de plusieurs délégués relatif au Projet des caisses d’épargne, dans lequel on remercie le Sénat des clauses introduites dans ce projet et on prie le Parlement de vouloir accepter ces heureuses modifications. — Adopté.
- 6° Proposition des délégués anglais invitant le Comité central à envoyer en Angleterre un ou plusieurs délégués choisis de préférence parmi les adversaires à l’établissement du Magasin de gros, pour visiter le Wholesale anglais et écossais. — Adopté.
- L’Emancipation de Nimes résume ainsi son opinion sur les travaux du Congrès :
- « Le Congrès de Lyon dénote que l’idée coopérative fait toujours des progrès ; il serait téméraire de prétendre que ces progrès sont rapides ; non, ils sont lents et difficiles, ce n’est pas douteux ; mais les coopérateurs qui se rallient tous les jours à notre idée sont des gens tenaces, intelligents, que n’effrayent pas les difficultés du début. Les travaux du Congrès ont été suivis avec méthode ; les rapports, soigneusement étudiés ; il y a incontestablement progrès dans la science coopérative. Les deux faits principaux ont été l’introduction dans nos Congrès des coopératives de production et la déclaration de guerre officielle en quelque sorte faite par le commerce à la coopération. L’alliance avec les Sociétés rurales a été consolidée et définitivement, aujourd’hui, peut quitter le domaine de la théorie pour entrer dans celui de la pratique. Au total : session satisfaisante et qui portera des fruits. »
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- LA QUESTION I3E LA PAIX
- Le VIe Congrès universel de la Paix à Anvers
- Le sixième Congrès s’est ouvert dans une des grandes salles de l’Athénée royal à Anvers, le mercredi 29 août à 9 heures du matin. Le Président du Comité d’organisation, M. le professeur Houzean-Delaliaie, de Mons, a souhaité la bienvenue aux délégués des sociétés^ puis on a entendu des discours de circonstance de M. le docteur Grelling, pour l’Allemagne, de M. le docteur W. Darby, pour l’Angleterre, de Mme la baronne de Suttner, pour l’Autriche, de M. le docteur Trueblood, pour les Etats-Unis d’Amérique, de M. Frédéric Passy, pour la France, de M. Frédéric Bajer, pour le Danemark, de M. Magalaës Lima, pour le Portugal, de M. Wawrinsky, pour la Suède et de M. Elie Ducommun, pour la Suisse. — Le Bureau a été confirmé et complété par l’adjonction de vice-présidents choisis dans les diverses délégations. Les membres du Congrès ont été reçus ensuite à l’Hôtel de ville par le bourgmestre, M. Van Rijswijck qui a exprimé en d’excellents termes sa sympathie et celle de la ville d’Anvers, comme celle de toute la Belgique neutre, pour l’œuvre de la Paix.
- Afin de faciliter l’étude des nombreux sujets, le Congrès s’était séparé en deux sections, siégeant à des heures différentes et dont tout congressiste pouvait faire partie. La première avait à présenter des rédactions sur les questions relatives à l’arbitrage international, sur l’idée de la trêve et sur les questions de principes (égalité des Etats, inviolabilité de la vie humaine, condamnation du duel, etc.), et la seconde sur les propositions touchant à la propagande et sur les dispositions réglementaires. La première section avait pour président et rapporteur M. Emile Arnaud, de Paris, la seconde avait pour président M. Trueblood, de Boston, et pour rapporteur M. Elie Ducommun, de Berne. ~
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- LE DEVOIR
- Voici les principales résolutions adoptées par le Congrès :
- Traités d’Arbitrage
- Le Congrès de la Paix considère comme étant actuellement le moyen le plus pratique et le plus juridique d’organiser la paix entre les nations européennes, la conclusion entre les nations, pour pne période déterminée, d’un traité d’arbitrage permanent à sanctions pacifiques définies, et recommande comme un modèle de traité de ce genre le projet rédigé par Ch. Lemon-nier et qui a servi de base au traité d’arbitrage permanent négocié entre les Etats-Unis et la Suisse.
- Réforme du Droit International
- Le Congrès approuve le projet de Code international proposé par la sous-commission du Bureau international de la Paix, et confirme à cette sous-commission le mandat de poursuivre ses études dans le même sens.
- Cour permanente d’arbitrage
- Le Congrès prend acte de la composition du comité institué par le Ve Congrès universel de la Paix, à Chicago, en 1893, en vue de la réalisation pratique de l’idée d’une Cour permanente d’arbitrage, par des démarches à faire en temps opportun auprès des gouvernements.
- Trêve d’armements
- Ce Congrès exprime sa conviction que la conclusion de traités d’arbitrage permanent préconisés par lui permettra aux Puissances européennes d’opérer dans leurs armements la réduction indispensable à l’équilibre de leurs budgets, à l’allègement des charges qui pèsent sur les citoyens et au développement des services publics pacifiques;
- Mais considérant que, dès aujourd’hui, les diverses Puissances européennes se livrant à la course aux armements sans limites, font d’inutiles sacrifices, en raison du perpétuel recommencement qu’elles s’imposent respectivement;
- Exprime l’espoir qu’une réponse favorable sera faite par toutes les Puissances à l’initiative qui pourrait être
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- prise par l’une d’elles de la réunion d’une Conférence internationale relative à une trêve d’armements ;
- Prie en attendant les gouvernements de ne réclamer aucun nouvel accroissement de leurs budgets de la guerre ou de la marine, et invite les Parlements à repousser toute demande qui aurait pour résultat direct l’augmentation des charges militaires.
- Vu la proposition présentée par Mme Griess-Traut, ayant pour objet la transformation des armées guerrières destructives en armées pacifiques productives ;
- Considérant que cette transformation paraît être, jusqu’à plus ample informé, le meilleur moyen de concilier les intérêts multiples qui militent en faveur de la conservation des armées permanentes avec la réalisation progressive d’un état de paix assuré juridiquement;
- Décide qu’il y a lieu de mettre à l’étude la question dont il s’agit et de faire, à cet effet, appel aux lumières et à la bonne volonté de tous les hommes compétents, pour que des propositions fermes et d’un caractère technique puissent être soumises aux délibérations du prochain Congrès.
- (Disons à ce sujet que la Société des Amis de la Paix de Clermont-Ferrand offre un prix de cent francs à l’auteur du meilleur mémoire écrit en français et conçu dans le sens pratique indiqué par cette décision.
- Les mémoires devront être parvenus à cette Société avant le 31 mars 1895.)
- Questions de principe
- Le Congrès adopte à l’unanimité une résolution proclamant l’égalité de chaque Etat, petit ou grand, faible ou fort. Et l’on entend désigner par Etat, tout groupement dont le gouvernement peut prendre des engagements, au nom des populations qu’il régit.
- Le Congrès exprime le vœu que la protection des étrangers soit réglée par des traités internationaux.
- Il condamne absolument le duel et proclame l’inviolabilité de la vie humaine.
- Propagande générale
- Le Congrès, considérant que les charges de la guerre et de la lutte armée pèsent le plus lourdement sur les classes ouvrières, qui ont à supporter la plus large
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- LE DEVOIR
- part des impôts et qui souffrent le plus du service militaire obligatoire, et tenant compte, d’autre part, de l’énorme et grandissante influence exercée par les organisations ouvrières;
- 1° Insiste auprès des sociétés de la Paix sur l’importance qu’il y a d’assurer l’active participation de ces associations au mouvement en faveur de la paix ;
- 2° Charge le Bureau international de la Paix de former un Comité spécial qui indiquera au prochain Congrès les moyens de faciliter aux associations ouvrières leur participation à l’œuvre pacifique des sociétés de la Paix et d’assurer leur représentation aux Congrès de la Paix ;
- 3° Emet le vœu que des appels soient faits autant que - possible dans ce sens aux syndicats et aux sociétés ouvrières, soit par la voie de la presse, soit par des circulaires.
- Le Congrès signale aux gouvernements et aux directeurs de l’enseignement public ou privé, ainsi qu’aux sociétés et aux amis de la Paix, le chapitre modèle à l’usage des écoles élémentaires, sur la paix, la guerre et les questions connexes, travail pour lequel l’International Arbitration and Peace Association a alloué, en suite de concours, un prix de 1250 francs (Paix et Guerre, par Sève, instituteur, boulevard 'Paul Bert, à Bourg, Ain. Prix 60 cent.)
- Il engage ses membres et tous les adhérents à l’œuvre de la Paix à faire une propagande active pour le développement de l’étude des langues et des littératures modernes, comme une nécessité de la vie sociale, mais aussi comme un moyen moral de dissiper les malentendus et les différences entre les diverses nations.
- D’une manière générale, il émet le vœu que les sociétés de la Paix s’efforcent de créer et de répandre une série d’œuvres littéraires destinées à la jeunesse, qui donnent au développement politique, social, artistique et scientifique des divers peuples une importance plus grande qu’à leur activité guerrière, et que les sociétés se cotisent pour mettre ces œuvres au concours en leur accordant des prix.
- Afin de mieux généraliser et répandre les principes de l’arbitrage, surtout dans la jeunesse universitaire, le
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- LA QUESTION DE LA PAIX
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- Congrès reconnaît qu’il serait utile d’instituer dans les Universités des divers pays des cours libres d’étude et d’application pratique de l’arbitrage considéré comme institution et règle permanente de droit public dans les rapports entre les Etats civilisés.
- Le Congrès émet le vœu que chacune des diverses associations représentées se charge, sur le territoire où s’exerce son action, d’inviter les instituteurs, les professeurs, les ecclésiastiques de toutes les religions, à éviter autant que possible dans le choix des textes, des récits et des expressions, tout ce qui serait de nature à éveiller ou exciter les tendances militaristes.
- Le Congrès estime qu’on doit s’efforcer de substituer aux exercices militaires dans les écoles les exercices d’excursions, qui donnent le plus grand coefficient au développement physique, et concourent à l’œuvre de la paix en facilitant par le contact .immédiat des habitants la connaissance des pays et des nations.
- Les sociétés de la Paix sont invitées à saisir toutes les occasions qui se présentent de renseigner la presse de leur pays sur le mouvement pacifique et d’entretenir de bonnes relations avec elle. Le Bureau international de la Paix leur servira d’auxiliaire dans cette œuvre de première utilité.
- Le Bureau international de la Paix priera les éditeurs de journaux de la Paix de bien vouloir répartir entre les bibliothèques publiques des grandes villes les exemplaires de leurs journaux dont ils pourront disposer.
- Enfin, le Congrès a voté diverses résolutions relatives à des questions actuellement pendantes, notamment un vœu tendant à ce que les Puissances européennes interviennent dans le conflit Sino-Japonais, en conseillant l’arbitrage ; un vœu que le projet de traité d’arbitrage permanent entre la Grande Bretagne et les Etats-Unis d’Amérique soit ratifié par les autorités compétentes et que ce traité soit ouvert à tous les Etats qui exprimeront le désir d’y adhérer.
- Enfin le Congrès exprime sa satisfaction de l’organisation à Paris d’une Ligue pcrur la confédération balca-nique ayant pour but de réunir en un seul faisceau les différents peuples d’Orient.
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- Ve Conférence interparlementaire de la Paix
- Environ 150 députés ou sénateurs, représentant une quinzaine d’Etats, ont pris part à la Ve Conférence interparlementaire, ouverte à La Haye le 4 septembre, dans la salle des Etats-Généraux de Hollande, par M. van Houten, ministre de l’intérieur, dont le discours a été très applaudi.
- Il y avait eu la veille, au Jardin zoôlogique, une réception par les soins du président de la Conférence, M. Rahuzen, à qui M. Trarieux, sénateur français, a présenté en d’excellents termes les salutations des membres de la Conférence.
- Les discussions dans les trois jours de séances ont été très sérieuses. Le rapport de M. Stanhope, entre autres, sur la constitution d’une Cour permanente d’arbitrage, était des plus remarquables.
- Voici le résumé des travaux de la Conférence :
- Sur la proposition de M. Trarieux, la Conférence a énoncé un vœu invitant les gouvernements à s’entendre entre eux, à l’effet de réunir un Congrès international qui aurait pour but d’étudier les moyens de terminer par une solution arbitrale les litiges internationaux. Tous les membres de la Conférence se sont engagés à agir dans leurs Parlements et auprès de leurs gouvernements respectifs, afin d’obtenir que ceux-ci envoient des délégués à ce Congrès diplomatique.
- Les statuts de la Conférence préparés par le Bureau interparlementaire ont été acceptés.
- Quant au règlement de ce Bureau, l’assemblée a décidé d’en abandonner l’examen et l’approbation aux délégués avec cette modification, que chaque groupe parlementaire serait représenté par un membre dans le Bureau et qu’il y aurait autant de membres que de groupes régulièrement constitués.
- Est venu ensuite le rapport de M. Stanhope sur l’organisation d’un tribunal arbitral international. L’honorable député anglais s’est borné à proposer qu’on arrête les principes fondamentaux sur lesquels le tribunal arbitral doit reposer et qu’on nomme une commission de six membres, chargée de préparer, pour la prochaine Conférence, un projet d’organisation d’une Cour permanente d’arbitrage international. Le pro-
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- LA CUESTION DE LA PAIX
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- gramme de M. Stanhope se compose de deux termes : d’abord la constitution d’un tribunal arbitral permanent qui remplacerait les cours arbitrales de circonstance constituées sous diverses formes et dans des conditions différentes par chaque traité d’arbitrage, puis la création d’un code des nations, qui répondrait aux développements multiples de la Société moderne et tiendrait constamment compte des progrès nouveaux.
- Après une discussion qui portait essentiellement sur la priorité de l’une ou de l’autre de ces deux créations, l’idée de M. Stanhope a prévalu et la Commission a été composée de M. Hierscli, député allemand, Houzean, député belge, Trarieux, sénateur français, Stanhope, membre de la Chambre des Communes, Rahusen, député aux Etats généraux et Gobât, conseiller national suisse. Le projet arrêté par cette commission sera soumis à la prochaine Conférence, puis présenté aux différents Parlements et Gouvernements européens. Comme l’a dit M. Stanhope : « le projet ainsi élaboré fixerait l’attention et imposerait le respect; nul gouvernement, en étant saisi et ayant à répondre à nos appels dans les Parlements ne pourrait l’accueillir avec indifférence et l’action parallèle et simultanée de chaque groupe parlementaire qui l’appuierait publiquement auprès de son gouvernement aurait une influence imposante et décisive.
- Les groupes qui ne se sont pas encore occupés de la protection de la propriété privée en temps de guerre ont été invités à saisir leurs Parlements de cette question le plus tôt possible.
- Une adresse à la presse, conçue dans d’excellents termes, a été votée à l’unanimité.
- La Conférence a reçu communication du rapport de M. le docteur Gobât sur la marche du Bureau interparlementaire permanent; elle a reconnu comme son organe la Revue mensuelle publiée par ce Bureau et a invité ses membres à le soutenir. Enfin elle a désigné Bruxelles comme siège de la réunion de 1895 et a composé la Commission du Bureau de MM. Bamnbach, baron Pirquet, Houzeau, Bajer, Trarieux, Stanhope, de Pazmandy, Pandolfi, Lund, Rahusen, de Paiva, Urechia, Nawoinsky et Gobât,
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- LE DEVOIR
- SANS FAMILLE
- Par Hector MALOT
- Ouvrage couronné par l’Académie française
- (Suite)
- Mon maître avait l’habitude de porter sa fortune sur lui, et avant de se laisser entraîner par l’agent de police, il n’avait pas eu le temps de me donner de l’argent.
- Je n’avais que quelques sous dans ma poche, seraient-ils suffisants pour nous nourrir tous, Joli-Cœur, les chiens et moi ?
- Je passai ainsi deux journées dans l’angoisse, n’osant pas sortir de la cour de l’auberge, m’occupant de Joli-Cœur et des chiens, qui, tous, se montraient inquiets et chagrins.
- Enfin, le troisième jour, un homme m’apporta une lettre de Vitalis.
- Par cette lettre, mon maître me disait qu’on le gardait en prison pour le faire passer en police correctionnelle le samedi suivant, sous la prévention de résistance à un agent de l’autorité, et de voies de fait sur la personne de celui-ci.
- « En me laissant emporter par la colère, ajoutait-il, j’ai fait une lourde faute qui pourra me coûter cher. Mais il est trop tard pour le reconnaître. Viens à l’au-diènce ; tu y trouveras une leçon. »
- Puis il ajoutait des conseils pour ma conduite, il terminait en m’embrassant et me recommandant de faire pour lui une caresse à Capi, à Joli-Cœur, à Dolce et à Zerbino.
- Pendant que je lisais cette lettre, Capi, entre mes jambes, tenait son nez sur le- papier, flairant, reniflant, et les mouvements de sa queue me disaient que bien certainement, il reconnaissait, par l’odorat, qu’elle avait passé par les mains de son maître ; depuis trois jours, c’était la première fois qu’il manifestait de l’animation et de la joie.
- Ayant pris des renseignements, ôn me dit que l’audience de la police correctionnelle commençait à dix
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- SANS FAMILLE
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- heures. A neuf heures, le samedi, j’allai m’adosser contre la porte, et j’entrai le premier. Peu à peu, la salle s’emplit, et je reconnus plusieurs personnes qui avaient assisté à la scène avec l’agent de police.
- Je ne savais pas ce que c’était que les tribunaux, la justice, mais d’instinct, j’en avais une peur horrible : il me semblait que, bien qu’il s’agit de mon maître et non de moi, j’étais en danger ; j’allai me blottir derrière un gros poêle, et, m’enfonçant contre la muraille, je me fis aussi petit que possible.
- Ce ne fut pas mon maître qu’on jugea le premier ; mais des gens qui avaient volé, qui s’étaient battus, qui, tous, se disaient innocents, et qui, tous, furent condamnés.
- Enfin, Yitalis vint s’asseoir entre deux gendarmes sur le banc où tous ces gens l’avaient précédé.
- Ce qui se dit tout d’abord, ce qu’on lui demanda, ce qu’il répondit, je n’en sais rien ; j’étais trop ému pour entendre, ou, tout au moins, pour comprendre. D’ailleurs, je ne pensais pas à écouter, je regardais.
- Je regardais mon maître qui se tenait debout, ses grands cheveux blancs rejetés en arrière, dans l’attitude d’un homme honteux et peiné ; je regardais le juge qui l’interrogeait.
- — Ainsi, dit celui-ci, vous reconnaissez avoir porté des coups à l’agent qui vous arrêtait ?
- — Non des coups, Monsieur le Président, mais un coup ; lorsque j’arrivai sur la place où devait avoir lieu notre représentation, je vis l’agent donner un soufïïet à l’enfant qui m’accompagnait.
- — Cet enfant n’est pas à vous ?
- — Non, Monsieur le Président, mais je l’aime comme s’il était mon fils. Lorsque je le vis frapper, je me laissais entraîner par la colère, je saisis vivement la main de l’agent et l’empêchai de frapper de nouveau.
- — Vous avez vous-même frappé l’agent?
- — C’est-à-dire que lorsque celui-ci me mit la main au collet, j’oubliai quel était l’homme qui se jetait sur moi, ou plutôt je ne vis en lui - qu’un homme au lieu de voir un agent, et un mouvement instinctif, involontaire, m’a emporté.
- — A votre âge, on 11e se laisse pas emporter.
- — On 11e devrait pas se laisser emporter ; malheureu-
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- LE DEVOIR
- sement on ne fait pas toujours ce qu’on doit ; je le sens aujourd’hui.
- — Nous allons entendre l’agent.
- Celui-ci raconta les faits tels qu’ils s’étaient passés, mais en insistant plus sur la façon dont on s’était moqué de sa personne, de sa voix, de ses gestes, que sur le coup qu’il avait reçu.
- Pendant cette déposition, Vitalis, au lieu d’écouter avec attention regardait de tous côtés dans la salle. Je compris qu’il me cherchait. Alors je me décidai à quitter mon abri, et, me faufilant au milieu des curieux, j’arrivai au premier rang.
- Il m’aperçut et sa figure attristée s’éclaira; je sentis qu’il était heureux de me voir, et, malgré moi mes yeux s’emplirent de larmes.
- — C’est tout ce que vous avez à dire pour votre défense? demanda enfin le président.
- — Pour moi, ’ je n’aurais rien à ajouter ; mais pour l’enfant que j’aime tendrement et qui va rester seul, pour lui, je réclame l’indulgence du tribunal, et le prie de nous tenir séparés le moins longtemps possible.
- Je croyais qu’on allait mettre mon maître en liberté. Mais il n’en fut rien.
- Un autre magistrat parla pendant quelques minutes, puis le président, d’une voix grave, dit que le nommé Vitalis, convaincu d’injures et de voies de faits envers un agent de la force publique, était condamné à deux mois de prison et à cent francs d’amende.
- . Deux mois de prison !
- A travers mes larmes, je vis la porte par laquelle Vitalis était entré, se rouvrir; celui-ci suivit un gendarme, puis la porte se referma.
- Deux mois de séparation.
- Où aller?
- IX
- EN BATEAU
- Quand je rentrai à l’auberge, le cœur gros, les yeux rouges, je trouvai sous la porte de la cour l’aubergiste qui me regarda longuement.
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- J’allais passer pour rejoindre les chiens, quand il m’arrêta.
- — Eh bien? me dit-il, ton maître?
- — Il est condamné.
- — A combien?
- — A deux mois de prison.
- — Et à combien d’amende?
- — Cent francs.
- — Deux mois, cent francs, répéta-t-il à trois ou quatre reprises.
- Je voulus continuer mon chemin; de nouveau il m’arrêta.
- — Et qu’est-ce que tu veux faire pendant ces deux mois?
- —- Je ne sais pas, monsieur.
- — Ah! tu ne sais pas. Tu as de l’argent pour vivre et pour nourrir tes bêtes, je pense?
- — Non, monsieur.
- — Alors tu comptes sur moi pour vous loger?
- — Oh! non, monsieur, je ne compte sur personne.
- Rien n’était plus vrai ; je ne comptais sur personne.
- — Eh bien! mon garçon, continua l’aubergiste, tu as raison ; ton maître me doit déjà trop d’argent, je ne peux pas te faire crédit pendant deux mois sans savoir si au bout du compte je serai payé; il faut t’en aller d’ici.
- — M’en aller ! mais où voulez-vous que j’aille, monsieur?
- — Ça, ce n’est pas mon affaire : je ne suis pas ton père, je ne suis pas non plus ton maître. Pourquoi veux-tu que je te garde?
- Je restai un moment abasourdi. Que dire? Cet homme avait raison. Pourquoi m’aurait-il gardé chez lui? Je ne lui étais rien qu’un embarras et une charge.
- — Allons mon garçon, prends tes chiens et ton singe, puis file; tu me laisseras, bien entendu, le sac de ton maître. Quand il sortira de prison il viendra le chercher, et alors, nous réglerons notre compte.
- Ce mot me suggéra une idée, et je crus avoir trouvé le moyen de rester dans cette auberge.
- — Puisque vous êtes certain de faire régler votre compte à ce moment, gardez-moi jusque-là, et vous ajouterez ma dépense à celle de mon maître.
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- LE DEVOIR
- — Vraiment, mon garçon? Ton maître pourra bien me payer quelques journées; mais deux mois, c’est une autre affaire.
- — Je mangerai aussi peu que vous voudrez.
- — Et tes bêtes? Non, vois-tu, il faut t’en aller! tu trouveras bien à travailler et à gagner ta vie dans les villages.
- — Mais, monsieur, où voulez-vous que mon maître me trouve en sortant de prison? C’est ici qu’il viendra me chercher.
- — Tu n’auras qu’à revenir ce jour-là; d’iei-là, va faire une promenade de deux mois dans les environs, dans les villes d’eaux. A Bagnères, à Cauteretz, à Luz, il y a de l’argent à gagner.
- — Et si mon maître m’écrit?
- — Je te garderai sa lettre.
- — Mais si je ne lui réponds pas?
- — Ah ! tu m’ennuies à la fin. Je t’ai dit de t’en aller ; il faut sortir d’ici, et plus vite que ça ! Je te donne cinq minutes pour partir ; si je te retrouve quand je vais revenir dans la cour, tu auras affaire à moi.
- Je sentis bien que toute insistance était inutile. Comme le disait l’aubergiste, « il fallait sortir d’ici. » J’entrai à l’écurie, et, après avoir détaché les chiens et Joli-Cœur, après avoir bouclé mon sac et passé sur mon épaule la bretelle de ma harpe, je sortis de l’auberge.
- .L’aubergiste était sur sa porte pour me surveiller.
- — S’il vient une lettre, me cria-t-il, je te la conser- ‘ verai!
- J’avais hâte de sortir de la ville, car mes chiens n’étaient pas muselés. Que répondre si je rencontrais un agent de police ? Que je n’avais pas d’argent pour leur acheter des muselières ? C’était la vérité, car, tout compte fait, je n’aypis que onze sous dans ma poche, et ce n’était pas suffisant pour une pareille acquisition. Ne m’arrêterait-il pas à mon tour ? Mon maître en prison, moi aussi, que deviendraient les chiens et Joli-Cœur? J’étais devenu directeur de troupe, chef de famille, moi, l’enfant sans famille, et je sentais ma responsabilité.
- Tout en -marchant rapidement, les chiens levaient la
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- tête vers moi et me regardaient d’un air qui n’avait pas besoin de paroles pour être compris : ils avaient faim.
- Joli-Cœur, que je portais juché sur mon sac, me tirait de temps en temps l’oreille pour m’obliger à tourner la tête vers lui : alors il se brossait le ventre par un geste qui n’était pas moins expressif que le regard des chiens.
- Moi aussi, j’aurais bien, comme eux, parlé de ma faim, car je n’avais pas déjeuné non plus ; mais à quoi bon ?
- Mes onze sous ne pouvaient pas nous donner à déjeu* ner et à dîner, nous devions tous nous contenter d’un seul repas, qui, fait au milieu de la journée, nous tien-, drait lieu des deux.
- L’auberge où nous avions logé et d’où nous venions d’être chassés, se trouvant dans le faubourg Saint-Michel sur la route de Montpellier, c’était naturellement cette route que j’avais suivie.
- Dans ma hâte de fuir une ville où je pouvais rencontrer des agents de police, je n’avais pas le temps de me demander où les routes conduisaient ; ce que je désirais c’était qu’elles m’éloignassent de Toulouse, le reste m’importait peu. Je n’avais pas intérêt à aller dans un pays plutôt que dans un autre ; partout on me demanderait de l’argent pour manger et pour me loger. Encore la question du logement était-elle de beaucoup la moins importante ; nous étions dans la saison chaude et nous pouvions coucher à la belle étoile, à l’abri d’un buisson ou d’un mur.
- Mais manger?
- Je crois bien que nous marchâmes près de deux heures sans que j’osasse m’arrêter, et cependant les chiens me faisaient des yeux de plus en plus suppliants, tandis que Joli-Cœur me tirait l’oreille et se brossait le ventre de plus en plus fort.
- Enfin je me crus assez loin de Toulouse pour n’avoir rien à craindre, ou tout au moins pour dire que je musélerais mes chiens le lendemain si on me demandait de le faire, et j’entrai dans la première boutique de boulanger que je trouvai.
- Je demandai qu’on me servit une livre et demie, de pain.
- — Vous prendrez bien un pain de deux livres, me
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- dit la boulangère ; avec votre ménagerie ce n’est pas trop ; il faut bien les nourrir, ces pauvres bêtes !
- Sans doute ce n’était pas trop pour ma ménagerie qu’un pain de deux livres, car sans compter Joli-Cœur, qui ne mangeait pas de gros morceaux, cela ne nous donnait qu’une demi-livre pour chacun de nous, mais c’était trop pour ma bourse.
- Le pain était alors à cinq sous la livre, et si j’en prenais deux livres, elles me coûteraient dix sous, de sorte que sur mes onze sous, il ne m’en resterait qu’un seul.
- Or, je ne trouvais pas prudent de me laisser entraîner à une aussi grande prodigalité, avant d’avoir mon lendemain assuré. En n’achetant qu’une livre et demie de pain qui me coûtait sept sous et trois centimes, il me restait pour le lendemain trois sous et deux centimes, c’est à dire assez pour ne pas mourir de faim, et attendre une occasion de gagner quelque argent.
- J’eus vite fait ce calcul et je dis à la boulangère d’un air que je tâchai de rendre assuré, que j’avais bien assez d’une livre et demie de pain et que je la priai de ne pas m’en couper davantage.
- — C’est bon, c’est bon, répondit-elle.
- Et autour d’un beau pain de six livres que nous aurions bien certainement mangé tout entier, elle me coupa la quantité que je demandais et la mit dans la balance, à laquelle elle donna un petit coup.
- — C’est un peu fort, dit-elle, cela sera pour les deux centimes.
- Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir.
- J’ai vu des gens repousser les centimes qu’on leur rendait disant qu’ils n’en sauraient que faire; moi, je n’aurais pas repoussé ceux qui m’étaient dus; cependant je n’osai pas les réclamer et sorti sans rien dire, avec mon pain étroitement serré sous mon bras.
- Les chiens, joyeux, sautaient autour de moi, et Joli-Cœur me tirait les cheveux en poussant des petits cris.
- (A suivre.)
- Le Gérant : P. A. Doyen.
- Nimes, imp. Veuve Laporte, ruelle des Saintes-Maries, 7. 268.
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- de J.-B.-André GODIN (*) ( Suite )
- CONFÉRENCE DU VENDREDI 16 NOVEMBRE 1877
- Après le rappel des points notables de sa dernière conférence et spécialement de ce qu’il a dit touchant le communisme, J.-B.-André Godin continue :
- « Si le communisme peut présenter certains avanta-tages qui lui ont valu justement un succès momentané dans les esprits, ces avantages peuvent se retrouver et dégagés des inconvénients inhérents au communisme sous un régime supérieur, celui de l’association, Mais que de temps et de travaux il faudra pour préparer d’abord, puis pour réaliser les véritables conditions de ce régime, non seulement au degré élémentaire où je veux le réaliser avec vous — ce qui déjà nécessite tant d’efforts — mais dans toute l’étendue du problème économique et social !
- )) Je vous ai fait voir, à grands traits, qu’il ne suffit' pas à une nation de proclamer les droits civils et politiques de tous les citoyens pour que les conditions d’existence de ces mêmes citoyens soient assurées. La vue des maux que nos sociétés renferment encore, a suscité, je vous l’ai dit, bien des critiques et bien des projets de réformes.
- » Critiquer est toujours facile, réformer est tout le contraire. On peut bâtir des plans dans des livres; mais c’est avec les volontés contradictoires des hommes qu’il faut compter, quand il s’agit de mettre ces plans en
- (1) Lire le Devoir depuis le mois de Mars 1891.
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- pratique. La tache est si ardue; les échecs ou des difficultés inextricables ont suivi de si près les rares tentatives de réforme qu’on en est arrivé à traiter communément de rêveurs les hommes qui préconisent les réformes sociales. On m’applique peut être le même terme ; cependant il faut bien constater que j’ai été jusqu’ici l’homme des faits.
- » J’ai traduit mes pensées en actes et leur ai donné l’organisation et la vie avant de les exposer en théorie. Il n’est donc pas possible de dire que je suis resté dans le domaine des utopies. »
- L’orateur expose ensuite que dans la première moitié de ce siècle, ce furent surtout des jeunes gens instruits, des polytechniciens, qui peuplèrent les écoles socialistes. Il continue :
- « Les Saint-Simoniens d’abord, les Fouriéristes ensuite, étaient presque tous de jeunes savants qui, frappés des vices de l’organisation sociale, acceptèrent avec ardeur les idées nouvelles propres, selon eux, à ouvrir devant le monde la voie du progrès.
- » Constatant que, chaque jour, des améliorations s’introduisaient dans le domaine du travail, des arts et des sciences, ces jeunes gens trouvèrent logique que la société dût, elle aussi, améliorer son organisation, obéissant en cela à la loi qui emporte toute chose et tout être vers un incessant perfectionnement.
- » Mais quels étaient les meilleurs moyens de réaliser le bien social et d’anéantir la misère? Le problème fut étudié sous bien des faces et le plus clair résultat de cet examen fut de montrer que la plupart des communes en France étaient plongées dans un véritable chaos.
- » Encore aujourd’hui le village se montre à nous avec ses chaumières éparpillées, désordonnées, mal construites, malsaines, disposées au hasard des circonstances, mais qu’était-ce il y a quarante ans! Aujourd’hui les rues sont à peu près propres, bien que tortueuses
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- et sans alignement; mais il y a quarante ans le village était pour ainsi dire tel qu’il y a des siècles : la boue envahissait tout; les chemins à peine praticables l’été offraient pendant l’hiver des difficultés de circulation qu’on a peine à s’imaginer. Les vieillards peuvent s’en souvenir.
- » Chaque famille vivait dans sa chaumière comme elle pouvait. L’idée d’organiser les choses en vue du bien-être commun ne se révélait dans aucun fait.
- » Les inconvénients de l’individualisme se montraient nettement encore sur un autre point, celui de la culture du sol. Les travaux des champs étaient faits selon le caprice du propriétaire et souvent sans aucune intelligence de l’appropriation des terrains. Tel grain qui se fut plu dans tel champ se trouvait semé dans tel autre qui lui était défavorable et ainsi de suite. Les choses étaient décidées selon le besoin ou le caprice individuels ; aussi, les cultures étaient-elles loin de rapporter ce qu’elles eussent donné avec une organisation intelligente.
- » On conclut de là que le morcellement des propriétés empêchait, au grand détriment de tous, d’établir l’ordre et l’harmonie dans l’utilisation du sol; qu’il s’opposait , en outre, à l’emploi des meilleures machines agraires : le petit propriétaire pouvant rarement se procurer ces engins coûteux qui, du reste, ne sont pratiques et ne donnent tous leurs bienfaits que mis en œuvre sur de grands espaces.
- » Les engrais si précieux eux-mêmes étaient aussi à peu près sans usage dans la petite culture ; partout le talent, le savoir ou- bien les ressources faisaient défaut.
- » On se dit donc : si la commune prenait en mains les intérêts de ses membres et ordonnait elle-même les cultures suivant les nécessités du sol; si les ressources de la mécanique venaient faciliter et abréger le travail, tout ne serait-il pas pour le mieux, puisque
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- finalement la richesse serait augmentée. On ne se ferait plus de procès entre voisins ; on n’entretiendrait plus de haines perpétuelles pour des questions de mitoyenneté. La commune serait cultivée au mieux suivant les indications de la science; l’abondance, le bien-être régneraient partout.
- » C’est ainsi que les inconvénients constatés poussaient à la conception d’un progrès possible et à l’idée d’écarter les obstacles qui pourraient s’opposer à ce progrès.
- » On ajoutait :
- » Il faudrait aussi remplacer par des constructions grandioses et vraiment dignes de l’être humain ces maisons disparates, mal bâties, misérables, entourées de fumier, et laissant perdre autour d’elles des engrais qui, mis à leur vraie place, seraient une source de richesses.
- » Enfin, on signalait que ce n’était pas seulement le régime de la culture du sol et l’habitation de la famille qu’il fallait renouveler, mais qu’il fallait aussi renouveler le régime de l’industrie. On montrait que, bien souvent, dans les campagnes, la récolte est perdue faute de bras qui puissent enlever au moment convenable les moissons éparses sur le sol. On proposait à ce sujet que les hommes s’entendissent et se livrassent aux travaux industriels durant l’hiver ou quand la culture des champs ne les réclamait pas, mais demeurant toujours prêts à porter leurs forces sur le point où l’exigerait la bonne ordonnance des intérêts communs.
- » On éviterait ainsi, disait-on, toute perte de récoltes ; et cela au grand "[avantage ' de la Société entière; car, lorsque de telles pertes arrivent ce n’est pas seulement le propriétaire du sol qui en souffre, mais c’est tout le monde, puisque la production de grains se trouve diminuée et que le pain peut en être renchéri.
- » Bien que ces faits de solidarité ne soient pas toujours frappants pour nous, ils n’en sont pas moins l’expression d’une vérité profonde. Nous sommes tous
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- solidaires, nous avons le pins grand intérêt à ce que chacun de nous soit heureux; le mal, la misère d’un des membres du corps social est un malheur pour le corps tout entier.
- » Toutes ces pensées s’agitaient dans les cerveaux. On se disait que si un village était à refaire de toutes pièces, jamais on ne consentirait à l’édifier tel qu’il se montrait partout. Dans les grandes villes ne jette-t-on pas à bas des quartiers tout entiers pour ouvrir des voies droites, larges et spacieuses; et si la mesure est bonne à la ville ne le serait-elle pas également au village; le beau, le bon, l’utile, sont les mêmes partout.
- » Au milieu de ce courant d’idées se leva l’Ecole plia-lanstérienne qui fit grand bruit, à partir de 1830, en exposant un plan d’organisation communale qui réalisait pour tout le monde, sans aucune exception, le bonheur et la richesse.
- » A côté de grosses erreurs, la théorie phalanstérienne professait des vérités qui se révèlent de mieux en mieux chaque jour et dont l’avenir tirera grand profit.
- » Elle indiquait les moyens de supprimer toute cause de pertes dans les travaux, d’assurer partout des bénéfices.
- » De splendides palais dans lesquels tout membre de la commune serait logé devaient remplacer les misérables chaumières dont nulle trace ne devait plus subsister. Ainsi personne ne pouvait plus se trouver seul et déshérité sur la terre.
- » Comme je vous l’indique, c’est à la réalisation d’un village modèle que l’on songeait ; il était impossible d’opérer d’un trait la transformation d’une ville. Au contraire, il semblait qu’une petite commune pouvait être rebâtie à neuf et pourvue de tous les engins nécessaires à la bonne organisation de l’agriculture et de l’industrie, afin d’y créer un modèle du nouveau système social.
- » Dans la commune ainsi rebâtie pourvue d’habitations communes, d’ateliers communs, de tous les ma-
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- gasins propres à la vente et aux échanges, on imaginait les habitants pratiquant entre eux le régime de l’association, se partageant les bénéfices qui résultaient du travail de tous. On les montrait devenus tous actionnaires de la richesse communale, tous intéressés à la prospérité commune en laquelle se résumait leur prospérité personnelle.
- » Tout cela fut dit et répété sous mille formes. Les brochures, les journaux, les discours jetèrent partout la parole nouvelle, mais les évènements politiques de 1848, l’arrivée de Napoléon au pouvoir et bientôt la restauration de l’Empire firent table rase de tous ces efforts.
- » Cependant le germe en est resté dans les esprits ; car, à notre époque, rien des travaux humains ne peut se perdre ; et la pensée demeure vivante malgré les obstacles qu’on lui oppose. »
- L’orateur montre ensuite les points de rapprochement entre les aspirations sociales dont il vient de faire le tableau et l’œuvre du Familisètre. « Au Familistère, 1200 personnes », dit-il, « vont être logées l’an prochain ; plus d’une commune en France n’atteint pas ce chiffre.
- » Comme le proposait Fourier, le Familistère possède ses édifices publics ; écoles, théâtre, etc. Bien des villages en France n’en ont pas autant. Les cours vitrées, spacieuses, où la température se maintient toujours douce, offrent à l’enfance pour les jeux et à la population pour le mouvement général des conditions bien supérieures à celles offertes par le commun des villages. »
- L’orateur rappelle ici ce qu’était dans son enfance, la rue du village : chemin boueux dans lequel on enfonçait jusqu’à mi-jambe, seul endroit cependant où l’enfant put prendre ses ébats ; ce qui amenait infailliblement pour lui des scènes pénibles quand il rentrait au logis maternel avec le pantalon taché de boue jusqu’au dessus des genoux. Il continue :
- « Peut-être les conditions grossières, pénibles, de la
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- vie au village influent-elles beaucoup sur l’état moral du villageois ! Qui ne sait combien une lutte incessante contre les difficultés de la vie développe chez l’individu l’humeur acerbe et acariâtre?
- » Il est à noter qu’au Familistère rempli d’une population tirée en grande partie du village même, les mœurs s’adoucissent, deviennent plus cordiales. Père, mère et enfants ont entre eux des paroles de tendresse, de bonté, de gaieté qui ne sont pas ordinaires au village.
- » Il est vrai qu’ici l’enfant pouvant toujours s’amuser et courir à l’aise sans gâter ses habits, la mère a bien moins de sujets de se fâcher contre lui.
- w Le Familistère est le résultat de longues études et ses fruits méritent toute notre attention. Qu’on prenne mille personnes dont les conditions étaient analogues à celles où se trouvaient — avant leur arrivée ici — les habitants du Familistère, et qu’on les compare à la population groupée ici aujourd’hui. On verra quelle amélioration profonde a été accomplie par chacun des membres de la famille sous le rapport physique, intellectuel et moral.
- ï) Déjà, on peut dire que les travaux des penseurs socialistes utilisés au Familistère dans la mesure du possible, ont servi la marche du progrès. Mais il ne faut point s’arrêter là. Sans cesse il faut perfectionner ce qui est, si nous voulons faire œuvre durable.
- » Ce qui s’impose à nous maintenant c’est de réaliser l’association. »
- J.-B.-André Godin expose à son auditoire que les travailleurs du Familistère, ouvriers et employés, bien que ne représentant comme nombre qu’une population de village, sont munis de toutes les ressources de l’industrie ; qu’ils ont en mains des usines toutes montées, en plein rapport, et pouvant servir de base à cette association qui peut être le point de départ de la rénovation sociale à laquelle ont aspiré tous les penseurs.
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- « Toutes les merveilles de bien-être et de progrès exposées, » dit-il, « dans les théories que nous avons passées en revue se traduiront-elles en laits, après que le Familistère aura ouvert la voie de réalisation du bien général pour ses membres? L’avenir seul pourra nous fixer à cet égard.
- » Je sais bien que je n’ai pas réalisé au Familistère une des idées les plus chères aux plialanstériens : celle de l’attrait dans le travail, par une organisation qu’il serait trop long de vous exposer ici et dont je ne puis vous dire qu’un mot.
- » Partant de cette vérité que le travail, bien loin d’être désagréable en soi, est une source de plaisirs lorsque l’homme s’y livre par goût et en toute liberté, Fourier disait : Toute activité peut être tournée vers un but utile, il suffit de modifier l’organisation des rapports entre les hommes, d’introduire l’alternance dans les travaux, de susciter l’émulation entre groupes d’exécutants, pour que le plaisir et l’attrait suivent l’homme dans toutes ses opérations.
- » Cette dernière partie de la théorie de Fourier est-elle juste, serait-elle vérifiée par l’expérience? Je n’en sais rien. Il ne m’était pas possible d’en aborder la pratique, puisqu’il faudrait tout d’abord opérer avec des hommes habiles à remplir des fonctions très diverses et que nous sommes bien loin de posséder ces capacités.
- » Il faudrait, en outre, modifier si profondément le régime actuel de l’industrie que bien d’autres progrès sont à réaliser d’abord pour faciliter cette modification; et le premier de ces progrès, c’est l’association elle-même entre le travail et le capital, c’est l’organisation des premières garanties de l’existence pour tous les travailleurs.
- » En vous parlant du communisme, je vous ai dit que le premier défaut du système est de n’établir aucune distinction entre les capacités, de traiter également l’habile et le paresseux, et d’amortir ainsi toute idée de progrès.
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- )) L’association diffère essentiellement du communisme, en ce qu’elle donne à chacun de ses membres une part de bénéfices proportionnelle au travail et au talent de chacun ; part qui vient s’ajouter annuellement aux salaires déjà reçus au cours de l’exercice.
- » Ce premier progrès une fois réalisé aura pour conséquence d’unifier des forces vives aujourd’hui antagonistes ; les conflits entre patrons et ouvriers cesseront d’exister. Mais il faut tout d’abord montrer par l’exemple que l’association du Travail et du Capital est chose possible, et c’est la ce que je veux réaliser avec vous. Quel bel exemple nous pouvons ainsi donner au monde ! Quelles conséquences peuvent en résulter pour l’amélioration générale du sort des travailleurs !
- » Déjà ici, noirs n’avons plus de déshérités, plus de gens abandonnés au dénuement. Orphelins, malades, infirmes, vieillards tous ont les garanties de l’existence par nos institutions de prévoyance mutuelle. La famille est assurée de ses moyens de vivre ; les ressources de l’éducation et de l’instruction ne font défaut à personne.
- » Que l’association vienne couronner l’œuvre et nous aurons donné un exemple pratique de la solution du problème social, solution qui s’impose aujourd’hui au monde entier avec une telle puissance que les nations sont presque en péril, faute d’entrevoir quels en seront les termes.
- » Les questions politiques ne sont rien à côté des questions sociales ; aussi les résistances désespérées du vieux monde à l’installation de la République tiennent-elles à la peur instinctive de voir arriver le moment où il faudra faire la part de chacun dans l’organisation des sociétés ; car on n’a pas compris jusqu’ici que cette part peut être faite sans porter préjudice aux possesseurs actuels de la richesse.
- » En attendant, l’antagonisme va croissant, les esprits
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- s’effraient, et nul ne voit clairement ce qui est à faire pour atténuer cet état de choses.
- » Pourtant la solution ne peut venir ni du hasard, ni de la violence ; car les révolutions détruisent mais ne créent pas.
- » Or, ce sont des faits qu’il faut aujourd’hui, des faits qui parlent à tous ; et c’est seulement dans le calme, dans le travail et la paix qu’il est possible de montrer au monde ces moyens d’ordre et de conciliation sociale si nécessaires aujourd’hui.
- » Le révolutionnaire se conduit comme celui qui dirait : « L’industrie ne va pas, entrons dans les ateliers et brisons tous les engins de travail. » A quoi aboutirait cet acte insensé ? A aggraver le mal, à reculer même le moment de la reprise des travaux.
- » Les révolutions ne font guère autre chose. Elles ont bien pu, parfois, servir à jeter bas des obstacles à la marche du progrès, mais quand il s’agit de démontrer expérimentalement les moyens de faire avancer le monde, la révolution est elle-même un obstacle ; l’étude, le travail, la paix peuvent seuls accomplir l’œuvre.
- » Et c’est à cette œuvre que je vous convie, mes amis ; je veux ouvrir avec vous la voie de la pacification sociale, la voie d’améliorations qui prêcheront d’exemple et pourront contribuer à empêcher les malheurs qui, sans cela, atteindront tout le monde, riches comme pauvres, dans leurs redoutables conséquences.
- )) Il faut, par l’exemple de ce que nous réaliserons ici, montrer que le salut commun est dans l’entente commune, dans la mise en pratiqué de l’amour social. »
- J.-BteAndré Godin termine en indiquant qu’il développera cette pensée dans sa prochaine conférence et qu’il montrera comment il est possible de réaliser la paix sur la terre.
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- LES SOCIALISTES AU PARLEMENT 111
- VI
- Au lendemain des élections générales, la Réforme électorale, organe de l’école Le Play, appréciant les résultats du double scrutin du 20 août et du 3 septembre, au point de vue socialiste, annonçait une débauche de discours, une inondation de projets de loi, pour la législation qui allait s’ouvrir.
- « Toute l’organisation de la Société, disait-elle, va y passer, car il faut faire l’agitation à tout prix...
- w La situation actuelle se prête admirablement à cette mise en scène socialiste, car la plus grande partie des députés de toute opinion se sont engagés dans leur profession de foi à réaliser enfin les réformes sociales depuis si longtemps attendues, et justement, il y a en cours une quantité de projets où le socialisme pourra s’épancher tout à l’aise : les accidents, les retraites ouvrières, les secours mutuels, la coopération, etc.
- )) Que fera la majorité en cette occurence ? se demandait l’auteur de l’article. Cédera-t-elle à la crainte de se laisser distancer, par les socialistes, en marques de dévouement à la cause populaire ; ou, par crainte des utopies socialistes, fera-t-elle machine en arrière ? Le péril est presque le même dans les deux cas, car si la majorité se cantonne dans une opposition négative, elle sera vite emportée par un mouvement populaire ; si au contraire, elle se laisse entraîner par souci de la popularité, ou en toute conscience dans le courant populaire, nous serons avant la fin de la législature en plein socialisme d’Etat. »
- Tel était le dilemme dans lequel l’organe conservateur enfermait la majorité future. Il n’était pas pour déplaire à la minorité socialiste, tout étant bénéfice pour elle dans l’un et l’autre cas, tandis qu’elle repoussait dédai-
- (1) Voir Le Deoqir de février, mars, avril, juin et septembre 1894,
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- gneusement le retentissant dilemme dans lequel le président du Conseil prétendait enfermer le socialisme :
- « Ou bien il attend du jeu naturel des institutions et des lois, avec une entière confiance dans le suffrage universel, le triomphe de ses aspirations, et alors je le considère comme un parti politique qui poursuit régulièrement ses revendications. Dans ce cas, la sagesse du peuple dira la part qu’il veut lui faire.
- « Ou bien, il prétend, comme on l’a dit à la tribune, que le peuple n’a que ce qu’il prend, ou, comme on l’a dit a Marseille, qu’une subvention municipale n’est qu’une restitution et alors je lui attribue un caractère révolutionnaire et je le considère, comme il se considère lui-même, eh dehors de la loi. Dans ce cas, c’est un ennemi public contre lequel se dressent et la propriété qu’il conteste et la loi qu’il méconnaît. »
- Le dédain avec lequel fut accueilli dans les rangs du parti socialiste le dilemme du président du Conseil, ne serait guère de mise aujourd’hui ; car, en somme, M. Ch. Dupuy ne faisait que devancer l’appel que font en ce moment les principaux leaders du parti au respect de la légalité, à la confiance dans la vertu du suffrage universel.
- Cet appel ne rencontre pas que des oreilles complaisantes et tout le monde n’en fait pas son mot d’ordre.
- 'Nombreuses sont dans le pays les divisions du parti des revendications sociales. Elles font la joie de la presse qui défend l’ordre économique actuel. Pourtant d’autres aussi s’en amusent. Dans un journal publié à l’occasion du 1er mai, on trouve sous la plume de M. Granger, blanquiste et ancien député boulangiste, un très curieux tableau des divisions du parti socialiste :
- « Avant d’être socialiste, chacun appartient d’abord à une organisation qu’il qualifie ambitieusement de parti, dans laquelle il vit, par laquelle il voit, dont il épouse les intérêts et les querelles. C’est un petit monde très restreint, très étroit, qui empêche de voir le grand.
- » Nous en avons pas mal à Paris, de ces organisa-
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- tions. Aucune ne disparaît et chaque année en voit éclore de nouvelles. Il y a — charité bien ordonnée commence par soi — jusqu’à trois partis blanquistes : le Comité central socialiste révolutionnaire, le Comité révolutionnaire central, la Coalition révolutionnaire. Quel est le bon ? Il y a jusqu’à trois Partis ouvriers, et chacun d’eux affirme être le seul. Il y a la Ligue intransigeante socialiste. Il y a une Fédération d’indépendants qui ne sont pas plus indépendants et qui sont tout aussi « chapelle » que les camarades. Il y a une Union socialiste qui n’est autre chose qu’un groupe et au profit de laquelle, naturellement, personne ne veut s’unir. J’en passe. »
- Pour que des socialistes convaincus trouvent matière à badinage dans leurs divisions, il faut qu’elles ne leur paraissent guère dangereuses pour l’avenir de la cause commune. B. Malon, considère que, loin d’être une cause et un signe de faiblesse, les divisions sont une manifestation de la puissance de l’idée socialiste. « Les groupements divers répondent aux diverses situations et aux différents tempéraments des prolétaires français. De la sorte, toutes les activités stimulées par le voisinage des groupes rivaux, s’emploient et la propagande y gagne d’autant. »
- La première tentative faite après la disparition dê l’Internationale en vue de l’organisation permanente du prolétariat français, eut un caractère essentiellement pacifique.
- Le Congrès de Paris organisé par les syndicats ouvriers en 1876, et le Congrès de Lyon en 1878 ne virent l’affranchissement du travailleur que dans la coopération. Au Congrès de Marseille, l’année suivante, triompha la théorie de l’appropriation par la force du sol, sous-sol, instruments de travail et de transports» Au Havre, s’opéra définitivement la scission entre les révolutionnaires et les réformistes* Deux Congrès furent tenus dans cette ville par les deux groupements rivaux,
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- Des dissensions ne tardèrent pas à être soulevées dans le parti ouvrier socialiste révolutionnaire français, — c’était le nom adopté par les collectivistes. — Une divergence de vues sur la tactique à employer pour provoquer l’avènement du collectivisme amena une scission. MM. Guesde, Lafargue gendre de Karl Marx, imbus de la doctrine du maître subordonnaient toute réforme a la prise de possession préalable des pouvoirs publics, et s’efforçaient d’imprimer à la direction du parti un caractère nettement révolutionnaire. D’autres, au contraire, parmi lesquels Benoit Malon, estimant que la conquête des pouvoirs publics, par le vote ou par la révolution, ne pouvait se faire de suite et considérant l’attitude révolutionnaire expectante comme dangereuse pour l’avenir du parti, crurent qu’il fallait essayer de s’emparer, à défaut du pouvoir central de l’Etat, du pouvoir administratif de la commune, afin de réaliser dans la sphère des intérêts communaux, leurs plans d’organisation générale de la société.
- La grande majorité du parti ouvrier se rangea à cette manière de voir. Au Congrès de Saint-Etienne (1882), MM. Guesde et ses amis furent exclus du parti, et allèrent tenir un Congrès dissident à Roanne. En partant, les vaincus décochèrent aux vainqueurs l’épithète de « possibilités » donnée en Espagne aux partisans de M. Castelar.
- A l’exemple des héroïques « Gueux » des Pays-Bas, les membres du parti ouvrier se parèrent de cette appellation et M. Paul Brousse répliqua à M. Guesde : « Oui, nous sommes des possibilités et, vous, vous êtes des impossibilités. » Les évènements ont donné raison aux « possibilités, »
- Les élections municipales parisiennes de 1887, ajoutèrent six sièges aux trois qu’ils possédaient déjà. Sous l’influence de leurs idées le Conseil municipal ne s’est pas borné à demander le rétablissement de la taxe gfflcielle du pain, il a été même jusqu’à émettre un
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- LÉS SOCIALISTES AU PARLEMENT 719
- vote en faveur des boulangeries municipales; le Conseil a fait en outre une campagne sur les conditions du travail des chantiers communaux, campagne qui obtint l’appui du ministre de l’Intérieur. C’est aux possibilités que l’on doit la création de la Bourse du Travail.
- Enfin, aux élections législatives de 1889, ils obtenaient deux sièges à la Chambre.
- En 1890, le parti possibilité se divisait à son tour à la suite d’un désaccord sur une question de rapport entre les élus du parti et la Fédération.
- M. Allemane et ses amis voulaient que les élus et aussi les candidats fussent placés « sous la direction et la responsabilité de l’Union fédérative de leur région » qui devrait ratifier toutes les candidatures présentées, et aurait seule le droit de révocabilité des mandataires.
- M. Brousse et ses amis étaient d’avis, au contraire, que les candidats, aussi bien que les élus, devaient rester sous le contrôle des Comités qui les avaient patronnés.
- Le Congrès régional de Paris donna raison à M. Aile* mane. Mais au Congrès national de Chatellerault, tenu quelque temps après, M. Brousse et ses amis l’emportèrent. La scission était définitive entre les « Broussistes » et les « Allemanistes » qui formèrent désormais deux groupements distincts, le premier restant dans une note relativement modérée, le second accentuant de plus en plus le caractère de son intransigeance ombrageuse.
- Les trois fractions du parti ouvrier socialiste, tout en se disputant avec acharnement l’influence électorale, restaient unies sur la plupart des théories essentielles pro-clamées au Congrès de Marseille.
- En dehors des questions de personnes, les divisions ne portaient que sur des points secondaires n’intéressant pas la lutte de classe, l’expropriation politique et économique de la classe capitaliste, la socialisation du sol, sous-sol et des instruments de travail.
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- Des congrès plus ou moins régulièrement espacés jalonnaient la marche de chacune de ces trois fractions du parti ouvrier, et signalaient au monde leur existence.
- En 1884, après le vote de la loi'syndicale, on eut l’idée de faire des Congrès nationaux ou régionaux de syndicats professionnels.
- Au premier Congrès national qui se tint à Lyon en 1886? les Chambres syndicales, régulièrement constituées, en vertu de la loi de 1884, furent débordées par les groupes corporatifs qui n’ont qu’une existence de fait. La majorité se prononça pour l’abrogation de la loi de 1884 et son remplacement par une loi autorisant la création de syndicats et de fédérations de syndicats, et leur donnant la personnalité civile par le seul fait de porter à la mairie de leur commune une simple déclaration de constitution.
- Le Congrès finit par le vote d’une résolution concluant à la socialisation des moyens de production. Les réformistes qui, en prenant l’initiative de ce Congrès, avaient eu pour but le développement d’un mouvement professionnel, s’abstinrent de prendre part au Congrès suivant qui fut tenu à Montluçon, en octobre 1887. Les possibilistes, encore unis à cette époque, n’y vinrent pas non plus.
- .Le Congrès de Montluçon fut dès lors tout à fait socialiste révolutionnaire, et l’élément guesdiste y domina
- Les guesdistes, après leur Congrès de Roanne, en 1882, en avaient eu un autre à Roubaix, en 1884, un autre à Paris, en 1885; ils continuèrent la série de ces Congrès plus spécialement politiques, les tenant en étroite corrélation avec les congrès de syndicats, qui affichaient la prétention de ne poursuivre qu’un intérêt purement corporatif.
- C’est à ce titre que le Congrès de Montluçon, en attendant la révolution sociale, demandait comme réformes immédiates et provisoires, l’établissement d’un minimum de salaire correspondant au prix de la vie, la réduction à huit heures de la journée de travail, etc.
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- En 1892 le Congrès des syndicats, tenu à Marseille, désignait Nantes, comme devant être le siège de sa prochaine assemblée.
- D’autre part, le Congrès convoqué à Paris, l’année dernière par la Fédération des Bourses du travail de France, décidait également que ses prochaines assises seraient tenues au chef-lieu du département de la Loire-Inférieure.
- Cette résolution du Congrès de Paris, prise au lendemain de la fermeture de la Bourse du Travail, à un moment où les ouvriers menacés dans leurs associations professionnelles éprouvaient le besoin de s’unir, indiquait de la part de la Fédération des syndicats et de la fédération des Bourses le désir de rapprocher les groupements ouvriers dans un Congrès commun. Malheureusement les causes qui avaient fait naître les pensées d’union étaient presque effacées des esprits, où dominaient par contre les préoccupations de l’influence rés-pective des partis intéréssés. Car si, d’une part la fédération des syndicats est en majeure partie inféodée au guesdisme ; d’autre part, les possibilités des deux nuances exercent une sorte de prépondérance sur les Bourses du travail, et la perspective d’un Congrès unique n’était pas sans inquiéter chacun des deux partis.
- Après bien des hésitations et des résistances, la réunion dés deux Congrès en un seul fut décidée.
- Le Congrès corporatif s’est tenu à Nantes, du 17 au 22 septembre, immédiatement après la tenue du douzième Congrès national du parti ouvrier français.
- Cette fois les résolutions votées par les deux Congrès politiques et corporatifs ne révèlent plus la même concordance. Tandis que le premier «Congrès, en effet, écartait « comme la dernière des duperies la grève dite générale et assignait au prolétariat, comme le terme de ses maux et l’instrument de sa libération, la conquête des pouvoirs publics », le second Congrès où prévalut l’influence allemaniste, qui avait fait depuis longtemps
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- de la grève universelle son grand cheval de bataille, repoussait la « duperie de la conquête des pouvoirs publics par le suffrage bourgeois, » et affirmait que le triomphe des revendications ouvrières n’était possible que dans l’action universelle des travailleurs du monde entier, soutenant et fomentant une grève générale enchaînant toutes les volontés vers un même but.
- M. Jules Guesde trouve ridicule cette prétention de placer la lutte sur le terrain le plus défectueux, afin de remporter la victoire. Il ne comprend pas qu’on ose parler de ce moyen dans un pays qui jouit du suffrage universel.
- « Transporter sur le terrain politique, où la victoire est inévitable, parce que là l’ouvrier est l’égal du patron, supérieur même au patron par son nombre, le combat qui ne peut être qu’une défaite sur le terrain économique, tel est le but, l’unique but du socialisme. »
- A noter que le procédé condamné au nom de la légitimité du suffrage universel n’est pas le furibond assaut donné aux institutions, la révolution violente, à laquelle personne ne pense dans aucun camp, où tout au moins dont personne ne parle, mais la révolution pacifique des bras croisés.
- Que de chemin parcouru par le parti guesdiste, depuis le jour où son chef, dans une réunion contradictoire tenue en 1880, déclarait qn’il ne pouvait souscrire à la formule : « pacifiquement si possible, sinon violemment, » la longue expérience des siècles, établissant selon lui, d’une manière irréfutable l’impraticabilité du premier terme.
- Du reste cette intransigeance a fléchi sur d’autres points encore.
- Bien plus que la fraction du parti socialiste dont ils se séparèrent avec éclat en 1892, parce qu’ils ne voulaient pas la suivre sur le terrain de la conquête des municipalités et de l’organisation communale, les guedistes ont
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- pu à bon droit se féliciter de s’être emparés de bon nombre de municipalités lors des élections de mai 1892; et tout récemment encore, à la Chambre, M. Jules Guesde demandait compte au gouvernement de la défense faite à une municipalité d’organiser une pharmacie communale.
- Cette excursion dans le passé des groupements socialistes organisés en parti de classe, bien qu’il n’en ressorte aucune indication relative à leur puissance numérique, comparée a celle des travailleurs restés en dehors de leur orbite, nous a paru nécessaire à l’intelligence de l’altitude respective de leurs représentants au Parlement.
- La scission provoquée, au Congrès de Nantes, par la question de la grève générale, a eu pour épilogue la dénonciation formelle par les allemanistes du pacte d’Union conclu avec les autres fractions du parti socialiste en vue des élections de 1893.
- Dans un manifeste signé par les délégués de l’Union fédérative et les élus du parti, les allemanistes « décidés plus que jamais à marcher révolutionnairement, affirment leur volonté arrêtée de ne pas être confondus avec les politiciens socialistes que la routine parlementaire mène à toutes les compromissions, à tous les abandons de principe. »
- Formulé sur un ton catégorique en termes très vifs, bien que l’exposition des griefs laisse a désirer, le manifeste est généralement considéré par les organes de la presse hostile au socialisme comme le signal de la désagrégation du parti socialiste. Telle n’est pas notre opinion.
- La fraction allemaniste ne compte à la Chambre que cinq députés dont l’action, toute considération de valeur personnelle mise à part, est paralysée par le particularisme étroit d’un programme qui ne peut guère attendre sa réalisation de l’action parlementaire.
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- D’ailleurs le statut du parti faisant à ses élus une obligation absolue de ne faire partie d’aucun groupe, les cinq députés allemanistes ne prenaient aucune part aux délibérations de l’Union socialiste de la Chambre.
- , Au point de vue parlementaire, la scission n’aura donc pas, nous semble-t-il, une répercussion sensible. _ Si une répercussion doit se produire, nous croyons volontiers qu’elle ne donnera aux adversaires de tout socialisme aucune raison d’être satisfaits. Le manifeste ' allemaniste ne peut avoir, en effet, qu’un résultat, celui d’accentuer encore chez les autres membres du parti socialiste l’abandon si amèrement reproché d’une attitude qui, prolongée, eût abouti à l’impuissance.
- A cet égard, il nous paraît intéressant de reproduire quelques passages de la déclaration faite à un rédacteur du Petit Méridional, par un député socialiste, M. Calvinhac, secrétaire de la Chambre.
- M. Calvinhac fait à sa manière le tableau du mécontentement provoqué dans la députation par certaines mesures gouvernementales.
- « Si, ajoute-t-il, mes amis savent profiter de la situation, ils peuvent faire beaucoup pour changer l’orientation du gouvernement.
- » Pour cela, il faut absolument que nous renoncions à une intransigeance de tactique qui n’est pas de mise dans l’action parlementaire... En somme, si nous nous entendons avec les radicaux-socialistes et par l’intermédiaire de ceux-ci avec les républicains progressistes, nous pouvons constituer une force qui, dans le Parlement actuel, peut devenir une majorité... Les revendications communes sont assez nombreuses pour oôcuper toute la législation. Rien de plus naturel, par conséquent, qu’une entente sur ces revendications. Après quoi, chacun reprendra sa liberté d’action. Et je ne serais pas étonné que d’ici là nous n’ayons fait beaucoup d’adhérents parmi les républicains sincères, mais un peu timorés, qui siègent à la gauche de la Chambre. ))
- Il nous paraît, en effet, que les socialistes de la
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- Chambre pourraient rendre de grands services au pays en se conformant au programme qu’ils avaient développé devant les électeurs, programme d’action sur un minimum de revendications.
- Les électeurs socialistes sont en minorité dans le pays et dans leur propre classe. A ce double titre s’impose à leurs représentants la ligne de conduite que traçait à la démocratie un de leurs précurseurs, Corbon, dans son beau livre : Le secret du peuple de Paris.
- Après avoir établi que, dans la démocratie, se trouvent deux éléments distincts : l’un ne voulant rien qui dépasse la capacité moyenne, l’autre ayant des aspirations qui vont de beaucoup au-delà de celles du gros de la société, et que celui-ci est naturellement la minorité, Corbon ajoute :
- « Il n’est qu’une marche rationnelle et féconde à suivre pour la minorité avancée : c’est de s’efforcer de gagner successivement à elle la majorité, ainsi que l’ont fait de 1830 à 1848, les partisans du suffrage universel.
- » Toute autre manière d’entendre les principes du droit nouveau serait antidémocratique. La théorie de la « souveraineté du but » par exemple, que certaines fractions du parti révolutionnaire ont caressée en d’autres temps, et même essayée de mettre en pratique, n’a eu d’autre résultat que de créer d’énormes résistances au mouvement. Cette théorie est essentiellement négative de la souveraineté du peuple. »
- On peut équivoquer et prétendre que le départ que l’on fait entre les moyens légaux et les moyens illégaux, n’a pas le sens commun, que le recours aux uns ou aux autres n’est déterminé que par les circonstances, et que la souveraineté du but reste entière; il n’en est pas moins vrai que, désormais, par l’énergique affirmation d’une -portion du socialisme français, la route, en arrière, est coupée à la portion qui s’est engagée dans la voie légale quels que soient les motifs qui l’ont déterminée. Socialisme et révolution ont cessé de former une synthèse indissoluble.
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- « Quand tous les citoyens, » a dit Godin, «par la discussion et le libre suffrage peuvent intervenir dans la défense de leurs intérêts sociaux, alors le droit se fonde sur la raison et la justice ; les luttes violentes sont remplacées par des bulletins et toutes les réformes peuvent s’accomplir par des voies pacifiques .»
- J. Pascaly.
- ( Fin )
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- CHRONIQUE PARLEMENTAIRE
- Le Parlement a rouvert ses portes pour la session extraordinaire de 1894, le 23 octobre dernier.
- Nous aurons l’occasion de revenir sur quelques-uns des incidents qui ont marqué la reprise de ses travaux.
- Nous nous bornerons à signaler aujourd’hui l’adoption définitive d’un projet de loi intéressant les travailleurs agricoles et la discussion d’une interpellation intéressant les travailleurs urbains, en raison surtout de l’attitude prise par le gouvernement dans cette dernière question, et par ses adversaires naturels, les socialistes, dans la première.
- Le Crédit agricole
- Dans sa séance du 27 octobre, la Chambre a adopté la proposition de loi précédemment votée par le Sénat relativement à la création de Sociétés de crédit agricole.
- La Chambre ayant déclaré l’urgence, il n’y avait pas lieu de passer à une deuxième délibération et, d’un autre côté, la Chambre n’ayant apporté aucune modification au texte adopté par le Sénat, la loi est maintenant définitive.
- Déposée au printemps de 1890, elle visait tout d’abord le crédit agricole et populaire. Le Sénat avait limité la proposition au crédit agricole. La loi n’a pas de grandes prétentions; il s’agit tout simplement de permettre aux Sociétés locales de crédit agricole de se constituer et de marcher sans être enserrées dans les règles étroites imposées aux Sociétés commerciales ordinaires. Elle n’en a pas moins donné lieu devant la Chambre à un grand débat dont le socialisme agraire a fait les frais.
- M. Jaurès a soutenu que la loi présentée était vaine et qu’elle ne donnerait que des désillusions. Mais les socialistes ne demandent pas mieux que d’en voir faire l’expérience, car elle prouvera l’inutilité des prétendues réformes opportunistes, et la nécessité d’en venir au système socialiste de crédit agricole.
- Le promoteur de la loi, M. Méline, a combattu la thèse soutenue par M. Jaurès.
- Il sait aussi bien que M. Jaurès que la loi sur le
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- LE DEVOIR
- crédit agricole ne constitue pas toutes les réformes agricoles, et l’on n’a pas attendu M. Jaurès pour les formuler.
- M. Méline est convaincu que nos agriculteurs se détourneront bien vile du socialisme agraire quand ils pourront comprendre ce qu’il a d’illusoire et de trompeur. Il ajourne son adversaire à deux ans.
- L’intervention de M. Jaurès est surtout intéressante en ce qu’elle semble indiquer une nouvelle tactique des socialistes. Désormais, les socialistes ne combattront plus à outrance, comme ils l’ont fait généralement jusqu’ici, sauf en ce qui concerne la loi de secours et de retraites des mineurs, les projets du gouvernement ou de la majorité, quand ces projets traiteront des sujets d’ordre social. Ils les voteront au contraire, mais pour en démontrer publiquement les faiblesses.
- Ils veulent que le pays soit mis à même de voter promptement les réformes proposées par le gouvernement. M. Jaurès n’est pas allé jusqu’à dire que les socialistes voulaient faire la preuve par l’absurde que les réformes demandées par le gouvernement sont illusoires, mais c’était bien là le fond de sa pensée.
- La loi a été adoptée à l’unanimité de 504 votants.
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- Le chômage
- L’interpellation de M. Prudent-Dervillers sur le chômage a fourni au gouvernement l’occasion d’exposer sa manière de voir en ce qui concerne l’intervention de l’Etat dans les questions ouvrières.
- L’occasion était d’autant plus propice que M. Prudent-Dervillers, possibiliste broussiste, avait fait dans son discours d’une forme irréprochable, avec une modération de langage parfaite, un exposé complet de la question.
- Il avait montré le nombre considérable des travailleurs sans besogne et le danger d’une crise qu’il attribue aux exagérations du protectionnisme, à la concurrence du personnel des prisons et des ouvriers étrangers.
- Comme palliatifs, il avait indiqué la création de caisses d’assurances pour les travailleurs, la reprise des grands travaux publics et le vote d’une série de lois faites pour protéger le travail. Et comme les fins du socialisme ne perdent jamais leur droit dans un débat de cette nature, l’orateur n’avait pas hésité à dire que tout cela
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- CHRONIQUE PARLEMENTAIRE
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- était l’œuvre d’un jour, profitable aujourd’hui, impuissante demain et qu’il ne pouvait y avoir de remède général, décisif et vrai, que dans l’appropriation collective des capitaux. C’est M. Ch. Dupuy, président du conseil, qui a répondu, au nom du gouvernement, à l’orateur socialiste.
- Il n’appartient pas au gouvernement, a dit en substance le ministre, d’apporter des solutions définitives ; il ne peut, le plus souvent, que promettre aux intéressés de mieux diriger leur conduite et leurs espérances. Par exemple, en ce qui concerne le mode de production, il ne peut que constater les faits, sans prétendre y porter remède par mesure d’Etat.
- En ce qui concerne la question du chômage, de l’interruption du travail, de ses causes et des remèdes qu’on pourrait y apporter, on peut dire que le chômage, qui existe de tout temps, ne constitue pas une crise aigüe et exceptionnelle..
- Il y aura toujours trop de misères, à coup sûr, mais le chômage, tel qu’il existe en ce moment, n’a rien d’extraordinaire.
- On a accusé le régime économique ; ce régime a été mis en expérience, en 1892, et tout ce que le gouvernement peut faire actuellement, c’est d’assurer l’essai loyal de ce régime. Il ne peut pas, tout seul, faire autre chose.
- On demande de donner un secours important, de cinq millions, avant tout autre chose, pour remédier à la situation.
- Un secours de cette nature ne peut créer qu’un précédent fâcheux, en laissant croire qu’à toute occasion l’Etat peut ouvrir sa caisse. Le gouvernement ne saurait l’admettre. Il y a là une question de bon sens, de raison et d’avenir. (Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs.)
- L’assistance par le travail est un mode d’assistance, surtout connu à Paris, et qui pourrait être utilement pratiqué sur beaucoup de points. Le ministre a adressé aux préfets une circulaire dans ce sens.
- Le gouvernement s’est, d’ailleurs, depuis longtemps, préoccupé de la question de distribution de secours à domicile dans la ville de Paris; il a fait étudier un mode nouveau de distribution qui a été adopté par le Conseil municipal et a passé devant le Conseil de l’assistance parisienne. Il a été envoyé au Conseil d’Etat,
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- Ce mode nouveau est établi sur deux principes : La création de l’unité de caisse au centre même de Paris, et une modification dans la manière de faire l’enquête.
- Mais les secours ne sont que des palliatifs. M. Pru-dent-Dervillers voudrait constituer l’assurance contre le chômage. Cette assurance fonctionne en Angleterre et en Suisse, à l’aide de Sociétés mutuelles.
- Si les syndicats au lieu de mettre tous leurs efforts à constituer une caisse des grèves employaient ces efforts à constituer une caisse des chômages, ils rendraient de très grands services.
- En 1893, les grèves ont fait perdre 3.194.000 journées de travail, c’est-dire de six à douze millions de salaires ; si les grèves n’avaient pas été alimentées par les passions politiques, si elles s’étaient maintenues sur le terrain professionnel, les ouvriers auraient pu prélever sur leur salaire une bonne somme pour alimenter la caisse des chômages. (Applaudissements).
- M. Prudent-Dervillers a parlé de la concurrence étrangère : la Chambre est saisie de deux propositions de loi à ce sujet.
- Le travail des prisons n’a pas l’importance qu’on lui attribue. Le régime de l’entreprise a été presque partout en France remplacé par la régie. Dans les prisons, on ne travaille presque plus que pour l’Etat.
- On a parlé encore du travail des orphelinats qui, dit-on, a amené la baisse des salaires. On oublie que ces orphelinats sont l’abri de bien des malheureux. Une réglementation nouvelle va permettre de les surveiller et d’empêcher tous les abus. (Très bien ! très bien!).
- M. Prudent-Dervillers a fait allusion au marchandage; sur ce point, il y a une proposition de M. Pasclial Grousset qui sera discutée à son heure.
- M. Prudent-Dervillers veut qu’on. fixe un minimum de salaire et qu’on fixe la durée de la journée de travail.
- Le salaire est la résultante de conditions diverses. Il n’est ni possible, ni utile de fixer un minimum ;
- Le gouvernement n’entrera jamais dans cet ordre d’idées.
- Quant à la fixation de la durée de la journée de travail, c’est une mesure qui, en tout cas, devrait être universelle.
- Le législateur ne peut intervenir que lorsqu’il s’agit de
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- la femme ou de l’enfant, ou de la salubrité ou de l’hygiène.
- La réduction de la journée de travail se fera sans l’intervention de l’Etat. La main de l’Etat ne peut que nuire à la réussite de cette idée. (Applaudissements).
- M. Prudent-Derviliers voudrait que le travail fût mieux réparti. Tout ce qu’on peut faire pratiquement, c’est renseigner les ouvriers sur l’état du travail dans les diverses régions, afin de leur épargner des voyages inutiles.
- M. Prudent-Derviliers a appelé l’attention du gouvernement sur la nécessité de reboiser certaines régions de France. Huit projets de loi sur ce sujet sont à l’ordre du jour et seront votés dès que les interpellations le permettront. (Très bien! très bien!)
- A côté des travaux de l’Etat, il y a les travaux .des particuliers, et si ces travaux chôment aujourd’hui, cela tient en grande partie aux attaques dont est l’objet le capital. (Applaudissements).
- L’interventionisme de l’Etat n’est pas un remède, il n’est qu’un danger.
- L’Etat ne doit intervenir que lorsque l’initiative individuelle est impuissante.
- Le ministre en terminant résume son opinion, l’opinion du gouvernement, dans cette formule : « Aide-toi, l’Etat t’aidera. »
- M. Vaillant, socialiste-blanquiste, lui a répondu. Son discours ne fait que reproduire en termes plus agressifs l’argumentation de M. Prudent-Derviliers.
- Le débat a été clos par le vote d’un ordre du jour approuvant les déclarations du gouvernement, adopté par 380 voix contre 69.
- Toutes les propositions consécutives tendant à l’ouverture de crédits pour venir en aide aux ouvriers en chômage ont été repoussées à des majorités aussi considérables, par la Chambre qui votait cependant sans hésitation des secours aux propriétaires victimes d’orages, de grêle et d’ouragans, etc.; mais la Chambre restait insensible aux reproches d’inconséquence formulés par les socialistes, la majorité partageant sur ce point, comme sur tous les autres, l’opinion du gouvernement qui se refuse à assimiler le fait de chômage à un fait d’accident pouvant justifier l’ouverture de crédits spéciaux,
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- LE DEVOIR
- FAITS POLITIQUES & SOCIAUX
- La classification d’efforts sociaux
- Le Journal officiel a publié, il y a quelque temps, un décret de réorganisation de l’administration centrale du ministère du commerce et de l’industrie. Le rapport qui précéda le décret vaut qu’on s’y arrête, car on y trouve un essai fort intéressant de classification des œuvres d’amélioration du] sort des travailleurs, que le rapport appelle les œuvres de prévoyance sociale.
- « Tous les efforts sociaux, y est-il dit, dont le but *est d’accroître le patrimoine intellectuel, moral ou matériel des moins favorisés, du sort, par des mesures préventives dont les heureuses conséquences ne se feront sentir que plus tard, relèvent, en effet, de la prévoyance sociale.
- » On peut logiquement les répartir en trois classes :
- » 1° Efforts sociaux ayant pour but l’augmentation de la part du travail dans les produits de l’industrie, se subdivisant comme suit : a) participation aux bénéfices ;
- b) coopération de production; c) syndicats professionnels.
- 2° Efforts sociaux ayant pour but l’amélioration de la
- condition matérielle et morale des travailleurs : a) coopération de consommation; b) coopération de crédits;
- c) habitations à bon marché; cl) institutions d’hygiène sociale.
- )) 3° Efforts sociaux ayant pour but d’assurer l’avenir des travailleurs et de leurs familles : a) caisses d’épargne; b) assurances sur la vie; c) assurances en cas de maladies; cl) assurances en cas d’accident; e) Assurances en cas de décès; f) assurances en cas de chômage; g) assurances en cas d’invalidité prématurée; h) sociétés de secours mutuels ; i) retraites pour la vieillesse.
- » Il y a là, on ne saurait le nier, un groupe d’attributions formant un ensemble homogène où la science et l’expérience peuvent se prêter un mutuel appui, où l’action gouvernementale trouve un champ d’action presque illimité. »
- Tel est l’objet de la création au ministère du com-
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- merce d’une direction de la prévoyance et de l’assurance sociales, à la tête de laquelle a été placé M. Hector Dépassé, auteur d’un ouvrage apprécié sur les Transformations sociales.
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- ANGLETERRE Une expérience intéressante
- On a réalisé, dans ces temps, entre les patrons des teintureries du Workshire et leurs ouvriers, une combinaison ingénieuse, par l’effet de laquelle les prix et les salaires pourraient être contrôlés. A cet effet, les patrons s’engagent à n’employer que des ouvriers faisant partie d’un syndicat ; tandis que, de leur côté, les ouvriers s’engagent à ne travailler que chez les patrons qui sont membres de l’association patronale.
- On a établi une chambre des salaires, composée mi-partie d’ouvriers et mi-partie de patrons, chargée de fixer les augmentations ou diminutions de salaires, à l’heure ou à la pièce, et de s’occuper, en général, des rapports entre les ouvriers et les patrons.
- Dans le cas où les gains monteraient de 10 %, les salaires seront augmentés de 5 % au moins; pendant la durée de l’expérience, aucune réduction dans les salaires ne pourra avoir lieu.
- Pour empêcher la dépression des prix par suite de la concurrence, on a convenu que les patrons, faisant partie du syndicat patronal, provoqueront à se mettre en grève les ouvriers syndiqués qui travaillent dans des maisons qui font une concurrence déloyale, pourvu que ceux-ci s’obligent à en supporter les frais.
- La « Free labour association »
- Le second Congrès annuel de « l’Association du travail libre » vient de se tenir à Londres. Les ouvriers de la capitale y étaient représentés par soixante délégués; la province en avait envoyé un assez grand nombre d’autres.
- Le président a constaté, dans son discours d’ouverture, que l’association était en voie de progrès. Il a rappelé qu’elle avait été créée « pour réagir contre le
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- LE DEVOIR
- despotisme et contre les procédés des nouvelles Trades-Unions, dont l’esprit n’est plus du tout celui d’autrefois. » Il a rendu ses auditeurs attentifs au fait que la suprématie industrielle et commerciale dont l’Angleterre avait si longtemps joui était sur le point de lui échapper, par le fait des grèves incessantes auxquelles de perfides conseils poussent les ouvriers. Il a terminé en déclarant que le bill sur la responsabilité des patrons en cas d’accident, tel que la Chambre des lords l’avait amendé, était, quoi qu’en dit le parti gladstonien, une mesure sage, généreuse et conçue dans un véritable esprit de liberté.
- Les divers orateurs qui ont pris ensuite la parole ont tous cité des faits d’intimidation ou de violence, dont, au cours des dernières grèves, les Trades-Unions s’étaient rendues coupables à l’égard des ouvriers qui prétendaient travailler à leur guise.
- Entre autres résolutions votées par les congrès, on remarque celle-ci : « Dans l’opinion de cette assemblée, les grèves insensées et stériles qui se sont produites dans un grand nombre d’industries ont eu un effet désastreux sur le bien-être des classes laborieuses, et sont la cause principale de la stagnation actuelle des affaires et du manque de travail qui s’en est suivi. »
- La grève des mineurs d’Ecosse.
- Après avoir duré autant que le lock out des mineurs de’ la Fédération britannique, c’est-à-dire un tiers d’année, la grève des mineurs d’Ecosse vient de se terminer. Les seuls qui aient obtenu quelque avantage en matière de salaires sont les houilleurs de la Clyde et ceux du Lanarkshire. Au total, et comme il est arrivé jusqu’ici à tous les conflits analogues en Ecosse, la grève n’a servi les intérêts de personne, sinon des middlemen [ intermédiaires industriels ), et elle a coûté aux grévistes, d’après le Temps, un sacrifice de plus de 25 millions de francs, rien qu’en salaires. Ils ont reçu de leurs confrères d’Angleterre des subventions représentant un total de deux millions et demi.
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- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX
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- BELGIQUE
- Création d’un Office du Travail
- Le Gouvernement vient de prendre un arrêté instituant un Office du Travail, annexé au département de l’agriculture qui prend le titre de ministère de l’agriculture, de l’industrie, du travail et des travaux publics.
- Les attributions de cet office seront celles d’une section de Conseil d’Etat.
- L’Office du Travail Belge aura une mission plus étendue et plus compliquée que notre Office du Travail français, dont les fonctions sont à peu de choses près celles d’un bureau de statistique.
- Cette mission consiste à :
- 1° Coordonner et publier tous renseignements relatifs au travail, notamment en ce qui concerne l’état et le développement de la • production ; l’organisation et la rémunération du travail, ses rapports avec le capital ; la condition des ouvriers, la situation comparée du travail en Belgique et à l’étranger ; les accidents du travail; les grèves ; le chômage ; les effets des lois qui 'intéressent spécialement l’industrie et le travail ; 2° à concourir à l’étude des mesures législatives nouvelles et des améliorations à introduire dans la législation existante ; 3° à veiller à l’exécution des lois relatives au travail dans la mesure qui sera indiquée par le règlement d’organisation.
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- SUISSE
- Echec du Beutezug
- La proposition de prélever 6 millions sur les recettes des douanes fédérales pour les attribuer aux cantons, au prorata des populations, a été repoussée par 343,351 voix contre 139,367. Huit cantons ont donné une majorité pour la proposition : Lucerne, Ury, Scliwyz, Zoug, Fribourg, Appenzell, Tessin, Valais.
- CANADA
- La journée de huit heures
- Au moment où l’Assemblée législative de la Nouvelle-
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- LE DEVOIR
- Galles du Sud vient de voter un bill en faveur de la journée de huit heures obligatoire dans les mines de cette colonie australienne, et où le congrès des Trades-Unions tenu à Norwich vient d’émettre le vœu que le Parlement britannique la décrèle également pour tous les corps de métier, une assemblée de délégués des syndicats ouvriers du Canada, réunie à Ottawa, a formulé une demande analogue à l’adresse du gouvernement du Dominion.
- ETATS-UNIS
- Groupe de progrès social pratique.
- L'Union de Baltimore pour le bien public a décidé la création dans chaque ville des Etats-Unis de groupes de progrès social pratique. Il a été entendu qu’on ne s’occuperait que de questions pratiques en dehors des opinions religieuses ou politiques.
- Les premières questions que l’on cherchera à résoudre sont : le Sweating System (c’est à-dire l’exploitation du travail), l’amélioration des maisons ouvrières, le travail des enfants, la réforme pénitentiaire, les réformes municipales, l’emploi des sans-travail, etc.
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
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- MOUVEMENT FÉMINISTE
- Les Pharmaciennes
- Les journaux de Belgique enregistraient naguère le brillant succès remporté par Mlle Esther Carpentier à qui a été solennellement décerné, par un jury composé des professeurs les plus autorisés des quatre Universités belges, le titre de « premier en sciences pharmaceutiques. »
- A ce propos, il est intéressant de constater l’augmentation rapide du nombre des pharmaciennes.
- En Belgique, il y a des. pharmaciennes dans presque tous les centres importants, à Verviers , Liège , Char-leroi, etc. Bruxelles compte cinq pharmacies où la directrice, les aides et les élèves sont des femmes. Gand en compte le même nombre.
- Aux Etats-Unis, l’association des femmes-pharmaciens en est arrivée au chiffre de 523 membres actifs et 186 honoraires.
- En 1891, il y avait en Angleterre 1,340 femmes-pharmaciens.
- En Italie, les pharmaciennes sont rares. Il y avait en 1893 une étudiante à Turin et une à Pavie.
- En France, on compte seulement une pharmacie dirigée par une femme à Paris, et une autre à Toulouse.
- Tout récemment une femme vient d’obtenir son diplôme.
- En Danemark et en Suède un mouvement se dessine qui fait prévoir que bientôt les femmes de ce pays marcheront sur les traces de celles de Hollande, d’Angleterre, des Etats-Unis et de Belgique.
- VIndépendance belge reproduit à ce sujet l’opinion d’un des maîtres les plus justement célèbres de l’Université bruxelloise, M. Depaire.
- « Quand il s’est agi, dit. le savant toxicologue, de rendre accessibles aux jeunes filles les cours de l’Université et de l’Ecole de pharmacie, plusieurs de mes collègues et moi avons éprouvé quelques appréhensions,
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- LE DEVOIR
- qui, heureusement, furent promptement dissipées. Jeunes filles et jeunes gens suivent les cours dans le même auditoire, travaillent dans les mêmes salles et les mêmes laboratoires, sans que la coéducation ait produit le moindre inconvénient. Les jeunes filles passent généralement de remarquables examens; la moyenne des grades qu’elles conquièrent est supérieure à la moyenne des grades obtenus par les jeunes gens; cela tient non à une supériorité intellectuelle des jeunes filles, mais au fait qu’elles n’ont pas, comme les jeunes gens , une foule d’occasions d’amusement ; elles ne fument pas, ne fréquentent ni les cafés, ni... les femmes, ce qui leur permet de suivre les cours avec régularité et une attentive assiduité. A mon sens, la femme-pharmacien est appelée à réussir. L’expérience m’en a convaincu depuis longtemps. Comme membre de la commission médicale du Brabant , j’ai été souvent chargé de l’inspection des officines pharmaceutiques.
- » Partout où la pharmacie était bien soignée, bien entretenue, propre à tous égards, j’apprenais que le pharmacien était aidé dans sa profession par sa femme ou par l’une de ses tilles.
- » Aussi, un pharmacien trouverait-il avantage à épouser une femme pharmacien, qui pût l’assister. Mari et femme se partageraient les occupations. Jamais la pharmacie ne se trouverait abandonnée. De même, dans le plat pays (communes rurales), où la loi du 12 mars 1818 sur l’exercice de l’art de guérir autorise les médecins à exercer en même temps la pharmacie, les médecins de campagne auraient grand intérêt à épouser des femmes-pharmaciens. De telles unions deviendront fréquentes. Nous en avons déjà des exemples. Plusieurs anciennes élèves de l’Ecole de pharmacie de Bruxelles se sont mariées en province avec quelques-uns de leurs collègues. Quant à la crainte de la concurrence féminine, qui hante l’esprit de certains hommes, nous n’avons pas à nous en préoccuper, car le principe de la liberté des professions est admis, et reconnu. D’ailleurs, qu’importe aux pharmaciens d’avoir des concurrentes au lieu de concurrents ? Une considération domine ici : l’expérience de l’aptitude des femmes aux études et à la pratique de la pharmacie; cette expérience est faite, elle est décisive et concluante. »
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- FRANGE
- Le Groupe parlementaire féministe
- La constitution d’un groupe parlementaire pour la discussion de toutes les mesures législatives qui ont pour objet les intérêts féminins marque une phase importante du mouvement féministe. C’est la consécration des efforts passés, le gage des victoires décisives.
- En s’organisant pour appuyer de leur action, de leur vote, les revendications féminines, les députés au nombre d’une quarantaine environ, appartenant à toutes les nuances du parti républicain, qui ont formé le groupe féministe, ont donné aux femmes, suivant l’expression de. la distinguée directrice du Journal des Femmes, Mme Maria Martin, « Une sorte de représentation indirecte, )) préface de la représentation effective.
- ETATS-UNIS Les Femmes du Colorado
- Lors des récentes élections pour le renouvellement de la Chambre des représentants aux Etats-Unis, qui ont donné la majorité aux républicains, les femmes de l’Etat du Colorado ont pour la première fois exercé leur droit de vote.
- C’est à leur suffrage qu’est dûe la victoire des républicains sur les populistes dans cet Etat.
- ALLEMAGNE
- Une Femme docteur en philosophie
- Du Figaro :
- L’Université de Heidelberg vient de conférer le doctorat en philosophie à une femme — à la fille d’un jurisconsulte bien connu.
- C’est la première fois qu’une Université allemande décerne ce diplôme à une personne du sexe.
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- LE DEVOIR
- OUVRAGES REÇUS
- Conciliation scientifique du matérialisme et du spiritualisme, du théisme et de l’athéisme, par la révélation médianimique de l’.extatique Michel de Figa-nières, avec préface de René Caillié.
- Brochure de 48 pages, en vente au prix d’un franc, aux bureaux du journal Y Etoile, à Avignon, Vaucluse.
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- * #
- Mémoire sur la propagande générale. Titre V de l’ordre du jour du Congrès de la Paix, tenu à Anvers, .Belgique, 1894, présenté par M. Sarrazin, secrétaire-trésorier de la Société de paix et d’arbitrage international du Familistère de Guise, délégué au Congrès de la paix, à Anvers.
- ***
- L’Art idéaliste et mystique, doctrine de l’ordre et du Salon annuel des Rose-Croix, par Sar Peladan.
- Volume en vente au prix de 3 fr. 50. Editeur : Cha-muel, 29, rue de Trévise, Paris.
- *
- * *
- Discours prononcé au Congrès universel de la paix, le 1er septembre 1894, à Anvers, Belgique, par Jules Tripier, membre de la Société française pour la paix et l’arbitrage entre nations.
- Bruxelles, Société générale d’imprimerie et de publicité, 16, rue des Sables.
- ***
- Le Christ. Les Eglises. Les Peuples. Lettres d’un Voyant.
- Brochure en vente au prix de 75 centimes, chez Cha-muel, éditeur, 29, rue de Trévise, Paris.
- ** *
- Storia délia Unione coopérativa di Milano, 1886-1894.
- Brochure en vente chez l’éditeur : Stabilimento tipogra-phico A. Cesana, Corso P. V-ittoria, 50, Milano, Italie.
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- OUVRAGES REÇUS
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- Il nostro giornalo, Esce una volta al mese.
- Per abbonarsi mandare cartolina-vaglia da una lira ail’ indirizzo ; Unione cooperativa, Palasso Flory, Milano, Italie.
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- Statuto délia unione cooperativa di consumo dell’ associazione generale fra gli impiegeti civili, in Firenze.
- Essai de spiritisme scientifique, par M. D. Metzger.
- Volume de 450 pages, en vente au prix de 2 fr, 50 à la librairie des sciences psychologiques, 1, rue Cliaba-nais, Paris ; et chez l’auteur, 9, rue Ami-Lullin, Genève, Suisse.
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- * *
- Almanach de la Paix, 1895. Publié par l’Association des jeunes amis de la Paix, avec la collaboration de MM. Bardoux, vice-président du Sénat ; Frédéric Passy ; Yves Guyot ; Charles Gide ; baronne Von Suttner ; R. Bonglii ; etc., etc.
- Cette intéressante publication qui en est à sa septième année, est en vente, au prix de 0,20 centimes, à Paris, chez Plon, Nourrit et Cie, 8-10, rue Garancière ; et chez M. Vasseur, 4 place du Théâtre Français.
- Mémoire relatif à l’association mutuelle de Visker
- (Hautes-Pyrénées), autorisée le 28 octobre 1873 et fondée dans cette commune le 2 novembre de la même année.
- Une solution de la question du crédit agricole, par P. E. Carret.
- Du même auteur :
- Association mutuelle de Visker. Aux agriculteurs.
- Ces deux brochures sont en vente à l’imprimerie Lar-rieu, 41, rue des Grands Fossés, à Tarbes (Hautes-Pyrénées).
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- LE DEVOIR
- SANS FAMILLE
- Par Hector MALOT
- Ouvrage couronné par l’Académie française
- (Suite)
- Nous n’allâmes pas bien loin.
- Au premier arbre qui se trouva sur la route, je posai ma harpe contre son tronc et m’allongeai sur l’herbe ; les chiens s’assirent en face de moi, Capi au milieu, Dolce d’un côté, Zerbino de l’autre; quant à Joli-Cœur, qui n’était pas fatigué, il resta debout pour être tout prêt à voler les morceaux qui lui conviendraient.
- C’était une affaire délicate que le découpage de ma miche ; j’en fis cinq parts aussi égales que possible, et, pour qu’il n’y eût pas de pain gaspillé, je les distribuai en petites tranches ; chacun avait son morceau à son tour, comme si nous avions mangé à la gamelle.
- Joli-Cœur, qui avait besoin de moins de nourriture que nous, se trouva le mieux partagé, et il n’eut plus faim alors que nous étions encore affamés. Sur sa part je pris trois morceaux que je serrai dans mon sac pour les donner aux chiens plus tard ; puis, comme il en restait encore quatre, nous en eûmes chacun un ; ce fut à la fois notre plat de supplément et notre dessert.
- Bien que ce festin n’eût rien de ceux qui provoquent aux discours, le moment me parut venu d’adresser quelques paroles à mes camarades. Je me considérais naturellement comme leur chef, mais je ne me croyais pas assez au-dessus d’eux pour être dispensé de leur faire part des circonstances graves dans lesquelles nous nous trouvions.
- Capi avait sans doute deviné mon intention, car il tenait collés sur les miens ses grands yeux intelligents et affectueux.
- — Oui, mon ami Capi, dis-je, oui, mes amis Dolce, Zerbino et Joli-Cœur, oui, mes chers camarades, j’ai
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- SANS FAMILLE
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- une mauvaise nouvelle à vous annoncer : notre maître est éloigné de nous pour deux mois.
- — Ouah ! cria Capi.
- — Cela est bien triste pour lui d’abord, et aussi pour nous. C’était lui qui nous faisait vivre, et en son absence, nous allons nous trouver dans une terrible situation. Nous n’avons pas d’argent.
- Sur ce mot, qu’il connaissait parfaitement, Capi se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à marcher en rond comme s’il faisait la quête dans les « rangs de l’honorable société. »
- — Tu veux que nous donnions des représentations, continuai-je, c’est assurément un bon conseil, mais ferons-nous recette? Tout est là. Si nous ne réussissons pas, je vous préviens que nous n’avons que trois sous pour toute fortune. Il faudra donc se serrer le ventre. Les choses étant ainsi, j’ose espérer que vous comprendrez la gravité des circonstances et qu’au lieu de me jouer de mauvais tours, vous mettrez votre intelligence au service de la société. Je vous demande de l’obéissance, de la sobriété et du courage. Serrons nos rangs, et comptez sur moi comme je compte sur vous-mêmes.
- Je n’ose pas affirmer que mes camarades comprirent toutes les beautés de mon discours improvisé, mais certainement ils en sentirent les idées générales. Ils savaient par l’absence de notre maître qu’il se passait quelque chose de grave, et ils attendaient de moi une explication. S’ils ne comprirent pas tout ce que je leur dis, ils furent au moins satisfaits de mon procédé à leur égard, et ils me prouvaient leur contentement par leur attention.
- Quand je dis leur attention, je parle des chiens seulement, car pour Joli-Cœur, il lui était impossible de tenir son esprit longtemps fixé sur un même sujet. Pendant la première partie de mon discours, il m’avait écouté avec les marques du plus vif intérêt ; mais au bout d’une vingtaine de mots il s’était élancé sur l’arbre qui nous couvrait de son feuillage, et il s’amusait maintenant à se balancer en sautant de branche en branche. Si Capi m’avait fait une pareille injure j’en aurais certes été blessé, mais de Joli-Cœur rien ne m’étonnait ; ce n’était qu’un étourdi, une cervelle creuse ; et puis après
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- tout il était bien naturel qu’il eût envie de s’amuser un peu.
- J’avoue que j’en aurais fait volontiers autant et que, comme lui, je me serais balancé avec plaisir, mais l’importance et la dignité de mes fonctions ne me permettaient plus de semblables distractions.
- Après quelques instant de repos, je donnai le signal du départ ; il nous fallait gagner notre coucher, en tous cas notre déjeuner du lendemain si, comme cela était probable, nous faisions l’économie de coucher en plein air.
- Au bout d’une heure de marche à peu près, nous arrivâmes en vue d’un village qui me parut propre à la réalisation de mon dessein.
- De loin il s’annonçait comme assez misérable, et la recette ne pouvait être par conséquent que bien chétive, mais il n’y avait pas de quoi me décourager ; je n’étais pas exigeant sur le chiffre de la recette, et je me disais que plus le village était petit, moins nous avions de chance de rencontrer des agents de police.
- Je fis donc la toilette de mes comédiens, et en aussi bel ordre que possible nous entrâmes dans ce village ; malheureusement le fifre de Vitalis nous manquait et aussi sa prestance qui, comme celle d’un tambour-major, attirait toujours les regards. Je n’avais pas comme lui l’avantage d’une grande taille et d’une tête expressive ; bien petite au contraire était ma taille, bien mince, et sur mon visage devait se montrer plus d’inquiétude que d’assurance.
- Tout en marchant je regardais à droite et à gauche pour voir l’effet que nous produisions ; il était médiocre, on levait la tête, puis on la rebaissait, personne ne nous suivait.
- Arrivés sur une petite place au milieu de laquelle se trouvait une fontaine ombragée par des platanes, je pris ma harpe et commençai à jouer une valse. La musique était gaie, mes doigts étaient légers, mais mon cœur était chagrin, il me semblait que je portais sur mes épaules un poids bien lourd.
- Je dis à Zerbino et à Dolce de valser ; ils m’obéirent aussitôt et se mirent à tourner en mesure.
- Mais personne ne se dérangea pour venir nous
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- regarder, et cependant sur le seuil des portes je voyais des femmes qui tricotaient ou qtii causaient.
- Je continuai de jouer ; Zerbino et Dolce continuèrent de valser.
- Peut-être quelqu’un se déciderait-il à s’approcher, de nous ; s’il venait une personne, il en viendrait une seconde, puis dix, puis vingt autres.
- Mais j’avais beau jouer, Zerbino et Dolce avaient beau tourner, les gens restaient chez eux ; ils ne regardaient même plus de notre côté.
- C’était à désespérer.
- Cependant je ne désespérais pas et je jouais avec plus de force, faisant sonner les cordes de ma harpe à les casser.
- Tout à coup un petit enfant, si petit qu’il s’essayait, je crois bien, à ses premiers pas, quitta le seuil de sa maison et se dirigea vers nous.
- Sa mère allait le suivre sans doute, puis après la mère, arriverait une amie, nous aurions notre public et nous aurions ensuite une recette.
- Je jouai moins fort pour ne pas effrayer l’enfant et plutôt pour l’attirer.
- Les mains dressés se balançant sur ses hanches, il s’avança doucement.
- Il venait ; il arrivait ; encore quelques pas et il était près de nous.
- La mère leva la tête, surprise sans doute et inquiète de ne p,as le sentir près d’elle.
- Elle l’aperçut aussitôt. Mais alors au lieu de courir après lui comme je l’avais espéré, elle se contenta de l’appeler, et l’enfant docile retourna près d’elle.
- Peut-être ces gens n’aimaient-ils pas la danse. Après tout c’était possible.
- Je commandai à Zerbino et Dolce de se coucher et me mis à chanter ma canzonetta; et jamais bien certainement je ne m’y appliquai avec plus de zèle :
- Fenesta vascia e patrona crudèle Quanta sospire m’aje fatto jettare.
- J’entamais la deuxième strophe quand je vis un homme vêtu d’une veste et coiffé d’un feutre se diriger vers nous.
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- Enfin!
- Je chantai avec plus d’entraînement.
- — Holà ! cria-t-il, que fais-tu ici, mauvais garnement?
- Je m’interrompis, stupéfié par cette interpellation, et
- je restai à le regarder venir vers moi, bouche ouverte.
- — Eh bien, répondras-tu? dit-il.
- — Vous voyez, monsieur, je chante.
- — As-tu une permission pour chanter sur la place de notre commune.
- — Non, monsieur.
- — Alors va-t’en si tu ne veux pas que je te fasse un procès.
- — Mais, monsieur...
- — Appelle-moi monsieur le garde champêtre, et tourne les talons, mauvais mendiant.
- Un garde champêtre! Je savais par l’exemple de mon maître, ce qu’il en coûtait de vouloir se révolter contre les sergents de ville et les gardes champêtres.
- Je ne me fis pas répéter cet ordre deux fois ; je tournai sur mes talons comme il m’avait été ordonné, et rapidement je repris le chemin par lequel j’étais venu.
- — Mendiant! cela n’était pas juste cependant. Je n’avais pas mendié : j’avais chanté, ce qui était ma manière de travailler.
- En cinq minutes je sortis de cette commune peu hospitalière mais bien gardée.
- Mes chiens me suivaient la tête basse et la mine attristée, comprenant assurément qu’il venait de nous arriver une mauvaise aventure.
- Capi de temps en temps me dépassait et, se tournant vers moi, il me regardait curieusement avec ses yeux intelligents. Tout autre à sa place m’eût interrogé, mais Capi était trop bien élevé, trop bien discipliné pour se permettre une question indiscrète, il se contentait seulement de manifester sa curiosité, et je voyais ses mâchoires trembler, agitées par l’effort qu’il faisait pour retenir ses aboiements.
- Lorsque nous fûmes assez éloignés pour n’avoir plus à craindre la brutale arrivée du garde champêtre, je fis un signe de la main, et immédiatement les trois chiens formèrent le cercle autour de moi, Capi au milieu, immobile, les yeux sur les miens.
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- Le moment était venu de leur donner une explication qu’ils attendaient.
- — Comme nous n’avons pas de permission pour jouer, dis-je, on nous renvoie.
- — Et alors? demanda Capi d’un coup de tète.
- — Et alors nous allons coucher à la belle étoile, n’importe où, sans souper.
- Au mot souper, il y eut un grognement général.
- Je montrai mes trois sous.
- — Vous savez que c’est tout ce qui nous reste ; si nous dépensons nos trois sous ce soir, nous n’aurons rien pour déjeuner demain; or, comme nous avons mangé aujourd’hui, je trouve qu’il est sage de penser au lendemain.
- Et je remis mes trois sous dans ma poche.
- Capi et Dolce baissèrent la tête avec résignation, mais Zerbino, qui n’avait pas toujours bon caractère et qui de plus était gourmand, continua de gronder.
- Après l’avoir regardé sévèrement sans pouvoir le faire taire, je me tournai vers Capi :
- — Explique à Zerbino, lui dis-je, ce qu’il paraît ne pas vouloir comprendre; il faut nous priver d’un second repas aujourd’hui, si nous voulons en faire un seul demain.
- Aussitôt Capi donna un coup de patte à son camarade et une discussion parut s’engager entre eux.
- Qu’on ne trouve pas le mot « discussion » impropre parce qu’il est appliqué à deux bêtes. Il est bien certain, en effet, que les bêtes ont un langage particulier à chaque espèce. Si vous avez habité une maison aux corniches ou aux fenêtres de laquelle les hirondelles suspendent leurs nids, vous êtes assurément convaincu que ces oiseaux ne sifflent pas simplement un petit air de musique, alors qu’au jour naissant, elles jacassent si vivement entre elles : ce sont de vrais discours qu’elles tiennent, des affaires sérieuses qu’elles agitent, ou des paroles de tendresse qu’elles échangent. Et les fourmis d’une même tribu, lorsqu’elles se rencontrent dans un sentier et se frottent antennes contre antennes, que croyez-vous qu’elles fassent si vous n’admettez pas qu’elles se communiquent ce qui les intéresse? Quant aux chiens, non seulement ils savent parler mais encore ils savent lire : regardez-les lé nez en l’air, ou bien la
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- tête basse, flairant le sol, sentant les cailloux et les buissons; tout à coup ils s’arrêtent devant une touffe d’herbe ou une muraille et restent là un moment; nous 11e voyons rien sur cette muraille, tandis que le chien y lit toutes sortes de choses curieuses, écrites dans un caractère mystérieux que nous ignorons.
- Ce que Capi dit à Zerbino je ne l’entendis pas, car si les chiens comprennent le langage des hommes, les hommes ne comprennent pas le langage des chiens ; je vis seulement que Zerbino refusait d’entendre raison et qu’il insistait pour dépenser immédiatement les trois sous; il fallut que Capi se fâchât, et ce fut seulement quand il eut montré ses crocs, que Zerbino qui n’était pas très brave se résigna au silence.
- La question du silence étant ainsi réglée, il ne restait plus que celle du coucher.
- Le temps était beau, la journée chaude, et coucher à la belle étoile en cette saison n’était pas bien grave ; il fallait s’installer seulement de manière à échapper aux loups s’il y en avait dans le pays, et, ce qui me'paraissait beaucoup plus dangereux, aux gardes champêtres, les hommes étant encore plus à craindre pour nous que les bêtes féroces.
- Il n’y avait donc qu’à marcher droit devant soi sur la route blanche jusqu’à la rencontre d’un gîte.
- Ce que nous fîmes.
- La route s’allongea, les kilomètres succédèrent aux kilomètres, et- les dernières lueurs roses du soleil couchant avaient disparu du ciel que nous n’avions pas encore trouvé ce gîte.
- Il fallait, tant bien que mal, se décider.
- Quand je me décidai à nous arrêter pour passer la nuit, nous étions dans un bois que coupaient çà et là des espaces dénudés au milieu desquels se dressait des blocs de granit: L’endroit était bien triste, bien désert, mais nous 11’avions pas mieux à choisir, et je pensai qu’au milieu de ces blocs de granit nous pourrions trouver un abri contre la fraîcheur de la nuit. Je dis nous, en parlant de Joli-Cœur et de moi, car, pour les chiens, je n’étais pas en peine d’eux ; il n’y avait pas à craindre qu’ils gagnassent la fièvre à coucher dehors. Mais, pour moi, je devais être soigneux, car j’avais conscience de ma responsabilité. Que deviendrait
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- ma troupe si je tombais malade ? que deviendrais-je moi-même, si j’avais Joli Cœur à soigner?
- Quittant la route, nous nous engageâmes au milieu des pierres, et bientôt j’aperçus un énorme bloc de granit planté de travers de manière à former une sorte de cavité à sa base et un toit à son sommet. Dans cette cavité, les vents avaient amoncelé un lit épais d’aiguilles de pin desséchées. Nous ne pouvions mieux trouver : un matelas pour nous étendre, une toiture pour nous abriter ; il ne nous manquait qu’un morceau de pain pour souper ; mais il fallait tâcher de ne pas penser à cela ; d’ailleurs le proverbe n’a-t-il pas dit : « Qui dort dine ? »
- Avant de dormir, j’expliquai à Capi que je comptais sur lui pour nous garder, et la bonne bête, au lieu de venir avec nous se coucher sur les aiguilles de pin, resta en dehors de notre abri, posté en sentinelle. Je pouvais être tranquille, je savais que personne ne nous approcherait sans que j’en fusse prévenu.
- Cependant, bien que rassuré sur ce point, je ne m’endormis pas aussitôt que je me fus étendu sur les aiguilles de pin, Joli-Cœur enveloppé près de moi dans ma veste, Zerbino et Dolce couchés en rond à mes pieds, mon inquiétude étant plus grande encore que ma fatigue.
- La journée, cette première journée de voyage, avait été mauvaise, que serait celle du lendemain ? J’avais faim, j’avais soif, et il ne me restait que trois sous. J’avais beau les manier machinalement dans ma poche, ils n’augmentaient pas : un, deux, trois je m’arrêtais toujours à ce chiffre.
- Comment nourrir ma troupe, comment me nourrir moi-même, si je ne trouvais pas le lendemain et les jours suivants à donner des représentations ? des muselières, une permission pour chanter, où voulait-on que j’en eusse? Faudrait-il donc tous mourir de faim au coin d’un bois, sous un buisson ?
- Et tout en agitant ces ‘tristes questions, je regardais les étoiles qui brillaient dans le ciel sombre. Il ne faisait pas un souffle de vent. Partout le silence ; pas un bruis* sement de feuilles, pas un cri d’oiseau, pas un roulement de voiture sur la route ; aussi loin que ma vue
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- pouvait s’étendre dans les profondeurs bleuâtres, le vide : comme nous étions seuls, abandonnés !
- Je sentis mes yeux s’emplir de larmes, puis tout à coup je me mis à pleurer : pauvre mère Barberin ! pauvre Vitalis !
- Je m’étais couché sur le ventre, et je pleurais dans mes deux mains sans pouvoir m’arrêter quand je sentis un souffle tiède passer dans mes cheveux ; vivement je me retournai, et une grande langue douce et chaude se colla sur mon visage. C’était Capi, qui m’avait entendu pleurer et qui venait me consoler, comme il était déjà venu à mon secours lors de ma première nuit de voyage.
- Je le pris par le cou à deux bras et j’embrassai son museau humide ; alors il poussa deux ou trois gémissements étouffés et il me sembla qu’il pleurait avec moi.
- Quand je me réveillai il faisait grand jour et Capi, assis devant moi, me regardait ; les oiseaux sifflaient dans le feuillage ; au loin, tout au loin, une . cloche sonnait Y Angélus ; le soleil, déjà haut dans le ciel, lançait des rayons chauds et réconfortants, aussi bien pour le cœur que pour le corps.
- Notre toilette matinale fut bien vite faite, et nous nous mîmes en route, nous dirigeant du côté d’où venaient les tintements de la cloche, là était un village, là sans doute était un boulanger ; quand on s’est couché sans dînêr et sans souper, la faim parle de bonne heure.
- Mon parti était pris ; je dépenserais mes trois sous, et après nous verrions.
- En arrivant dans le village, je n’eus pas besoin de demander où était la boulangerie ; notre nez nous guida sûrement vers elle ; j’eus l’odorat presque aussi fin que celui de mes chiens pour sentir de loin la bonne odeur du pain chaud.
- Trois sous de pain quand il coûte cinq sous la livre, ne nous donnèrent à chacun qu’un bien petit morceau, et notre déjeuner fut rapidement terminé.
- Le moment était donc venu de voir, c’est-à-dire d’aviser aux moyens de faire une recette dans la journée. Pour cela je me mis à parcourir le village en cherchant la place la plus favorable à une représentation, et aussi en
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- examinant la physionomie des gens pour tâcher de deviner s’ils nous seraient amis ou ennemis.
- Mon intention n’était pas de donner immédiatement cette représentation, car l’heure n’était pas convenable, mais d’étudier le pays, de faire choix du meilleur emplacement, et de revenir dans le milieu de la journée, sur cet emplacement, tenter la chance.
- J’étais absorbé par cette idée, quand tout à coup j’entendis crier derrière moi; je me retournai vivement et je vis arriver Zerbino poursuivi par une vieille • femme. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre ce qui provoquait cette poursuite et ces cris : profitant de ma distraction, Zerbino m’avait abandonné, et il était entré dans une maison où il avait volé un morceau de viande qu’il emportait dans sa gueule.
- — Au voleur! criait la vieille femme, arrêtez-le, arrê-tez-les fous !
- En entendant ces derniers mots, me sentant coupable, ou tout au moins responsable de la faute de mon chien, je me mis à courir aussi. Que répondre si la vieille femme me demandait le prix du morceau de viande volé? Comment le payer? Une fois arrêtés, ne nous garderait-on pas?
- Me voyant fuir, Capi et Dolce ne restèrent pas en arrière, et je les sentis sur mes talons, tandis que Joli-Coeur que je portais sur mon épaule, m’empoignait par le cou pour ne pas tomber.
- Il n’y avait guère à craindre qu’on nous attrapât en nous rejoignant, mais on pouvait nous arrêter au passage, et justement il me sembla que telle était l’intention de deux ou trois personnes qui barraient la route. Heureusement une ruelle transversale venait déboucher sur la route avant ce groupe d’adversaires. Je me jetai dedans accompagné des chiens, et toujours courant à toutes jambes nous fûmes bientôt en pleine campagne. Cependant je ne m’arrêtai que lorsque la respiration commença à me manquer, c’est-à-dire après avoir fait au moins deux kilomètres. Alors je me retournai,, osant regarder en arrière; personne ne nous suivait; Capi et Dolce étaient toujours sur mes talons, Zerbino arrivait tout au loin, s’étant arrêté sans doute pour manger son morceau de viande.
- Je l’appelai, mais Zerbino, qui savait qu’il avait mérité
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- une sévère correction s’arrêta, puis au lieu de venir à moi, il se sauva.
- C’était poussé par la faim que Zerbino avait volé ce morceau de viande. Mais je ne pouvais pas accepter cette raison comme une excuse. Il y avait vol. Il fallait que le coupable fût puni, ou bien c’en était fait de la discipline dans ma troupe : au prochain village, Dolce imiterait son camarade, et Capi lui-même finirait par succomber à la tentation.
- Je devais donc administrer une correction publique à Zerbino. Mais pour cela il fallait qu’il voulût bien comparaître devant moi, et ce n’était pas chose facile que de le décider.
- J’eus recours à Capi.
- — Va me chercher Zerbino.
- Et il partit aussitôt pour accomplir la mission que je lui confiais. Cependant il me sembla qu’il acceptait ce rôle avec moins de zèle que de coutume, et dans le regard qu’il me jeta avant de partir, je crus voir qu’il se ferait plus volontiers l’avocat de Zerbino que mon gendarme.
- Je n’avais plus qu’à attendre le retour de Capi et de son prisonnier, ce qui pouvait être assez long, car Zerbino, très probablement, ne se laisserait pas ramener tout de suite. Mais il n’y avait rien de bien désagréable pour moi dans cette attente. J’étais assez loin du village pour n’avoir guère à craindre qu’on me poursuivit. Et d’un autre côté, j’étais assez fatigué de ma course pour désirer me reposer un moment. D’ailleurs à quoi bon me presser, puisque je ne savais pas où aller et que je n’avais rien à faire?
- Justement l’endroit où je m’étais arrêté était fait à souhait pour l’attente et le repos. Sans savoir où j’allais dans ma course folle, j’étais arrivé sur les bords du canal du Midi, et après avoir. traversé des campagnes poussiéreuses depuis mon départ de Toulouse, je me trouvais dans un pays vert et frais : des eaux, des arbres, de l’herbe, une petite source coulant à travers les fentes d’un rocher tapissé de plantes qui tombaient en cascades fleuries suivant le cours de l’eau ; c’était charmant, et j’étais là à merveille pour attendre le retour des chiens.
- Une heure s’écoula sans que je les visse revenir ni
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- l’un ni l’autre, et je commençais à m’inquiéter, quand Capi reparut seul, la tête basse.
- — Où est Zerbino?
- Capi se coucha dans une attitude craintive, alors en le regardant je m’aperçus qu’une de ses oreilles était ensanglantée.
- Je n’eus pas besoin d’explication pour comprendre ce qui s’était passé : Zerbino s’était révolté contre la gendarmerie, il avait fait résistance et Capi, qui peut-être n’obéissait qu’à regret à un ordre qu’il considérait comme bien sévère, s’était laissé battre.
- Fallait-il le gronder et le corriger aussi ? Je n’en eus pas le courage; je n’étais pas en disposition de peiner les autres, étant déjà bien assez affligé de mon propre chagrin.
- L’expédition de Capi n’ayant pas réussi, il ne me restait qu’une ressource qui était d’attendre que Zerbino voulût bien revenir ; je le connaissais, après un premier mouvement de révolte, il se résignerait à subir sa punition, et je le verrais apparaître repentant.
- Je m’étendis sous un arbre, tenant Joli-Cœur attaché de peur qu’il ne lui prit fantaisie de rejoindre Zerbino, et ayant, couchés à mes pieds, Capi et Dolce.
- Le temps s’écoula, Zerbino ne parut pas, insensiblement le sommeil me prit et je m’endormis.
- Quand je m’éveillai le soleil était au-dessus de ma tête, et les heures avaient marché. Mais je n’avais plus besoin du soleil pour me dire qu’il était tard, mon estomac me criait qu’il y avait longtemps que j’avais mangé mon morceau de pain. De leur côté les deux chiens et Joli-Cœur me montraient aussi qu’ils avaient faim : Capi et Dolce, avec des mines piteuses, Joli-Cœur avec des grimaces.
- Et Zerbino n’apparaissait toujours pas.
- Je l’appelai, je le sifflai, mais tout fut inutile, il ne parut pas; ayant bien déjeuné il digérait tranquillement, blotti sous un buisson.
- Ma situation devenait critique : si je m’en allais il pouvait très bien se perdre et ne pas nous rejoindre ; si je restais, je ne trouvais pas l’occasion de gagner quelques sous et de manger.
- Et précisément le besoin de manger devenait de plus en plus impérieux. Les yeux des chiens s’attachaient
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- sur les miens désespérément et Joli-Cœur se brossait le ventre en poussant des petits cris de colère.
- Le temps s’écoulant et Zerbino ne venant pas, j’envoyais une fois encore Capi à la recherche de son camarade, mais au bout d’une demi-lieure il revint seul et me fit comprendre qu’il ne l’avait pas trouvé.
- Que faire?
- Bien que Zerbino fût coupable et nous eût mis tous par sa faute dans une terrible situation, je ne pouvais pas avoir l’idée de l’abandonner. Que dirait mon maître si je ne lui ramenais pas ces trois chiens ? Et puis, malgré tout, je l’aimais, ce coquin de Zerbino.
- Je résolus donc d’attendre jusqu’au soir, mais il était impossible de rester ainsi dans l’inaction, à écouter notre estomac crier la faim, car ses cris étaient d’autant plus douloureux qu’ils étaient seuls à se faire entendre, sans aucune distraction, aussi bien que sans relâche.
- Il fallait inventer quelque chose qui pût nous occuper tous les quatre et nous distraire.
- Si nous pouvions oublier que nous avions faim, nous aurions assurément moins faim pendant ces heures d’oubli.
- A quoi nous occuper ?
- Comme j’examinais cette question, je me souvins que Vitalis m’avait dit qu’à la guerre quand un régiment était fatigué par une longue marche, on faisait jouer la musique, si bien qu’en entendant des airs gais ou entraînants, les soldats oubliaient leurs fatigues.
- Si je jouais un air gai, peut-être oublierions-nous tous notre faim ; en tous cas étant occupé à jouer et les chiens à danser avec Joli-Cœur, le temps passerait plus vite pour nous.
- Je pris ma harpe, qui était posée contre un arbre, et tournant le dos au canal, après avoir mis mes comédiens en position, je commençai à jouer un air de danse, puis après une valse.
- Tout d’abord mes acteurs ne semblaient pas très disposés à la danse, il était évident qu’un morceau de pain eût bien mieux fait leur affaire, mais peu à peu ils s’animèrent, la musique produisit son effet obligé, nous oubliâmes tous le morceau de pain que nous n’avions pas et nous ne pensâmes plus, moi qu’à jouer, eux qu’à danser.
- Tout à coup j’entendis une voix claire, une voix d’en-
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- fant crier : « bravo ! » Cette voix venait de derrière moi. Je me retournai vivement.
- Un bateau était arrêté sur le canal, l’avant tourné vers la rive sur laquelle je me trouvais ; les deux chevaux qui le traînaient avaient fait halte sur la rive opposée.
- C’était un singulier bateau, et tel que je n’en avais pas encore vu de pareil ; il était beaucoup plus court que les péniches qui servent ordinairement à la navigation sur les canaux, et au-dessus de son pont peu élevé sur l’eau était construite une sorte de galerie vitrée; à l’avant de cette galerie se trouvait une veran-dah ombragée par des plantes grimpantes dont le feuillage accroché çà et là aux découpures du toit retombait par places en cascades vertes : sous cette véran-dah j’aperçus deux personnes : une dame jeune encore, à l’air noble et mélancolique, qui se tenait debout, et un enfant, un garçon à peu près de mon âge qui me parut couché.
- C’était cet enfant sans doute qui avait crié « bravo. »
- Remis de ma surprise, car cette apparition n’avait rien d’effrayant, je soulevai mon chapeau afin de remercier celui qui m’avait applaudi.
- — C’est pour votre plaisir que vous jouez? me demanda la dame, parlant avec un accent étranger.
- — C’est pour faire travailler mes comédiens et aussi... pour me distraire.
- L’enfant fit un signe et la dame se pencha vers lui.
- — Voulez-vous jouer encore ? me demanda la dame en relevant la tête,
- Si je voulais jouer! Jouer pour un public qui m’arrivait si à propos. Je ne me fis pas prier.
- — Voulez-vous une danse ou une comédie? dis-je.
- — Oh! une comédie! s’écria l’enfant.
- Mais la dame interrompit pour dire qu’elle préférait une danse.
- — La danse, c’est trop court, s’écria l’enfant.
- — Après la danse, nous pourrons, si l’honorable société le désire, représenter différents tours, « tels qu’ils se font dans les cirques de Paris. »
- C’était une phrase de mon maître, je tâchai de la débiter comme lui avec noblesse. En réfléchissant, j’étais bien aise qu’on eût refusé la comédie, car j’aurais été assez embarrassé pour organiser la représentation, d’abord
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- parce que Zerbino me manquait et aussi parce que je n’avais pas les costumes et les accessoires nécessaires.
- Je repris donc ma harpe et je commençai à jouer une valse; aussitôt Gapi entoura la taille de Dolce avec ses deux pattes et ils se mirent à tourner en mesure. Puis Joli-Cœur dansa un pas seul. Puis successivement nous passâmes en revue tout notre répertoire. Nous ne sentions pas la fatigue. Quant à mes comédiens, ils avaient assurément compris qu’un dîner serait le paiement de leurs peines, et ils ne s’épargnaient pas plus que je ne m’épargnais moi-même.
- Tout à coup, au milieu d’un de mes exercices, je vis Zerbino sortir d’un buisson, et quand ses camarades passèrent près de lui, il se plaça effrontément au milieu d’eux et prit son rôle.
- Tout en jouant et en surveillant mes comédiens, je regardais de temps en temps le jeune garçon, et chose étrange, bien qu’il parût prendre grand plaisir à. nos exercices, dl ne bougeait pas : il restait couché, allongé, dans une immobilité complète, ne remuant que les deux mains pour nous applaudir.
- Etait-il paralysé? il semblait qu’il était attaché sur une planche.
- Insensiblement le vent avait poussé le bateau contre la berge sur laquelle je me trouvais et je voyais maintenant l’enfant comme si j’avais été sur le bateau même près de lui : il était blond de cheveux, son visage était pâle, si pâle qu’on voyait les veines bleues de son front sous sa peau transparente; son expression était la douceur et la tristesse avec quelque chose de maladif.
- — Combien faites-vous payer les places à votre théâtre? me demanda la dame.
- — On paye selon le plaisir qu’on a éprouvé.
- — Alors, maman, il faut payer très cher, dit l’enfant.
- Puis il ajouta quelques paroles dans une langue que
- je ne comprenais pas.
- — Arthur voudrait voir vos acteurs de plus près, me dit la dame.
- Je fis un signe à Capi qui prenant son élan, sauta dans le bateau.
- — Et les autres? cria Arthur.
- Zerbino et Dolce suivirent leur camarade.
- — Et le singe?
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- Joli-Cœur aurait facilement fait le saut, mais je n’étais jamais sûr de lui ; une fois à bord, il pouvait se livrer à des plaisanteries qui n’auraient peut-être pas été du goût de la dame.
- — Est-il méchant? demanda-t-elle.
- — Non, madame; mais il n’est pas toujours obéissant et j’ai peur qu’il ne se conduise pas convenablement.
- — Eh bien ! embarquez avec lui.
- Disant cela, elle fit signe à un homme qui se tenait à l’arrière auprès du gouvernail, et aussitôt cet homme passant à l’avant jeta une planche sur la berge.
- C’était un pont. Il me permit d’embarquer sans risquer le saut périlleux, et j’entrai dans le bateau gravement, ma harpe sur l’épaule et Joli-Cœur dans ma main,
- — Le singe! le singe! s’écria Arthur.
- Je m’approchai de l’enfant, et, tandis qu’il flattait et caressait Joli-Cœur, je pus l’examiner à loisir.
- Chose surprenante, il était bien véritablement attaché sur une planche, comme je l’avais cru tout d’abord.
- — Vous avez un père, n’est-ce pas, mon enfant ? me demanda la dame.
- — Oui, mais je suis seul en ce moment.
- — Pour longtemps ?
- — Pour deux mois.
- — Deux mois ! Oh ! mon pauvre petit ! comment seul ainsi pour si longtemps à votre âge!
- — Il le faut bien madame !
- — Votre maître vous oblige sans doute à lui rapporter une somme d’argent au bout de ces deux mois ?
- — Non, madame; il ne m’oblige à rien. Pourvu que je trouve à vivre avec ma troupe cela suffit.
- — Et vous avez trouvé à vivre jusqu’à ce jour ?
- J’hésitai avant de répondre : je n’avais jamais vu une
- dame qui m’inspirât un sentiment de respect comme celle qui m’interrogeait. Cependant elle me parlait avec tant de bonté, sa voix était si douce, son regard était si affable, si encourageant, que je me décidai à dire la vérité. D’ailleurs, pourquoi me taire?
- Je lui racontai donc comment j’avais dû me séparer de Vitalis, condamné à la prison pour m’avoir défendu, et comment depuis que j’avais quitté Toulouse je n’avais pas pu gagner un sou.
- Pendant que je parlais, Arthur jouait avec les chiens,
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- LE DEVOIR
- mais cependant il écoutait et entendait ce que je disais.
- — Comme vous devez tous avoir faim ! s’écria-t-il.
- A ce mot, qu’ils connaissaient bien, les chiens, se mirent à aboyer et Joli-Cœur se frotta le ventre avec frénésie.
- — Oh ! maman, dit Arthur.
- La dame comprit cet appel : elle dit quelques mots en langue étrangère à une femme qui montrait sa tête dans une porte entrebâillée et presque aussitôt cette femme apporta une petite table servie.
- — Asseyez-vous, mon enfant, me dit la dame.
- Je ne me fis pas prier, je posai ma harpe et m’assis vivement devant la table; les chiens se rangèrent aussitôt autour de moi et Joli-Cœur prit place sur mon genou.
- — Vos chiens mangent-ils du pain ? me demanda Arthur.
- S’ils mangeaient du pain ! Je leur en donnai à chacun un morceau qu’ils dévorèrent.
- — Et le singe? dit Arthur.
- Mais il n’y avait pas besoin de s’occuper de Joli-Cœur, car tandis que je servais les chiens, il s’était emparé d’un morceau de croûte de pâté avec lequel il était en train de s’étouffer sous la table.
- A mon tour, je'pris une tranche de pâté, et si je ne m’étouffai pas comme Joli-Cœur, je dévorai au moins aussi gloutonnement que lui.
- — Pauvre enfant! disait la dame en emplissant mon verre-.
- Quant à Arthur, il ne disait rien, mais il nous regardait les yeux écarquillés, émerveillé assurément de notre appétit, car nous étions aussi voraces les uns que les autres, même Zerbino, qui cependant aurait dû se rassasier avec la viande qu’il avait volée.
- — Et où auriez-vous dîné ce soir si nous ne nous étions pas rencontrés? demanda Arthur.
- — Je crois bien que nous n’aurions pas dîné.
- — Et demain où dînerez-vous?
- — Peut-être demain aurons-nous la chance de faire, une bonne rencontre comme aujourd’hui.
- Sans continuer de s’entretenir avec moi, Arthur se tourna vers sa mère, et une longue conversation s’engagea entre eux dans la langue étrangère que j’avais
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- SANS FAMILLE
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- déjà entendue ; il paraissait demander une chose qu’elle n’était pas disposée à accorder ou tout au moins contre laquelle elle soulevait des objections.
- Tout à coup il tourna de nouveau sa' tête vers moi, car son corps ne bougeait pas.
- — Voulez-vous rester avec nous ? dit-il.
- Je le regardai sans répondre, tant cette question me prit à l’improviste.
- — Mon fils vous demande si vous voulez rester avec nous.
- — Sur ce bateau !
- — Oui, sur ce bateau : mon fils est malade, les médecins ont ordonné de le tenir attaché sur une planche ainsi que vous voyez. Pour qu’il ne s’ennuie pas, je le promène dans ce bateau. Vous demeurerez avec nous. Vos chiens et votre singe donneront des représentations pour Arthur qui sera leur public. Et vous, si vous le voulez bien, mon enfant, vous nous jouerez de la harpe. Ainsi vous nous rendrez service, et nons de notre côté, nous vous serons peut-être utiles. Vous n’aurez point chaque jour à trouver un public, ce qui pour un enfant de votre âge n’est pas toujours très facile.
- En bateau ! Je n’avais jamais été en bateau, et ç’avait été mon grand désir. J’allais vivre en bateau, sur l’eau, quel bonheur !
- Ce fut la première pensée qui frappa mon esprit et l’éblouit. Quel rêve !
- Quelques secondes de réflexion me firent sentir tout ce qu’il y avait d’heureux pour moi dans cette proposition, et combien était généreuse celle qui me l’adressait.
- Je pris la main de la dame et la baisai.
- Elle parut sensible à ce témoignage de reconnaissance et affectueusement, presque tendrement, elle me passa à plusieurs reprises la main sur le front.
- — Pauvre* petit! dit-elle.
- Puisqu’on me demandait de jouer de la harpe, il me sembla que je ne devais pas différer de me rendre au désir qu’on me montrait : l’empressement était jusqu’à un certain point une manière de prouver ma bonne volonté en même temps que ma reconnaissance.
- Je pris mon instrument et j’allai me placer tout à l’avant du bateau, puis je commençai à jouer.
- (A suivre)
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- LE DEVOIR
- ÉTAT CIVIL DU FAMILISTÈRE
- MOIS DE SEPTEMBRE ET OCTOBRE 1894
- Naissances :
- 1 Septembre. Holot Charles, fils de Holot Louis et de
- Poquet Léonie ;
- 5 — Brunois Alphonse, fils de Brunois Alphonse
- et de Letot Clotilde.
- 6 Octobre. Bachelet René, fils de Bachelet Eugène et
- de Grançon Angélina.
- 30 — Poulain Andrée-Ivonne, fille de Poulain
- Alexis et de Labbé Julia.
- Décès :
- 7 Septembre. Cartigny Amand, âgé de 75 ans.
- 16 — Enfant mort-né de Lairloup Léonard et de
- Frédéric Clémence.
- 17 — Mme Grançon Virgile, née Tricotteau Julien-
- ne, âgée de 33 ans.
- «
- 6 Octobre. Poulain Alexis père, âgé de 85 ans et demie. 10 — Merda Alfred, âgé de 47 ans.
- 16 — Mme Garbe Emile, née Hubière Laure, âgée
- de 36 ans et demie.
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- TABLE DES MATIÈRES LkU 10ME DIX-HUITIÈME
- 761
- TABLE DES MATIÈRES
- DU TOME DIX-HUITIÈME
- ANNÉE 1894
- JEAN-BAPTISTE-ANDRÉ GODIN
- Documents pour une biographie complète de J.-Bte-André Godin. .5, 65, 129, 193, 257, 321, 385, 449, 513, 577, 705
- ÉCONOMIE POLITIQUE ET SOCIALE
- Bourses du Travail................................. 87
- Contrat (Du) de salaire et moyens de l’améliorer, par
- Ch. Gide...................................... 456
- Deux épisodes de la vie de Robert Owen, par A. Fabre.. 392
- Journée de huit heures (La)...................... 263
- Instruction primaire et professionnelle.......... 615
- Prophéties (Les) de Fourier, par Ch. Gide..... 268, 341
- Socialistes (Les) au Parlement. .71, 138, 201, 267, 326, 524, 715
- Syndicats professionnels (Les)..................... 83
- Travail et salaire, par A. Fabre................ . 553
- Une tentative de conciliation.................'.... 16
- ASSOCIATION DU FAMILISTÈRE
- Admissions dans la Société......................... 560
- Assemblée générale ordinaire....................... 641
- Assurances mutuelles (Mouvement des)... 62, 127, 191. 255
- 319, 383, 446, 511, 574
- Avis aux personnes désireuses de visiter le Familistère
- de Guise................................. 64, 448, 576
- Cérémonie commémorative (Une)...................... 102
- Conseil de Gérance..................................671
- Comité de Conciliation............................. 560
- Etat-civil au Familistère de Guise.. .63, 128, 192, 256, 320, 384
- 447, 512, 575, 640, 760
- Familistère (Le) et la presse...................... 422
- Fête annuelle de l’Enfance......................... 594
- Fête annuelle du travail......................... 360
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- 762
- LE DEVOIR
- Legs exemplaire.................................... 493
- Rue André Godin, à Guise (Aisne)................... 493
- CHRONIQUE PARLEMENTAIRE
- Assurance et prévoyance sociales................... 541
- Caisse de secours et de retraite des ouvriers mineurs.. 405 Chambre : Inconvénients du renouvellement intégral. Sénat : Avantages de la permanence des Assemblées 149
- Chômage.......................................... 728
- Code (révision).................................... 217
- Constitution (révision)............................ 212
- Crédit Agricole.................................... 727
- Elections sénatoriales........................... 152
- Grandes commissions (Les)............................ 81
- Groupes (Les)....................................... 78
- Indemnités législatives............................ 337
- Mine et les mineurs (Projet de loi concernant la).. 588
- Ministère (Création d’un).......................... 211
- Organisation du travail........................... 544
- Organisation politique et électorale............... 540
- Orientation de la Chambre............................ 79
- Participation et Sociétés coopératives............ 219
- Président de la République, Chambre des députés
- et Sénat........................................ 489
- Programme du Gouvernement............................ 79
- Projets et propositions de loi..................... 153
- Sénat, avantages de la permanence des Assemblées. 149
- Vérification des pouvoirs............................ 77
- Travàux législatifs (Etat des)..................... 540
- Travail des enfants, des filles mineures et des femmes. 285 Sociétés par actions (Loi portant modification de la
- loi du 24 juillet 1867 sur les)................. 288
- Sociétés coopératives et participation..........219, 339
- FAITS POLITIQUES ET SOCIAUX Allemagne
- Assurance contre les accidents..................... 675
- Deux tentatives de réforme électorale.............. 417
- Empereur Allemand (L’) et les Etats particuliers.... 226 Journée (La) de huit heures......................... 98
- Alsace-Lorraine
- Emigration.........................,............... 162
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- TABLE DES MATIÈRES DU TOME DIX-HUITIÈME , 763
- Australie-Australasie
- Fédération Australasienne......................... 359
- Autriche-Hongrie
- Assurance contre les accidents (Extension de la
- loi d’).......................................... 675
- Assurance obligatoire contre la maladie............. 158
- Congrès non socialiste des ouvriers syndiqués..... 294
- Belgique
- Congrès (Les) à l’Exposition d’Anvers............. 293
- Congrès progressiste............................... 496
- Fédération coopérative............................. 418
- Office du travail (Création d’un).................. 735
- Canada
- Fête du travail officielle......................... 360
- . Journée (La) de huit heures........................ 735
- Chine
- Collège Impérial de Tien-Tsin...................... 497
- Droit de grève..................................... 421
- Danemark
- Mormonisme (Les progrès du)........................ 674
- Etats-Unis
- Arbitrage (Une loi sur 1’)......................... 550
- Bilan de la grande grève des chemins de fer......... 549
- Groupe de progrès social pratique........,.......... 736
- Nouvel Etat...................................... 676
- Programme de la Fédération Américaine du travail. 420
- France
- André Godin (Rue) à Guise, (Aisne)................. 493
- Application de la loi sur le travail des femmes..... 156
- Assistance publique (Le millard de 1’).............. 96
- Association ouvrière............................... 292
- Banque coopérative................................. 291
- Classification d’efforts sociaux.................. 732
- Conciliation et arbitrage (Loi sur la)............. 155
- Enfants (Les) du premier âge..,..................... 97
- Epilogue de la grève de Lens....’................... 23
- Exploitation de l’Enfance......................... 225
- Fédération des mineurs............................. 354
- Fédération ouvrière du bâtiment..........'.......... 494
- Grèves (Les)........................................ 94
- Hygiène de» ateliers............................... 291
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- 764
- LE DEVOIR
- Legs exemplaire..................................... 493
- Ligue de l’enseignement.............................. 24
- Mutualistes (Les).................................... 22
- Participation aux bénéfices......................... 225
- Réforme de l’habitation............................. 621
- Salaires insaisissables............................. 548
- Salaires (Les)...................................... 93
- Grande Bretagne
- Arbitrage (Un)...................................... 548
- Conciliation (La).................................. 415
- Enquête sur le travail.............................. 355
- Extension des communications postales........... 674
- Expérience intéressante............................. 733
- Fédération internationale des ouvriers des industries
- textiles........................................ 673
- Free labour association............................. 733
- Free labour party.................................. 24
- ‘Grève des mineurs d’Ecosse........................ 734
- Huit heures (Les)..............................97, 227
- Hygiène des ateliers et manufactures.................673
- Programme du parti radical.......................... 415
- Repos dominical et Musées........................... 228
- Théorie et pratique................................. 159
- Vansittart Neale Edward.............................294
- Italie
- Facio dei lavoratori......»........................ 98
- Grèves (Les)....................................... 225
- Union des Sociétés coopératives.................... 356
- Norwège
- Assurance des ouvriers contre la maladie........... 626
- Pays-Bas
- Réforme électorale écartée......................... 357
- Russie
- Traité de commerce Germano-Russe................... 163
- Suède
- Congrès bisannuel des socialistes suédois........... 293
- Suisse
- Assurance contre le chômage........,............... 623
- Beutezug (Le)..................................549, 735
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- TABLE DES MATIÈRES DU TOME DIX-HUITIÈME
- 765
- Congrès international de Zurich pour la protection
- ouvrière...................................... 419
- Droit au travail...............................358, 419
- Mesure libérale.................................... 99
- Referendum du 4 mars...............................226
- Service médical gratuit............................ 24
- Syndicats obligatoires............................ 160
- Union des Sociétés de consommation................ 549
- Tous Pays
- Production de l’or et de l’argent................. 163
- Progrès de la coopération....................... 551
- Stock de l’or......................................164
- COOPÉRATION ET PARTICIPATION
- Comité central................................... 685
- Comité d’éducation coopérative.................. 685
- Congrès annuel des coopérateurs anglais........ 427, 475
- Congrès de Lyon................................... 677
- Coopération (La) et le «wédit populaire........... 687
- Douze (Les) vertus de la coopération.............. 600
- Entente entre la coopération de consommation et la
- coopération de production...................... 681
- Habitations à bon marché.......................... 687
- Magasin de gros................................... 686
- Palais de l’Economie sociale à l’Exposition de 1900.. 689
- Participation aux bénéfices....................... 225
- Participation obligatoire (La).................. 297
- Progrès de la coopération en divers pays.......... 551
- Rapports entre coopérateurs-producteurs d’un pays et coopérateurs-consommateurs d’un autre pays.. 684 Sociétés coopératives (Les) et la participation.. 219, 339, 682 Sociétés coopératives de production (Projet de statuts) 682
- PAIX ET ARBITRAGE INTERNATIONAL
- Allemagne.— Mouvement pacifique................... 627
- Alliance universitaire internationale.............. 26
- Angleterre. — Raison (La) du plus faible.......... 230
- Arbitrage international (L’)...................... 229
- Arbitrage permanent (traité)...................... 101
- Arbitrages........................................ 361
- Belgique. — Représentation du roi au Congrès universel de la paix à Chicago..................... 28
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- 766 LE DEVOIR
- Bureau international................................. 26
- Conférence interparlementaire........ 26, 173, 361, 423, 696
- Congrès universels de la paix................. 28,364, 691
- Désarmement (Le)....................................498
- Devenir un parti.................................... 165
- Etats-Unis d’Amérique. — Bulletin du Vme Congrès universel de la paix............................... 233
- France. — Mouvement de la population pendant l’année 1892...............................-........ 169
- — Programme d’enseignement.................. 173, 363
- — Proposition des députés socialistes...... 101
- — Question coloniale....................... 172
- — Groupes pacifiques....................... 363
- — Guerre à la guerre...................... 29
- Italie. — Manifeste de l’Union lombarde....,........ 166
- — Opinion de M. Crispi....................... 167
- — Programme du parti républicain lombard .. 101
- — Union lombarde............................. 166, 231
- Journal (Un nouveau) de la paix : l’Europe Nouvelle.. 233
- Ligue franco-italienne............................... 27
- Propagande pacifique dans les Universités........... 299
- Raisonnement d’un homme de guerre................... 362
- Scandinavie. — Pétitionnement en faveur de la paix 233
- Sociétés de la paix' (Initiative des)............... 302
- Subventions ou subsides officiels au Bureau international de la Paix.......................... 26,. 301
- Suède. — Bon exemple............................... 173
- . — Pétition'pour la paix....................... 363
- Suisse. — Bonne nouvelle............................. 26
- — Fédération pacifique......................... 232
- Tous pays. — Suicides dans l’armée.................. 232
- Traités internationaux (Publication des)............ 302
- Tribunal international (Projet)..................... 26
- Universités (Propagande pacifique dans les).......... 299
- Victimes (Les) de la guerre....'.................... 168
- Vie humaine (La) ................................. 100
- LE MOUVEMENT FÉMINISTE
- Allemagne. — Femme docteur en philosophie en Allemagne........................................... 739
- — Femme en Allemagne.................... 107
- Belgique. — Femmes fonctionnaires................... 175
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- TABLE DES MATIERES DU TOME DIX-HUITIEME
- 767
- Danemark. — Femmes (Les) et les conseils Commu-
- — naux............................... 175
- Etats-Unis. — Campagne en faveur du suffrage féminin dans l’Etat de New-York.......................... 632
- — Electorat des femmes au Colorado.... 110
- — Exposition féminine à Chicago......... 306
- — Femmes (Les) du Colorado.............. 739
- — Femme-maire........................ 633
- — Femmes fonctionnaires................ 175
- — Société de femmes savantes............ 504
- Femmes qui prennent des brevets d’invention.......... 370
- France. — Agrégation des jeunes filles (Modifications
- à 1’)................................ 503
- — Droits des femmes devant le Parlement.. 30
- — Ecole ménagère et professionnelle pour
- jeunes filles......................... 304
- — Ecolière de cinquante ans................ 631
- — Employées des postes et télégraphes....... 501
- — Femmes commerçantes...................106, 174
- .— Femmes compositrices...................... 303
- — Femmes (Les) et la criminalité........'.. 630
- — Femmes (Les) et les syndicats............. 304
- — Groupe parlementaire féministe............ 739
- — Klumpk (MUe), docteur ès-sciences......... 35
- — . Lycées (Les) de jeunes filles............... 305
- — Pétitions à la Chambre................103, 104
- — Revendications féministes.................. 31
- — Salaire de la femme....................... 561
- — Sénat (Le) et les intérêts féminins....... 501
- — Statue de Condorcet....................... 631
- — Travail de ménage de la femme............. 174
- Grande-Bretagne. — Commissions Royales (Femmes
- dans les)...................... 237
- — Femmes (Les) et le gouvernement local.................................... 36
- — Trades-Unions féminines.......... 306
- Italie.— Congrès médical de Rome (Les doctoresses au) 237 . — Ligue Milanaise pour la défense des intérêts féminins........................................ 503
- — Lombroso (professeur) et les femmes.............. 106
- Nouvelle Zélande. — Femmes électeurs.............37, 425
- Pharmaciennes (Les).................................. 737
- Opinion d’un conservateur............................ 365
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- 768
- LE DEVOIR
- Russie. — Ecole féminine de médecine......... 632
- — Femmes Russes (Les) aux Femmes de
- France........................... 369
- Tous pays. — Enseignement universitaire des femmes. 234
- Turquie. — Etudiantes turques............ -237
- — Femmes médecins............... 37
- PHILOSOPHIE RELIGIEUSE
- Parlement des Religions......................'. 38
- NÉCROLOGIE
- Fauvety Charles
- 176
- ROMANS
- Petit Chose, histoire d’un enfant par Alph. Daudet,
- 47, 113, 178
- Sans Famille, par Hector Malot, 238, 307, 372, 428. 507
- [565, 634, 698, 742
- BIBLIOGRAPHIE
- Almanach de la coopération....................... 111
- Bulletin officiel de l’Ecole pratique d’industrie et de
- commerce de Nimes............................. 562
- Les caractères, par Fr. Paullian................. 44
- Ouvrages reçus.............46, 177, 371, 427, 505, 564, 740
- Travaux du Congrès du Havre. Association protestante pour l’étude pratique des questions sociales.. 43
- Le Gérant ; P. A. Doyen.
- Nimes, imp. Veuve Laporlo, ruelle des Saintes-Maries, 7. — 333.
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