Les Cahiers d'histoire du CNAM
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- Les Cahiers d’histoire du CNAM
- N°4
- Cnam Paris
- 292, rue Saint-Martin, 75141 Paris CEDEX 03
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- Couverture : Jean-Claude LAVAISSIERE, Atelier de dessin, CNAM
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- Les Cahiers d’histoire du CNAM
- Comité de lecture
- Hélène GISPERT, l.U.F.M. de Versailles, Université Paris XI
- Nancy GREEN, Ecole des hautes études en sciences sociales
- Dominique PESTRE, Centre national de la recherche scientifique Cité des sciences et de l’industrie
- Etienne ROTH, Conservatoire national des arts et métiers
- Jean-Jacques SALOMON, Conservatoire national des arts et métiers
- Coordination de la rédaction
- Claudine FONTANON, André GRELON
- Correspondance et manuscrits doivent être adressés à:
- Claudine FONTANON ou André GRELON
- Centre d’histoire des techniques (CDHT) Conservatoire national des arts et métiers
- 292 rue Saint Martin- Paris-Cedex 03
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- SOMMAIRE
- Editorial
- par André GRELON.................................... 9
- « Des écoles de dessin en faveur des arts et métiers »
- par Yves DEFORGE 11
- Les débuts de la « petite école ».
- Un apprentissage graphique au Conservatoire sous l'Empire
- par Alain MERCIER ..................................... 27
- Un professeur de l'Ecole de dessin du Conservatoire :
- l'architecte et ingénieur François-Charles Cécile (1746-1840),
- membre de la Commission des sciences et arts d'Egypte
- par Patrice BRET....................................... 57
- César Nicolas Leblanc et le dessin des machines
- par Louis ANDRE........................................ 71
- Les Armengaud, la « petite école » et le développement de l'innovation
- par Philippe PEYRE..................................... 93
- Une tentative de création d'une Ecole supérieure de dessin au Conservatoire des arts et métiers sous le Second Empire par André GRELON...................................... 143
- Numéro dirigé par André GRELON
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- Les Cahiers d’histoire du CNAM
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- Editorial
- André Grêlon
- Cette livraison est entièrement consacrée à l’École de géométrie et de dessin du Conservatoire des arts et métiers, dite Petite École, et à quelques uns de ses professeurs. Si l’on connaît le CNAM comme un grand établissement d’enseignement technique supérieur par ses chaires de haut enseignement, on ignore généralement qu’il a d’abord organisé dans ses murs un véritable centre de formation professionnelle, au sens où on l’entendait au XVIIIe siècle, naturellement. L’idée qui est discutée en 1799 entre le ministre Neufchâteau et le dessinateur du Conservatoire, Beuvelot, n’est pas, en soi, révolutionnaire : comme le montre Yves Deforge dans l’article qui ouvre ce Cahier, les écoles de dessin sont fort nombreuses dans la France de Louis XV et Louis XVI, et elles ont fait alors l’objet de longues réflexions théoriques et pratiques. L’École de dessin du CNAM s’inscrit dans ce courant pédagogiquement progressiste par rapport à l’ancien apprentissage des corporations.
- Si le nouvel établissement a quelque mal à démarrer, dès le début de l’Empire il trouve son rythme de croisière. Alain Mercier explique que l’administrateur du Conservatoire Molard a de grandes ambitions pour cette école malgré les freins que veut imposer l’administration de tutelle. Surtout, on y enseigne la géométrie descriptive, nouvelle discipline dont Monge vient de publier l’ouvrage de référence. Quant aux professeurs, ce sont des professionnels de haut niveau : en témoigne par exemple, le recrutement de l’ingénieur François-Charles Cécile, dont Patrick Bret décrit la remarquable carrière. La qualité technique des travaux des élèves - dont quelques uns sont reproduits ici - tout comme l’engouement du public pour cette formation (plus de trois cent élèves en moins de dix ans) sont autant d’indices que l’École de dessin répond bien aux besoins du moment.
- Il est donc logique qu’après l’Empire, dès que la situation politique est stabilisée, l’École reprenne son cours normal en 1816. Mais avec l’essor industriel et le développement technologique sous la Restauration, le contenu des cours s’infléchit et s’oriente vers une formation au dessin technique « moderne » dont le promoteur est César-Nicolas Leblanc. La biographie qu’en trace Louis André met en exergue le caractère profondément novateur de l’enseignement du professeur de dessin des machines. Les industriels, et entre autres les dynamiques chefs d’entreprises mulhousiens, ne s’y trompent pas qui
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- envoient à l’École de dessin leurs enfants et leurs collaborateurs. Les membres de la Société industrielle de Mulhouse comprennent si bien l’intérêt d’une telle formation qu’en 1828, ils ouvrent eux-mêmes dans leur localité une école de dessin calquée sur son homologue parisienne. On voit qu’avec l’École de dessin du Conservatoire, on est loin d’un enseignement obsolète qui aurait été soutenu par des traditionalistes, nostalgiques d’un âge d’or de l’Ancien Régime.
- La disparition brutale de Leblanc en 1835 ne met pourtant pas l’École en péril car nombreux sont les élèves de qualité formés par lui, qui postulent sa fonction. C’est, comme l’explique Philippe Peyre dans le texte qu’il lui consacre, Jacques-Eugène Armengaud qui sera désigné et ce choix du nouveau professeur marque encore une évolution de l’enseignement en fonction des desiderata du monde industriel, en particulier le secteur de la construction mécanique. Nul alors ne parle de « déclin » de l’École de dessin. Il semble bien, même, que dans les débuts du Second Empire, le Conservatoire des arts et métiers rêve à de hautes ambitions pour sa formation technique « de jour ». Ainsi la démission d’Armengaud en 1854 n’est-elle pas vécue alors comme le début d’une crise : les candidats à sa succession sont tous de haute qualité et des projets d’extension de l’École sont à cette époque proposés au Ministère.
- Pendant des années, le Conservatoire va vivre avec l’espoir d’une réorganisation de l’École de dessin sur le modèle de ce qui se fait en Angleterre, avec l’établissement de South Kensington. Le dernier article montre que malgré tout un doute s’insinue peu à peu dans les esprits. Si l’on émet encore régulièrement le vœu d’une transformation de ce qu’on n’appelle plus désormais que la Petite École, il devient clair à la fin des années 1860 que ce souhait de voir créée une grande école de dessin industriel n’est plus qu’un rituel fatigué. Cette impossibilité d’une évolution, autant sinon plus que la concurrence d’autres établissements, condamne la Petite École. Quand le Conseil de perfectionnement signe son acte de décès en 1874, elle ne compte plus que quelques élèves.
- Naturellement ce volume ne prétend pas faire un examen définitif de la question de la Petite École. Il manque bien des pièces au dossier, car les archives font singulièrement défaut sur cet établissement. Malgré ses limites, l’ambition de ce Cahier est d’éclairer une partie essentielle de l’histoire du Conservatoire des arts et métiers, jusqu’ici restée dans l’ombre, en mettant en évidence le rôle important joué par l’École de dessin dans la formation professionnelle des techniciens parisiens.
- Il faut enfin dire que ce numéro des Cahiers d’histoire du CNAM a bénéficié d’une aide financière particulière de la direction de la Communication du Conservatoire des arts et métiers pour permettre l’utile insertion de planches en couleurs et nous lui en sommes très reconnaissants. Nos remerciements vont également à Yvonne Capus qui a suivi la réalisation de ce volume avec intérêt, patience et minutie.
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- Les Cahiers d’histoire du CNAM
- « Des écoles de dessin en faveur des arts et métiers »
- Yves Deforge*
- 1750 - 1850 sont les deux dates que nous retiendrons pour encadrer cette étude. Entre les deux que s’est-il passé ? Deux révolutions. L’une est la Grande Révolution bien sûr, mais l’autre, qui ébranla tout aussi fortement l’ordre établi, fut le passage d’un système de production artisanal (et plus encore d’une structure de production artisanale) à un système de production manufacturier puis industriel ; marqué, symboliquement, en 1791 par la suppression des corporations (déjà envisagée par Turgot) et des associations ouvrières.
- Ces bouleversements qui s’étaient déjà produits en Angleterre avec une bonne vingtaine d’années d’avance avaient été annoncés par des visionnaires, économistes (surtout physiocrates) ou philosophes, connus ou inconnus qui avaient décrit, pour certains, les avantages prévisibles et pour d’autres les misères induites par le système de production manufacturier.
- Citons, pour faire image, le nom de Colbert comme l’un des acteurs de ce changement. Par le jeu des monopoles et des privilèges, des exemptions fiscales et des prêts subventionnés, il s’employa à créer une industrie manufacturière nationale et par la délivrance des Lettres patentes il favorisa l’ouverture « d’écoles gratuites de dessin en faveur des arts et métiers » ce dont J.B. Descamps, dans son « Discours » de 1769 qui porte le titre du chapitre ci-dessus, rend grâce à Colbert.
- Mais nous n’aurons pas, dans cet article, la prétention de faire une histoire des conséquences économiques, technologiques, organisationnelles et partant sociales de cette révolution ; ni même, comme l’a fait A. Léon dans son article sur les écoles de dessin à la fin du XVIIIe siècle*>> ou A. Birembaut dans un chapitre sur « les écoles gratuites de
- * Université de technologie de Compiègne.
- ( 1 ) A. Léon, Une forme typique de l’enseignement technique à la fin du XVIIIe siècle : Les écoles de dessin, Bulletin du C.E.R.P., 1963, T.3, n° 1.
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- dessin » dans l’ouvrage de R. Taton ,2> de faire une présentation panoramique du fonctionnement de ces écoles sous l’Ancien Régime.**) Pour nous, et comme nous l’avons fait dans notre Graphisme technique^, nous prendrons seulement le dessin « industriel » comme un indicateur de changement.
- « Pour un dessin en co-relation avec les besoins de la société »
- Aussi loin qu’on puisse regarder en amère, on peut distinguer deux systèmes de production : le système artisanal qui a pour fonction de répondre ponctuellement à des demandes spécifiques et personnalisées définies par une transaction entre le producteur et le client, et le système manufacturier qui a pour fonction de répondre à des besoins potentiels massifs : éléments de construction, armement et habillement des troupes, produits d’usage courant et d’échange.
- Ce qui se produit à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, c’est que par un mouvement de bascule, le poids économique du système manufacturier devient prépondérant par rapport à celui de l’artisanat et entraîne de tels changements dans les statuts des acteurs, dans la répartition des savoirs et dans la formation qu’on peut parler de révolution et même comme le font les historiens, de « première révolution industrielle ».
- A cette époque, le système artisanal est centré sur le maître artisan autour duquel gravitent apprentis, valets, compagnons.
- Le système fonctionne sous l’autorité d’une communauté ou jurande (et, tardivement, d’une corporation). La formation se fait essentiellement par contact entre le maître et l’apprenti ou le disciple. L’atteinte d’un certain niveau de formation, à la suite du temps légal d’apprentissage, est attesté par une épreuve pratique « de sortie » devant un jury de maîtres qui peuvent demander à l’apprenti un tracé professionnel : trait sur carton ou dessin suivant que le métier examiné est « artistique » ou « mécanique ». Ce tracé, l’apprenti devra l’avoir appris du maître soit en regardant soit en écoutant ses « démonstrations ».
- Ainsi tout passe par le maître qui transmet son savoir. Cependant, là où il y a une Académie de peinture et de sculpture, cette Académie
- (2) R. Taton : Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIII1 siècle, Paris, Hermann, 1986.
- (3) Y. Deforge, Le graphisme technique, son histoire et son enseignement, Seyssel, Champ Vallon, 1981.
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- peut, sur lettres patentes, ouvrir des cours publics de sculpture, d’architecture, de géométrie, de perspective, d’anatomie (Académie de St Luc, 1707) auxquels les apprentis peuvent assister gratuitement ou pour une somme modique et, apparemment, pendant leurs heures de travail dans certains cas.
- Comme nous le verrons par la suite, ce sont les membres de ces Académies et des professeurs comme J.B. Descamps, J.J. Bachelier ou des « philanthropes érudits » comme le Père Fery qui, se rendant compte de l’évolution, veulent donner « un caractère d’utilité aux Académies » (c’est-à-dire dans un sens utile aux arts mécaniques). Ce sera l’origine des écoles de dessin en faveur des métiers ou, comme le dit un de ces auteurs, « en co-relation avec les besoins de la société. »
- L’apprenti ayant satisfait aux épreuves de fin d’apprentissage prend le nom de « compagnon » et il est reconnu susceptible de devenir maître à deux conditions : subir l’examen de maîtrise (un Chef-d’Oeuvre accompagné, généralement, d’un dessin) et disposer d’une place de maître. Or, ces places sont contingentées par la Corporation.
- S’il veut se perfectionner, ou s’il n’a pas de place de maître, le compagnon peut s’affilier à une association compagnonnique et entreprendre un « Tour de France ». D’après les récits que nous en avons (dont le célèbre mais tardif « Livre du compagnonnage » d’A. Perdiguier (1839), les « Compagnons du Tour de France » (ou d’associations similaires) se retrouvaient le soir dans la « cayenne » pour se raconter leurs expériences et dessiner ensemble, sous la conduite de maîtres confirmés.
- L’enseignement professionnel donné par le compagnonnage était à deux degrés : un enseignement de base complétant les savoirs du compagnon et un enseignement supérieur destiné à former des « artisans hors ligne » mais surtout dans les métiers du bois (charpente et menuiserie) et de la pierre.
- On dispose, pour cette époque, de quelques exemples de livres imprimés dont on peut penser qu’ils étaient utilisés pour la formation : traités divers, ouvrages restituant les algorithmes de tracé (pour le bois et la pierre), modèles de formes décoratives (pour la ferronnerie et la serrurerie) et, déjà, quelques ouvrages abordant les questions « par règles et principes », parmi lesquels on peut retenir les noms de E. Blanchard^) pour le bois : de M. Freziert-^ pour la pierre et surtout de
- (4) E. Blanchard [maître menuisier], Traité de la coupe des bois, Paris, 1729.
- (5) M. Frezier, La théorie et la pratique de la coupe des pierres, etc., Strasbourg, 1737 (3 tomes).
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- A. Thiout pour l’horlogerie avec son « Traité de l’horlogerie mécha-nique et pratique » <6> qui est un véritable livre de technologie horlogère.
- Les résultats des travaux des compagnons étaient soigneusement consignés par eux sur des cahiers ou carnets dont la bibliothèque des Compagnons du Tour de France, à Paris, conserve des exemples manuscrits.
- Il en va tout autrement avec le système manufacturier où la distribution des savoirs est calquée sur une structure qu’on peut qualifier de pré-industrielle, c’est-à-dire que s’amorce une dichotomisation de la structure avec d’un côté une masse de manoeuvres et d’ouvriers à faible technicité (des femmes, des vieillards ou des enfants peuvent convenir) et de l’autre des chefs d’ateliers ou contremaîtres (ce sont parfois des maîtres-artisans déclassés) qui ont une fonction de distribution du travail et de contrôle. La direction de la manufacture appartient aux manufacturiers ou entrepreneurs (au sens de J. Schumpeter) qui assurent une fonction capitalistique et commerciale.
- Il est évident, pour les observateurs de l’époque, que cette structure est appelée à évoluer si l’on veut qu’elle puisse intégrer l’innovation. En particulier, il manque .entre l’entrepreneur et le chef d’atelier un échelon technique que très vite on appellera ingénieur, ingénieur civil, ou ingénieur-mécanicien, tant on est convaincu que le système manufacturier va prendre de l’ampleur et se transformer pour devenir système industriel.
- Trois niveaux de formation
- Dès lors apparaissent inéluctablement les trois niveaux de formation qu’une telle structure impose : un niveau « élémentaire » pour les ouvriers, un niveau secondaire pour les cadres et un niveau supérieur pour les ingénieurs. On retrouvera ces niveaux dans les nombreux plans d’éducation de la Convention, dans les formations effectives dues à des initiatives philanthropiques et dans les lois scolaires en faveur de l’enseignement technique de la Seconde République et même, sous forme embryonnaire, dans les écoles gratuites de dessin.
- L’Académie Française ayant fait connaître, en 1767, qu’elle fondait un prix pour une dissertation sur l’utilité des écoles gratuites de dessin,
- (6) A. Thiout, Traité de l’horlogerie méchanique et pratique, Paris, 1741 (fac similé, Paris, Ed. du Palais, 1972).
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- c’est J.B. Descamps de l’Académie de peinture et de sculpture qui obtient, la même année, un prix pour une dissertation sur « Les écoles gratuites de dessin en faveur des arts et métiers »<7 8>. L’année précédente, J.J. Bachelier, Académicien à Rouen et professeur à l’école gratuite de dessin de la même ville, avait écrit un « Discours sur l’utilité des écoles élémentaires de dessin en faveur des arts mécaniques». Ses arguments sont ceux de J.B. Descamps, et de bien d’autres comme J.F. Blondel, du Père Fery, de de Rozoi dans son « Essai philosophique sur l’établissement des écoles gratuites de dessin pour les arts mécha-niques »w ; de Philipon de la Madeleine dans ses « Vues patriotiques sur l’éducation du peuple »<9 10) ou de Quatremère de Quincy dans ses « Considérations sur les arts du dessin en France »oo).
- Les lignes qui suivent résument les positions des auteurs précités : le sentiment général est donc que l’on entre dans une ère industrielle avec ses avantages et ses inconvénients. Tous ont en mémoire l’hémorragie d’artistes et d’artisans de valeur que provoqua la révocation de l’Edit de Nantes qui fut, selon l’opinion commune, une calamité.
- Les cadres sont à reconstituer mais ce n’est plus l’artisanat qui pourra y suffire. Il faut des Ecoles et, même dit Quatremère, des écoles graduées qui dépendent de l’instruction publique. De l’avis général, si les nouveaux producteurs sont ainsi formés dans des écoles, la France pourra retrouver sa place quant à la qualité de ses produits et quant à l’inventivité.
- Voici un passage significatif de J.B. Descamps au sujet des écoles de dessin « Les figures géométriques sont les formes employées partout. L’ouvrier instruit dans des écoles saura mieux les tracer parce qu’il en connaîtra les propriétés et les rapports. Ceux que leur génie portera à l’invention de machines ne feront pas des essais ruineux en tâtonnant « [...] par une fonction du dessin et de la mécanique « ils parviendront à simplifier, à perfectionner et inventer de nouvelles machines utiles pour nos manufactures ou pour l’exploitation de nos mines, de nos carrières et en général pour diminuer le temps et la dépense ».
- (7) J.B. Descamps, Sur l’utilité des écoles gratuites de dessin en faveur des métiers, Paris, 1768.
- (8) B. Farmian Rozoi (dit de Rozoi), Essai philosophique sur /’établissement des écoles gratuites de dessin pour les arts méchaniques, Paris, 1769.
- (9) L. Philipon de la Madeleine, Vues patriotiques sur l’éducation du peuple, Lyon, 1783.
- (10) A. Quatremère de Quincy, Considérations sur les arts du dessin en France, Paris, 1791.
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- Et en écho le Père Fery, dans son plan des écoles de dessin de Reims, écrit : « et comme un des principaux objets qu’on se propose est de donner un nouvel éclat aux Manufactures de cette Ville, il y aura tous les ans un prix particulier pour celui qui, élève de l’Ecole ou externe, aura avec le plus de goût et de génie inventé une machine, imaginé une opération ou formé un dessein à l’avantage de ces Manufactures ».
- En contrepartie de ces enthousiasmes, il y a des inquiétudes : ne va-t-on pas industrialiser excessivement et déséquilibrer la nature ? Les manufactures et les usines ne vont-elles pas susciter un exode des paysans vers les centres de production ? La masse ouvrière a-t-elle vraiment besoin de formation autre que « sur le tas » ? Ne va-t-on pas, par cette formation, même élémentaire, réveiller l’esprit revendicatif (comme ce fut le cas avec le compagnonnage) et rendre la masse ouvrière difficilement maîtrisable.
- Autant de questions qui se posaient et dont on a des échos quand on refait l’historique du système manufacturier*1 A
- Mais, dit de Rozoi, dans une belle envolée : « Les artistes sont partis avec la révocation de l’Edit de Nantes emportant les secrets de nos manufactures et de nos arts et les ouvriers sont restés sans conseil. Alors on a fondé les écoles gratuites de dessin pour les arts méchaniques... et il se trouve des hommes dont l’ingratitude révoque en doute l’utilité de telles institutions ! » Et de Rozoi de conclure : Citoyens, parents « ne craignez plus, au sortir des bras d’une mère tendre, de nouveaux pères adoptifs attendent ces chers nourriçons (sic), les écoles sont ouvertes » !
- « Les écoles sont ouvertes » !
- Sous l’influence d’un engouement dont il est difficile de se faire une idée aujourd’hui <12>, c’est partout en France une floraison d’écoles gratuites de dessin, de cours publics d’architecture, d’expositions de machines, de cabinets de physique... Pour les écoles de dessin il est habituel, avec M.A. Baras (1792)*13>, de faire état de 27, voire de 33, écoles de dessin. La plupart ayant reçu leurs Lettres patentes entre 1750 et 1800, mais les dates d’ouvertures sont peu fiables, incertains
- ( 11) La manufacture de Dijonval et la draperie sedanaise 1650-1850 Cahiers de l’inventaire, Région de Champagne-Ardenne, Ministère de la Culture, 1984.
- ( 12) Peut être qu’un rapprochement pourrait être fait avec l’informatique dans les années 60. (13) M.A. Baras, De /’éducation publique dans la France libre, état actuel des établissements destinés en Europe à /’Instruction publique, Toulouse, 1792.
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- que l’on est de savoir s’il s’agit de l’intention d’ouvrir, de l’ouverture effective ou de l’attribution des Lettres. Citons Rouen qui aurait reçu ses Lettres en 1729 mais dont l’école n’aurait été activée qu’en 1748 par J.B. Descamps ; Paris qui reçut en 1743 des Lettres pour les leçons publiques ; puis, dans un ordre approximatif d’ouverture Reims, Toulouse, Rennes, St Etienne, Lyon, Marseille, Arras, St Orner, Calais, Nantes, St Malo... St Quentin qui n’aurait reçu ses lettres qu’en 1782 et la Petite école de dessin du Conservatoire des Arts et Métiers qu’on est surpris de trouver en queue de liste (1799) et encore sur les injonctions de Chaptal, ministre de l’intérieur, qui rappelle que le Conservatoire, établissement d’enseignement, ne peut oublier le dessin « si nécessaire au succès de tous les arts et qui, pour la partie des machines, exige un enseignement particulier. »
- Notons de plus, comme un effet tardif du mouvement d’opinion en faveur des écoles de dessin, que plusieurs cahiers de doléance du Tiers Etat réclamaient pour les lycées des cours de dessin et de démonstration de machines (par exemple les cahiers de Riom).
- Mais pourquoi des écoles de dessin ?
- 1 - Nul doute que l’esprit philosophique ne soit à l’origine du mouve-
- ment.
- F. Bacon, R. Descartes ou même Voltaire préconisaient, en réaction contre l’enseignement classique et jésuitique, des écoles, sinon professionnelles, du moins imprégnées de modernité et de concret avec cette idée qui parcourut le siècle -et dont le Conservatoire des arts et métiers fut en quelque sorte la concrétisation- qu’une machine est le résultat d’un raisonnement « si juste et si lumineux » qu’en démontant et remontant, qu’en dessinant des machines, on allait acquérir la même rigueur de raisonnement que celle qui avait présidé à sa conception.
- 2 - Les sensualistes, à la suite de J. Locke ajoutent à ces avantages
- intellectuels des vertus éducatives (l’habileté manuelle) et morales (habitudes d’ordre, de discipline et même de sobriété).
- 3 - L’Encyclopédie ou « dictionnaire raisonné des arts et des métiers »
- (qui apparaît tardivement mais qui fut précédée par d’autres ouvrages similaires comme celui de Chambers) met sous les yeux des lecteurs éclairés texte et dessin et fait ainsi la démonstration de la capacité suggestive d’un dessin semi-technique qui vaut tout autant « qu’un long discours ».
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- 4 - A.L. de Lavoisier dans ses « Réflexions sur l’instruction publique »
- (s.d., 1793 ?)(>4) résume magistralement les arguments en faveur du dessin « De même qu’il existe des connaissances qui doivent être communes à tous les hommes à quelque profession qu’ils se destinent, de même il en existe qui doivent être communs à tous les artistes [Lavoisier veut parler ici des artistes qui pratiquent les arts libéraux et de ceux qui pratiquent les arts mécaniques]. Le dessin paraît devoir être rangé dans cette classe. Le dessin est un langage sensible qui parle aux yeux, qui donne de l’existence aux pensées et sous ce point de vue il exprime plus que la parole ; c’est un moyen de communication entre celui qui conçoit ou qui ordonne et celui qu’exécute. Enfin, considéré comme langue c’est un instrument propre à perfectionner les idées ; le dessin est donc la première étude de ceux qui se destinent aux arts ». Après quoi Lavoisier définit trois grands domaines pour les arts : les arts mécaniques, les arts chimiques (là, Lavoisier prêche pour sa paroisse !) et les arts mixtes.
- 5 - On est frappé par la modernité du vocabulaire et de la pensée de
- Lavoisier d’autant plus qu’il termine ses « réflexions » par une proposition d’enseignements à trois niveaux. Or, nous avons déjà noté qu’il était évident pour les observateurs avertis qu’un changement de système de production accompagné d’un changement de structures était en cours. La nouvelle structure, à trois niveaux, était déjà en place dans les arsenaux de la marine avec les trois niveaux de formation correspondants : les aspirants et les sous-ingénieurs dans des écoles internes aux arsenaux et les ingénieurs à Paris.
- 6 - Mais il apparaît aussi que le système de production, qu’il soit
- manufacturier ou qu’il soit appelé à devenir industriel, est créateur de tâches parcellaires qui sont exécutées par des hommes, des femmes, des enfants qui n’ont aucune vision d’ensemble, aucune intelligence de ce qu’ils font.
- 7 - Ici se présente une divergence d’opinion dont nous avons montré,
- dans Le graphisme technique, qu’elle se perpétue jusqu’à la fin du XIXe siècle : il y a ceux qu’on pourrait dire « réalistes » qui pensent qu’il est inutile de former des ouvriers qui, dans le système, n’auront que des tâches d’exécution qui peuvent s’apprendre rapidement « sur le tas » ; et il y a ceux qui, en philosophes « sociaux » (et peut-être en économistes), pensent qu’il faut « éclairer les
- (14) A.L. de Lavoisier, Réflexions sur /’instruction publique, brochure, s.d. [B.N. R8373],
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- esprits » et qu’une formation technique élémentaire (de base) est un premier pas vers une formation technique supérieure par une sorte de « promotion du travail ».
- 8 - S’étant ainsi convaincus de la nécessité de former des ouvriers
- éclairés, une maîtrise nouvelle et des ingénieurs « ingénieux », les bons esprits vont se poser la question du lieu de formation.
- On pense, comme J.F. Blondel en 1747<15), à une formation scolaire, et pour les trois niveaux, dans le cadre de l’Instruction Publique. Idée qui servira de leitmotiv aux propositions des Constituants et des Conventionnels. Mais les obstacles sont énormes, il n’y a pas d’écoles, il n’y a pas de programmes, il n’y a pas d’enseignants et il n’y a pas d’argent.
- Faute de pouvoir faire mieux, hormis des voeux pieux sous forme de projets, on va mettre en place une formation de base élémentaire et adopter le système des « écoles partielles » ou « écoles gratuites » qui fourniront aux ateliers des arts des milliers d’ouvriers instruits tant en théorie qu’en pratique (J.J. Bachelier, Discours sur U utilité des écoles élémentaires en faveur des arts mécaniques). Ces cours auront lieu durant la journée ou le soir ou encore le dimanche. « Tous les dimanches matin depuis dix heures jusqu’à midi on expliquera la géométrie pratique d’après les meilleurs auteurs qui en ont traité. Les mêmes jours depuis deux heures après-midi jusqu’à six heures du soir on enseignera la manière de dessiner [...] à la portée des menuisiers, serruriers, marbriers, jardiniers et autres ouvriers qui font leur profession des Arts mécha-niques et qui ont tous besoin de l’exercice du dessin et de la pratique de l’équerre, de la règle et du compas » (J.F. Blondel, 1747). A ces cours on voit des enfants et des adolescents, des adultes au travail et des oisifs. A noter que les ouvriers qui viennent suivre des cours durant la journée le font sur leur temps de travail ce qui suppose un accord de l’employeur. J.J. Bachelier décrit dans son discours « La foule des maîtres et des apprentis, des pères et des enfants... qui se pressent à l’entrée des écoles gratuites de dessin. » Des écoles de dessin certes, mais encore fallait-il savoir comment et quoi enseigner.
- 9 - Pour le comment, l’idée pédagogique la plus répandue sera la sui-
- vante : puisque les Académies font dessiner d’après des modèles vivants ou en plâtre, il faut avoir pour les arts mécaniques des
- (15) J.F. Blondel, Discours sur la manière d’étudier Varchitecture..., Paris, 1747.
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- fig. 1. Cette planche, extraite d’une collection (Becourt (L.) et Pillet (J.), 1893)<16> de 56 cahiers de 20 séries graduées est un exemple tardif mais significatif de ces collections de modèles à copier qui se répandirent dans les « Cours gratuits », les « Cours normaux » ou les « Cours à temps réduit » pendant toute la période considérée et même au-delà (Cf. note suivante). L’exercice consistait pour l’élève à recopier les pièces mécaniques proposées, parfois en changeant l’échelle, parfois en calquant. Le « discours explicatif » était une sorte de technologie de construction succincte, non dénuée d’intérêt (Cf. le texte sous cette planche), grâce à quoi, l’élève pouvait travailler seul.
- (16) L. Bécourt et J. Pillet, Le dessin technique, cours professionnel de dessin géométrique, Paris, Hachette, 1893.
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- modèles dessinés de « choses techniques » comme des portes, des brouettes, des machines simples que l’on fera copier (figure 1). C’est évidemment une idée séduisante qui permet d’ouvrir un cours de dessin sans avoir un professeur très versé dans les arts mécaniques. Il suffit de se procurer une collection de planches ou « stampes » (parfois accompagnées des « discours explicatifs ») dont il se fait, dit J.J. Bachelier, un important commerce, et de distribuer les modèles aux élèves qui copient à leur rythme^7). Si le professeur l’estime opportun il peut lire un des « discours explicatifs », « démontrer au tableau » et même « si le temps le permet » emmener les élèves sur le terrain pour examiner un original.
- La méthode a quelque avantage : en particulier elle est économique, un professeur et un adjoint peuvent surveiller une centaine d’élèves. Les élèves, en copiant, mémorisent les formes et si les modèles sont bons, mémorisent « les bonnes formes » (c’est la thèse gestaltiste avant la lettre !). Mais, dit Buchotteo»), le plus souvent « les élèves n’apprennent qu’à copier et ils copient les fautes aussi mal que le reste ».
- 10-Quant aux contenus, les Académies de peinture et de sculpture et les Académies de St Luc proposent leurs savoirs, mais il s’agit de peinture et dans le meilleur des cas de stéréotomie et de trait. Il faut quelque chose qui serve les arts mécanique et qui soit accessible aux niveaux élémentaire et secondaire de la structure à trois étages... Il faut des principes généraux qui soient des clés de la compréhension des choses mécaniques : la mathématique ? la géométrie ? la description des machines simples (poulies, leviers, etc...) ? la statique ? la résistance des matériaux ?
- On cherchait et plus on cherchait, plus on voyait combien les théories étaient pauvres : quelques formules approximatives pour la résistance des matériaux, quelques catalogues de machines simples... Le Père Fery voulant faire un plan d’étude pour son école de Reims énumère 18 titres : hydrostatique, aérométrie, hydraulique, optique et perspective, catoptrique, dioptrique, gnomonique, etc... qui constituent une sorte de catalogue encyclopédique incohérent.
- (17) Nous avons commencé à enseigner, il y a près de 40 ans, dans une « école à temps réduit » pour apprentis en Alsace. Dans cette école, qui recevait des centaines d’apprentis de tous les métiers une fois par semaine pendant trois ans (jusqu’au brevet de compagnon) et qui ressemblait beaucoup aux cours gratuits, on pratiquait, en 1950 ! , la copie de modèles comme au XVIIIe siècle et comme nous le disons ici.
- (18) Buchotte [ingénieur], Les règles du dessin et du lavis, etc..., Paris, 1754.
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- Seuls, peut-être, à cette époque, les horlogers ont constitué un corpus de savoirs appuyés sur des théories : des humeurs visqueuses pour les frottements ; des tracés en développante de cercle pour les engrenages ; des oscillations du pendule pour la régulation... Avec moins de bonheur, mais le sujet était ardu, les constructeurs de navires s’y sont essayé à partir du XVIIe siècle*19». Malheureusement, les mécaniciens, eux, ne disposaient que de quelques « modèles » au sens où nous l’entendons aujourd’hui.
- Ce n’est qu’après la Révolution que se constituera la matière d’un « haut enseignement technique » avec la mécanique industrielle (J.B. Poncelet, M. Prony et A. Morin) ; la physique expérimentale et appliquée (J. Charles) et surtout la méthode de description graphique des objets ou géométrie descriptive (G. Monge). Comme nous l’avons montré dans Le graphisme technique, ces savoirs seront réservés aux auditeurs du Conservatoire des arts et métiers, de l’Ecole polytechnique et des écoles d’ingénieurs déjà existantes comme les Ponts, Les Mines, le Génie, la Marine ou des écoles qui seront ouvertes par la suite (Travaux Publics), y compris les Ecoles d’arts et métiers (1803) qui, bien que destinées initialement à former « des contremaîtres pour les manufactures » ou des « chefs d’ateliers pour les usines », bénéficieront de la géométrie descriptive et de ce fait (pour une part) acquerront le statut d’écoles « d’ingénieurs ».
- Par contre, pour les « Ecoles centrales » préconisées par la Convention (mais qui furent sans lendemain) ou pour les nombreux cours pour apprentis et adultes ouvriers ouverts à l’initiative de sociétés, comme la « Société d’encouragement pour l’industrie nationale » (en 1800) ou d’association comme « l’Association polytechnique » et « l’Association philotechnique » et, après la deuxième moitié du XIXe siècle, pour l’enseignement privé avec les écoles d’entreprise et l’enseignement public avec les écoles et cours professionnels, on imagina des cursus spécifiques de ce niveau. Par exemple, pour le dessin, ce sera une sorte de sous-pro-duit de la géométrie descriptive appelé « géométrie descriptive appliquée », ou encore plus simplement « dessin linéaire » ou « dessin géométrique » auquel on ajoutera de la technologie « professionnelle » et l’inévitable copie de modèle (figure 2).
- (19) Cf. Y. Deforge, op. cit.
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- GÉOMÉTRIE
- ET
- MÉCHANIQUE
- DES
- ARTS ET MÉTIERS
- ET DES BEAUX-ARTS.
- COURS NORMAL
- A l'usage des Artistes et des Ouvriers, des Sous-Chefs et des Chefs d’ateliers et de manufactures ;
- Professé au Conservatoire royal des arts et métiers,
- PAR LE BARON CHARLES DUPIN,
- Membre do l'Institut ( Acadjj*«tr9csï«i<?ttçe3 ), officier supérieur su corps il.i Gcuie maritime, officie/$|üa tjjEjfcTHtmfceur et cheralkr Je Saiut-Lvnis.
- T O M E f pOlflEM I^~D VN AMIE
- PARIS,
- BACHELIER, LIBRAIRE, suce, de Ve. COUR LIER,
- VUAl i}l£S AUGUÜXIJSS , fi". 55.
- 1826.
- origine : Bibliothèque Nationale
- fig.2 - La destination du « Cours normal » du Baron DUPIN est évocateur des intentions de cet auteur notoire qui précise, dans une brochure sur « Les effets de l’enseignement populaire de la lecture, de l’écriture et de l’arithmétique, de la géométrie et de la mécanique appliquée aux arts » (1826), qu’il a voulu faire un cours très populaire pour qu’il soit répandu en France par ses élèves du Conservatoire et de l’Ecole polytechnique. « Les anciens élèves de l’Ecole polytechnique vont rivaliser de zèle pour donner bénévolement un nouvel enseignement (dessin linéaire, géométrie et mécanique appliquée) à la classe industrielle... 98 villes sont déjà concernées, des collections de modèles vont être distribuées dans 40 villes », etc... etc...
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- Des officiers, des sous officiers et des soldats d’élite
- A partir du début de XIXe siècle, il est acquis qu’il faut former des agents pour l’industrie aux trois niveaux de la structure de production industrielle et l’image d’une armée avec ses officiers, ses sous-officiers et ses soldats est une image qui revient souvent et que l’on doit, paraît-il, au futur Napoléon.
- Mais si tout soldat des armées de Napoléon pouvait penser qu’il avait son bâton de maréchal dans sa giberne, les soldats d’élite de l’industrie avaient peu de chances de devenir des ingénieurs.
- A cette époque, l’idée d’une promotion ouvrière par le travail apparaît ici ou là mais le passage d’un niveau à l’autre demande généralement le franchissement d’un « pas » trop important car il n’y a pas de continuité conceptuelle entre les programmes des connaissances attachées aux trois niveaux.
- Si l’on parcourt, comme nous l’avons fait pour la partie « enseignement » de notre thèse sur Le graphisme technique, les ouvrages de dessin publiés entre les deux dates limites que nous nous fixions au début de cet article, on retrouve très bien spécifié par le ton des préfaces ou des avertissements, le niveau des explications et le contenu des ouvrages, les trois niveaux des agents dont l’industrie a besoin.
- Certains, bien sûr, se révoltent contre cet « enclassement » tel J.L. Protot qui se présente comme « l’ami des ouvriers » et qui veut mettre la géométrie descriptive (captée par les ingénieurs) à la disposition du « pauvre ouvrier privé des secours [de la géométrie descriptive] qui lui sont indispensables »(20>.
- Ainsi les frères Schneider dont l’un aurait été élève de la Petite école de dessin du Conservatoire et qui étaient tous deux animés de sincères sentiments philanthropiques (et peut-être même porteurs d’idées socialisantes), ouvrent, en 1837, dès leur reprise des Usines du Creusot, une suite d’écoles qui donnent un système de formation complexe mais cohérent, allant de l’école primaire jusqu’à l’entrée aux grandes écoles scientifiques et aux Arts et Métiers, avec des sorties successives suivant les résultats obtenus à des concours de classement et des concours de sortie vers les niveaux d’ouvriers, d’« employés » et de postulant à l’entrée des grandes écoles. Se surajoute même à cela un système de formation d’adultes. A tous ces niveaux, il y a de la géométrie descriptive qui cohabite avec du dessin industriel dans un savant
- (20) J.L. Protot, L’ami des ouvriers ou nouveau traité, etc..., Reims, 1833.
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- dosage des deux en fonction des niveaux et des destins et il en est de même pour le couple mécanique et technologie.
- En somme, écrit M.E. Cheysson en 1869, « aucune réclamation ne s’est jamais produite contre ces inégalités de situation que tous s’expliquent par la différence de travail et de mérite. Ce régime n’a pas eu seulement pour effet d’encourager les efforts des enfants, il a en outre puissamment contribué à inculquer dans tous les esprits le respect de l’autorité en montrant qu’elle est confiée aux mains des plus capables »(2».
- Conclusion
- Nous avons essayé de montrer comment, au début des temps industriels, la distribution des savoirs et la distribution des pouvoirs s’étaient faites dans une structure à trois étages. En prenant « l’enseignement du dessin du point de vue industriel » (ce titre est de Alexandre Dupuis, 1836) nous avons entrevu que le dessin, la mécanique, la technologie allaient se présenter sous des formes « fortes » ou des formes « faibles » suivant le distinguo de Cl. Grignon quand il analyse « les fonctions sociales de l’enseignement technique » (1971).
- Au milieu du XIXe siècle on pouvait encore rêver à un oecuménisme des savoirs, sinon des statuts, sous la haute autorité scientifique et morale du Conservatoire des arts et métiers.
- Justement, « deux amis sincères et désintéressés du peuple », les frères Dupuis, tardifs fondateurs (1835) d’une « Ecole gratuite de dessin pour les ouvriers », nous fournissent une conclusion qui rassemble quelques-une des idées effleurées dans cet article et se termine, on ne peut mieux, par une invocation au Conservatoire des arts et métiers !
- ... « Lorsque de proche en proche chaque récente application de la mécanique tend à remplacer le manoeuvre par des agents matériels, sans qu’il soit permis d’assigner un terme à ces usurpations ingénieuses, il faut que le manoeuvre s’élève et devienne artisan ; et sans doute, à son tour, parmi les artisans dont les facultés auront reçu le développement le plus large, la vocation ira choisir et désigner les élus. En face de cette obligation, et aussi de cet empressement, on comprendra bientôt que le dessin élémentaire est un mot vide de sens, et
- (21) M.E. Cheysson, Le Creusot, condition matérielle, intellectuelle et morale de la population, Paris, 1869 [B.N. 8°L17571.
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- que le dessin n’est pas seulement renfermé dans les bornes de l’érudition linéaire ou perspective (Ces genres de dessins qu’on réserve aux formations élémentaires) LE DESSIN, C’EST TOUT LE DESSIN.
- « En l’attaquant dans son acception la plus large, on diminue les sacrifices de l’apprentissage, on diminue partiellement le fardeau des familles ; on rend aux ouvriers cloués sur une profession solitaire la libre circulation de l’industrie, la circulation dans toutes ses branches.
- « En présence de ces spécialités si diverses, l’erreur serait de croire qu’une immense variété d’enseignements fût nécessaire, [...] l’enseignement ainsi considéré, loin de pouvoir suffire à chaque exigence partielle, car un professeur est bien loin de savoir tout, et même, sachant tout, est dans l’impuissance de pouvoir l’enseigner ; l’enseignement, dis-je, se trouverait encore loin de compte avec les exigences graves du présent et de l’avenir. La mission du professorat, sociale avant tout, doit s’élever à la prévoyance. En écrouant, pour ainsi dire, les ouvriers dans une profession, et cela sans considérer que les découvertes de la mécanique moderne, d’accord avec la mobilité de l’industrie et du commerce, portent sans pitié d’incalculables ravages au milieu des catégories impuissantes, ou les frappent de mortes saisons régulières ; en écrouant ainsi ces enfants et ces hommes (je ne dis rien des femmes, on ne s’en occupe pas), on perpétue le mal dont les esprits attentifs cherchent depuis si longtemps le remède. DE TRES HAUTS PRINCIPES DOIVENT COMMANDER L’UNANIMITE DES LEÇONS.
- « Peut-être, en France, est-ce du haut de la chaire du Conservatoire des Arts et Métiers que l’on devrait proclamer ces vérités, et faire voir quelles conséquences en résulteraient pour l’industrie... Le Conservatoire est aux arts et métiers pour toute la France Industrielle, ce que l’Université est à nos collèges. L’élan doit venir du centre ».
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- Les Cahiers d’histoire du CNAM
- Les débuts de la « petite école »
- Un apprentissage graphique, au Conservatoire, sous l’Empire
- Alain Mercier*
- Aux lendemains du 9 thermidor, l’abbé Grégoire donne au Conservatoire des Arts et Métiers son acte de naissance. Dans son décret du 19 vendémiaire an III [10 octobre 1794], le prêtre-jureur assigne au dessin un rôle complémentaire à celui de la collecte d’objets, associant un dessinateur aux trois démonstrateurs de l’instance directoriale. François Beuvelot, qui a débuté au Bureau des fortifications de Metz, rejoint la Commission temporaire des Arts instaurée en décembre 1793 par la Convention. Ses compétences s’y expriment au vrai. Aussi la Commission s’empresse-t-elle « de reconnaître et d’avouer que, lorsqu’il s’agira d’organiser un dépôt de machines, les lumières du citoyen Beuvelot lui seront très utiles^. » C’est donc lui qui compose, en compagnie de Le Roy, Vandermonde et Conté, le noyau décisionnel de l’institution neuve.
- Créé sur le papier, le Conservatoire des Arts et Métiers cherchera pendant quatre ans le site propice à son implantation. Au cours de cette période transitoire, en dépit de son aménagement précaire dans l’ancien hôtel d’Aiguillon, rue de l’Université, le dépôt embryonnaire de physique et de mécanique se dote, à compter du 23 frimaire an IV [16 décembre 1795], d’un bureau de dessinateurs. Beuvelot s’y entoure d’une équipe de graphistes professionnels, aptes au levé des plans de machines. Il appelle auprès de lui Albaret, Dromard, Héricourt et Goussier, qui avaient dressé les plans de mines et fonderies pour le Comité de Salut Public, dès l’automne 1793.
- Le 12 nivôse an VII [1er janvier 1799], une partie de l’ancien prieuré bénédictin de Saint-Martin-des-Champs est affectée au Conser-
- (*) Musée national des techniques
- (1) Procès-verbaux de la Commission temporaire des Arts, t. I, p. 154.
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- Fig. 1. - Poulies. Lavis exécuté et paraphé par Dromard.
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- © Musée des arts et métiers - Paris/Photo (DEPHTI-OUEST)
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- vatoirè. Au cours du printemps 1799, Beuvelot formule les postulats d’une école de dessin pour l’établissement. En vérité, l’initiative de ce projet pédagogique revient au ministre de l’Intérieur, Nicolas-Louis François de Neufchâteau, qui, le 14 germinal an VII [3 avril 1799], « (...) engage le Conservatoire à lui adresser les programmes de chaque cours qu’il se propose d’ouvrir, pour l’instruction publique, parmi lesquels le Conservatoire n’oubliera sûrement pas le dessin, si nécessaire au succès de tous les arts et qui pour la partie des machines exige un enseignement particulier (...)(2)- »
- Le 17 avril, Beuvelot communique son plan d’enseignement : il prévoit l’ouverture d’un cours public de dessin de machines, du 1er nivôse [22 décembre 1799] au mois de thermidor suivant [juillet-août 1800]. On y enseignera les principes d’architecture ; la construction des machines simples et composées, d’après des dessins ; la manière de dessiner ces machines ; le lavis des plans. Ce calendrier sera légèrement décalé, puisque c’est seulement vers le 5 avril 1800 que l’équipe de dessinateurs s’installe définitivement à Saint-Martin-des-Champs(2 3 4 5). La lecture de deux brochures de Jean-Jacques Bachelier, fondateur en 1766 de l’Ecole royale gratuite de dessin, a sans doute inspiré la réflexion de Beuvelot. Durant le premier trimestre de 1799, Bachelier adresse en effet au Conservatoire le Projet d’un cours public des arts et métiersw, et un Discours sur V utilité des écoles élémentaires^).
- Comme le montre Yves Deforge (cf. p. 14), le XVIIIe siècle instaura plusieurs structures d’enseignement du dessin technique. Grégoire devait souligner l’enjeu d’une telle formation, dans un rapport du 8 vendémiaire an III [29 septembre 1794] : « Aux écoles de dessin, on fera dessiner, par préférence, tout ce qui tient aux arts mécaniques (...) le dessin et la description rappellent ce qui s’est fait, et peuvent mettre sur la route de nouvelles découvertes (...)(6). » Lorsque Bonaparte ap-
- (2) Musée national des Techniques. Archives, 10/483, pp. 110-111.
- (3) Sur cette chronologie, voir : Musée national des techniques. Archives, 10/483, pp. 175-176, et 10/343 (minute de la main de Grégoire).
- (4) Projet d’un cours public des arts et métiers. Paris, Imprimerie royale, 1789.
- (5) Discours sur l’utilité des écoles élémentaires en faveur des arts mécaniques, prononcé par M. j3*** à l’ouverture de l’Ecole royale gratuite de dessin, le 10 septembre 1766. Paris, Imprimerie royale, 1789.
- (6) [Convention nationale. Instruction publique]. Rapport sur l’établissement d’un Conservatoire des arts et métiers, par GREGOIRE. Séance du 8 vendémiaire, l’an 3 (...). Ce texte fut repris en partie dans : [Corps législatif. Conseil des Cinq-Cents]. Rapport fait par le citoyen GREGOIRE, au nom d’une commission spéciale, sur le Conservatoire des arts & métiers. Séance du 17 floréal an 6 [6 mai 1798],
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- pelle Conté dans le corps expéditionnaire en partance pour l’Egypte, Grégoire assure l’intérim du démonstrateur au Conservatoire. C’est à cette époque, exactement contemporaine des balbutiements de l’Ecole de dessin, qu’il écrit au ministre de l’Intérieur :
- «cit[oyen] Ministre
- «le talent de dessiner est indispensable pour l[‘]exercice des arts et Métiers [.] c’est une vérité de fait sur laquelle l[‘]expérience prononce journellement, à la seule inspection d’un ouvrage on discerne sur le champ si l’artiste avoit des principes de dessin ou si l[‘] aveugle routine a ete son guide.
- «Les descriptions les plus detaillees ne présentent jamais que des idees imparfaites surtout a l[‘]esprit des hommes dont l[‘jintelligence a ete peu cultivée, au lieu qu[‘]une figure en parlant aux yeux sert de véhiculé a la pensee. la connoissance du dessin dispense l[‘]artiste voyageur de se trainer péniblement dans les details d[‘]une description, une machine [,] un instrument d[‘]un nouveau genre, sont sous [ses] yeux, il les dessine et sa conquête est certaine, il seroit superflu de s’appesantir sur cet article surtout en parlant a un ministre auquel rien de ce qui peut accélérer le progrès des arts n’est etranger ni indifferent.
- «il vous sera agréable cit[oyen] Ministre d[‘]apprendre que le Ier prairial au cy-devant prieuré S. Martin le conservatoire ouvrira un cours public et gratuit de dessin appliqué aux arts et Métiers, il entre dans nos vues de faire sur le champ pratiquer les Eleves avant d[‘[ entrer dans le développement des principes. l[‘J expérience atteste que des hommes dont l[‘]esprit est très borné ne saisissent bien les principes qu[‘]apres avoir vaincu les premières difficultés en pratiquant eux memes [.] alors seulement la Théorie se trouve au niveau de leur conception.
- «a cette lettre nous joignons le programme du cours que nous annonçons en vous priant de le revetir de votre approbation.
- «l[‘jouverture de ce cours exige quelques dépenses pour tables, sieges et autres details, il entre sans doute dans vos vues que le conservatoire en fasse l[‘[acquisition ; car qui veut la fin veut les moyens(?) »
- (7) Minute autographe non signée et non datée d’une lettre au ministre de l’Intérieur. Musée national des techniques. Archives, C 52.
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- Fig. 3. - Pied de graphomètre. Lavis et épure de Chenavard.
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- €> Musée îles arts cl métiers - Paris/Pholo (DEPHTI-OUEST)
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- © Musée des arls et métiers - Paris/Photo (DEPHTI-OUEST)
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- Ce brouillon de lettre n’est pas situé dans le temps, mais la date prévisionnelle du 1er prairial, qu’il signale comme celle des cours initiaux, correspond vraisemblablement au 21 mai 1800. Selon l’abbé Grégoire, le travail graphique, parce qu’il valorise l’initiative et la pratique, amène l’exécutant à une démarche analogique et l’ouvre à la théorie. Des dessinateurs comme Dromard reprendront largement à leur compte cette didactique.
- Les débuts informels (1800-1806)
- Le premier registre de l’Ecole de dessin du Conservatoire commence, sans titre général, par une liste de ses plus anciens élèves. Le secrétaire du document a donné en marge de son énumération les dates 1798 et 1799 pour celles des premières inscriptions. Cette chronologie est manifestement erronée : le registre fut établi de façon rétrospective, autour de 1811 (puis complété à la suite par plusieurs mains). Sans doute son premier rédacteur s’est-il fondé sur des notes antidatées, ou encore sur une information orale qu’on ne saurait cautionner aujourd’hui, à la lumière d’un terminus a quo. Car le procès-verbal de séance de l’établissement enregistre la remarque suivante, à la date du 28 frimaire an VIII [19 décembre 1799] : « (...) on observe qu’il ne suffit pas au Conservatoire d’avoir et d’enseigner le plan géo-métral de chaque machine ; la nature de ses travaux doit embrasser toutes les parties de l’art de dessiner, telles que le dessin du contour, celui des plantes tinctoriales et à filasse, la vignette, la pose des figures, etc. Le cit[oyen] Beuvelot présentera sans délai le programme du cours qu’il doit ouvrir, lequel programme embrassera tous les genres de dessin*8). »
- Entre 1800 et 1804, l’école compte à peine huit élèves, dont le fils du mécanicien Jean Tobie Mercklein ; ceux des chimistes Nicolas Le Blanc et Claude Berthollet ; celui de Beuvelot lui-même... En 1804, le Conservatoire, voulant diversifier les perspectives de formation professionnelle, ouvre une école de filature, dont les élèves peuvent suivre en option l’enseignement graphique.
- De 1805 au premier trimestre de 1806, vingt-cinq nouveaux élèves sont admis au cours de dessin. Leur désignation reste souvent sommaire ; il est rare que leur prénom ou leur âge soient spécifiés. En
- (8) Musée national des techniques. Archives, 10/483, p. 160.
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- revanche, le métier du père (ou du tuteur) est si possible indiqué. L’origine sociale de ces adolescents se rapporte prioritairement aux milieux artisanaux (on relève, parmi leurs parents, un fumiste, un plombier, deux serruriers, un peintre en mosaïque, deux mécaniciens). Plusieurs élèves ont pour père un ingénieur, dont Morlet, fils du directeur des ateliers Perrier, à Chaillot. Enfin, un manufacturier, un officier d’artillerie, et même un secrétaire du prince Louis Bonaparte, ont destiné leurs fils à une formation graphique. La moyenne d’âge de ces élèves se situe entre 11 et 15 ans. Tous savent au moins lire et écrire. La plupart viennent des quartiers Saint-Martin et Saint-Denis, du Marais ou du Temple. Par exception, l’un d’eux est d’origine mul-housienne ; un autre est vendéen.
- Pendant cette période initiale, nous savons peu du fonctionnement précis de l’école. Les archives du temps restent muettes sur ce point. Autour de 1805, plusieurs classes sanctionnent déjà les différents niveaux d’étude. La connaissance des machines et la copie rigoureuse des modèles constituent sans doute l’essentiel de la formation. Les dessinateurs en exercice au Conservatoire se partagent l’instruction des élèves. Louis-Jacques Goussier, mort le 23 octobre 1799, n’a pu participer à la mise en œuvre de l’école ; Héricourt et Albaret s’orientent bientôt vers des tâches administratives. Ce sont Dromard et Bénard qui vont seconder Beuvelot, si tant est que ce dernier se soit véritablement impliqué dans cet enseignement/9 10)
- J.-B. Dromard avait suivi les cours de l’Ecole royale gratuite de dessin. Peintre-décorateur, il s’intéresse d’abord au dessin d’architecture, produit de nombreux plans techniques pour le Comité de Salut Public, puis intègre le Conservatoire en brumaire an IV [octobre-novembre 1795]. Les dessins qu’il donne au premier fonds iconographique de l’établissement (qu’on nommera plus tard Portefeuille de Vaucanson o°)), révèlent un talent exceptionnel dans l’art du lavis (fig. 1). François-Charles Cécile travaille à l’hôtel d’Aiguillon depuis le 1er floréal an V [20 avril 1797]. Mais cet élève de l’architecte Renard, appelé aux côtés de Bonaparte au moment de la Campagne d’Egypte, ne retrouvera ses collègues parisiens qu’à la fin de 1801. Bénard enfin ne prend ses fonctions que vers la mi-janvier 1799.
- (9) Aucune pièce d’archives ne fait mention de son activité pédagogique au sein de l’Ecole de dessin.
- (10) Pour une approche historique de ce fonds, voir : Alain Mercier. Le Portefeuille de Vaucanson, Paris, Editions du Musée national des Techniques, 1991.
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- Fig. 5. - Charrue de Brie en usage en Lorraine. Lavis de Petit.
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- © Musée des arts et métiers - Paris/Pholo (DEPHTI-OUEST)
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- Fig. 6. - Balance à bascule de Kettle. Lavis avec scène aquarellée. Dessin non signé, exécuté au Conservatoire.
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- © Musce des arts et métiers - Paris/Pholo (DEPHT1-OUEST)
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- Les classes de l’Ecole Bachelier avaient été pléthoriques : « Pour 1500 inscriptions, elle dut parfois en refuser 350CH11). » Durant les quelque cinq années qui suivent sa fondation, l’Ecole de dessin du Conservatoire ne sait attirer que trente-trois élèves ! Cependant, cet effectif modeste va bientôt s’étoffer. La réputation de l’école se construit peu à peu. Le 14 mars 1806, le ministre de l’Intérieur, Jean-Baptiste Nompère de Champagny, écrit à Claude-Pierre Molard, alors administrateur du Conservatoire : «vous m’avez plusieurs fois entretenu, Monsieur, du Projet que vous aviez de former dans l’établissement qui vous est confié, une Ecole gratuite de Dessin. Je désirerais d’apprendre que cette Ecole a lieu ; qu’elle est pourvue d’Elèves et qu’elle rend les services que vous vous en promettiez.
- « Vous voudrez bien, Monsieur, m’informer si ce projet est réalisé. Déjà, j’ai reçu des demandes de places d’élèves, et j’ai besoin pour y répondre que vous me fassiez connoitre l’état actuel des choses^2). » Le 25 mars, Molard écrit au ministre que « plusieurs élèves sont déjà sortis de cette école avec des talents suffisants pour se procurer des places avantageuses, ou pour rendre d’une manière claire et précise les projets de machines qu’ils désireront mettre au jouh13). »
- L'Ecole gratuite de dessin appliqué à la mécanique - tel est alors son nom précis - va bénéficier d’un soutien, d’un contrôle aussi, de la tutelle gouvernementale. A l’examen des candidatures, le ministre se réserve une faculté de sélection. Il en avertit Molard le 2 mai : « J’approuve, Monsieur, cette institution et je ne négligerai rien pour qu’elle devienne plus utile encore aux arts et aux jeunes gens qui s’y destinent. J’ai décidé en conséquence qu’aucun individu n’y serait admis dorénavant que d’après mon autorisation particulière ; que cette école serait annoncée aux maires de Paris et aux préfets de départements, afin qu’ils pussent me désigner des sujets dignes de la faveur du gouvernement^4). »
- A compter du printemps 1806, les dossiers de candidature sont étudiés par le ministère. Ils émanent encore en grande partie d’artisans des quartiers voisins du Conservatoire, qui ont reconnu chez leurs fils
- (11) Claudine Fontanon, Les Origines du Conservatoire des arts et métiers (...), dans Les Cahiers d’Histoire du CNAM, n° 1, p. 25.
- (12) Archives du CNAM. Cadran solaire, 3 EE/1.
- (13) Musée national des Techniques. Archives, 9/66, p. 4. Ce registre étant un recueil de copies contemporaines des documents originaux, la ponctuation et l’orthographe des citations ont été transcrites selon l’usage moderne, à l’exclusion de toute autre modification.
- (14) Musée national des Techniques. Archives, 9/66, p. 5.
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- des aptitudes particulières au dessin technique. Il arrive que les impétrants fassent eux-mêmes leur demande :
- «Son Exelence
- «Je prend la Respectueuse liberté de vous prié de vou-louoire bien ma Cordé, une permission pour apprendre le dessin au Conservatoire des arts et Mettier, vous Combleré les désirs d’un jeune homme(I5K»
- Telle est la prière qu’adresse au ministre, en août 1806, le jeune Aubouin, fils du premier piqueur de Son Altesse Sérénissime l’Archichancelier. Leur tradition familiale devrait porter ces élèves, comme ceux des premières années de l’école, à une sensibilité manuelle. Ils sont fils de tourneur (Grimp) ; de « menuisier en carrosse » (Henri Schmit) ; de peintre sur porcelaine (Messieu) ; de mécanicien (Heymés ; Kiening) ; de tailleur (Teissier ; Gouteyron). Or il est troublant que sur les vingt-trois adolescents admis à l’école entre mars et novembre 1806, seize, soit plus des deux-tiers, se révèlent inaptes au savoir qu’on voudrait leur inculquer. Au terme d’une brève et stérile expérience, ils sont congédiés ou se retirent de leur propre arbitre. Faut-il imputer cet échec au processus officiel, et somme toute peu critique, de leur agrément ; au fait que beaucoup d’entre eux n’éprouvent que sur le terrain les difficultés de l’exercice ; ou encore à la maladresse des maîtres ? Les notes marginales du registre de l’école permettent d’observer au moins jusqu’en 1811 la constance du phénomène.
- A la mi-mai 1806, Molard avait souhaité réserver à un seul professeur l’exclusivité d’un enseignement graphique qui, selon lui, y gagnerait ainsi en cohérence. Cécile, grâce à son expérience égyptienne^), semble avoir gagné cette préséance auprès de l’administrateur.
- (15) Musée national des techniques. Archives, 9/14.
- (16) Bonaparte chargea Cécile, avec quelques autres, dont Nicolas-Jacques Conté, des dessins préparatoires à l’ouvrage Description de l’Egypte ou recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Egypte pendant /’ expédition de l’armée française, somme publiée en luxueuses livraisons, sous la direction de Jomard, entre 1809 et 1828. A compter de novembre-décembre 1801, date de son retour au Conservatoire, Cécile émarge à nouveau l’état de traitements du personnel de l’établissement.
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- Fig. 7. - Balancier. Lavis de Dromard.
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- Fig. 8. - Chariot pour le transport des palmiers. Lavis de Laisné.
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- Les premiers codes d’enseignement (1807)
- Jusqu’au début de l’année 1807, le fonctionnement de l’école s’inscrit dans un contexte peu favorable : incertitudes du contenu pédagogique ; intervention ponctuelle, empirique, peut-être mal pensée des dessinateurs-professeurs (Dromard, Bénard, Cécile)... La décision même de faire reposer sur le seul Cécile le poids de cette mission formatrice ne s’avère pas pérenne. Dans une lettre-bilan, datée du 1er janvier 1807, Molard écrit au ministre : « Le nombre des élèves qui composent déjà L’Ecole de dessin du Conservatoire des Arts et Métiers, (...) les connaissances variées que doivent réunir les professeurs pour remplir dignement la tâche qui leur est imposée ; considérant d’ailleurs que les dessinateurs du Conservatoire, indépendamment de l’enseignement, sont chargés de la copie des dessins nécessaires à l’expédition des brevets d’invention ; (...) de la confection des dessins des outils, instruments et machines qui composent les collections du Conservatoire, enfin des dessins des différentes inventions que Votre Excellence juge convenable de transmettre aux préfets de départements pour propager la connaissance des découvertes utiles ; ces différents motifs nous ont déterminé à demander à Votre Excellence un professeur de plus pour l’enseignement de la théorie et un professeur-adjoint pour la figure, les ornements et le dessin pour étoffes brochées et façonnées (...)(17). » Cette requête, où transparaît une organisation irrationnelle, exprime aussi la contrainte pédagogique ressentie par les dessinateurs.
- Pour remédier à cette situation, le ministère demande à Molard une proposition de règlement. Dans ses grandes lignes, le projet de l’administrateur marque beaucoup d’ambition ; trop peut-être. N’envisage-t-il pas pour composantes de la formation, l’arithmétique, la géométrie élémentaire et descriptive, le nouveau système métrique, le dessin de figure, la statique, la dynamique et l’hydrodynamique, la stéréotomie, la menuiserie ; enfin, comme il se doit, le lavis ? Au vu d’un tel canevas, parce qu’il y perçoit une concurrence à l’Ecole polytechnique, le ministre écrit à Molard : « J’ai lu avec attention le plan d’enseignement théorique et pratique du Dessin que vous m’avez adressé le 1er de ce mois : ce plan m’a paru tracé sur une trop grande échelle. Au lieu d’une simple école de Dessin, vous me proposez la
- (17) Musée national des Techniques. Archives, 9/66, p. 10.
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- création d’une école où l’on enseigneroit presque toutes les sciences Mathématiques. Cet enseignement ne saurait convenir au Conservatoire (...)(18>. »
- L’administration de tutelle voudrait donc ne retenir que deux axes pédagogiques : la géométrie descriptive, conformément aux principes énoncés par Gaspard Monge<19) ; le dessin proprement dit (de la figure, des ornements ; celui des modèles pour étoffes brochées et façonnées).
- Mais cette ligne de conduite ne satisfait pas les ambitions de Molard pour le Conservatoire. Dès 1806, l’administrateur avait pressenti deux nouveaux professeurs, Dewailly et Gaultier. Une décision ministérielle du 16 janvier 1807 entérine leur affectation à l’Ecole de dessin. Leurs appointements s’élèvent à 2.000 francs annuels. Louis Gaultier, ancien élève de l’Ecole Polytechnique, a été professeur à l’Ecole des pages de l’Empereur. Sa compétence est grande en mathématiques, en statique et en histoire naturelle. On lui confie l’enseignement de la géométrie élémentaire et descriptive, de l’arithmétique, des rudiments de statique et de dynamique. Dewailly, peintre et dessinateur d’ornements et de sujets d’histoire naturelle, organise le cours de dessin de figure, d’ornement, de modèles pour étoffes brochées et façonnées. De fait, les astreintes des anciens dessinateurs-professeurs, Cécile, Bénard et Dromard, se trouvent notablement allégées. Ils enseignent désormais le dessin de machines, leur domaine de prédilection.
- A la suite de ce remaniement, les cours débutent dès le 1er février 1807. Les maîtres examinent le degré d’instruction de chaque élève afin d’établir trois « classes de niveau ». Vingt-sept inscrits ; tel est l’effectif de l’année. Le 6 septembre suivant (jour de la Saint Napoléon !), la distribution des prix revêt un caractère très solennel. Le ministère de l’Intérieur et les mairies parisiennes sont représentés par Messieurs Hachette (examinateur, professeur de géométrie descriptive à l’Ecole Polytechnique^20) et Lansel (officier ministériel).
- (18) Archives du CNAM. Cadran solaire, 3 EE/1.
- (19) Il publie sa Géométrie descriptive en 1799.
- (20) Jean Nicolas Pierre Hachette, géomètre et membre de l’Institut, publia notamment un Cours de géométrie descriptive (sans lieu ni date, pour l’originale), et des Eléments de géométrie à trois dimensions (Paris, chez l’auteur, 1817).
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- Fig. 9. - Poêle russe. Lavis de Peyry.
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- Fig. 10. Charrue du duc de Bedford, dessinée par Dromard.
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- L’école en devenir (1808-1814)
- Du 12 janvier 1807 à la fin de l’Empire, l’Ecole de dessin du Conservatoire comptera trois cent vingt-neuf élèves. Elle prend alors un second souffle.
- Entre 1808 et 1810, Claude-Pierre Molard désigne couramment L’Ecole de géométrie descriptive et de dessin. C’est que la « descriptive » de Monge apparaît plus que jamais comme l’atout fondamental du graphisme technique. Cette discipline doit s’entendre en relation constante avec les autres volets de l’étude et il n’est pas insignifiant que l’examinateur Hachette remarque, dans son allocution devant la « promotion » 1809 : « (...) il serait peut-être à désirer que l’enseignement du dessin des machines fût moins isolé des autres branches de l’instruction. La seule partie de ce dessin qui soit nécessaire pour l’exécution des machines, c’est le trait ou la mise en lignes au moyen de la règle et du compas ; on pourrait d’abord occuper les élèves de cette partie, et ne leur parler du lavis ou des ombres que lorsqu’ils auraient étudié la géométrie descriptive. Il en résulterait cet avantage que les élèves étudieraient d’après le trait un plus grand nombre de machines et qu’ils s’habitueraient à ne faire les opérations graphiques qu’après les avoir comprises^2». » Autrement dit, l’inspecteur regrette que soit exigée des élèves la copie de lavis dont la clef théorique leur échappe. On peut donc supposer que la coordination des anciens professeurs avec les nouveaux ne s’instaure pas encore correctement.
- En 1809, le bibliothécaire Gruvel assure un enseignement technologique. A la même date, il n’est plus fait mention de Bénard comme professeur du dessin de machines. Mais le 12 juin 1811, le ministre de l’Intérieur nomme Cécile architecte-directeur de la machine de Marly. Bénard revient aux côtés de Gaultier, Dewailly et Dromard, compenser le départ de son collègue^22).
- D’une année sur l’autre, l’effectif s’accroît à rythme lent. La moyenne d’âge tend à augmenter, se situant entre 15 et 19 ans. Les élèves sont les observateurs privilégiés des multiples objets dont s’enrichit le Conservatoire. Mis en regard des machines qui les inspirent, les lavis d’étude exécutés d’après nature par les professeurs permettent à ces jeunes apprentis-dessinateurs de saisir de façon vivante la réalité technique. En règle générale, la démonstration, les travaux pra-
- (21) Musée national des Techniques. Archives, 9/66, p. 48.
- (22) cf. Musée national des Techniques. Archives, 9/66, p. 156.
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- tiques sont mis en exergue à l’enseignement. L’administrateur Molard, directeur de droit de l’Ecole de dessin, fait construire par exemple en 1811, sous les yeux des étudiants, une noria commandée par le ministre de la Police générale pour une ferme à Mainville.
- A l’automne 1813, dans le texte préparatoire d’une affiche d’information sur l’école, le Conservatoire décrit dans le détail les différents cours qui s’y donnent. Nous trouvons alors trois sections : les mathématiques, le dessin de machines et d’architecture, celui de la figure et des ornements. Rien de neuf dans la méthode, depuis 1807.
- L’enseignement des mathématiques se scinde en trois niveaux : vers le premier, on dirige les élèves qui n’ont que des notions d’arithmétique afin de leur apprendre le système métrique. Dans la seconde classe, l’étude porte sur la géométrie élémentaire et sur les bases de la géométrie descriptive. Dans la troisième sont envisagées les applications de la descriptive au tracé des engrenages et courbes diverses. Gaultier assure les deux cours supérieurs ; Armonville (qu’on voit ici nommé pour la première fois)(23\ celui d’initiation.
- La deuxième section, dirigée par Dromard et Bénard, correspond au dessin de machines et d’architecture. Elle se divise également en trois classes. La plus faible a pour objet les éléments d’architecture ; la seconde exerce à la copie des dessins de machines et d’instruments ; la plus élevée autorise les élèves confirmés à concourir aux épreuves de dessin de machines, d’outils ou d’instruments, « ainsi qu’à la composition et description de nouvelles machines, d’après des programmes. »
- La troisième section, celle de la figure et des ornements, est menée par Dewailly.
- Ce témoignage, consigné dans le registre de l’école, est le plus circonstancié que nous possédions sur les modalités de l’enseignement à la fin de l’Empire324)
- (23) Jean Régnault Armonville avait été élève de l’Ecole des arts et métiers de Châlons. Le 6 mars 1809 (à 23 ans), il est admis à l’Ecole de dessin du Conservatoire, dont il ne suivra pas les cours. Il y sera nommé professeur quelques années plus tard. Dans le même temps, il est également secrétaire de l’établissement. Le 28 août 1816, on lui confie encore l’enseignement de la géométrie élémentaire à l’Ecole de dessin. Le 16 mars 1829, Armonville sollicitera le poste de sous-directeur laissé vacant par la mort de François Emmanuel Molard (Musée national des techniques. Archives, 7/65).
- (24) Un autre plan d’organisation, non daté (mais datable de 1809), avait été rédigé par Molard (Archives du CNAM. Cadran solaire, 3 EE/1). Il est légèrement différent du projet de janvier 1807, et préfigure déjà en partie le programme de 1813, sinon qu’on y trouve une quatrième section, la technologie, dont le bibliothécaire Gruvel assure l’enseignement, comme on l’a mentionné plus haut. Le projet de 1807 avait proposé de confier à ce dernier la bibliographie des machines.
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- Fig. 12. - Machine à tailler et figurer les limes d’horloger. Lavis de Delamotte.
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- Elèves et Professeurs
- Le fonds du Portefeuille de Vaucanson a recueilli, selon des critères de sélection qui nous sont inconnus, quelques-uns des exercices d’élèves, dans le cadre de l’Ecole de dessin. Trop peu, hélas ! De ce matériel graphique se dégagent, outre l’application touchante des jeunes étudiants, les codes normatifs du dessin de machine, d’outil ou d’instrument, sous l’Empire, alors que va bientôt s’amorcer l’explosion du dessin industriel. Bien sûr, les propres dessins des graphistes de l’établissement (épures, lavis d’étude, plans de brevets...) traduisent au mieux ces spécificités stylistiques et les valeurs idéologiques, esthétiques ou techniques qui s’y rattachent. Mais les plans d’élèves expriment plus précisément les processus de transmission de ce savoir-faire graphique, à la fin de l’ère pré-industrielle.
- Au détriment de l’image en perspective, on préconise la projection orthogonale, dont l’usage dans les dessins de machines est déjà bien fixé au milieu du XVIIIe siècle. L’avènement de la géométrie descriptive, dont on fait grand cas, entraîne la multiplication des vues en projection d’un même objet. La formule la plus fréquente de l’épure ou du lavis est le « deux-plans » : sur une même feuille, la machine se trouve représentée en élévation et en plan additionnel (généralement une vue de dessus ou vue plongeante). C’est le cas de la très belle épure d’un moulin à blé (fig. 2), que donne Henry Louis Androu, à l’âge de 15 ans. Cet élève, dont l’inscription initiale remonte au 6 octobre 1810, ne quittera l’école qu’en février 1814, après avoir été primé deux fois. L’épure présentée ici, datée du 10 juin 1812 et contresignée par Dromard, a été exécutée à l’encre, sur traits préalables de crayon. La feuille montre par transparence l’usage obligé du compas. Dans sa rigueur et sa sévérité, ce dessin utilise toutes les nuances du trait, gras ou maigre, continu ou pointillé ; chacune de ces nuances correspondant à une signification conventionnelle. Le dessin du pied de graphomètre (fig. 3) dû à Chenavard le 3 mai 1812, constitue un deux-plans mixte, mi-lavis, mi-épure. Les dessins de charrues d’Homot et Petit constituent deux autres occurrences du deux-plans, traité en lavis cette fois. Etienne Homot suit les cours de l’école à partir du 6 décembre 1808. On possède de lui un lavis de charrue, daté du 20 juin 1810 (fig. 4). Amédée Adrien Petit entre à l’Ecole de dessin le 28 juin 1809, à l’âge de 14 ans. Il obtient une mention honorable en 1810, une autre en 1811 ; puis l’année suivante, le premier prix de l’école. Son lavis d’une charrue de Brie en usage en Lorraine (fig. 5), daté du 24 octobre 1811, est un deux-plans de fort belle qualité.
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- Comme on l’a signalé, les cours comprennent la figure et l’ornement, deux des cinq disciplines qui composent les arts plastiques. La figure recouvre toutes les représentations du corps humain (ou de personnages mythologiques tels que sphinx et centaures). Elle est employée quelquefois par les dessinateurs du Conservatoire, comme dans cette image de la balance à bascule de Kettle (fig. 6). Mais nous n’avons pas d’exemple de son utilisation dans les dessins d’élèves. L’ornement s’applique aux parties accessoires de la composition, extérieures au fonctionnement technique de l’objet figuré. La représentation « hyperréaliste » des machines suppose son usage dans bien des cas. Le lavis d’un balancier (fig. 7) exécuté par Dromard, en est un exemple parlant. Deux formulations de l’ornement sont données par l’élève Laisné, le 13 février 1812, avec le très charmant lavis d’un chariot pour le transport des palmiers (fig. 8), et par l’élève Peyry, le 27 mai 1812, dans un lavis de poêle russe (fig. 9).
- On n’insistera pas sur la partie la plus théorique du programme, c’est-à-dire les mathématiques. Il convient de s’arrêter par contre sur la méthode du lavis. Avant l’irruption du dessin industriel, dans les années 1820, le lavis représente en effet une finalité du dessin technique. Le rendu, c’est-à-dire l’enrichissement chromatique du dessin dans le but de suggérer au regard les volumes et les matières, est l’objectif du plan lavé. Au contraire de Y aplat, qui s’arrête à décrire la matière uniforme, la teinte fondue (fig. 10) veut définir le volume. Le fondu, qui sera remplacé dans le courant du XIXe siècle par le dégradé, nécessite beaucoup d’agilité dans l’application de l’aquarelle. C’est à cette épreuve difficile que le virtuose Dromard entraîne ses élèves.
- L’un d’eux, Sébastien Aimé Charles Delamotte, a laissé trois lavis où sont employés aplats et fondus : un niveau de graphomètre (fig. 11 ), daté du 11 février 1811 ; une machine à tailler et figurer les limes d’horloger (fig. 12), dessinée peu après ; enfin un ensemble de pignons et roues dentées (fig. 13). Le premier de ces dessins, celui du niveau de graphomètre, doit rendre compte des volumes cylindriques du laiton, ce qui justifie le recours au fondu. Ce dessin pose d’ailleurs problème : comment l’élève Delamotte, admis à l’école depuis moins de quatre mois, pouvait-il avoir atteint déjà une telle maîtrise ? Les professeurs auraient-ils, à l’occasion, prêté main forte à l’exécution de certains dessins d’élèves ? Le deuxième lavis de Delamotte est un trois-plans (de haut en bas, deux vues de côté et une vue plongeante). L’élève l’a exécuté un peu plus de six mois après son entrée à l’école. Les pièces de la machine étant plates (à l’exception des poignées de
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- Fig. 13. - Pignons et roues dentées. Lavis de Delamotte.
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- © Musée des arts et métiers - Paris/Photo (DEPHTI-OUEST)
- Fig. 14. - Tire-bondes. Lavis et épure d’Androu
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- bois), l’aplat prédomine sur les fondus. Le dernier dessin enfin, non daté, illustre très typiquement l’exercice de style axé sur le rendu. Les trois lavis font usage de l’ombre portée.
- Notre corpus iconographique est trop maigre pour évoquer de façon signifiante les objets choisis comme modèles. Ils peuvent recouper des thèmes majeurs de la recherche technique sous l’Empire, comme le machinisme agricole ; aborder des domaines très généraux : la locomotion, la mécanique élémentaire ; ou au contraire s’en tenir à des sujets anecdotiques : témoin ce lavis de deux tire-bondes (chacun en trois-plans, dont une épure) (fig. 14), fait par Androu le 15 juin 1812.
- On requiert de l’élève une qualité d’imitation : les dessinateurs de l’ancienne génération, comme Dromard, enseignent le dessin de machines à travers leur griffe et leur palette personnelles. Contrairement aux intentions vaguement avancées dans les programmes, la conception n’est pas encouragée. Le dessin, en un mot, est postérieur à la machine et n’a pas encore le statut de plan d’exécution qui situera bientôt nombre de dessins industriels. On forme donc plutôt des artisans que des ingénieurs. A cet égard, l’Ecole de dessin, sous l’Empire, ressortit encore partiellement à une logique de l’apprentissage^.
- De 1800 à 1806, c’est-à-dire avant la première réforme de l’école, le sort de vingt-sept élèves nous est connu : cinq vont en atelier ; huit sont placés dans des manufactures (dont six dans des filatures) ; trois embrassent la profession militaire ; quatre deviennent négociants ; trois autres, professeurs (notamment de géométrie). On relève trois admissions à l’Ecole polytechnique. Enfin, on évoquera à la suite le « cas Le Blanc ». De 1807 à 1814, le registre de l’école omet tout détail sur l’insertion professionnelle des élèves. Une note de Claude-Pierre Molard, rédigée autour de 1812, précise que plusieurs d’entre eux « (...) ont été admis dans les sapeurs du génie et (...) y ont même obtenu des grades, d’autres sont employés au bureau des fortifications du génie. Quelques uns [ont] été reçus à l’école impériale de St Cyr pour l’artillerie [.] il en est entré dans l’artillerie de la marine. L’Ecole du Conservatoire a depuis formé des eleves qui sont employés comme conducteurs de travaux (...). Enfin le plus grand nombre [,] fils d’arti-
- (25) Sur ces questions de pédagogie du dessin technique, voir : Yves Deforge. Le Graphisme technique, son histoire et son enseignement. Seyssel, Champ Vallon, 1981, pp. 224-227.
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- sans [,] dirigent les ateliers de leurs parents avec un succès remarquable, ou ont été placés très avantageusement dans les principaux atteliers et manufactures tant de paris que des departements(26). »
- De ces classes successives, pour la seule période de l’Empire, peu de grands noms émergent. Celui toutefois de César Nicolas Louis Le Blanc doit être retenu. Le fils du célèbre chimiste s’inscrit en 1804 à l’Ecole de dessin. Deux ans plus tard, il y remporte le premier prix. Le cadastre de France l’emploie ensuite comme surnuméraire. Mais son regard reste tourné vers le Conservatoire. Dans son budget prévisionnel pour 1815, Molard insiste sur le grand âge de Beuvelot et la nécessité d’accorder sa retraite au vieux dessinateur^7). Il choisit Le Blanc pour assurer la relève. Le jeune artiste a déjà dessiné et gravé divers ouvrages : De la Richesse minérale, d’Héron de Villefosse^28) ; Essai sur les horloges publiques, d’Antide Janvier^9). Sous la Restauration, Le Blanc devient l’un des premiers dessinateurs industriels français, et sans aucun doute le plus éminent de son époque. Parmi plusieurs œuvres d’importance, son Recueil de machines, instrumen[t]s et appareils qui servent à l’économie rurale illustre magnifiquement les dons de dessinateur-graveur de Le Blanc. Après sa mort, survenue en 1835, son bureau de dessin indépendant, source d’innombrables plans de machines, sera dirigé par sa veuve.
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- Le 31 août 1814, peu après la destitution de Napoléon, les cours de dessin du Conservatoire sont brusquement interrompus. On songe alors à les remplacer par une « école de perfectionnement », mais le contexte politique entrave cette visée. Deux années passent. Le 1er octobre 1816<30>, sur des principes et un règlement en tous points repensés, l’école rouvrira ses portes. Ce n’est que plus tard qu’elle prendra le surnom de Petite Ecole.
- (26) Bibliothèque du CNAM. Archives, 144.
- (27) Musée national des techniques. Archives, 7/130.
- (28) Antoine Marie Héron de Villefosse, De la Richesse minérale, considérations sur les mines, usines et salines des différents Etats (...), Paris, imprimerie de Levrault. Une partie du travail de gravure avait seule été réalisée en 1815, puisque l’ouvrage fut publié de 1810 à 1819.
- (29) Antide Janvier, Essai sur les horloges publiques, pour les communes de la campagne (...), Paris, chez l’auteur, 1811.
- (30) Cette reprise est légèrement retardée par le nombre d’abord trop modeste d’élèves.
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- Les Cahiers d’histoire du CNAM
- Un professeur de l’Ecole de dessin du Conservatoire : l’architecte et ingénieur François-Charles Cécile (1766-1840), membre de la Commission des sciences et arts d’Egypte®
- Patrice Bret*
- Nous savons sans doute assez peu de choses de l’enseignement aux origines de Y Ecole gratuite de dessin appliquée aux arts du Conservatoire des arts et métiers, sous le Premier Empire®. La reconstitution de la carrière de François-Charles Cécile, devrait permettre de combler un peu cette lacune en cernant les aptitudes et les centres d’intérêt de l’un des professeurs®.
- * Centre national de la recherche scientifique, UPR 21.
- 1. Cette étude a été partiellement préparée dans le cadre d’une mission de recherche auprès de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire (IFAO). Je tiens à remercier MM. Nicolas Grimai, directeur de l’IFAO, et Christian Decobert, directeur des études arabes de l’IFAO, Mlle Dominique de Place, documentaliste du Centre d’histoire des techniques (CDHT) du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), ainsi que M. Charles Frélaut et la conservation du Musée-Promenade de Marly-le-Roi - Louveciennes.
- 2. Voir cependant Dominique de Place, L’incitation au progrès technique et industriel en France de 1783 à 1819, d’après les Archives du Conservatoire des Arts & Métiers, Paris, mémoire de l’EHESS, 1981, pp. 130-137.
- 3. Des éléments biographiques sur Cécile ont été publiés par René Tresse, Une reconversion industrielle sous le Directoire. Le bureau de dessin du Conservatoire des Arts et Métiers, Techniques et Civilisations, 5 (1956), 87-98 (95), qui cite, malheureusement sans référence, le document suivant (repris par J. Payen : cf. note 9): « Elève du citoyen Renard, architecte et étudiant à la ci-devant Académie d’Architecture et cultivant l’art de la mécanique, chez les citoyens Perrier où il a conduit les ateliers pour la fabrication des canons, chargé de dessiner les machines propres au travail des éguilles, ainsi que des positions exactes des ouvriers, tant de cette partie que des autres arts mécaniques. » - Voir aussi P. Bret, Les oubliés de Polytechnique en Egypte : les artistes mécaniciens de la Commission des Sciences et des arts, in Scientifiques et Sociétés pendant la Révolution et l’Empire, Paris, CTHS, 1990, pp. 497-514 (503,510).
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- Une formation essentiellement pratique
- De la naissance de François-Charles Cécile, nous ne connaissons que la date, le 19 octobre 1766, et le lieu, Paris, ce qui nous prive de précieux renseignements sur son origine sociale®. Par une coïncidence significative de la place nouvelle du dessin et des arts mécaniques dans la France de VEncyclopédie, il naquit l’année même de la création de l’Ecole royale gratuite de dessin. Fondée à Paris par le peintre Jean-Jacques Bachelier, avec l’appui de membres influents de la haute société et de l’Académie des sciences, cette école enseignait « les principes élémentaires du Dessin, relatifs aux Arts mécaniques seulement », au moyen de démonstrations au tableau à l’appui d’une série de modèles gravés spécialement pour « former une suite d’instruction théorique & pratique, au moyen de laquelle, pendant les six années d’étude, un Elève peut être en état de se rendre un ouvrier distingué »(5). Le jeune Cécile la fréquenta-t-il, comme des milliers de jeunes gens intéressés par la technique et comme certains de ses futurs collègues® ? Nous n’en savons rien, comme nous ignorons tout de sa formation initiale. Les acteurs secondaires de l’histoire sont bien souvent difficiles à connaître.
- Le voile se soulève un peu sur sa formation ultérieure. Dans les années 1780, Cécile fut l’élève de l’architecte Jean-Augustin Renard, et de l’Académie d’architecture, où Julien-David Leroy, professeur d’architecture depuis 1774, donnait un cours hebdomadaire®. A-t-il suivi à l’Académie le cursus complet de deux ou trois ans, non encore sanctionné par un diplôme ? Il est impossible de le savoir. Son nom,
- 4. Jean-Edouard Goby, Les carnets d’Henri-Joseph Redouté, Bulletin de l’Institut d’Egypte, 35 (1954), 82.
- 5. Mémoire sur Y administration et la manutention de l’Ecole royale gratuite de dessin, Paris, 1783, pp. 22-23. Les 1500 élèves étudiaient l’architecture et la géométrie, la figure et les animaux ou les ornements et les fleurs, à raison de deux séances hebdomadaires de deux heures par thème. Voir aussi Arthur Birembaut, Les écoles gratuites de dessin, in Enseignement et diffusion des sciences en France au XVUle siècle (s.d. R. Taton), Paris, Hermann, rééd. 1986, pp. 441-476.
- 6. Notamment Jean-Blaise-Maurice Dromard (c. 1758-1822), qui fut décorateur puis dessinateur du Comité de Salut public où il illustra les instructions techniques de la fabrication des armes, avant d’entrer comme dessinateur au Conservatoire.
- 7. R. Tresse, op. cit. (cf. note 3), 95. Sur la formation des architectes, voir Antoine Picon, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Marseille, Ed. Parenthèses, 1988, et Annie Jacques, L’Académie royale d’Architecture, l’enseignement, dans Les architectes de la Liberté, 1789-1799. Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux Arts, 1989, pp. 27-39. Sur Jean-Augustin Renard (1744-1807) et Julien-David Leroy (1728-1803), voir Charles Bauchal, Nouveau dictionnaire biographique et critique des architectes français, Paris, 1887.
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- en tout cas n’a pas été relevé parmi les lauréats des concours annuels et mensuels. D’ailleurs, Cécile ne semble pas avoir porté le titre d’architecte avant l’Empire.
- Nous sommes moins bien renseignés encore sur l’enseignement scientifique que le jeune homme a pu recevoir. L’Académie d’architecture avait un professeur adjoint pour les mathématiques dont il suivit sans doute les cours. Il s’agissait en l’occurrence d’un excellent professeur de géométrie, Antoine-Rémy Mauduit, qui enseignait également au Collège royal®. Cécile assista-t-il en parallèle aux cours que la capitale offrait en grand nombre, tels ceux de physique de Charles et d’hydrodynamique de Monge au Louvre, ou ceux du Lycée puis du Lycée des arts ? Dans l’affirmative, tout à fait plausible, cela expliquerait mieux une facette majeure de sa carrière ultérieure, celle de mécanicien qui commence sous la Révolution à la tête des ateliers de fabrication de canons chez les frères Périer®.
- En 1778, les frères Périer avaient créé à Chaillot une fonderie équipée de fours à réverbères, pour la fonte des tuyaux de la Compagnie des eaux de Paris puis de machines à vapeuP10). Dès 1786, leur fonderie produisit également des pièces d’artillerie, quoique cette activité ne se développât réellement qu’à partir de la déclaration de guerre en 17920'). Cécile n’y entra peut-être qu’à l’occasion de cette mobilisation industrielle, bientôt accentuée avec la levée en masse de 1793.
- Les débuts au Conservatoire (1797-1798)
- Par quel concours de circonstances, Cécile fut-il conduit à entrer ensuite au bureau des dessinateurs du Conservatoire des arts et métiers le 20 avril 1797 comme simple dessinateur auxiliaire — le dessinateur en titre étant Beuvelot 02) ? Les frères Périer avaient alors abandonné les fabrications de guerre depuis plus de deux ans, mais leur activité se poursuivait malgré la conjoncture. Ce nouveau poste
- 8. Mauduit (1731-1815) enseigna à l’Académie d’architecture et au Collège de France de 1768 à 1812.
- 9. R. Tresse, op. cit. (cf. note 3), 95.
- 10. Jacques Payen, Capital et machine à vapeur au XVIlIe siècle. Les frères Périer et l’introduction en France de la machine à vapeur de Watt, Paris, Mouton, 1969, pp. 107, 138.
- 11. J. Payen, op. cit., pp. 142, 177-185. Voir aussi Camille Richard, Le Comité de Salut public et les fabrications de guerre sous la Terreur, Paris, Rieder, 1921.
- 12. Et non 1796. CNAM Bibl. 92 - cité par Dominique de Place, op. cit. (cf. note 2).
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- de Cécile aurait constitué un déclassement si l’entrée au jeune Conservatoire des arts et métiers n’avait alors été pleine de promesses pour un homme intéressé par le dessin de machines. Cécile fut chargé particulièrement de dessiner les machines utilisées dans la fabrication des aiguilles et les positions des ouvriers dans tous les arts mécaniques^* 3 * 5). Si l’on a pas conservé de dessin de lui en ce domaine, ceux de l’Atelier de perfectionnement conservés par le portefeuille industriel du Conservatoire donneront une idée claire de ce type de dessin didactique, dans la lignée de Y Encyclopédie et de la Description des Arts et métiers publiée sous les auspices de l’Académie des sciences)14). Mais l’ambition de Cécile ne s’arrêtait pas là.
- L’expédition d’Egypte (1798-1801)
- Choisi pour partir en Egypte avec Conté, l’un des trois démonstrateurs du Conservatoire, il fit le voyage avec lui sur le Franklin , en compagnie du mathématicien Fourier, des architectes Norry et J.B. Lepère et de quelques autres membres de la Commission des sciences et arts)15). Peu après le débarquement à Alexandrie, il fut adjoint à Conté par le général Caffarelli, comme les autres artistes mécaniciens de la Commission, pour l’étude des arts et métiers égyptiens (j6 juillet 1798)06). Sous ses ordres, il participa également à la construction de fourneaux à réverbère pour rougir les boulets et d’une pompe à incendie flottante, ce qui lui valut les regrets de Kléber à son départ)17).
- 13. R. Tresse, op. cit. (cf. note 3), 95.
- 14. Voir les dessins reproduits par R. Tresse, Les Dessinateurs du Comité de Salut public. Les
- circonstances - Les exécutants - Les destinataires - Les oeuvres, Techniques et Civilisations,
- 5 (1956), 1-10.
- 15. Service historique de l’Armée de Terre (SHAT), B6 * * * 10 187. Cécile appartenait à la 3ème
- classe d’émoluments, avec rang d’officier subalterne (Etat du 23 août 1798, SHAT, B6 6 -
- Voir P. Bret, op. cit. : cf. note 3). Un portrait de Cécile par Dutertre a été gravé dans Louis
- Reybaud et ail., Histoire scientifique et militaire de l’expédition d’Egypte, Paris, 1830-1836,
- 10 vol. (t. 7, vis-à-vis p. 302).
- 16. Caffarelli à Conté, Alexandrie, 18 messidor an 6 (Arch. Thénard, CIb/15). Sur Conté, voir P. Bret, Nicolas-Jacques Conté (1755-1805), démonstrateur, administrateur du Conservatoire, in Dictionnaire des professeurs du Conservatoire des Arts et métiers, s.d. C. Fontanon et A. Grêlon (sous presse).
- 17. Kléber à Bonaparte, Alexandrie, 17 fructidor an 6, publiée dans Henry Laurens, Kléber en Egypte, 1798-1800 (1ère partie : Kléber et Bonaparte, 1798-1799), Le Caire, IFAO, 1988, 1.1, pp. 88, 285-286.
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- Au Caire, il fut à nouveau placé sous les ordres de Conté que Caffarelli chargea, au nom de Bonaparte, de créer des ateliers mécaniques pour fournir à l’armée ce qu’elle ne pouvait plus aisément tirer de la métropole depuis le désastre d’Aboukir (21 septembre)*18). Ecarté de la direction de l’un des dix ateliers créés, Cécile refusa d’abord de dessiner les machines conçues par son chef. Malgré le soutien de l’ordonnateur Sucy, il finit néanmoins par se soumettre après avoir, en contrepartie, obtenu de Caffarelli, le 16 octobre, l’autorisation de présenter également ses propres travaux*1?).
- Aussi soumit-il bientôt à l’Institut d’Egypte un projet de moulin à vent, mécanique encore inconnue au Caire et dont Bonaparte avait ordonné la construction pour approvisionner l’armée en farine. Dans sa séance du 1er novembre, l’Institut renvoya le projet à une commission formée du mathématicien Monge, du physicien et officier du Génie Malus et de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Le Père. Ce dernier présenta un premier rapport le 11, à la suite duquel la commission, élargie aux mathématiciens Costaz et Fourier, fut chargée de comparer le projet de Cécile à celui de Conté, en cours de fabrication dans les ateliers mécaniques. Quatre jours plus tard, il fut finalement rejeté, sur un nouveau rapport de Le Père, après la visite de l’atelier où Conté construisait les machines qui équipèrent bientôt les moulins à vent des environs du Caire*20).
- Cécile renonça à présenter ses modèles. On sait peu de choses de sa vie au Caire. Selon son collègue le peintre Henri-Joseph Redouté, qui le porte comme « dessinateur, mécanicien hydraulicien », il vivait avec Fouquet, chef de l’atelier de gravure, et le négociant marseillais Audiffret, dans une maison de la rue du palais de Qacim bey, où logeait l’Institut et une grande partie des savants de la Commission des sciences et arts*21). D’août à octobre, il suivit la mission Fourier en Haute-Egypte, jusqu’à l’île de Philae au sud d’Assouan. Il en rapporta une quarantaine de dessins d’antiquités dont la liste est détaillée par
- 18. Caffarelli à Conté, Le Caire, 5e jour complémentaire an 6 (Arch. Thénard, CIb/20).
- 19. Caffarelli à Cécile, 25 vendémiaire an 7 (SHAT, B6* 95).
- 20. Décade Egyptienne, I, 196, 219. Voir aussi Jean-Edouard Goby, Premier Institut d’Egypte. Restitution des comptes rendus des séances, Paris, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, nouv. série, t. VII, 1987, p. 24-27, n°132, 151, 162.
- 21. J.E. Goby, Où vécurent les savants de Bonaparte en Egypte ?, Cahiers d’histoire égyptienne, 5-6 (1953), 290-301.
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- le Courrier d’Egypte^. Mais Cécile n’oublia pas non plus de relever les techniques traditionnelles propres à cette région aride subtropicale où se cultive la canne. On lui doit le dessin de moulins à sucre et à farine^23), de plusieurs machines hydrauliques destinées à l’arrosage(24), et d’outillages divers^25). La publicité que Desgenettes dans son journal ou Costaz à l’Institut d’Egypte firent autour de ses dessins non dénués de qualités, laissa sans doute croire à Cécile qu’il pouvait briguer un siège dans cette assemblée — laquelle avait, dès l’origine,
- 22. Courrier de l’Egypte, n° 52, pp.2-3 (19 nivôse 8) : «Note des vues perspectives et dessins de détail des monumens de la haute Egypte, par le citoyen Cécile, membre de la commission des arts :
- - Ile de Philéh [Philae]. Vue du grand temple et du pavillon carré; Dessin de plusieurs tableaux en bas-relief, pris au petit temple près le grand môle ; Dessin d’un tableau avec tous ces hiéroglyphes, pris au pavillon carré ;
- - Ile d’Eléphantine [à Assouan]. Dessin d’un bas-relief, pris sur une face du petit temple ; Dessin d’un bas-relief dans l’intérieur du petit temple ;
- - Ombous [Kom Ombo], Vue perspective du temple.
- - Elfou [Edfou], Vue de l’intérieur du temple ; Dessin d’un bas-relief sur la face à droite, en entrant sous le portique ; Dessins de quelques meubles pris au petit temple ; Dessin d’une cérémonie sépulcrale, pris à la grotte (cité par Costaz dans son «Mémoire sur les restes de la Ville d’Eleithias...», lu le 12 décembre 1799, Décade Egyptienne, III, 126);
- - Esnék [Esna], Vue d’un petit temple sur la rive droite du Nil ; Dessins de douze chapiteaux, pris au temple ;
- - Ermanth [Herment], Vue du temple ;
- - Luxor [Luqsor], Vue des môles, des obélisques et des colonnes ; Vue générale du temple, prise derrière les môles avec les habitations modernes.
- - Karnaq. Vue générale ; Vue du palais, prise près le petit temple de granit ; Vue de l’entrée du grand palais, prise au pied du grand môle ; Vue de la belle porte conservée et du palais; Dessin du colosse placé à l’entrée du grand palais, et d’une figure assise à tête de lionne.
- - Médinet-Abou. Vue des môles avec le portique et le temple dans le fond ; Dessin d’un bas-relief représentant un combat naval ;
- - Memnonium. Vue du temple ;Dessin d’une belle tête bien conservée.
- - Tombeaux des rois. Dessins de fauteuils d’armes ; Dessins d’une figure couchée et d’un siège.
- - Dendérah. Vue détaillée du temple ; Dessins de détail du fût d’une colonne et de plusieurs figures sculptées sur le temple.
- - Kaouel-Kebir. Ruines d’un temple.
- - Achemoulin. Ruines d’un temple.
- - Antinoé. Vue de l’arc de triomphe ; Vue d’un portique ; Vue de la grande colonne ; Dessin de la base de la grande colonne ; Dessin du torse d’Antinoüs ; Différentes vues prises en voyageant sur le Nil ».
- 23. La Description de l’Egypte en a tiré les planches VII du t. II de l’Etat moderne (Vue, plans et coupes du moulin à sucre - explications : éd. Panckoucke, t. XII, 419-421) et IX, fig. 8, 9 et 10 (plan, élévation et coupe du moulin à farine).
- 24. Ibid., pl. III (Vue et détails de la roue à jantes creuses, ou machine à arroser - explications: éd. Panckoucke, t. XII, 408-409) et pl. VI (Vue et détails de deux machines à arroser, appelées chadouf et mental - explications : éd. Panckoucke, t. XII, 416-418).
- 25. Ibid., pl. XXX (Outils et instruments), avec A. Delile (explications de la planche : éd. Panckoucke, t. XII, 492-498).
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- accueilli Conté dans sa section de physique. Le 21 janvier 1800, le peintre Dutertre présenta, au nouveau siège créé à la section de Littérature et Arts, la candidature de Cécile, ainsi que celles du musicien Villoteau et de l’architecte Protain. Ce dernier fut élu*26).
- En compagnie de 1’ ingénieur-géographe Jomard, Cécile mesura les degrés de la pyramide de Khéops - tandis que Conté les faisait mesurer avec son baromètre par Coutelle*27). Enfin, le zoologiste Savigny attacha son nom à celui d’un passereau d’Egypte, le pipi de Cécile<28).
- Cécile rentra en France avec les ingénieurs des Ponts et Chaussées Fèvre, Villiers, Dubois-Aymé et Jollois, embarqués sur Y Amie o Sincero parti du port neuf d’Alexandrie le 25 septembre 180F29). Cela laisse à penser qu’il avait quitté Le Caire avec le gros de la Commission des sciences et arts, car Conté et les membres des ateliers mécaniques du Caire étaient rentrés séparément à la suite de la capitulation de la capitale. Les listes de rapatriement le portent comme «ingénieur mécanicien» de la Commission30). Après son retour, il participa de façon marquante à la Description de l’Egypte en en donnant le célèbre frontispice, un grand nombre de dessins d’archéologie, notamment de Louxor et de Philae*31), ou d’arts et métiers, comme les machines déjà mentionnées ou le le fabricant d’étoffes de laine, dans une série dominée par les dessins de Conté<32).
- Retour au Conservatoire : l’école de dessin (1802-1811)
- A son retour, Cécile retrouva aussi son poste de dessinateur au Conservatoire. En 1802, il fut chargé de dessiner la pendule astrono-
- 26. J.E. Goby, Premier Institut d’Egypte (cf. note 19), p. 65, n°423.
- 27. «Tableau des hauteurs de tous les degrés de la grande pyramide, à partir du sommet, mesurés par MM. Jomard et Cécile» (Description de l’Egypte , Antiquités , 1.1, 535-536 ; éd. Panckoucke, t. VII, 71-73). La même mesure a été effectuée par des officiers d’artillerie pour le compte du colonel Grobert. L’astronome Nouet en fit une autre par trigonométrie.
- 28. Savigny nomma également un pipi de Coutelle. Faut-il y voir quelque malice ?
- 29. Prosper Jollois, Journal d’un ingénieur attaché à l’expédition d’Egypte, Paris, 1904, p. 161.
- 30. SHAT, B6 189.
- 31. Description de l’Egypte, Antiquités, respectivement t.III, pl. 3, 13 et t.I, pl. 67. Voir aussi t.I, pl. 25 et 27. Le département des Antiquités égyptiennes du Louvre conserve des travaux préparatoires de Cécile : sept aquarelles sur la Haute Egypte et un dessin sur les pyramides de Gizeh (E 17384-17391).
- 32. Voir ci-dessus notes 22 à 24 et Description de l’Egypte, t. XIV, 3. Comme Dutertre et quelques autres, Cécile avait d’abord envisagé de publier ses œuvres à son compte.
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- mique de l’horloger Janvier qui avait obtenu une médaille d’or à l’exposition de l’an X*33) ; l’année suivante, d’un travail pour un plateau de presse*34). Molard, qui avait une grande confiance en ses capacités, lui confiait particulièrement la tâche délicate d’exécuter des dessins d’objets dont il ne possédait «que la pensée»*35). Ce fait même prouve que Cécile possédait des aptitudes intellectuelles et des connaissances mécaniques surpassant celles d’un simple dessinateur exécutant. Il ne s’agissait alors plus de la simple reproduction d’un objet, mais bien d’un travail comportant une part de conception.
- Un poste de dessinateur ne pouvait donc pas satisfaire les ambitions légitimes de Cécile. Aussi, à la mort de Conté (décembre 1805), se porta-t-il candidat à sa succession, avec l’appui de deux hommes de poids, les savants et sénateurs Monge et Berthollet, de l’Institut impérial et de l’Institut d’Egypte*36). Le poste ne fut pas pourvu par mesure d’économie. Mais il devait recevoir bientôt une compensation.
- Depuis son retour, Cécile participait à l’enseignement que les dessinateurs dispensaient à la petite école de dessin adjointe au Conservatoire et qui vit passer quelques jeunes gens destinés aux arts appliqués, huit seulement jusqu’en 1804, vingt-cinq en 1805*37). La nécessité d’offrir un enseignement plus cohérent sans nuire à l’activité des dessinateurs conduisit Molard à proposer la nomination de Cécile comme unique professeur*38). Le 16 mai 1806, le ministre donna satisfaction à cette requête : Cécile devenait professeur de l’Ecole gratuite de dessin appliquée aux arts, officiellement annexée au Conservatoire après quelques années d’existence de facto*39). Deux autres professeurs furent nommés en 1807, le polytechnicien Louis Gaultier pour la géométrie et le dessinateur Wailly pour la figure et l’ornement*40). Cécile était chargé du dessin de machines et d’archi-
- 33. CNAM, G 43 - cité par D. de Place, op. cit. (cf. note 2), p. 112.
- 34. CNAM, 10° 344.
- 35. CNAM, Bibl. 249 (1812 n°2) - cité par D. de Place, op. cit., p. 113.
- 36. CNAM, 7° 58 - cité par D. de Place, op. cit., p.93.
- 37. Parmi les élèves entrés avant 1805 figurent notamment les fils des chimistes Berthollet et Leblanc — ce dernier futur professeur à la «Petite Ecole» —, du mécanicien Mercklein, du dessinateur Beuvelot, du manufacturier Bardel, membre du Bureau consultatif des arts (CNAM 9° 66).
- 38. Molard au ministre de l’Intérieur, Paris, 10 mai 1806 (CNAM 3 EE/1).
- 39. Ce titre lui était cependant accordé sans changement de traitement ( 1800 F), ni de fonctions (Le ministre à Molard, Paris, 16 mai 1806, CNAM 3 EE/1).
- 40. D. de Place, op. cit. (cf. note 2), pp. 132-133.
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- tecture(41>. L’effectif dépassait alors la centaine d’élèves(42). Ainsi, enl809, la Description de VEgypte lui attribue les titres d’« architecte, professeur de dessin au Conservatoire des Arts et métiers »<43).
- Les archives du Conservatoire fournissent des exemples de travaux que Cécile faisait faire à ses élèves. En 1810-1811 ce sont des copies de plans en coupe et élévation de machines des installations sidérurgiques de Montcenis, et le sujet du concours de fin d’année était la balance de Sanctorius(44>. Les élèves devaient l’exécuter et l’expliquer devant Hachette, examinateur depuis 1807, qui enseignait également la théorie des machines à l’Ecole polytechnique. Les élèves primés recevaient de récents ouvrages reliés, comme la Statique de Monge ou le Traité d’architecture de Duranduu.
- Même après son départ du Conservatoire, Cécile conserva des liens avec l’Ecole gratuite de dessin. En 1814, il était proposé comme examinateur pour les encouragements qui devaient être distribués le 31 août, en compagnie de Mérimée, maître externe de dessin à l’Ecole polytechnique^46).
- La machine de Marly (1812-1840)
- Le dessinateur-concepteur ambitieux, qui faisait maintenant prévaloir son titre d’architecte, avait quitté l’école depuis deux ans et demi. Parallèlement à son enseignement, il poursuivait déjà un projet personnel qui conduisit à sa nomination comme directeur de la machine de Marly, effective le 1er janvier 1812(47).
- Depuis quelques décennies déjà, l’Etat envisageait de remplacer la machine construite dans les années 1680 par Renkin Swalm — alias
- 41. Il était assisté de Dromard. Bénard lui succéda en 1812 comme correcteur des dessins de machines — CNAM Bibl. 249 (1812 n° 2) et fut nommé professeur de dessin de machines et d’architecture en 1816, avec Dromard pour suppléant. Voir D. de Place, op. cit., pp. 112, 132-133.
- 42. 107 admis en 1807 D. de Place, op. cit., p. 131.
- 43. Description de l’Egypte, Antiquités, t. 1, 1809 (volume de planches).
- 44. CNAM Bibl. 249 (1811, n° 16) et 388, cités par D. de Place, op. cit., p. 132.
- 45. Premier registre de l’Ecole de dessin (CNAM 9° 66).
- 46. CNAM, 9° 66.
- 47. CNAM, 7° 121, cité par D. de Place, op. cit., p. 112. Cécile semble porter le titre d’« architecte de l’empereur » en 1811 (L.A. Barbet, p.152 - cf. note suivante). Un volume de planches de la Description de l’Egypte en 1817, l’inscription inaugurale du bâtiment de la machine à vapeur de Marly en 1821 (cf. note 47) et son acte de décès le portent comme « architecte du roi ».
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- Rennequin Sualem — pour alimenter Versailles en eaU48). De nombreux projets de reconstruction furent proposés durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’Académie des sciences avait mis le sujet au concours pour 1785 et, faute de candidat valable, l’avait reporté à 1787. Conté avait été l’un des candidats malheureux. Si l’ingénieur Bralle, l’un des lauréats, avait été nommé directeur de la machine six ans plus tard, l’affaire n’avait pas eu de suite, pas plus que les projets de la Révolution^9).
- Sous le Consulat, Bonaparte ordonna le remplacement de la machine, ce qui relança les projets. Un nouveau projet de Conté fut apprécié par la Société d’encouragement à l’industrie nationale en 1803, mais ce fut finalement celui de Brunet qui fut retenu. Le premier, il parvint à élever l’eau d’un seul jet jusqu’à l’aqueduc, à l’aide d’une machine d’essai (quatre pompes avec un condenseur d’air comprimé sur la la 14e roue)(5°). Son système ne résistant pas aux chocs répétés de l’eau, il fut abandonné en 1807. Brade l’améliora provisoirement en dotant la canalisation de joints de dilatation (compensateurs). Parallèlement, on commença dès 1808 les travaux d’une machine à vapeur projetée par les frères Périer, mais le devis fut bientôt largement dépassé. Une commission en décida donc l’arrêt dès 1811, au bénéfice d’un contre-projet présenté par Cécile, qui s’était associé l’ingénieur-mécanicien Louis Martin, lauréat d’un concours de la Société d’encouragement en 1809 pour la conception d’une machine à vapeuh51). Pour mener à bien son projet, Cécile fut nommé directeur à la place de Brade. Ainsi, grâce à des querelles entre ingénieurs des Ponts et Chaussées, Cécile remplaça-t-il à la fois un ingé-
- 48. Sur l’historique de la machine de Marly, voir l’ouvrage très détaillé de L.A. Barbet, Les grandes eaux de Versailles. Installations mécaniques et étangs artificiels. Description des fontaines et de leurs origines, Paris, Dunod, 1907. La brochure de Charles Frélaut, La machine de Marly, Louveciennes, Ed. Musée-Promenade, 2ème éd. 1988, donne un historique sommaire fort bien illustré pour la compréhension du fonctionnement des machines successives. Pour le contexte technique, voir B. Belhoste et ail., Le moteur hydraulique en France au XIXe siècle : concepteurs, inventeurs et constructeurs, Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences n° 29, 1990.
- 49. François-Joseph Bralle (1750-C.1832) fut directeur de la machine de Marly de 1793 à 1811.
- 50. L.A. Barbet, op. cit. (cf. note 39), p. 143. La machine de Marly avait alors été visitée par Monge, Coulomb et Prony, commissaires de l’Institut pour un projet de machine du Bavarois Joseph von Baader (1764-1835). Procès-verbaux de l’Académie des Sciences, t.5, p.446,12 décembre 1814.
- 51. L.A. Barbet, op. cit., pp. 145-146.
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- nieur de ce corps et un mécanicien de l’Institut, son ancien patron de Chaillou52).
- Dans un premier temps, Cécile équipa la 14e roue d’une machine d’essai qui fonctionna dès l’automne 1813. Du type de celles de la future machine à vapeur, plus simple que celle de Brunet, elle était aussi plus puissante et surtout, grâce au couplage de pompes synchronisées, elle permit d’obtenir pour la première fois un débit d’eau
- constant^3).
- Cet essai positif fut pourtant dénoncé par l’horloger-mécanicien Julien Leroy, qui multipliait depuis 1810 les mémoires destinés à prouver que l’administration faisait fausse route. La querelle fut portée devant la classe des sciences physiques et mathématiques de l’Institut. Le 24 octobre 1814, on y donna lecture d’une lettre dans laquelle il accusait les auteurs « de n’avoir fait aucun pas vers le perfectionnement de l’art, de ne se servir que de moyens déjà connus depuis des siècles, et de n’avoir pas même sçu les dégager des incon-véniens qui leur sont en quelque sorte inhérens »<54). Cécile et Martin, qui étaient présents rétorquèrent par la même voie et firent lire leur réponse commune à la séance suivante du 31. Une commission ad hoc, composée de Prony, Carnot, Charles et Poisson fut chargée d’arbitrer le contentieux. Le 8 décembre, ils visitèrent Marly, où Monge et Hachette les avaient précédés — nouvelle preuve sans doute de l’intérêt que Monge portait à Cécile. Leur rapport, quatre jours plus tard, conclut à la parfaite validité de ses travaux!55).
- Dès cette époque, le nouveau bâtiment destiné à abriter la future machine à vapeur sortait de terre, avec des installations novatrices pour l’éclairage à hydrogène!56). Mais Cécile dut préalablement
- 52. Prony et Girard étaient membres de la commission, avec un autre ingénieur des Ponts et Chaussées, Bruyère, et deux architectes en vue, Heurtier et Rondelet. Une nouvelle intervention de Monge en faveur de Cécile n’est pas à exclure.
- 53. Description dans L.A. Barbet, op. cit., pp. 146-149. Procès-verbaux de l'Académie des Sciences, t.5, p.502, 8 mai 1815.
- 54. Julien Leroy aux membres de la première classe de l’Institut, Paris, s.d., dossier de séance du 24 octobre 1814. Leroy était horloger ordinaire du roi et mécanicien de l’atelier de précision de l’Artillerie.
- 55. Pour des raisons non connues, Charles ne prit finalement pas part aux travaux de la commission.
- 56. L.A. Barbet, op. cit., p. 152. Ce petit bâtiment, de style monumental à fronton néo-classique, existe toujours sous l’appellation erronée de « bâtiment Charles X ». Les inscriptions déposées le 14 octobre 1821, lors de son inauguration par le marquis de Lauriston, ministre secrétaire d’Etat de la Maison du roi, pourraient laisser croire qu’il est de Cécile lui-même. Mais celui-ci prévoyait déjà sa destruction en septembre 1818 : sans doute voulait-il le remplacer par un bâtiment de son cru.
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- construire une machine provisoire à deux roues pour prendre le relais des quatorze roues de l’ancienne machine durant la construction de la nouvelle. Après onze mois de travaux, la vieille machine de Rennequin était arrêtée et cette machine provisoire fut mise en service avec un certain éclat le 25 août 1817, pour l’anniversaire du roi<57). Elle continua finalement de fonctionner jusqu’en 1855, concurremment avec la machine à vapeuh58). Mais en 1817, celle-ci n’avait toujours pas été fixée dans le détail. En septembre de l’année suivante, la commission retint le projet de Martin, de préférence à celui que Cécile présenta indépendamment. Les deux hommes restèrent néanmoins solidaires et, si Martin dessina les plans définitifs, ils furent dûment approuvés par Cécile. Auparavant, tous deux effectuèrent au printemps 1819 une mission d’information technique en Angleterre, en compagnie du mathématicien et technologue Etachettei59). Vers cette époque également, Cécile fut fait chevalier de la Légion d’honneur^0). Cécile et Martin conçurent finalement une machine à double effet d’une puissance de 64 chevaux qui actionnait huit pompes. Construite au Creusot, mise en marche en juillet 1825, elle assura un service régulier du 5 mai 1827 au 9 juin 1859<61>. Au cours des essais de 1826, elle reçut même la visite de Charles X.
- 57. Cf. Le Moniteur, 22 août 1817, p. 923. 150 ouvriers avaient été employés aux divers travaux en cours sous la direction de Cécile.
- 58. Description dans L.A. Barbet, op. cit (cf. note 39), pp. 148-151. Voir aussi Bulletin de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, XXX (1831), 414.
- 59. J. Payen, op. cit (cf. note 9), p. 223, d’après Jean-Nicolas Hachette, Histoire des machines à vapeur depuis leur origine jusqu’à nos jours, Paris, 1830, pp. 132. Hachette et Prony étaient membres de la commission chargée de l’examen des projets de la nouvelle machine.
- 60. Les archives de la Légion d’honneur ne possèdent malheureusement plus le dossier de Cécile. Il fut sans doute nommé entre août 1817 (son nom n’est pas accompagné du symbole de chevalier dans le Moniteur - cf. note 48) et octobre 1821 (cf. note 47). Son acte de décès le porte encore sous le même grade (cf. note 53).
- 61. L.A. Barbet, op. cit (cf. note 39), pp. 158-160 — mais en mars 1826 selon Hachette, cité par J. Payen, op. cit (cf. note 9). Le Musée-Promenade de Marly-le-Roi à Louveciennes possède une maquette de démonstration en bois de cette machine, ainsi qu’une étrange coupe en relief dans un cadre — toutes deux activées par une manivelle. Enfin, un paysage à l’huile de 1842 par Georges-Etienne Prieur (Musée-Promenade) et une photographie de 1854 (gravée au trait dans L.A. Barbet, op. cit, p. 151) donnent une vue d’ensemble des installations faites par Cécile (machine provisoire et machine à vapeur).
- Sur les travaux de Cécile et Martin, voir aussi à la Bibliothèque de l’Ecole nationale des ponts et chaussées : MS 1226 et 1234 (datant de 1814), MS 1218, 1220 et 2739 (datant respectivement de 1818, 1819 et 1830).
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- Pour une fois, et grâce à l’aide de Martin, Cécile avait réussi, là où son supérieur et rival Conté avait échoué deux fois. Mais ce fut sa dernière réalisation. Sa carrière de directeur de la machine se poursuivit tranquillement jusqu’à sa mort, le 13 janvier 184CH62). Il avait alors 74 ans. Son sucesseur, l’ingénieur Xavier Dufrayer, entré sous ses ordres l’année précédente, devait construire en 1856 une nouvelle machine hydraulique qui fonctionna plus d’un siècle, jusqu’en 1963(63).
- Du dessin à la modernité technique : un ingénieur de transition
- Si la brève expérience professorale de Cécile est, tout compte fait, marginale dans sa carrière, elle est certainement significative de la fonction de l’Ecole gratuite de dessin appliquée aux arts. A côté d’un Wailly, professeur titulaire pour le dessin de figure appartenant à une famille de l’Establishment cultureK64), ou d’un modeste Dromard, excellent exécutant appliqué et précis, Cécile joue le rôle crucial d’un homme de l’art qui joint à un savoir théorique suffisant et à des qualités graphiques certaines, une connaissance concrète de la mécanique. Entre l’idée d’une invention mécanique, simple vue de l’esprit dans sa complexité, et son exécution graphique, simple reproduction manuelle tout habile qu’elle soit, il tient une place dans le dessin comme phase de la conception d’une machine.
- Né avec l’Ecole royale gratuite de dessin, Cécile mourut peu après la création de l’Ecole centrale des arts et manufactures. Ce cadre chronologique est moins fortuit qu’il n’y paraît. Bien qu’il n’en portât jamais officiellement le titre, Cécile représente l’archétype même de l’ingénieur civil de transition, tel qu’il exista entre la formation au
- 62. Etat-civil de Bougival, déclaration du 14 janvier 1840. Cécile laissait une veuve, Marie-Victoire Plaisant.
- 63. Le chef-d’oeuvre technique de Dufrayer (mort en 1879) fut malheureusement détruit en 1968 - Ch. Frélaut, op. cit. (cf. note 39).
- 64. L’identité du professeur du Conservatoire n’est pas parfaitement établie. Il pourrait s’agir de Pierre-François ou de Léon de Wailly, qui travaillèrent pour le Muséum d’histoire naturelle — le dernier exposa au Salon de 1801 à 1824. Trois membres de cette famille avaient tenu ou tenaient le haut du pavé : Charles (1729-1798), le plus célèbre, était architecte et peintre, Noël-François (1724-1801), grammairien, et Etienne-Augustin (1770-1821), homme de lettres. Les deux premiers avaient appartenu à l’Institut, le troisième fut proviseur du Lycée Napoléon.
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- dessin, caractéristique de la fin du XVIIIe siècle, et les formations spécifiques mises en place au début du XIXe, du haut enseignement du Conservatoire à l’Ecole centrale. Si la personnalité et les qualités voisines de Conté lui firent longtemps de l’ombre, ses talents propres furent reconnus par Monge, Berthollet, Hachette ou Prony. Molard aussi avait bien compris l’importance stratégique de son savoir lorsqu’il rendit publiquement un hommage mérité à son ancien subordonné : « M. Cécile est du petit nombre des dessinateurs qui ont acquis par une longue pratique l’art de donner aux conceptions du génie, la forme, le développement et l’ensemble nécessaires pour se réaliser »(65).
- 65. CNAM, Bibl. 249 (1812 n° 2) - cité par D. de Place, op. cit. (cf. note 2), pp. 112-113.
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- Les Cahiers d’histoire du CNAM
- César Nicolas Leblanc et le dessin de machines
- Louis André*
- La reprise de « la petite école »
- Le 1er octobre 1816, « l’école de dessin » ouvre de nouveau ses portes aux élèves après deux années d’interruption des cours. Le projet existait depuis plus de six mois et avait fait l’objet d’un échange de correspondance suivi durant l’été, entre le secrétaire d’Etat à l’intérieur Becquey et l’administrateur du Conservatoire Molard. Au mois d’août, ce dernier envoie son programme pour avis en précisant qu’il est conçu comme les précédents. La seule innovation est la création d’un cours d’hydraulique et de mécanique expérimentale proposé par le physicien Charles en utilisant son cabinet de Physique, racheté par l’Etat et déposé au Conservatoire. Les professeurs, qui ont continué à toucher leurs traitements pendant les deux années de suspension, restent les mêmes que sous l’Empire : Armonville pour les mathématiques élémentaires, Gaultier pour la géométrie descriptive, Dewailly pour le dessin de la figure et des ornements et Bénard pour le dessin d’architecture et de machines.
- Le cours de géométrie élémentaire et de géométrie descriptive est divisé en deux sections. La première comprend les élèves « qui ont assez d’instruction pour étudier la géométrie descriptive et ses applications à la coupe des pierres, à la charpente et à V art de tracer des engrenages »c>, tandis que la seconde accueille les élèves qui recevront des notions de géométrie élémentaire. Le cours de dessin et d’ornement est pareillement divisé en deux sections et les élèves les plus avancés dessinent d’après la ronde bosse. Pour les cours de des-
- (*) Musée national des techniques
- (1) Musée national des techniques, Archives, 9/66.
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- sin de machines, les élèves sont également répartis en plusieurs sections « ils passeront successivement du dessin des outils les plus simples à celui des machines les plus composées : lorsqu ’ils posséderont bien la géométrie élémentaire, ils pourront concourir sur la descriptive et même sur la composition d’une machine d’après un programme qui leur sera proposé. » Dans la forme, le programme de l’école se situe donc dans la continuité de celui de la fin de l’Empire décrit par Alain Mercier.
- Parallèlement à ce programme des cours, l’aspect formel de l’école est renforcé. L’admission avant l’âge de 14 ans est exclue et les candidats sont examinés par les professeurs sur l’arithmétique, la lecture et l’écriture. La proposition des candidats reste cependant l’apanage des maires d’arrondissement parisiens ou du préfet du département de la Seine. Enfin un règlement très strict régit, en 24 articles, tous les instants de la vie des élèves. L’indiscipline et l’absentéisme sont sanctionnés, les horaires des cours bien définis (3x2 heures par semaine pour chaque matière).
- Cependant, le redémarrage de l’école est lent et le petit nombre d’élèves inscrits en octobre 1816 amène Molard à envisager un ajournement de la reprise des cours. Seuls 25 jeunes gens figurent en 1816 et 29 l’année suivante. Dès 1818, les inscriptions progressent et le nombre des inscriptions atteint 64 cette année là.
- L’ordonnance du 16 février 1817 crée le conseil de perfectionnement du Conservatoire à la tête duquel est nommé le duc de la Rochefoucauld. Ce dernier était déjà influent en 1816 puisque que le secrétaire d’Etat Becquey lui adresse pour avis le programme puis le règlement de l’école avant la reprise des cours. Lervent défenseur de la « petite école », le discours qu’il prononce le 27 août 1818, lors de la traditionnelle remise des prix aux élèves montre sa conception de l’enseignement qui doit y être dispensé : « Là, tous les jeunes artistes peuvent venir former ou perfectionner leur goût pour l’étude du dessin, recevoir de l’étude des mathématiques les lumières qui peuvent seules leur faire comprendre le calcul et le jeu des machines; qui seules peuvent les faire marcher avec sécurité dans la carrière des arts et qui, devant assurer la justesse de leurs combinaisons en mécanique, ne sont pas moins propres à assurer la rectitude de leur jugement pour toutes les pensées, pour toutes les actions de leur vie. »<2)
- (2) Musée national des Techniques, Archives, 9/66.
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- On retrouve bien dans cette dernière phrase la personnalité pédagogue et humaniste du fondateur des écoles d’arts et métiers. L’accent est donc mis sur la géométrie et les mathématiques en vue de la compréhension des machines. Cette insistance sur les machines devait également avoir l’assentiment d’un autre membre influent du conseil de perfectionnement, Chaptal, dont Robert Fox rappelle qu’il préconise au même moment dans son ouvrage « De F industrie française », la création d’une école spécialisée dans la construction de machines au Conservatoire^). L’inflexion est nette par rapport au programme initial et dévoile les nouvelles préoccupations.
- L’homme qui va concrétiser cette évolution est César Nicolas Louis Leblanc. Né en 1787, il est le second fils de Nicolas Leblanc, découvreur du procédé d’extraction de la soude du sel marin. On sait peu de choses de sa formation initiale sinon qu’il devient, en 1804, l’un des premiers élèves de l’école de dessin du Conservatoire. Il y reste jusqu’en 1806, année durant laquelle il obtient le premier prix, consacrant ses talents de dessinateur. Il entre alors, ainsi que l’indique le premier registre de l’école, comme surnuméraire au cadastre. Ses premières publications sont les planches gravées des ouvrages de Héron de Villefosse : De la richesse minérale, et d’Antide Janvier : Essai sur les horloges publiques. Lors de son mariage en 1812 avec Catherine Henry, fille d’un capitaine de cavalerie, il s’intitule dessinateur-graveur. Son apport dans la communauté, estimé 3000 francs, se compose principalement de ses hardes ainsi que des « outils et instruments propres à son art »(3 4>.
- Cependant il ne s’éloigne pas du Conservatoire et Molard fait appel à lui en 1815 pour suppléer Beuvelot trop âgé. Tout naturellement il postule à la fin de cette année pour la place de dessinateur du Conservatoire laissée vacante par la mise à la retraite de Beuvelot. Il est soutenu par Molard qui souligne sa double qualité de dessinateur et de graveur et les services déjà rendus à l’établissement : « pour tous les dessins de composition et qui exigent beaucoup de pureté, de gran-
- (3) Robert Fox, Un enseignement pour une nouvelle ère : le Conservatoire des arts et métiers, 1815-1830, Cahiers d’histoire du CNAM, 1992,1, p.75-92.
- (4) Archives Nationales, minutier central, LXXVI/607, contrat de mariage du 28 mars 1812. Les deux témoins du futur sont Jacques Auguste Regnier, artiste peintre à Paris, et l’horloger Bernard Henri Wagner.
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- de précision et surtout une grande habitude de lever les instruments et machines et d’en établir les dessins d’après les descriptions, f ai été obligé d’en confier Vexécution à M. Leblanc, l’un des plus anciens élèves du Conservatoire. Cet artiste réunit à la pratique du dessin, l’art de la gravure. II est alors intégré en qualité de dessinateur du Conservatoire en octobre 1815 avec un traitement annuel de 1800 francs. L’année suivante, Becquey approuve la liste des professeurs de l’école de dessin et précise que Bénard pourra être remplacé, en cas de maladie ou empêchement, par les dessinateurs de l’établissement, Dromard ou Leblanc. C’est ainsi que ce dernier commence à enseigner le dessin de machines à la petite école en remplaçant régulièrement Bénard apparemment peu assidu à son poste. Il semble bien qu’à partir de 1819, Leblanc assume seul l’enseignement du dessin de machines.
- Il débute la même année la publication des premières planches (Fig. 1) de son Recueil des machines, instruments et appareils qui servent à l’économie rurale.... et explique bien sa conception du dessin dans son prospectus de présentation de l’ouvrage. « Je m’attacherai à choisir l’aspect le plus convenable et le plus propre à donner une idée parfaite de la disposition générale de la machine, et f ombrerai entièrement cette vue. Dans les autres figures, les parties cylindriques et celles qui ne présenteront pas l’angle seront légèrement ombrées. Les parties coupées seront exprimées par des hachures diagonales. Quant aux détails, ils seront autant que possible développés sur une échelle double afin qu’on les saisisse plus facilement et que à l’aide de V échelle et du compas, on puisse trouver exactement chaque dimension. »(5 6)
- Dans la page d’introduction, il précise que les modèles présentés ont été reconnus par l’expérience et que les sources émanent du Conservatoire dont il remercie le directeur Christian qui l’a encouragé. L’autre appui est venu de Molard jeune (François Emmanuel), sous-directeur de l’établissement et propriétaire d’une fabrique d’ins-
- (5) Musée national des techniques, Archives, 7/130.
- (6) Recueil des machines, instruments et appareils qui servent à l’économie rurale tels que charrues, semoirs, herses, moulins tarares, machines à élever l’eau, pressoirs à vis, presses hydrauliques, hache-pailles, coupe racines, machines à broyer etc. et dont les avantages sont consacrés par l’expérience. Publiés avec les détails nécessaires à la construction par Leblanc, dessinateur-graveur du Conservatoire royal des arts et métiers, chez l’auteur, rue de Crussol, n° 15, (s.d).
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- Fig. 1. - Leblanc, Recueil de machines, troisième partie, planche 37, pile à papier par M. Chapelle.
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- Bibliothèque du CNAM Cliché Studio Photo Cnam.
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- tru.ments agricoles installée à Paris, dont le recueil présente justement plusieurs modèles. Lors de l’exposition des produits de l’industrie organisée à Paris en 1819 et dont le jury est présidé par le duc de La Rochefoucauld, Leblanc reçoit une médaille de bronze pour son recueil ainsi que Molard pour ses instruments aratoires.
- Le registre d’inscription des élèves de l’école entre 1816 et 1832, permet de mesurer l’évolution de la fréquentation des cours*7*. Le nombre des inscrits s’établit à 76 en moyenne entre 1820 et 1823 et progresse ensuite pour atteindre 125 entre 1824 et 1832. Interrogé à ce sujet, l’administrateur répond en 1829 au conseil de perfectionnement que 140 élèves sont inscrits dont 80 suivent les cours de Gaultier et Leblanc et 93 ceux de Dewailly. En 1835 l’école inscrit son 1893e élève. Sur les 74 élèves inscrits en 1820, la moyenne d’âge s’établit à 15 ans. Plus de 70% de ces élèves vivent chez leur père. L’analyse des professions indiquées (pour 48 des 64 élèves) montre une majorité d’artisans (25) de corps de métiers très divers dont aucun n’émerge particulièrement. On trouve ensuite des petits commerçants (10) et employés (8). Dix années plus tard, la moyenne d’age des 164 élèves qui s’inscrivent a progressé et s’élève à 18 ans. Logiquement seuls 93 résident encore chez leurs parents et les professions indiquées montrent la même ascendance socioprofessionnelle des élèves. On trouve ainsi 33 artisans de corps de métiers variés, 16 petits commerçants et 11 employés parmi les 76 professions des pères qui figurent dans le registre. Cette constatation de l’origine des élèves est la conséquence logique de la présentation des candidats par les maires des arrondissements parisiens et reflète la diversité socioprofessionnelle des quartiers. Les fils de mécaniciens attendus ne sont qu’un ou deux chaque année au plus.
- On a souvent mis en avant le nom des industriels prestigieux qui ont fréquenté la petite école du Conservatoire, notamment lors de sa remise en cause. Il est certain que, seule de son espèce à l’époque, et vu l’importance grandissante des machines, l’école répondait à un
- (7) Bibliothèque du CNAM, archives 251. La page de garde porte : « Registre contenant le numéro d’inscription, les noms et prénoms, la date de l’entrée, de la sortie, la date de naissance, la demeure, la profession, Varrondissement et le degré d’instruction des élèves admis à suivre les cours du Conservatoire des arts et métiers sur la présentation de MM. les maires de Paris ou de MM. les préfets des départements et d’après l’autorisation de S. E. le ministre secrétaire d’état de l’intérieur. »
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- besoin et a attiré des élèves qui deviendront célèbres comme Eugène Schneider, le papetier Etienne de Canson, le filateur Seillière, ou le mécanicien constructeur Denis Joseph Farcot. On peut encore citer Josué Heilmann, inventeur de la célèbre peigneuse de laine qui porte son nom et Nicolas Joseph Jonval, inventeur d’une turbine, brevetée avec Koechlin. Si Barthélémy Thimonnier s’inscrit le 24 octobre 1830, le registre note son absence le jour même de la rentrée ! Les industriels mulhousiens seront les premiers à placer plus régulièrement leurs fils à l’Ecole. En 1820 ce sont Charles et Emile Schlumberger, Gaspard Dolfuss et Jean Jacques Bourcart qui s’inscrivent. L’année suivante on trouve Jacques André et Pierre Thierry. En 1828 on note les inscriptions d’Eugène Risler, Ivan Edouard Schlumberger et Auguste Hartmann.
- Vers le dessin technique
- Les publicités que Leblanc passe en 1826 dans le bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale et le journal U industriel, permettent de connaître le contenu de son enseignement. Il insiste d’abord sur la nécessité pour le manufacturier de bien connaître les machines « le jeu, les proportions et les fonctions de chacune de pièces qui la compose. » Ne se limitant pas au dessin linéaire, le cours fait connaître aux élèves^ la théorie des projections, de la perspective et des ombres, mais il est surtout destiné à leur donner des connaissances exactes sur la composition de toutes espèces de machines (...) »<8>. L’évolution est nette ; il ne s’agit pas seulement de copier des modèles en chambre mais bien de posséder d’abord les rudiments de géométrie descriptive pour comprendre la méthode de dessin puis de dessiner la machine pour comprendre son fonctionnement et l’articulation de ses éléments. Le dessin est un instrument qu’il faut posséder, avec ses règles propres et ses méthodes, mais au service de la compréhension de la machine, voire de la conception des pièces. Il n’est pas une fin en soi, un exercice de virtuosité technique, à la manière de l’art du lavis développé par les dessinateurs du Conservatoire. La priorité est donnée à la compréhension et à l’exactitude du tracé par rapport au rendu du dessin. On entre là véritablement dans l’ère du dessin technique.
- (8) L’industriel, Ie année, tome 2, n°l, novembre 1826, p. 57.
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- Concrétisant dix années d’enseignement, Leblanc publie en 1830 son Choix de modèles appliqués à V enseignement du dessin de machines avec un texte descriptif ^ (Fig. 2 et 3). Le plan de l’ouvrage reflète l’organisation et le contenu de son cours et se divise en trois parties. La première traite des éléments de géométrie « indispensables à la connaissance du dessin », la seconde des courbes et engrenages, des détails et ensembles de machines. Enfin la dernière est consacrée au levé de machines complètes et au dessin des ombres. Le texte introductif résume sa philosophie du dessin industriel : « Le but que je me propose est de faciliter la représentation des machines, de populariser pour ainsi dire, V intelligence de leurs fonctions et du jeu de leurs différentes parties. » Cependant cette conception du dessin, outil de compréhension, va plus loin et il précise encore qu’il s’agit : « non seulement de dessiner avec une entière correction, d’après les machines déjà exécutées, mais aussi de tracer à V avance des épures pour la construction de toutes sortes de combinaisons ou d’appareils qui ne seraient encore qu en projet. » Au delà de la copie exacte et cotée des meilleures réalisations, il s’agit bien de pouvoir passer à la conception et de s’inspirer des ces modèles pour mettre ses idées correctement sur le papier.
- Le résultat de ces conceptions se lit dans les planches de Leblanc conservées dans le portefeuille industriel du Conservatoire. Le système du «deux vues» est généralisé et les planches donnent les détails de la machine représentée. L’ensemble n’est pas coté sur le dessin lui-même, mais le ou les échelles figurent sur la planche et permettent de retrouver les dimensions précises de chaque pièce (Fig. 4). Là réside bien l’essentiel pour pouvoir reproduire ces machines. L’impression est encore plus forte en ce qui concerne le rendu. Le trait à l’encre est privilégié, et la grammaire des traits de force peu développée. La couleur est posée en à plat, sans aucun dégradé et on ne trouve pas trace du « lavis technique », spécialité des dessinateurs du Conservatoire^0). Le code des couleurs exprimant les différents matériaux est déjà en
- (9) Choix de modèles appliqués à l’enseignement du dessin de machines avec un texte descriptif, adopté par le Conservatoire royal des arts et métiers, l’Ecole centrale des arts et manufactures etc., par Leblanc, professeur au Conservatoire royal des arts et métiers, membre de la Légion d’honneur, membre de la Société d’encouragement, de la Société industrielle de Mulhouse, à Paris, chez l’auteur, 4 rue des fossés du Temple et à son atelier au Conservatoire, rue Saint Martin, 1830.
- (10) Alain Mercier, Le portefeuille de Vaucanson, Musée national des techniques, CNAM, 1991,72 p.
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- Fig. 2. - Leblanc, Choix de modèles appliqués à l’enseignement du dessin, planche 39, levé de machines, treuil.
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- Fig. 3. - Leblanc, Choix de modèles appliqués à l’enseignement du dessin, planche 26, projections d’un pignon conique.
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- Fig. 4. - Leblanc, Locomotive de type planet engine de Stephenson, élévation, planche exécutée pour le portefeuille industriel du Conservatoire (inv.
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- place. L’ensemble de ce rendu donne aux dessins de Leblanc une sécheresse qui tranche avec la qualité formelle des oeuvres de ses prédécesseurs du Conservatoire.
- De ce point de vue on n’aura garde d’oublier que Leblanc excelle dans la gravure et que cette qualité influence ses dessins en privilégiant le trait. Par contre cet art permet une reproduction des figures et une grande diffusion, multipliant les enseignements du professeur et assurant la diffusion des nouveaux codes du dessin technique. Leblanc l’a bien compris avec son manuel, adopté par les écoles, qui connaîtra quatre éditions jusqu’en 1860(IL
- L’autre nouveauté vient du contact avec les industriels et constructeurs mécaniciens de la capitale. Ce souci se comprend pour placer les élèves à leur sortie de l’école mais également pour enrichir les collections du Conservatoire et les tenir à jour des derniers procédés. La nouvelle publicité pour le cours, parue dans L’industriel du mois de décembre 1828 précise bien : « Le professeur conduit une fois par semaine ses élèves dans les établissements industriels et les ateliers de construction qui offrent le plus d’intérêt »<l2b On trouve ainsi la naissance de l’importance du lien avec les industriels, particulièrement ceux de la construction mécanique parisienne, que reprendra Armengaud avec le succès que l’on connaît pour ses publications et dans son cabinet de brevets. La même publicité (1826) signale le lien avec les industriels et la présence parmi les élèves des « fils des premiers manufacturiers de France » .
- L’évolution du dessin technique, la mise en avant du levé de machines et le contact avec les industriels correspondent parfaitement à cette décennie qui voit l’apparition d’une génération de constructeurs mécaniciens parisiens comme Pihet, Cavé, Farcot ou Philippe et la nécessité affirmée au plus haut niveau - dont témoigne Dupin - de connaître et copier les machines d’Outre Manche. Ceci explique sans doute ce qui apparaît bien comme une époque faste pour l’école de dessin du Conservatoire. Il est vrai qu’elle propose une formation originale, encore peu concurrencée et répond à un besoin. La petite école se présente durant cette décennie comme une charnière entre l’école de dessin de type ancien dans laquelle « la priorité donnée au dessin
- (11) La bibliothèque du Conservatoire possède une édition de l’ouvrage en suédois, datée de 1833.
- (12) L’industriel, 3e année, tome 5, n°l, décembre 1828, p. 388.
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- tenait à Vimportance qu’on lui donnait comme moyen de culture technique complémentaire d’une formation pratique acquise en situation » ainsi que l’indique Yves Deforge('3> et les écoles de dessin technique qui vont se multiplier par la suite, formant clairement des dessinateurs exécutants.
- Cette conception du dessin vu comme instrument de culture technique correspond parfaitement au public des fils d’industriels, d’autant que la petite école y ajoute la rigueur du dessin technique qui se structure et la connaissance des machines les plus contemporaines. En complément de cette formation scolaire, les élèves peuvent assister aux cours du haut enseignement créé en 1819, qui propose une formation plus théorique et de haut niveau. Leblanc signale bien dans ses publicités la proximité « de l’amphithéâtre où sont professés les cours de Mécanique, de chimie appliquée etc. » et s’adresse au « manufacturier appelé à diriger la construction d’une machine. » Ainsi Etienne, le fils du papetier d’Annonay Barthélémy de Canson, s’inscrit à la petite école en 1825 et son biographe rapporte que c’est sur les conseils de Clément Desormes dont il suivait également les cours, qu’il introduisit le blanchiment des chiffons par le chlorure de chaux en prenant la tête de la manufacture familiale. De ce point de vue, la coupure durant cette décennie entre la petite école et le haut enseignement n’est peut-être pas aussi profonde qu’il n’y paraît à la lumière de l’opposition entre « traditionalistes » et « innovateurs ». Après 1829 et la création de l’Ecole centrale, il existe une formation spécifique et de haut niveau pour ces fils d’industriels. Par ailleurs, les futurs mécaniciens passent plus facilement par les Ecoles d’arts et métiers dont la vocation s’est affirmée dans ce domaine. Les formations techniques se sont structurées et spécialisées et la petite école perd ainsi ces deux types de publics, se recentrant sur le dessin technique, domaine sur lequel elle est désormais concurrencée par les écoles qui se multiplient.
- L’atelier Leblanc
- Parallèlement à la notoriété de son enseignement, la carrière de Leblanc suit une courbe ascendante. Dès 1820, il devient professeur à
- (13) Yves Deforge, Le graphisme technique, son histoire et son enseignement, Seyssel, Champ vallon, 1981, 256 p., p. 244.
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- l’Ecole spéciale du commerce, l’année même de sa création par des industriels célèbres^14). Son travail pour le Conservatoire l’amène à se déplacer. En 1822, il visite de nombreuses usines textiles dans l’Aisne et le Nord, dont témoigne sa facturation. L’année suivante, il reçoit une médaille d’argent pour son recueil de machines lors de l’exposition des produits de l’industrie. Le bulletin de la Société d’encouragement signale d’ailleurs régulièrement les nouvelles livraisons de ce travail. En 1818, le premier volume de la publication des brevets sort et Leblanc en devient le graveur officiel dès le second tome. Chaque volume compte plus de 25 planches gravées qui reprennent les dessins qui accompagnent les brevets dont les spécifications sont contenues dans le texte du volume. Lors de sa mort en 1835, Leblanc a signé les planches des 31 volumes parus. Dès 1821, il commence à graver certaines des planches du bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale et devient en 1824, son seul et unique dessinateur et graveur. En 1826, il assure le dessin et la gravure des planches qui commencent à paraître dans le nouveau journal de Dubrunfaut et Christian, L’industriel (112 planches jusqu’en 1830).
- C’est l’année suivante qu’il publie son « Système complet de filature de coton, usité en Angleterre et importé en France par la compagnie établie à Ourscamp ;>(15) (Fig. 5). L’ouvrage, réalisé à la demande du ministre de l’Intérieur, est précédé d’un texte introductif rédigé par Molard jeune, sous-directeur du Conservatoire. Le journal L’industriel vante largement cette publication et précise surtout que Leblanc a envoyé sur place pendant quatre mois, plusieurs de ses élèves qui ont exécuté tous les levés des machines et les dessins de détails.
- (14) Installée à l’ancien hôtel des fermes puis à l’hôtel de Sully, son premier conseil de perfectionnement comptait alors parmi ses membres, Chaptal, Say, Ternaux, Dupin, tous membres du conseil de perfectionnement du Conservatoire. Cité par Charles de Comberousse, Histoire de l’Ecole centrale des arts et manufactures depuis sa fondation jusqu’à ce jour, Paris, Gauthier-Villars, 1879, p. 26, note.
- (15) Système complet de filature de coton, usité en Angleterre et importé en France par la compagnie établie à Ourscamp près Compïègne, par Le Blanc, professeur au Conservatoire royal des arts et métiers et à l’Ecole spéciale du commerce et de l’industrie ; dessinateur et graveur du Conservatoire et de la Société d’encouragement, membre correspondant de la Société industrielle de Mulhouse, précédé d’un texte descriptif par M. Molard jeune, ancien élève de l’Ecole polytechnique, sous-directeur du Conservatoire royal des arts et métiers et membre du bureau consultatif des arts et manufactures, Paris, Bachelier, 1828, 156 p. + 30 planches, in folio. Sur cette célèbre filature montée en 1826 dans les bâtiments de l’ancienne abbaye d’Ourscamp, voir Serge Chassagne, les patrons du coton, France, 1760-1840, Paris, EHESS, 1991.
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- Fig. 5. - Leblanc, Système complet de filature, planche 19, banc à broches en fin
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- . On trouve bien là un des éléments essentiels pour comprendre la production étonnante et démultipliée des planches par Leblanc. Non content de former des dessinateurs, il repère les meilleurs de ses élèves du Conservatoire et les embauche dans son atelier. De par ses fonctions au Conservatoire il est également amené à juger les dessins exécutés par les élèves des Ecoles d’arts et métiers dont le conseil de perfectionnement du Conservatoire a la tutelle^6). Il possède un atelier privé qui exécute les planches de ses multiples publications ainsi que les commandes du Conservatoire. En effet, après la retraite de Dromard en 1816, le conservatoire ne recrute pas de nouveau dessinateur en titre et Leblanc est accaparé par l’enseignement à la petite école. C’est donc dans son atelier à titre privé qu’il exécute les planches pour le portefeuille industriel ainsi qu’en témoignent les factures conservées.
- En 1829, il embauche le jeune Jacques Eugène Armengaud, à peine sorti de l’Ecole des arts et métiers de Châlons. Sans doute avait-il déjà repéré ses qualités lors de ses inspections à l’Ecole. Son inventaire après décès, dressé après sa mort en 1835 permet de connaître les membres de son atelier qui figurent alors parmi les créanciers de sa succession pour le montant de leurs gagesOA On trouve d’abord Armengaud « commis » puis deux « dessinateurs » : Amable Tronquoi, entré à la petite école parmi les premiers élèves de Leblanc en 1819 et Alphonse Gallardon, également ancien élève de Leblanc (1822, n°390). Les trois graveurs sont Adolphe Leblanc, entré en 1820 à la petite école (n° 164)(18> puis élève à l’école des arts et métiers de Châlons, Jules Petitcolin, entré pour sa part en 1825 (n° 643) et Eugène Wormser, entré en 1827 (n° 842). Sans doute faut-il encore y ajouter des dessinateurs ou graveurs employés occasionnellement et qui ne figuraient pas parmi les créanciers à la mort de Leblanc. On mesure donc l’importance de cet atelier qui produit des planches
- (16) Musée national des techniques, Archives, 10/571, Note sur les dessins envoyés au Ministère du commerce par VEcole royale des arts et métiers de Châlons et soumis à l’examen du conseil supérieur du Conservatoire des arts et métiers, 1 mai 1832. Parmi les trois noms d’élèves cités, on remarque celui d’Armengaud (Charles).
- (17) Archives départementales du Val de Marne, CXXX/214, inventaire après décès du 19 mai 1836.
- (18) Né le 28 janvier 1807, Adolphe Leblanc n’a aucun lien de parenté avec son professeur. Il entre à la petite école le 15 mai 1820 et loge alors chez sa mère, blanchisseuse. Son père, apparemment déjà décédé, était mécanicien de la marine. Il entre à 15 ans à l’école de Châlons. A sa sortie, il passe 4 années dans les ateliers du mécanicien Pecqueur avant d’entrer chez Leblanc en 1827.
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- toutes signées de Leblanc. Le mobilier de la maison comprend une machine à graver et cinq presses à imprimer avec leurs accessoires qui confirment que Leblanc était son propre graveur et imprimeur, et a pu faire paraître ses ouvrages à compte d’auteur. Le personnel de l’atelier compte encore Auguste, «employé», et Isidore, «homme de peine», qui assuraient sans doute les tirages à la presse.
- Carrière et postérité
- L’année 1827 voit une nouvelle consécration de la qualité de ses travaux et de son enseignement lorsque le ministère de l’Intérieur lui commande deux collections de 275 dessins destinées à servir de modèles pour l’enseignement dans les Ecoles d’arts et métiers de Châlons et d’Angers. Chaque série constitue un ensemble complet pour l’enseignement du dessin de machines avec des modèles de projections, prismes ou pyramides; des planches d’éléments simples de machines tels que paliers, arbres, vis, pistons, des petites machines et enfin des machines complètes, notamment les machines à vapeur de Watt ou Maudslay.
- En 1829, le nouveau sous-directeur du Conservatoire, Pouillet, décide de mettre Bénard à la retraite et de nommer officiellement Leblanc professeur de dessin de machines. Cette décision marque à la fois une promotion pour ce dernier (qui va toucher un traitement annuel de 2000 francs), mais également la disparition du second poste de « dessinateur » de l’établissement. D’une manière symptomatique Leblanc «désire conserver le titre de dessinateur du Conservatoire, purement honorifique», demande qui lui est refusée^19). Cette même année il est nommé professeur de dessin de machines lors de la fondation de l’Ecole centrale des arts et manufactures. Cette nomination souligne l’importance du personnage mais aussi la place essentielle acquise par le dessin technique dans la formation des futurs ingénieurs au plus haut niveau, celui-ci étant l’un des 9 cours de l’enseignement prévu. Cependant Leblanc ne reste qu’une seule année à Centrale sans que l’on puisse en connaître la raison effective*20). Rappel à l’ordre de ses supérieurs du Conservatoire sur le cumul des fonctions ou place
- (19) Musée national des techniques, Archives 10/524, séance du conseil de perfectionnement du 17 janvier 1829.
- (20) Charles de Comberousse, op. cit., p. A9.
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- moins importante accordée au dessin lors de l’organisation définitive de la nouvelle école? C’est justement en 1830 qu’il abandonne également son poste de professeur à l’Ecole spéciale du commerce au profit de l’un de ses anciens élèves de la petite école (puis de l’école des arts et métiers de Châlons), Jules Dufrayercn.
- La publication de son cours de dessin amène un compte rendu élo-gieux de Hachette dans le bulletin de la Société d’encouragement qui lui décerne l’année suivante une médaille d’or de 2e classe. Depuis 1829, il a entamé la publication de la seconde série de son recueil de machines. L’évolution est nette avec la disparition des instruments agricoles au profit des machines industrielles. La première livraison concerne symptomatiquement la machines à vapeur de Watt à basse pression et double effet. La seconde présente une roue hydraulique à palette construite au port de Saint-Ouen par Hick et Rothwell de Bolton. Pour le Conservatoire, il multiplie les planches pour le portefeuille industriel et fournit des grands dessins pour les cours de chimie de Clément Desormes.
- En décembre 1831, Pouillet propose au conseil de perfectionnement la création d’un poste d’inspecteur des galeries de l’établissement et suggère le nom de Leblanc. Le titulaire devra <22> :
- 1° Diriger et surveiller les réparations des machines et des modèles.
- 2° Recueillir les matériaux nécessaires pour faire exécuter les dessins ou les calques des machines nouvelles ou même des établissements nouveaux qui s’élèvent chaque année sur divers points de la France.
- 3° Diriger et surveiller la construction de nouveaux modèles dont il sera indispensable d’enrichir annuellement les galeries.
- 4° Recueillir dans les ateliers les indications les plus détaillées sur la construction des machines et sur les produits qu ’elles rendent dans la pratique.
- (21) Son frère, l’ingénieur Xavier Dufrayer qui succède à Cécile comme directeur de la machine de Marly ainsi que l’indique P. Bret, était également un ancien de la petite école (n° 840, du 1 juin 1827).
- (22) Musée national des techniques, Archives, 10/524.
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- 5° Communiquer le portefeuille des calques et dessins et donner toutes les explications qui pourront être utiles aux ingénieurs et aux industriels soit sur un dessin soit sur les machines et modèles des galeries. »
- La candidature de Leblanc est adoptée sans problème et il touche désormais un traitement de 4000 francs pour ses doubles fonctions. Celles-ci exigent sa présence au Conservatoire de 10 à 16 heures pour accueillir et renseigner les visiteurs. Dans ces conditions, son atelier est plus que jamais nécessaire pour exécuter toutes les planches qu’il ne cesse de produire. On le voit ainsi signer une partie des planches du Traité de chimie de Dumas, celles des Eléments de physique expérimentale de Pouillet puis celles de la Métallurgie pratique du fer (66 planches) de Walter de Saint-Ange, professeur à l’Ecole centrale. En 1834, il entame, avec Pouillet, la publication du Portefeuille industriel du Conservatoire (48 planches), dont le second volume sort l’année suivante. On retrouve ici, avec le soutien de Pouillet, l’importance des administrateurs dans la carrière de Leblanc puisque c’est avec Molard jeune qu’il avait lancé son recueil d’instruments, avant que celui-ci ne rédige le texte introductif à la filature de coton.
- Sa mort prématurée en le 23 novembre 1835 dans sa maison de Fontenay acquise la même année, interrompt brutalement cette carrière ascendante. Plusieurs de ses élèves se disputent l’honneur de lui succéder au Conservatoire. Adolphe Leblanc, Dufrayer, Tronquoi et Armengaud postulent mais c’est ce dernier qui l’emporte suite au rapport de Pouillet. Les motivations de sa préférence pour Armengaud montrent bien l’évolution de l’enseignement imprimée par Leblanc et l’importance du lien avec les constructeurs qui prime même la valeur absolue du dessinateur. «Je ne crois pas que personne puisse remplir ces conditions mieux que M. Armengaud.......C’est lui qui a l’avanta-
- ge d’avoir toutes les relations établies par M. Leblanc en France et à l ’étranger Parmi les élèves de M. Leblanc il y en a un autre qui n ’a pas moins de talent que M. Armengaud, c’est M.Tronquoy qui est aussi un jeune homme d’un très rare mérite; j’ajouterai même qu’à mon avis il n’y a personne ni en France ni à l’étranger qui ait plus d’habitude que lui dans le dessin des machines et si je vous propose d’accorder la préférence à M. Armengaud, c’est seulement parce qu ’il a l’avantage inappréciable pour le Conservatoire d’être en rapport depuis bien des années avec tous les constructeurs qui fournissaient à M. Leblanc toutes les données au moyen desquelles nous travaillons
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- à mettre le Conservatoire au niveau de V industrie»w. Armengaud retiendra cet élément capital et le développera avec le succès que l’on connaît dans ses publications ou son cabinet de brevets. Le poste d’inspecteur des collections revient à Charles Schlumberger (n° 183, 1820) auquel succède en 1848, le physicien Jean Thiébaut Silbermann, préparateur à la Faculté des sciences mais aussi ancien élève de Leblanc et de la petite école (n° 687, 1826).
- Malgré ses liens avec Leblanc que souligne Pouillet, Armengaud quitte l’année même l’atelier de son maître pour fonder son propre cabinet sur le modèle de celui de Leblanc; sans doute ne s’entendait-il pas véritablement avec sa veuve qui poursuit l’atelier en nom propre (Vve Leblanc) avec l’aide d’Amable Tronquoh24). Elle reste chargée des gravures de la publication des brevets qu’elle assurera jusqu’en 1863 au moins et fournit des dessins pour le portefeuille industriel du Conservatoire. En 1838, elle publie une seconde édition des «éléments de machines» et poursuit la publication du recueil des machines. Cependant dès 1840, Charles Armengaud édite son propre traité de dessin industriel. Ceci explique sans doute l’acharnement de la veuve de Leblanc à publier les ouvrages de son mari. En 1845 sort le «mécanicien constructeur ou atlas et description des organes des machinesW(Fig. 6), ouvrage complémentaire du précédent qui confirme que Leblanc n’entendait pas limiter son enseignement au dessin technique et que la conception de machines en était le prolongement naturel. En 1860 sort la seconde édition de cet ouvrage et la quatrième du Choix de modèles.
- La postérité de Leblanc passe également par ses autres élèves, tous formés à ses méthodes de dessin technique. Après une vaine demande de poste au Conservatoire en 1838, Tronquoi devient chef des tra-
- (23) Musée national des techniques, Archives, 7/130.
- (24) Les planches sont signées Vve Leblanc ou Ve Leblanc que le catalogue de la Bibliothèque nationale a transformé en V. Leblanc (et de nombreux auteurs à sa suite), attribuant à cet auteur imaginaire les ouvrages de César Nicolas Leblanc qui ne donne jamais son prénom dans la page de titre de ses ouvrages, ainsi que deux ouvrages d’un homonyme.
- (25) Le mécanicien constructeur ou atlas et description des organes des machines, œuvre posthume de Leblanc, professeur et conservateur des collections du Conservatoire des arts et métiers, membre de la légion d’honneur ; ouvrage à l’usage des écoles de dessin formant le complément du choix de modèles appliqués à l’enseignement du dessin de machines, publié par Mme Leblanc, revu, corrigé et augmenté par M. Félix Tourneux, ingénieur, ancien élève de l’Ecole polytechnique, Paris, 1845, Mme Veuve Leblanc, rue du faubourg Saint Martin n° 4L
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- Fig. 6. - Leblanc, Le mécanicien constructeur, planche 19, paliers.
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- vaux graphiques à l’Ecole centrale de 1846 à 1867. Adolphe Leblanc (qui signe A. Leblanc) est professeur de dessin dans le même établissement de 1836 à 1841 et monte un cabinet de brevet à l’image d’Armengaud. Fournisseur des collections de grands dessins lavés pour les galeries du Conservatoire, il produit ce même type de collections pour des écoles en Russie, Espagne, Italie, Pérou, soulignant l’influence à l’étranger de ce type de dessin technique et d’enseignement. Il reste graveur de la Société d’encouragement26). Petitcolin suit Armengaud dans son nouvel atelier et signe une partie des planches des ouvrages de ce dernier. Wormser sera, après Armengaud, le dernier professeur de dessin de machines de la petite école.
- (26) Son papier à en-tête sur lequel il rédige sa demande de Légion d’honneur en 1869, fournit ses qualités : « Ingénieur civil, professeur de dessin industriel, dessinateur graveur de la Société d’encouragement et du Conservatoire. Office pour les demandes de brevets en France et à l’étranger, consultations en matière de brevets d’invention ; Atelier de dessin pour la construction de machines et appareils de tous genres. Gravures, lithographie, autographie, etc. » Archives nationales, F 12/5187.
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- Les Cahiers d’histoire du CNAM
- Les Armengaud, la Petite école et le développement de l’innovation
- Philippe Peyre*
- S’intéresser à la place tenue par la Petite école et le Conservatoire des arts et métiers dans le développement industriel de la France des débuts de la mécanisation ne peut s’envisager sans explorer de plus près la carrière et l’action du successeur de Leblanc à la Chaire de dessin, Jacques Eugène Armengaud (1810-1891). L’aîné des Armengaud - on aura garde ici de ne pas oublier son frère Charles (1813-1893), à l’action trop imbriquée à la sienne pour en être séparée - a curieusement peu intéressé l’historiographie. Mises à part les quelques pages de J. M. EdmondsonO), et celles que Deforge a consacrées à son action dans le domaine du dessin technique^), il faut aller puiser dans les biographies rédigées le plus souvent à son décès pour approcher la place considérable que les Armengaud occupèrent au carrefour entre formation, invention, et diffusion du progrès technique.
- Une carrière exceptionnelle
- Qu’il ait été un ingénieur de premier plan relève de l’évidence. Ancien élève de l’Ecole des arts et métiers de Châlons, il avait rejoint
- * Conservateur à l’Ecomusée de la région Fourmies-Trélon. Cet article doit beaucoup à de longues discussions menées depuis maintenant plus de dix ans avec S. Benoît, G. Emptoz et L. Bergeron, et, plus récemment, avec L. André et A. Grêlon.
- 1. James Milton Edmonson, From «Mécanicien» to «Ingénieur» : Technical Education and the Machine Building Industry in Nineteenth Century France, University of Delaware, 1981, p.200-204, au coeur de la section qu’il consacre à la Petite école (p. 181 sq.).
- 2. Yves Deforge, Le graphisme technique. Son histoire, son enseignement, coll. Milieux, Champ Vallon, 1981, 255 p., notamment dans les sections «La fonction crée l’organe : points de repères» et «Objectifs et contenus des cours de dessin technique de 1800 à nos jours».
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- Leblanc en 1830 autour de la Petite école. Celui-ci lui confia rapidement la place de premier commis dans son bureau privé, et c’est en apparence naturellement qu’Armengaud succéda à son maître en 1835<3 4>, enseignement qu’il quittera en 1854. La place importante qu’occupait alors la Petite école dans le dispositif d’enseignement technique au travers de son cours de dessin, l’une des clés du progrès de la construction mécanique française, et le renouveau qu’il paraît apporter à son contenu en développant les méthodes de son maître sont pour beaucoup dans les jugements flatteurs de ses contemporains.
- Mais la dimension d’Armengaud dépassait, et de loin, reconnaissaient ses contemporains, celle d’un simple professeur. Armengaud adjoignit dès 1836 à son nouveau métier une fructueuse activité privée orientée vers la diffusion du progrès technique. La face la plus apparente en est une intense activité éditoriale orientée dans la même voie que celle suivie par Leblanc au travers de son Recueil des machines...(A Après un premier traité sur les chemins de fer, rédigé avec son frère, il lança ainsi deux des plus connus des périodiques techniques du XIXe siècle, la Publication industrielle (1840<5>) et, en collaboration avec son frère, le Génie industriel (185L6 7)). Les Armengaud publièrent parallèlement un nombre impressionnant de manuels, de traités et d’aide-mémoire, dont on ignore s’ils en sont toujours les auteurs, comme il est mentionné sur les couvertures, ou s’ils en supervisent simplement l’écriture, à l’image de Leblanc. Si cette activité fut aussi importante, c’est qu’Armengaud, au lieu de se satisfaire de ce qui aujourd’hui paraît un prolongement naturel d’une activité professorale, avait fondé avec son frère un cabinet d’ingénieur, cabinet d’une exceptionnelle importance, puisqu’il était reconnu sous le Second Empire comme le premier de la place parisienne^. Cette réussite s’explique dans une large mesure par l’orientation ori-
- 3. Le 18 décembre. Dossier de Légion d’honneur de Jacques-Eugène. AN F/12/5082.
- 4. Recueil des machines, instruments et appareils cpii servent à l’économie rurale, tels que charrues, semoirs, herses, moulins, tarares..., Paris, l’auteur, 1826-1852, 5 vol.
- 5. Publication industrielle des machines, outils et appareils les plus perfectionnés et les plus récents..., 1841-1889, 32 vol. de texte et 32 atlas dans sa forme conservée à la Bibliothèque de France.
- 6. Le Génie industriel, revue des inventions françaises et étrangères..., 1851-1869, 38 vol. dans sa forme conservée à la Bibliothèque de France.
- 7. Extrait du rapport du jury mixte international de l’exposition universelle de 1855, AN F/12/5082.
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- ginale et opportune que lui donnèrent les deux frères dès sa création. L’agence fut la première en France à explicitement annoncer qu’elle s’occuperait, nous disent leurs biographes, de conseils en brevet, alors même que les demandes de protection d’inventions augmentaient considérablement en France.
- Action protéiforme donc, dont on ne sait pas bien si l’enseignement du dessin à la Petite école n’est pas rapidement passé au second plan, mais en tout cas, et c’est cela l’essentiel, toute entière construite autour de la diffusion du progrès technique, et pas seulement des techniques du dessin industriel. Poursuivie au-delà de sa retraite quasi-officielle après 1873, son activité lui valut d’être récompensé de nombreuses fois, notamment par la Société d’encouragement à l’industrie nationale^8), mais aussi par l’Académie des sciences^9», jusqu’à être décoré, le second de l’Ecole de Châlons, de la Légion d’honneur10). L’itinéraire de Jacques-Eugène Armengaud apparaît ainsi tout à fait exceptionnel. Il fait de ce simple gadzart bien plus qu’un «sous-offi-cier de l’industrie», et le fait prendre rang aux côtés d’un Cadiaton ou d’un Houef12) parmi les chefs de file d’une école longtemps décriée -sous l’influence des corps d’ingénieurs des grandes écoles ? - mais dont la place a été plus justement évaluée par l’étude récemment publiée en français de Charles R. Dayos).
- Une documentation abondante et lacunaire à la fois
- L’objectif de cet article n’était pas de traiter de l’ensemble des facettes de l’activité des deux frères, mais plus simplement d’éclairer un peu mieux leur itinéraire, en le reliant notamment à l’histoire de la Petite école, et plus généralement au problème de l’innovation technique dans la France des années 1830-1860. C’est à dire à un moment
- 8. 1842 (prix pour un mémoire descriptif, voir infra), 1857 (médaille de platine pour sa Publication industrielle).
- 9. 1878 (médaille d’or et lauréat).
- 10. En 1863, après une première demande infructueuse en 1855. AN F/12/5082.
- 11. Voir en particulier sur cet ingénieur «Biographie de Nicolas Cadiat», Génie industriel, 1.13, 1857, p. 134 sq.
- 12. Sur son rôle dans la mise en place de l’atelier de dessin chez Cail, voir J. M. Edmonson, op. cit., p. 306 sq.
- 13. Charles R. Day, Les écoles des arts et métiers. L’enseignement technique en France, XIXe XXe siècles, Paris, Belin, 1991 (traduit et augmenté de l’édition américaine).
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- clé du développement industriel et technique, consécutif à la seconde des grandes vagues d’importation de nouvelles technologies de la première industrialisation, que l’on pourrait schématiquement qualifier d’arrivée à maturité du système technique français du premier XIXe siècle, qui n’est pas, on le sait mieux dorénavant, la simple démarque de celui d’Outre-Manche. Un moment où, après l’ère des pionniers à laquelle appartient Leblanc, se mettent en place de nouveaux outils de formation comme l’Ecole centrale, où les entreprises, sur la base de leurs expériences, se mettent à leur tour à développer leurs propres perfectionnements, et, notamment dans la construction mécanique, à embaucher de jeunes ingénieurs issus des écoles françaises, et non plus, ou tout du moins en nombre plus réduit, des techniciens étrangers.
- Mais notre ambition initiale s’est vite vue réduite à peu de choses. Il s’avère d’abord très difficile de retracer l’histoire des rapports d’Armengaud et de la Petite école. La suppression de celle-ci a entraîné la dispersion, si ce n’est la destruction, de ses archives. Si tant est qu’elle ait existé, la mémoire écrite du contenu de l’enseignement d’Armengaud à la Petite école s’est égarée. Le programme détaillé de son cours n’est pas non plus arrivé jusqu’à nous. On ne pourra donc analyser d’aussi près qu’il eût été nécessaire son enseignement et celui de Leblanc. D’autre part, le registre des élèves de la Petite école pour la période qui nous intéresse ici, pourtant porté à l’inventaire du Musée national des techniques^), a disparu. Cette perte gêne l’évaluation du nombre d’élèves que l’ingénieur a formés, et plus encore empêche de reconstituer les itinéraires industriels de ces jeunes dessinateurs dont l’industrie paraît avoir eu tant besoin. Un autre espoir nous animait. Il existe toujours un cabinet de conseil en brevets Armengaud sur la place de Paris. Peut-être avait-il conservé la mémoire de l’activité privée de l’ingénieur. Rendez-vous pris, il fallut là aussi déchanter. Deux déménagements et deux incendies115) avaient eu raison des archives d’entreprises et des archives familiales pour la période qui nous intéressait, au grand dam, du reste, du descendant direct de Jacques-Eugène116».
- 14. 9°67, registre d’inscription 1832-1842.
- 15. Celui de la maison familiale de Saint-Cloud en 1870, celui de la résidence secondaire en Normandie pendant la Seconde Guerre mondiale.
- 16. Alain Armengaud, que je remercie vivement de la gentillesse de son accueil et des éléments qu’il m’a communiqués.
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- Force a été donc de se contenter des publications des deux frères et des sources livrées par les archives publiques (état-civil, actes notariés, brevets) pour tenter de mieux cerner leur carrière. Le temps nous étant compté, il n’a pas non plus été possible d’explorer tout ce qui aurait été nécessaire, notamment parmi les pièces se rapportant au domaine des brevets et toutes les publications. On est ainsi loin d’avoir cerné avec certitude parfois même quelques articulations majeures des rapports de l’aîné des Armengaud avec le contexte qui l’entoure, ni même précisément ses rapports avec son frère. Mais le dossier mérite, on le croit, d’être rapporté en l’état.
- Des origines à la première insertion professionnelle
- Pas grand chose dans ses origines ne paraît prédestiner Jacques-Eugène Armengaud à une telle carrière. Voilà encore l’un de ces ingénieurs ou mécaniciens parti de peu. Second enfant d’une famille qui en comptera au moins sept, mais premier garçon*17), il naquit à Ostende le 26 octobre 1810 (son frère au même endroit en 1813). Hasard de l’épopée napoléonienne : son père y est en garnison. Alexis Armengaud vient alors de monter en grade et est dorénavant garde du Génie de 3e classe. Né à Caraman (Haute-Garonne) en 1772 d’un père peigneur de laine*18), il s’était engagé à Brest en 1788 comme simple sapeur, et avait progressé régulièrement dans la hiérarchie des sous-officiers*19) pour accéder au seul grade d’officier du génie auquel pouvaient prétendre les hommes sortis du rang sans être issus de l’Ecole du génie*20). Dès 1814, il est affecté à la place de Laon, à quelques kilomètres d’Anizy, où il résidera jusqu’à son décès en 1842. Carrière méritante donc, qui lui vaudra du reste la Légion d’honneur, et qui soulève une première interrogation : aurait-on affaire à l’un de ces charpentiers militaires, employés à la réfection des ponts et des défenses, voire à un de ces géomètres formés sur le tas ? Nous n’en savons malheureusement rien, mais sa carrière paraît l’indiquer. Les deux frères auraient ainsi dès leur enfance été confrontés aux travaux
- 17. AN LH 51/25 (dossier de Légion d’honneur de son père Alexis).
- 18. Le 4 décembre 1772. Orthographié Pierre Armingaud sur le registre de baptême. A.D. Haute-Garonne 4E384. Qu’il me soit permis de remercier Isabelle Villebrun qui a effectué cette recherche.
- 19. Caporal (1793), sergent (1797), puis sergent-major (1806). AN LH 51/25.
- 20. La grande encyclopédie, H. Lamirault et Cie, 1886, t.l, p.576.
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- de génie civil et pu observer, et peut-être manier, niveau de chantier, alidade et autres instruments d’optique. Leur mère, Madeleine Sauvage, vient des environs de Laon. Elle est née en 1781 à Anizy-le-Château (Aisne) de l’alliance de Jean-Louis Sauvage, et Marie-Anne Dumont. Rien non plus du côté de l’ascendance maternelle ne paraît renvoyer au milieu des charpentiers de moulins, l’un des viviers les plus importants des mécaniciens du début du XIXe siècle.
- Et force est de constater que l’historien demeure plus ignorant encore à propos de l’enfance des deux frères. Le train de vie de la famille n’était probablement pas bien large : Jacques-Eugène n’hérita rien de ses parents. La formation première des deux frères, les deux seuls garçons de la descendance de l’officier, fut cependant assez solide, comme en témoignent leur succès à l’Ecole des arts et métiers de Châlons. Nous ignorons les raisons qui poussèrent leur père à les y inscrire. L’officier du génie sorti du rang, confronté à d’autres officiers privilégiés par le fait d’être issus d’une école d’ingénieurs, y voyait sans doute l’espoir d’une promotion sociale. Tout juste peut-on constater que les deux frères appartiennent ainsi à ce petit quart des élèves de Châlons dont le père avait effectué une carrière militaire, la catégorie la plus pourvoyeuse en élèves, à cette époque, avec les employés^21).
- On en sait heureusement un peu plus quant à leur séjour à Châlons. L’aîné y entra «dans le courant de janvier 1826»^22\ à un peu plus de 15 ans, soit dans la moyenne des admissions à cette école. Il y montra «une volonté ferme et une intelligence précoce» qu’atteste le déroulement d’une scolarité achevée en un peu moins de quatre ans, au lieu de cinq à six années dans les cas les plus courants. Dès la seconde année, ses résultats lui obtiennent le «dégrèvement de la totalité de sa pension». Premier de sa promotion, il reçoit en récompense un prix de mille francs. Il apparaît alors particulièrement doué pour les mathématiques, mais sa formation initiale y est peut-être pour beaucoup. La formation de l’Ecole de Châlons demeurait avant tout pratique, et on ne peut surestimer le niveau qui est alors le sien dans cette discipline. Tout au plus pouvons-nous être sûr qu’il y a acquis ou perfectionné le
- 21. Charles R. Day, op.cit., p.275-211.
- 22. H. Flaud, «Notice biographique sur M. Armengaud aîné», Annuaire de la société des anciens élèves des écoles nationales d’Arts et Métiers, 3è a., vol 3., p. 165.
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- maniement des outils mathématiques de base, utiles au calcul des machines simples et à la géométrie courante, ainsi qu’une formation sérieuse au dessin des machines. Au moins aussi importante pour la suite de sa carrière apparaît la formation qu’il reçoit en atelier. Placé en premier lieu dans «Vatelier des limes», il s’initie ainsi aux difficultés de l’ajustage et du travail du fer et de l’acier, puis poursuit son apprentissage dans «l’atelier des instruments de précision », avec lesquels il avait probablement été, on l’a dit, familiarisé dans sa jeunesse, qui le forme aux principes d’une industrie également pépinière de bons mécaniciens. Charles le suivit à Châlons en 1829. Séjour aussi réduit pour le cadet, aussi brillant que son frère : emportant tous les premiers prix et la première médaille, il en sortit en 1833 à 20 ans*23».
- Leurs itinéraires sont également parallèles dans la suite immédiate de leur carrière. La venue des deux frères à Paris ne s’effectua pas immédiatement à leur sortie de Châlons. Le fait est acquis pour le cadet dont «les débuts dans l’industrie eurent lieu à la filature d’Hagueneau» en Alsace*24). Il est simplement suggéré pour Jacques-Eugène par H. Flaud (l’ingénieur «alla presqu’aussitôt à Paris»w), et par une autre source {«peu de mois» après sa sortie de Châlons*26)), après donc une période qui, si l’on pense que l’itinéraire du cadet est calqué sur celui de l’aîné, l’amena lui aussi à faire connaissance avec la réalité du monde industriel par le biais de ce qu’il convient d’appeler un premier apprentissage - schéma une nouvelle fois classique dans les itinéraires professionnels de l’époque.
- La venue à Paris et l’insertion dans les milieux de l’innovation et de la construction mécanique
- Plus originale est peut-être la suite : l’un après l’autre, les deux frères paraissent s’inscrire comme élève au Conservatoire royal des arts et métiers, sans que l’on sache la nature de cette inscription - cursus complet ou cours du soir ?-, ni s’ils exercent parallèlement dès
- 23. D.-A. Casalonga, «Discours prononcé aux obsèques de M. Charles Armengaud jeune, le 15 avril 1893», Mémoires de la Société des ingénieurs civils, t. 59, 1893, p.562-563.
- 24. Ibid, p.563.
- 25. Op. cit. p. 166.
- 26. «Note sur M. Armengaud aîné (Jacques-Eugène)...», [1861 ou 1862], AN F/12/5082.
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- leur arrivée dans la capitale une activité professionnelle. H. Flaud laisse entendre pour sa part que Jacques y est alors, c’est-à-dire en 1830, élève de Leblanc'27». Mais celui-ci ne paraît enseigner au Conservatoire qu’à la Petite école, et le registre des entrées et sorties de celle-ci, heureusement conservé pour cette époque, ne mentionne le passage d’aucun des deux frères. Qui faut-il alors croire ? On ne voit pas bien quel intérêt aurait eu le jeune homme à suivre les cours dans le cadre de la Petite école, puisqu’il maîtrisait déjà de manière satisfaisante le dessin de machines. Camarade de promotion de l’aîné des Armengaud, H. Flaud connaissait à l’évidence très bien Jacques-Eugène, avec qui il fondera la Société des anciens élèves des Ecoles d’arts et métiers ; il a écrit du vivant de celui-ci, en 1850, c’est-à-dire suffisamment tôt pour que les années n’aient pas brouillé ses souvenirs. Il faut sans doute alors lire autrement son témoignage, en se remémorant que Leblanc possédait à côté de sa fonction officielle un atelier de dessin privé : Armengaud a pu ainsi prendre des leçons particulières auprès du maître pour perfectionner son art. C’est du reste ce que laisse entendre clairement une Note manuscrite, non datée, mais sûrement de 1862, qui ne fait nulle mention d’un séjour de l’aîné comme élève au Conservatoire, mais qui indique en revanche que «peu de mois après [sa sortie de Châlons] il fut reçu chez Mr Leblanc [souligné par nous], à titre d’élève»™. Notons en tout cas que la famille Armengaud fournit ainsi un bel exemple d’une stratégie de formation relativement complexe qui associe à une formation initiale théorique et pratique à caractère technologique la découverte de l’entreprise - absente de l’enseignement de Châlons-, puis un enseignement complémentaire spécialisé au plus près de l’un des points nodaux du développement technique, le Conservatoire.
- Car c’est bien autour de celui-ci, et c’est cela qui importe ici, qu’intervint l’association entre Leblanc et l’aîné des Armengaud, rencontre décisive puisque «le professeur ne tarda pas à remarquer son nouvel élève, et l’employa dans ses propres ateliers», nous dit H. Flaud'29», comme «dessinateur», précise une autre source'30». Armengaud n’était pas inconnu de Leblanc. Celui-ci avait inspecté de Paris en compagnie de Pouillet un échantillon des travaux de dessin
- 27. Op. cit., p.166.
- 28. AN F/12/5082.
- 29. Op. cit., p.166.
- 30. «Note...», AN F/12/5082.
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- réalisés à Châlons par la promotion de Jacques-Eugène. Et le jugement que la commission avait porté sur la planche d’Armengaud était assez élogieux : «C’est un fort bon dessin de machine à vapeur [...]. Le dessin est bien entendu et mis à l ’encre avec netteté et délicatesse»^. Le rang de Jacques-Eugène à la sortie de Châlons n’avait probablement pas non plus échappé à Leblanc, qui, par sa position privilégiée, était ainsi idéalement placé pour détecter les meilleurs éléments nécessaires aussi bien à l’industrie qu’à ses propres affaires.
- L’aîné des deux frères restera dans l’atelier jusqu’à la mort de Leblanc en 1835. Il y occupait alors la fonction de directeur, «à la tête de son atelier de dessin et de gravure»<32)- Jacques-Eugène avait ainsi en peu d’années su conquérir la confiance du maître, au point d’être considéré par lui «plutôt comme un ami que comme un employé»(33). Leblanc le «chargea de préparer le texte descriptif de son Traité du dessin des Machines, et plus tard il lui confia la direction et la rédaction de son grand Recueil de Machines»<34>, ouvrages publiés sans mention du jeune homme - l’amitié est chose relative en affaires - et qui sont donc oeuvres plus collectives qu’il n’y paraît. Que devint Charles entre son arrivée à Paris, probablement en 1833, et la fin de l’année 1835 ? On ne le sait pas précisément. A-t-il trouvé lui aussi abri chez Leblanc ? C’est possible, mais il n’appartient pas à son bureau fin 1835(3A II demeurait en tout cas à Paris, et sûrement en étroites relations avec son frère ainsi qu’avec le milieu de la construction mécanique parisienne.
- Dans l’ombre de Leblanc, l’aîné des Armengaud mit à profit ses premières années parisiennes pour s’insérer efficacement parmi les constructeurs-mécaniciens et les milieux de l’innovation. Sa place de dessinateur chez Leblanc l’amena sans doute immédiatement à découvrir les ateliers de construction mécanique afin d’y lever des plans de machines, et sa position rapidement acquise de premier commis renforça son insertion dans les milieux professionnels et scienti-
- 31. [Leblanc et Pouillet] «Rapport sur les dessins envoyés par les écoles d’Angers et de Châlons», [1828], Bibl. CNAM, Bibl.178.
- 32. «Note...», op. ciî..
- 33. H. Flaud, op. ciî., p.166, ce dont témoigne aussi la lettre que fait parvenir le ministre Duchâtel au jeune ingénieur lors de sa nomination comme professeur (AN F/12/5082).
- 34. Ibid..
- 35. Voir l’article de L. André dans le même volume.
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- fiques. Amené à diriger l’élaboration des planches et plus directement encore celle des notices, il est naturellement dès lors en contact personnel avec les patrons de ces entreprises pour organiser le travail de l’atelier de Leblanc : il «a l’avantage d’avoir toutes les relations établies par M. Leblanc en France et à l’étranger», écrivait Pouillet<36>. C’est au sein de ce milieu qu’il rencontre sa future épouse, Léonie Cartier.
- Celle-ci est la fille d’un constructeur de moulins, Nicolas-Guillaume Cartier, qui fut l’un des premiers mécaniciens français à établir des moulins à l’anglaise. Petit-fils d’un menuisier, fils d’un menuisier-charpentier de moulin de Corbeil, celui-ci appartient à ces mécaniciens «autodidactes», mais en contact par exemple avec Darblay, Aitken et Steel, Pierre Callon, ou le professeur à l’Ecole centrale Bellangé. Etabli vers 1822 à Paris, rue de Montreuil, Cartier fournissait des mécanismes de moulins et des roues hydrauliques, et fabriquait des engrenages en fonte. Il perfectionna les appareils de nettoyage des grains, et promut l’usage des blutoirs à brosse. Après avoir mis au point des machines-outils nécessaires à la fabrication des tôles percées des appareils de nettoyage, il inventa dans les années 1830 une machine à tracer et à tailler les dents en bois des engrenages d’une dimension inusitée, qu’il appliqua à la taille de dents métalliques, disposition remarquée à l’Exposition de 1839<37>.
- L’on ignore malheureusement à quel moment - vers 1834 ?-Cartier et Armengaud se rencontrèrent. L’association d’un constructeur-charpentier avec un mécanicien-dessinateur faisait en tout cas l’affaire du premier, en particulier dans la mise au point de sa grande plate-forme à tailler les dents d’engrenages. Celle-ci exigeait une bonne exécution dans la répétition du tracé des dents, et donc un bon dessinateur, pour obtenir une régularité de marche synonyme de moindre usure ; l’application du principe de la taille de dents en bois à des dents métalliques demandait aussi l’intervention d’un homme connaissant le travail du métal, et Armengaud avait reçu cette formation à Châlons. Pour le jeune homme, c’était l’occasion de prendre pied dans une entreprise de construction mécanique et de se spéciali-
- 36. Archives MNT, 7° 130, aimablement communiqué par L. André.
- 37. La plupart des éléments présentés ici concernant Cartier proviennent de la biographie qu’a publié J.E. Armengaud dans Le Génie industriel, 1.18, 1859, p. 165 sq.
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- ser plus particulièrement dans une industrie. Et de préparer l’avenir : au-delà des sentiments, le mariage d’août 1836 avec Léonie Cartier le désigne, dès lors qu’il accepte de devenir aussi directeur de l’atelier de son beau-père, comme successeur de l’un des mécaniciens en vue de la place de Paris dans le domaine de la meunerie. Voilà donc Jacques-Eugène solidement implanté à double titre dans les milieux de l’innovation et de la construction mécanique parisienne.
- La succession de Leblanc à la Petite école
- Fin novembre 1835, le décès brutal de Leblanc ouvre de nouvelles perspectives à l’aîné des Armengaud. Il est chargé de l’intérim du maître à la Petite école*38', et apparaît ainsi comme son successeur naturel. L’affaire ne fut pas pourtant aussi facile. Quatre autres candidats postulaient à la succession à la chaire de dessin. Formé à l’Ecole d’architecture de Paris, et partisan d’ajouter au cours de dessin de machines un cours d’ornement et d’architecture*39', l’architecte Duquesney paraît occuper une position d’outsider. Bien qu’il possède probablement la culture la plus large dans le domaine du dessin, il n’est pas spécialisé dans le domaine des machines. Il n’en va pas de même de trois autres postulants, qui, comme Jacques-Eugène, se réclament de Leblanc.
- Le moins titré, A. Tronquoy, installé 22 rue des Fossés du Temple, est certainement le plus expérimenté. Il affirme dans sa lettre de candidature qu’il fut «le premier et le plus ancien é/ève»*40' de Leblanc. Adolphe Leblanc, au-delà de son homonymie, se présente lui aussi comme un dessinateur d’expérience et aux compétences multiples. Il a «commencé à 12 ans l’étude du dessin de machines sous la direction du professeur». Son père, un ancien mécanicien de la Marine, l’a envoyé à Châlons, où il a suivi les ateliers de menuiserie, de tournage sur bois et de fabrication d’instruments de mathématiques. Le jeune ingénieur a rejoint ensuite les ateliers de Pecqueur, qui occupa un temps la fonction de chef des ateliers du Conservatoire, avant d’être
- 38. Lettre de nomination comme professeur du ministre Duchâtel (AN F/12/5082).
- 39. Arch. MNT 7°77.
- 40. Arch. MNT 7°78.
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- embauché chez Leblanc où il travaille depuis huit ans<4'). Xavier Dufrayer enfin est le troisième des candidats à être issu de Châlons. Il a pour lui d’avoir acquis une expérience professionnelle dans une industrie innovante pour l’époque, comme directeur durant cinq ans d’une raffinerie de sucre, et de pratiquer l’enseignement comme «professeur de dessin linéaire et de mathématiques à l’Ecole spéciale de commerce de Paris, où il a succédé à Mr Leblanc [...] empêché par ses autres travaux». Il dirige enfin les travaux de fonderie et de mécanique de la Colonne de Juillet. Sa candidature est soutenue par A. Dubé<42\ président du tribunal de commerce de Paris, et membre du Conseil général du Commerce. Même si Armengaud est alors le premier des collaborateurs de Leblanc, il possède ainsi un itinéraire voisin de celui des autres postulants, et son jeune âge - 25 ans -, et donc une expérience à priori plus réduite, fut certainement évoqué.
- Le Conseil de perfectionnement paraît bien avoir hésité entre Jacques-Eugène et Tronquoy, «d’un très rare mérite»<43>. La légende rapporte que ce sont des appuis extérieurs, et notamment ceux de personnages influents de la construction mécanique parisienne, qui lui permirent d’emporter les suffrages. Selon D.-A. Casalonga, c’est même à son frère Charles qu’il devrait cette «adhésion unanime»<44) qui fit, selon lui, la différence. Le soutien de Pouillet, chargé du rapport au conseil de perfectionnement, fut probablement tout aussi déterminant. Tronquoy est, assure-t-il, incomparable dans le domaine de la représentation des machines : «il n’y a personne ni en France, ni à l’étranger qui ait plus d’habitude que lui dans le dessin des machines». S’il appuie finalement Armengaud devant ses pairs, c’est «seulement parce qu’il a l’avantage inappréciable pour le Conservatoire d’être en rapport depuis bien des années avec tous les constructeurs qui fournissaient à M. Leblanc toutes les données au moyen desquelles nous travaillons à mettre le Conservatoire au niveau de l’industrie»^.
- Il apparaît ainsi que, pour pourvoir un poste de professeur de dessin de machines et prendre la succession d’un dessinateur, le Conseil
- 41. Arch. MNT 7°75.
- 42. Arch. MNT 7°76.
- 43. Archives MNT, 7° 130.
- 44. Op. cit., p.563.
- 45. Archives MNT, 7° 130.
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- n’a finalement pas privilégié le meilleur dessinateur, mais un profil sensiblement plus complet, sans doute même plus complet par ses potentialités que celui de Leblanc. Celui d’un rédacteur de notices autant, si ce n’est même davantage, que celui d’un dessinateur, et celui d’un ingénieur formé à la mécanique, mais aussi bien inséré dans la sphère de la construction mécanique de machines, au point d’en être son candidat.
- La signification de la nomination d’Armengaud
- Cette décision, nous semble-t-il, conforte et révèle à la fois une évolution du cours de dessin et de ses missions. L’enseignement vise toujours à former des dessinateurs, mais le choix d’Armengaud paraît infléchir leur profil : les élèves seront dorénavant d’autant mieux formés à la description globale des machines que Jacques-Eugène possède une solide expérience en ce domaine. La nomination d’Armengaud ne s’inscrit pourtant pas sous cet angle en rupture proprement dite avec l’enseignement de son prédécesseur. Lever un plan de machine demande en préalable l’étude rigoureuse de son agencement mécanique organe par organe, et il est naturel, dès lors que la complexité des machines industrielles va croissant, qu’une notice suffisamment détaillée, et normalisée dans sa rédaction de la même manière qu’est codifié le dessin lui-même, accompagne le travail graphique. Schématiquement, c’est d’abord au progrès dans le domaine du trait que se sont attachés les efforts du début du XlXè siècle, avant que le second versant de la description des machines ne retienne plus particulièrement l’attention des ingénieurs, et notamment celle de Leblanc. Ainsi, que le premier commis soit le responsable des notices de ses ouvrages révèle les lacunes ou le manque de goût du maître pour cet art, mais en même temps son attention à cette question. La Société d’encouragement à l’industrie nationale agit dans le même esprit en mettant au concours un prix de 8.000 francs pour la meilleure «rédaction de mémoires descriptifs et raisonnés sur Voutillage pour machines des grands ateliers de construction», sans employer, cela mérite d’être souligné, le mot dessin. Un concours qui, long à s’achever, récompensera en 1842 Armengaud pour la clarté de ses commentaires^46).
- 46. Un prix de 1.000 Frs lui fut alloué, devant Laborde (500 Frs). Legey, Biquillon et Bréguet fils ainsi que Cavé avaient également concouru. Bull. Soc. Enc. Ind. nat., t. 41, mars 1842, p.96-97.
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- Appareil à hélice destiné au navire de Roland - Plan complet, en coupe horizontale, de V pareil moteur- Lavis de couleurs sur traits d’encre par Armengaud aîné - vers 1845.
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- L’importance accordée aux notices révèle un mouvement, qui, loin de relativiser la place du dessin, concourt à renforcer encore sa position, et donc celle du dessinateur, dans le mouvement technique. Dans son analyse des planches du Portefeuille du Conservatoire, Y. Deforge a souligné l’évolution du contenu des notes : «de descriptives au début, [elles] évoluent vers la note de calcul [...] par exemple, les notes signées Armengaud»*47). Le dessin apparaît dès lors comme un outil de conception au sens fort du terme. Ce mouvement renvoie à la naissance de la science de la construction des machines, ou plus précisément à la séparation qui se dessinait alors entre mécanique pure, mécanique appliquée et construction de machines, au fur et à mesure que les unes et les autres se développaient. «Il y a, écrivaient Pouillet et Leblanc, deux sciences distinctes dans la Construction des Machines : la science du savant qui découvre et qui démontre les principes généraux auxquels les machines doivent être soumises ; et la science du mécanicien qui découvre le système de construction le plus solide, le plus économique et le plus productif, et qui le fait exécuter avec précision jusque dans ses moindres détails. Cette science de la construction commence à naître»(48>. Poncelet et Morin contribueront à son établissement en savants attentifs aux développement de l’industrie, par l’analyse, sous l’angle des principes du fonctionnement, de machines complexes comme les moteurs hydrauliques, et en précisant par l’expérimentation les vides de la théorie, par exemple dans le domaine des frottements^49). Pouillet et Leblanc y travaillent parallèlement, mais sous un autre aspect : par la diffusion d’un outil qui, d’abord descriptif et destiné à favoriser la reproduction d’un dispositif, verra son usage, dès lors qu’il sera mieux articulé avec la mécanique pratique, étendu jusqu’à la conception.
- Leblanc, comme l’a montré L. André, avait lui même fixé cette ambition au dessin de machines : son «but [est] aussi de tracer à l’avance des épures pour la construction de toutes sortes de combinaisons ou d’appareils qui ne seraient encore qu’en projet»(50>. Et de même que Poncelet fut l’initiateur du développement d’une théorie concrète des machines, mais que celle-ci se développa dans une large mesure sous
- 47. Op. cit., p.101.
- 48. Portefeuille industriel du Conservatoire des Arts et Métiers, 1.1,1834, p.329.
- 49. Cl. Fontanon, «Un ingénieur militaire au service de l’industrialisation : Arthur-Jules Morin (1795-1880)», Cahiers d'histoire et de philosophie des sciences, n°29, 1990, p. 105 sq.
- 50. Leblanc, Choix de modèles appliqués à l’enseignement du dessin de machines...., 1830.
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- Morin, c’est sous Armengaud, et donc toujours aussi autour du Conservatoire, que le dessin de machines acquiert sa dimension définitive dans l’industrie. Avec son frère et son beau-frère Jules Amouroux, Jacques-Eugène fut après Leblanc le porte-parole le plus clair de cette évolution : «Pour parvenir à exécuter une machine à vapeur [...] sans avoir recours à aucun modèle, il est indispensable, après avoir calculé les dimensions des principaux agents, de les combiner entre eux de telle sorte qu ’ils occupent des positions relatives [...] puis de tracer toutes les pièces»(\S49Y5^', «Le dessin [...] est le plus intelligent intermédiaire entre la pensée et l’exécution. Cet art bien compris et considéré au point de vue industriel, ne se borne pas en effet à dresser correctement [...] les contours des objets existants ; [...] il embrasse l’agencement et la combinaison des organes entre eux, ainsi que leur disposition intérieure et le jeu de toutes les parties actives»^ 1850)^52>.
- Cette nouvelle étape dans l’enseignement du dessin que conforte donc le choix d’Armengaud répond à l’attente des industriels. «Mettre le Conservatoire au niveau de l’industrie», ainsi que l’écrit Pouillet, c’est adapter continûment la formation qu’il donne aux besoins de l’industrie. Mieux formés à la description globale des machines, et capables donc d’aider à leur conception, les dessinateurs dialogueront plus efficacement avec les ingénieurs, et, vers l’aval, avec les contremaîtres chargés d’exécuter leurs plans. C’est aider les constructeurs à préparer la profonde mutation, déjà en cours en Angleterre, qui conduira de la fabrication à façon à la fabrication standardisée, et dans laquelle les bureaux de dessin tiendront une position centrale^53).
- A ce point de la démonstration, on aurait aimé mieux connaître l’enseignement d’Armengaud à la Petite école, les élèves qui le fréquentent et leur devenir. Le dessin tel que l’entend Armengaud recouvre en effet dans une large mesure la technologie, mais il n’est pas acquis que celui qu’il enseignait, réponde totalement à cette ambition, même s’il visait à donner à ses élèves la maîtrise de la conception par le dessin. «Il y a une grande différence à établir entre théorie et pratique, entre l ’ingénieur et le praticien, écriront Morin et Tresca
- 51. Armengaud aîné, Armengaud jeune, et Amouroux, Nouveau cours raisonné de dessin industriel appliqué principalement à la mécanique et à l’architecture, 1848, p. 4.
- 52. Armengaud aîné, Armengaud jeune, Amouroux, Cours élémentaire de dessin industriel à l’usage des Ecoles primaires, 1850, cité par Y. Deforge, op. cit., p.227.
- 53. Voir la thèse de J. M. Edmonson, op. cit..
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- (1862). Celui-ci pourra se contenter d'une entente générale de la représentation des objets principaux ; placé dans des conditions simples, il pourra dessiner pour ainsi dire de sentiment ; celui-là au contraire, doit dans Vétude de ses projets, se servir du dessin comme moyen de lire dans l'espace et de comprendre des dispositions de lignes et de surfaces, avant qu’elles aient été réalisées»<54>. Le cours d’Armengaud dépassait-il le stade de la formation de base des praticiens, et le public était-il recruté avec un niveau suffisant pour accéder à la maîtrise de la dimension conceptuelle du dessin ? Il n’est pas à exclure, et il nous paraît même très probable, que, le succès aidant, le niveau du recrutement se soit élevé à l’image de celui des Ecoles d’arts et métiers, et qu’ainsi l’apogée de la Petite école ne soit pas à situer sous Leblanc, mais plutôt sous Armengaud. Jacques-Eugène place en tout cas sans difficulté un grand nombre de ses élèves dans «divers ateliers de construction en France et à l’étranger». A Paris, en 1862, «dans le même établissement, on compte jusqu ’à quatre ou cinq dessinateurs qui ont fait leurs études chez Armengaud»^, dont on ignore cependant s’il s’agit d’exécutants de bas niveau, ou bien de dessinateurs jouissant d’une relative autonomie et de qualité, comme paraissent l’être ceux que font travailler dans leurs affaires privées les deux Armengaud. Il est possible d’ailleurs que le recrutement des élèves soit demeuré hétérogène comme sous Leblanc, où des fils d’industriels réputés, et donc solidement instruits, côtoyaient d’obscurs jeunes parisiens^56), et l’enseignement d’Armengaud adapté à chacun de ces publics. La formation à la Petite école pouvait aussi s’articuler avec d’autres enseignements du Conservatoire. Le cours de mécanique appliquée que prend en charge Morin dès 1839 dans le haut enseignement ne paraît pas faire concurrence au contenu théorique de celui d’Armengaud, et lui semble même complémentaire^7).
- La fondation d’un cabinet d’ingénieur-conseil en brevet
- L’accession d’Armengaud à la fonction de «professeur du dessin des machines au Conservatoire Royal des Arts et Métiers»(58) le 18
- 54. Cité par Y. Deforge, De l’organisation de l’enseignement..., 1862.
- 55. «Note...», AN F/12/5082.
- 56. Cf. l’étude de L. André dans le même volume.
- 57. Y. Deforge, op.cit., p.102, et Cl. Fontanon, op. cit..
- 58. C’est le tire exact qui lui est attribué par Duchâtel dans sa lettre de nomination. AN
- F/12/5082.
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- décembre 1835 le projetait dorénavant au premier plan, et le fit connaître au-delà du cénacle au courant de son rôle dans l’ombre de Leblanc. Lejeune ingénieur était nanti dorénavant d’une solide plateforme pour développer ses affaires personnelles, comme l’avait fait Leblanc avec son atelier. La modestie de sa rémunération (2.000 Frs) l’incita sans doute aussi à développer des activités complémentaires comme Leblanc. Et il y songea où plutôt ils y songèrent, semble-t-il tout de suite : c’est dans l’année 1836, mais avant le mariage de l’aîné célébré en août*59*, que les deux frères fondent un bureau d’ingénieur-conseil en brevets, dont nous n’avons pas su retrouver, s’il existe, l’acte notarié. Jacques-Eugène quitte donc l’atelier Leblanc, dont l’activité se poursuit sous la direction, ou du moins sous l’étiquette, de sa veuve. L’on ignore si Jacques-Eugène a cherché à négocier avec elle la reprise de cet atelier, ce qui aurait été naturel, ou bien si les deux frères ont jugé qu’il fallait rompre pour avoir les coudées franches en raison notamment de la présence dans l’atelier de concurrents de l’aîné à la succession de Leblanc. Quoi qu’il en fût, il semble bien qu’ils aient surtout décidé d’orienter différemment leurs affaires en adoptant une position qui, au yeux de leurs biographes, fut innovante : celle d’ingénieur-conseil en brevet, c’est à dire d’aide aux inventeurs dans l’élaboration du brevet proprement dit, dans son dépôt et jusqu’à d’éventuels procès en contrefaçon.
- Avant d’aller plus avant, il importe de souligner la finesse d’analyse commerciale - que l’on ne rencontre pas toujours parmi les ingénieurs - que suggère cette orientation, et que l’on retrouvera ensuite, au point de constituer l’une des clés de la réussite des Armengaud. Le développement de l’innovation qu’ils ont pu constater en observateurs privilégiés leur a laissé probablement pressentir qu’il s’agissait là d’un marché amené à se développer rapidement, comme en témoigne la progression sensible des dépôts de brevets depuis le début de la décennie (voir infra graphique 1). Le choix de ce «créneau» leur permet aussi de ne pas affronter directement l’atelier Leblanc, dont L. André a bien montré la force de la position, tout en s’appuyant sur le réseau d’affaires que l’aîné et le cadet ont développé. Les deux frères n’ont pas cherché en particulier à prendre rang aux côtés de ces ingénieurs, baptisés un peu plus tard de civils, qui conseillent les industriels dans l’agencement de leurs usines et servent d’intermé-
- 59. D.A. Casalonga, op.cit., p.563. Mariage en date du 25 août 1836 («Etat liquidatif de la communauté entre Mr et Mme Cartier», AN, MCNP, XXVIII,21/11/1859).
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- diaire dans la commande des machines. Ce marché ne correspond ni à leurs points forts, ni à l’image qui est la leur, ni à la clientèle qu’ils fréquentent quotidiennement, et qui est celle des constructeurs et mécaniciens à l’affût de l’innovation. Il eût certainement été hasardeux d’y affronter notamment les centraliens.
- Le positionnement des deux frères est-il pour autant aussi original que l’affirment leurs biographes ? Leur action dépasse en tout cas celle de Leblanc. L’examen des Tables annuelles des brevets montre que jamais entre 1830 et 1835 il n’est fait mention de ce dernier comme représentant (c’est la terminologie en usage alors) d’un inventeur lors du dépôt d’un brevet. Ce qui ne signifie pas, et la nuance est d’importance, que l’atelier de Leblanc n’ait pas réalisé des dessins ou des notices pour des inventeurs (ce qui paraît hautement probable - mais que seul l’examen des brevets eux-mêmes pourrait attester), étant donnée l’importance capitale pour ceux-ci d’une description inattaquable de leur procédé. Mais en revanche, ces mêmes tables montrent que l’activité de représentant connaît déjà un certain développement et répond donc à un besoin : sur 556 dépôts enregistrés en 1835, une soixantaine ont été effectués de la sorte (voir tableau 1)<60>. De même que les officines de dessin paraissent encore rares, cette activité est peu structurée. La plupart des représentants s’interposent en effet une seule fois. Seuls deux personnages - ou deux agences - ont une activité plus régulière, qui fait penser qu’ils ont pignon sur rue, sans qu’il soit pour autant acquis que le conseil occupe la plus grande partie de leur champ d’action : H. Truffaut, qui apparaît lors de dix dépôts, et surtout Antoine Perpigna, 24 fois mentionné. Celui-ci a du reste publié un Manuel des inventeurs... en 1834*61), et même prospecté dès 1832 le marché des inventeurs anglais intéressé par le dépôt de brevets en France*62). Leur profil apparaît très différent de celui des Armengaud. Ils exerçaient en effet l’un et l’autre comme avocats. L’examen de quelques uns des brevets déposés par leurs soins montre qu’ils ne paraissent être intervenus ni dans les dessins ni dans la description technique qui les accompagnent, ce qui ne veut pas dire, on vient de le suggérer, que d’autres intermédiaires n’y aient pas concouru.
- 60. Dépouillement effectué à partir de la Table annuelle des brevets... de 1835, en libre accès à l’INPI.
- 61. Manuel des inventeurs et des brevetés, ou les Lois sur les brevets mises à la portée de tout le monde, 1834, VIII-223 p.,
- 62. Comme le montre son ouvrage The French Law and Practice of Patents for Inventions, Improvements and Importations, Paris, 1832, III-147 p.
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- La profession d’ingénieur-conseil en brevets ne paraît donc pas exister en tant que telle vers 1835, et semble divisée en deux spécialités distinctes. La préparation des textes et planches est affaire de dessinateurs. La profession de représentant est aux mains de juristes. La position des deux Armengaud revient ainsi en première analyse à unifier la profession. En ce sens, et en ce sens seulement, la démarche des Armengaud apparaît ainsi comme innovante, bien qu’il ne soit pas certain non plus qu’ils aient été les premiers parmi les ingénieurs à adopter cette attitude.
- Un bureau au champ d’action plus large que le conseil en brevet
- L’activité des Armengaud telle qu’ils cherchaient à la définir dès les premières années ne se réduisait pas seulement au conseil en brevets et à leurs activités de professeurs de dessin. Relié par chance avec l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale du premier ouvrage des deux frères publié en 1839<63\ un Avis publicitaire reproduit ici in extenso aide à mieux comprendre le sens que les deux ingénieurs voulaient donner à leurs affaires :
- «MM. ARMENGAUD Frères ont établi à Paris, rue des Filles du Calvaire, n°6, boulevard du Temple, un Bureau Spécial pour la confection des Dessins, les Descriptions et les demandes nécessaires à l’obtention des Brevets d’Invention, de Perfectionnement et D’Importation.
- Ils ont également formé un Atelier où s’exécutent toutes espèces de Machines suivant la demande des constructeurs mécaniciens. La possession d’un riche Portefeuille leur permet de donner tous les documens [sic] sur un grand nombre de Machines.
- Ils donnent aussi, soit au Conservatoire des Arts et Métiers, soit à leur domicile, des Leçons particulières de Dessin de Machines où les élèves peuvent d’autant plus facilement faire de progrès, que M. ARMENGAUD Aîné dirige un établissement de construction où les mêmes élèves sont admis à étudier le travail des Machines et à en suivre l’exécution».
- 63. L’industrie des chemins de fer, ou Dessins et descriptions des principales machines en usage sur les routes en fer de France, d’Angleterre, d’Allemagne, de Belgique..., Paris, L. Mathias.
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- Encadré d’un filet noir et imprimé sur un papier de petit format, 10 cm de large sur 15 de haut environ, et reproduit ici en respectant la variété des caractères voulue par les Armengaud, ce prospectus n’est pas daté. Il est peu probable qu’il soit postérieur à leur livre : l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale est en principe celui du Dépôt légal, et il n’informe ni de la Publication industrielle, qui débutera fin 1840, ni des premiers ouvrages du cadet qui lui sont contemporains. Il apparaît aussi peu probable qu’il ait été conçu spécialement pour y être inséré : il présente en effet les deux frères comme associés, ce qui n’est plus exact depuis août 1836, tout du moins sous l’angle juridique. Tout porte donc à penser que ce petit Avis est à dater à coup sûr des années 1836-1839, et peut-être même du premier semestre de 1836.
- Le texte mérite commentaire. D’abord par son existence même : nous ne connaissons pas d’autres réclames privées d’ingénieur de cette époque, et il convient de le souligner, même si les ingénieurs reprennent à leur compte un mode développé ailleurs. Par sa forme et son contenu ensuite. La hiérarchie des caractères souligne le champ d’activité choisi par les deux frères. Il s’agit bien de mettre en avant l’activité d’ingénieur-conseil en brevets, ce Bureau Spécial, qui fait l’originalité des Armengaud sur le marché. Mais s’il est Spécial pour l’historien, c’est aussi parce que lui sont associées trois autres activités : un Atelier, placé sur le même plan que le Bureau, des Leçons particulières de Dessin de Machines - cette fois-ci sans petites capitales -, et la direction d’un établissement de construction, sans majuscules dans le texte : Jacques-Eugène n’en est pas le propriétaire, puisqu’il s’agit là de l’atelier de son beau-père.
- Que cherchent à montrer les Armengaud par ces juxtapositions ? En premier lieu que les inventeurs peuvent dorénavant compter sur un cabinet d’ingénieur-conseil en brevets dirigé par des hommes de l’art, et les majuscules mises aux mots Dessins, Descriptions (mais non aux demandes - les frères ne sont pas des juristes), Brevets, Inventions, Perfectionnement, Importation, Atelier, Machines et Leçons montrent que les Armengaud possèdent le sens de la réclame. Sans l’écrire, c’est ainsi suggérer aux inventeurs que leurs inventions seront mieux protégées si elles sont décrites et dessinées par des hommes qui, par leur pratique complète du métier, sont mieux à même de le faire qu’eux mêmes. Les Armengaud garantissent ainsi à l’inventeur que la protection juridique s’appliquera bien à ce qui consti-
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- tue l’innovation, ou qu’à l’inverse ils sauront, lors d’un dépôt, passer sous silence, si le commanditaire le souhaite, les détails techniques qu’il vaudrait mieux ne pas porter à la connaissance de la concurren-
- VAtelier, s’il peut certainement permettre d’exécuter des commandes courantes, s’adresse pour sa part non pas au tout-venant des industriels, mais aux constructeurs-mécaniciens. Il apparaît ainsi destiné à la mise au point de prototypes ou de machines complexes que ne peuvent réaliser les constructeurs dans leurs ateliers. L’articulation d’un Bureau spécial et d’un atelier somme toute aussi spécial est-elle neuve ? Nous ignorons à vrai dire si d’autres ingénieurs possédaient à côté de leurs bureaux d’étude un atelier de construction de ce type, et ce qu’il adviendra du reste de l’atelier des Armengaud. Elle demeure en tout cas probablement peu répandue. Pour les Armengaud, c’est assurément tirer les enseignements des conditions du rapprochement de l’aîné et de Cartier. Plus généralement, les rapports qu’entretiennent des constructeurs comme dalla et d’autres avec le milieu des ingénieurs civils alors en plein développement et avec le Conservatoire apparaissent suivis. S’ils attestent ainsi d’un mode d’organisation à façon dans la construction mécanique d’avant la diffusion du dessin technique, ils témoignent surtout de la faiblesse de la construction mécanique sous l’angle des bureaux d’étude.
- Les Armengaud paraissent ainsi simplement, inscrire leur action dans la structuration du marché de la construction mécanique et de l’innovation. La réunion en de même mains d’un cabinet d’étude et d’un atelier de fonderie spécialisée offrait une réponse habile aux attentes d’un segment du marché, celui de la construction mécanique à la recherche de l’innovation, de la même manière que l’était la fondation d’un cabinet de conseil en brevet. Le riche Portefeuille, dont l’idée - et peut-être même le contenu - est empruntée au Conservatoire, vient compléter le dispositif. Cette banque de données, comme il est dit aujourd’hui, peut aider un constructeur-mécanicien à développer une idée personnelle. Elle vise aussi à placer les deux frères en intermédiaires entre inventeurs et constructeurs-mécaniciens, qui y trouveront le modèle qui leur convient et l’adresse de son concepteur et de son fabricant.
- Notons enfin que le Dessin et son enseignement n’ont droit ni aux caractères gras ni aux petites majuscules. L’annonce des Leçons particulières de dessin de Machines est rejetée à la fin de Y Avis. On sent
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- bien qu’à l’inverse de leur maître, le dessin n’est plus une fin en soi, mais un moyen au service d’une conduite plus élaborée. Derrière des propositions si foisonnantes que VAvis des Armengaud peut sembler touche-à-tout, transparaît donc la mise en place d’une stratégie plus affinée et plus cohérente qu’il n’y paraît. Ce qui frappe ainsi est la capacité des Armengaud à tirer en ce milieu des années 1830 les enseignements du développement du mouvement d’innovation pour proposer, face à une demande sans cesse plus pressante et toujours en mouvement, une offre plus structurée et mieux adaptée à ses besoins. Chaque élément de ce dispositif n’est pas toujours innovant, mais son architecture globale est à coup sûr très neuve dans sa dimension affichée dès avant 1840.
- Deux affaires, mais des affaires de frères
- L’association officielle des deux frères dura cependant, on l’a dit, peu de temps. A la suite du mariage de l’aîné dès août 1836, avant même donc probablement que leurs activités aient vraiment démarré, ils se séparent (sous la pression de Cartier qui songe toujours à son association avec Jacques-Eugène ?). Le cadet déménage en tout cas avant 1840 au 34 rue Saint-Louis dans le Marais, avant de reprendre ensuite les bureaux de la rue des Filles du Calvaire (avant 1846), tandis que l’aîné s’installera pour un temps 13 rue du Pont-Louis-Philippe, aujourd’hui boulevard Henri IV (avant 1842), avant de prendre racine 45 rue Saint-Sébastien, toujours en limite, donc, du quartier de la construction mécanique. Le cadet monte une affaire qui ressemble à s’y méprendre à celle engagée en commun. Selon un prospectus de 1840<64>, elle se compose d’un «Bureau spécial de dessin, description et démarches relatives à l’obtention des brevets d’invention, de perfectionnement et d’importation». Charles donne des «consultations et expertises industrielles», développe lui aussi un «atelier de dessins divers pour la construction [et dirige des] cours de dessin des machines et de mathématiques industrielles» en même temps qu’il est professeur de dessin à l’Ecole spéciale de commerce.
- Les deux affaires paraissent se développer parallèlement par la suite. Rigoureusement parallèlement, faut-il même écrire, si l’on se
- 64. Glissé dans les premières pages du Guide de l’inventeur... qu’il publie en 1840.
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- réfère au nombre de brevets qu’ils instruisent et aux parts de marché que chaque agence détient (voir infra tableau 1). Si rigoureusement parallèlement qu’elles ne sont pas à l’évidence concurrentes, même si chacune d’entre elles possède ses propres bureaux et son propre personnel, et si chacun des Armengaud publie sous son nom. Au-delà du témoignage de leurs contemporains qui les associaient tous deux dans un même hommage à leurs décès, l’écriture à deux mains d’un ouvrage sur le matériel des chemins de fer en 1839, la rédaction commune de cours dans le domaine du dessin puis, en 1851, le lancement d’un périodique technique au nom des deux agences (le Génie industriel...) attestent clairement l’existence d’un lien souple, quasi-permanent, sans doute alors secret de polichinelle, entre deux hommes engagés dans une même approche sur un même terrain.
- Sans que Charles ne cède en rien à Jacques-Eugène sur le plan professionnel selon leurs contemporains, il s’efface comme il se doit devant l’aîné, qui constituait ainsi la vraie locomotive des affaires du couple. C’est ainsi toujours Jacques-Eugène qui, sans un mot pour son frère, présenta ses activités aux expositions nationales ou universelles. La seule entorse à la prédominance de l’aîné fut le lancement par Charles en 1858 d’une pétition pour obtenir la révision de la législation de 1844 de la propriété industrielle, que plus de 1.000 industriels, constructeurs ou inventeurs signèrent en quelques jours<65), symbole de la puissance acquise à cette époque par les deux hommes.
- Le chaînon manquant : les publications
- A cette galaxie d’activités d’autant plus complexe qu’elle associait donc deux affaires juridiquement distinctes, les Armengaud ajoutèrent presqu’immédiatement une dernière dimension, qui est aussi la mieux connue, et qui «tirera» leurs affaires, celle d’auteur - ou tout du moins de directeur de publication - et d’éditeur. Leur premier ouvrage commun, L’industrie des chemins de fer..., paraît chez L. Mathias en 1839056). Il fut suivi en 1840 d’un Guide de l’inventeur dans les principaux pays d’Europe..., édité à compte d’auteur par le cadet*67), d’un
- 65. Voeu de l’industrie. Révision de la loi du 5 juillet 1844 sur les brevets d’invention, et D.A. Casalonga, op. cit., p. 564.
- 66. Op. cit..
- 67. Guide de l’inventeur dans les principaux états de l’Europe, ou Précis des lois et règlements en vigueur sur les brevets d’invention....
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- Cours de dessin linéaire appliqué au dessin des machines et de U ouvrier mécanicien, traité de mécanique pratique, tous les deux une nouvelle fois sous le seul nom du cadet mais cette fois-ci chez Mathias'68), puis, fin 1840, par la première livraison de la Publication industrielle... , oeuvre cette fois-ci de l’aîné, et éditée par ses propres soins.
- Résultant peut-être d’une commande, et placé en tout cas «sous les auspices» du ministère du Commerce'69), leur premier livre rassemble, comme le précise son sous-titre, les Dessins et descriptions des principales machines [...] en usage sur les routes en fer de France, d’Angleterre, d’Allemagne, de Belgique», et forme un portefeuille thématique en direction de l’étroite sphère des constructeurs de matériel pour le chemin de fer. Le Guide des inventeurs... demeure quant à lui l’outil indispensable des conseils en brevets, on l’a vu, et son contenu est équivalent à celui de la concurrence.
- Sous réserve d’un inventaire plus large, les deux autres livres de Charles apparaissent plus originaux. Le premier s’adresse aux dessinateurs de machines que les deux frères forment, soit au Conservatoire, soit à l’Ecole spéciale de commerce, soit chez eux, ou qui sont formés ailleurs, par exemple à l’Ecole industrielle de Mulhouse, où le dessin de machines est enseigné de 1839 à 1843 par leur beau-frère Jules Amouroux (la «famille» Armengaud avait ainsi pris pied dans trois des plus importantes écoles de mécaniciens de l’époque). Cet ouvrage paraît bien être pour le XIXe siècle l’un des premiers d’un genre que Leblanc avait illustré dès 1830 sous un titre qui n’évoquait pas directement le dessin, mais plutôt son usage : Choix de modèles appliqués à l’enseignement des machines, avec un texte descriptif... . Son premier intérêt est de mettre à disposition des élèves comme des professeurs, non pas un ensemble de planches d’exemples, mais une méthode progressive, un véritable cours de dessin de machines, comme l’indique justement son titre. C’est à dire de transcrire, et mettre ainsi à disposition d’un plus grand nombre, un enseignement le plus souvent oral, et donc réservé au seul public des cours. Le second, paru juste après Y Aide-mémoire de mécanique pra-
- 68. Dont il serait intéressant de connaître l’itinéraire ainsi que celle de sa Librairie industrielle, qui paraît bien être la principale du genre sur la place parisienne à cette époque.
- 69. Op. cit. p. 1.
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- tique de Morin, s’adresse aux ouvriers-mécaniciens, et à mots découverts (l’un des premiers exemples que nous connaissions de l’emploi du mot ouvrier dans un titre de manuel). Il vise non pas à mettre à leur portée un traité de mécanique théorique - ce qu’avait fait par exemple Poncelet dans ses cours de Metz<7°) -, mais à leur offrir un traité pratique, et conçu par un praticien, dépouillé d’un matériel mathématique trop complexe et tourné tout entier vers l’apprentissage de la résolution des cas de calcul simples rencontrés dans la conception d’organes de machines. Soit à peu près l’équivalent du cours de mécanique de Châlons, qui paraît bien n’avoir jamais été jusqu’alors publié, sûrement revu à la lumière de leur expérience des ateliers de construction et de leur fréquentation du Conservatoire. Une même démarche somme toute pour ces deux livres, qui s’adressent aux jeunes dessinateurs et mécaniciens. Sans innover donc en première analyse sur le fond, mais sur les objectifs qu’ils visent, et la manière de les traiter.
- Les recettes mises en oeuvre dans ces ouvrages connurent un vif succès, et les deux frères exploitèrent ces filons. Le Guide... du cadet avait connu en 1870 déjà six éditions. Le texte en avait été systématiquement mis à jour. Une fois la position des deux frères solidement établie, Jacques-Eugène le concurrença avec ses Instructions pratiques à l’usage des inventeurs... (1859). L’ouvrier mécanicien en était à sa 12e édition à la mort de Charles en 1893. En collaboration avec Emile Barrault, celui-ci aborda dans un esprit assez voisin un public plus qualifié avec L’ingénieur de poche. Tablettes usuelles du constructeur, règles et données pratiques, paru en 1855. Une fois séparé de cet ingénieur, il reprit le modèle de cet aide-mémoire sous le titre de Formulaire de l’ingénieur, carnet usuel des architectes, agents voyers, mécaniciens et manufacturiers, publié en 1858. L’aîné oeuvra plus tardivement dans la même direction avec son Vignole des mécaniciens, essai sur la construction des machines... (1863). C’est en revanche ensemble et avec leur beau-frère Amouroux qu’ils rédigèrent un Nouveau cours raisonné de dessin industriel appliqué principalement à la mécanique et à l’architecture... en 1848, édité chez L. Mathias, réédité douze ans plus tard par l’aîné, ainsi qu’un Cours élémentaire de dessin industriel à l’usage des écoles primaires (1850).
- 70. Voir sur Poncelet, B. Belhoste et Lemaître,«La théorie des machines et des roues hydrauliques», Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n°29, 1990, p.l sq, et «J.-V. Poncelet, les ingénieurs militaires et les roues et turbines hydrauliques», ibid., p.33 sq.
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- La réputation des Armengaud se construisit cependant à partir de leurs deux périodiques techniques, la Publication industrielle... et le Génie industriel.
- La Publication industrielleun outil d’abord commercial
- La Publication industrielle des machines, outils et appareils les plus perfectionnés et les plus récents employés dans les différentes branches de l’industrie française et étrangère s’adressait à un public très large. Elle perpétue à première vue un genre largement répandu, qui connaît à la fin des années 1830 un certain renouveau. Aux côtés des grands périodiques d’origine publique ou para-publique (le Bulletin de la Société d’encouragement ou de la Société industrielle de Mulhouse et les Annales des Mines par exemple), et après la tentative de Christian avec L’industriel (1830-1836), dont on ne sait trop s’il relève ou non du même secteur, naquirent en effet presque simultanément au moins deux autres périodiques d’initiative privée, à l’image explicite des News papers d’Angleterre et des Etats-Unis : Le Technologiste, édité par Roret, qui rassemblait sous la direction de F. Malepeyre «une société de savants, de praticiens, [et] d’industriels»<71», et le Journal des usines, dirigé par Viollet, un ingénieur spécialisé notamment dans les contentieux hydrauliques^72».
- Avec une périodicité calquée sur celle de la première génération des périodiques techniques (dix livraisons par an), la Publication... affirme défendre les mêmes objectifs et les mêmes valeurs que ceux-ci. Armengaud met en avant l’intérêt général qu’il affirmait servir. Son oeuvre, cette «publication sérieuse», est au service de «l’instruction des jeunes gens»; «nous nous attachons constamment à donner les instruments, les machines qui paraissent représenter le plus d’intérêt, qui sont le plus perfectionnés»; «nous cherchons à conserver à notre Recueil le caractère de sévérité et de rigorisme que nous nous efforçons de lui donner»™. L’ingénieur adopte même la posture de
- 71. Le Technologiste, ou les Archives des progrès de l’industrie française et étrangère, 1839-1897.
- 72. Le Journal des usines parut de juillet 1841 à décembre 1846. Jean-Baptiste Viollet, installé 79 rue St Louis au Marais, paraît s’appuyer sur le réseau des centraliens. Il avait rédigé en 1840 un Essai pratique sur l’établissement et le contentieux des usines hydrauliques.
- 73. Tome 6, 1848, pi.
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- l’historien : «nous cherchons en même temps à faire connaître l’histoire [des inventions] qui ont été proposées ou mises en usage antérieurement [...] Cette histoire n’est pas toujours facile à écrire. [Elle demande] dans l’intérêt de la vérité [de] prendre des renseignements partout»^14). La volonté de la Publication... est cependant un peu différente de celle de ses prédécesseurs. Elle affirme dès son titre ne vouloir proposer que les outils «employés dans les différentes branches de l’industrie», ceux qui «surtout donnent les meilleurs résultats», insistait Armengaud. Il s’agit donc d’offrir la description des procédés les plus nouveaux, au même titre que le Bulletin de la Société d’Encouragement, mais surtout éprouvés, à un moment où la clientèle, souvent désorientée par le foisonnement inventif, est rendue frileuse par les difficultés de l’introduction de certaines inventions dont il avait été fait grand cas dans la littérature technique.
- Mais derrière les déclarations d’intention, la Publication... apparaît au premier chef au service des affaires de l’ingénieur. Elle publie des listes de brevets, et mentionne ainsi les concurrents des deux frères, mais n’est-il pas dans la logique de son activité d’informer ses clients des dépôts qui pourraient concurrencer les leurs, et d’indiquer auprès de qui les industriels peuvent se procurer une innovation ? Et de même cette histoire des techniques, qui passionne réellement Jacques-Eugène, n’est-elle pas d’abord une obligation professionnelle, la recherche d’antériorité, qui seule peut garantir l’inventeur d’un procès pour contrefaçon ? L’ingénieur-éditeur puise d’abord logiquement dans le fonds de l’ingénieur-directeur. Dans la première année, trois livraisons sont consacrées aux perfectionnements apportés par Cartier et lui-même aux techniques de mouture. Elles conduisent à présenter son associé comme le mieux placé en ce domaine, ce qui n’est du reste pas à écarter. Jacques-Eugène ouvre aussi les colonnes de la Publication... à son réseau d’affaires. Dès la seconde livraison apparaissent les descriptions de machines ou de procédés de Decoster, de Sharp et Robert, Calla, Cavé. Vingt-deux articles des trois premières années concernent les machines-outils. L’aîné des Armengaud s’affiche ainsi comme le porte-parole de la mécanique parisienne, au point d’inclure une circulaire du Comité des constructeurs dans l’une *des livraisons^75). Bateaux, chaudières à vapeur et grosse chaudronne-
- 74. Ibid..
- 75. Malheureusement non reliée avec le volume annuel conservé à la Bibliothèque de France, et donc perdu.
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- rie occupent avec les roues hydrauliques la majeure partie des premiers volumes, mais, dès le début de la seconde moitié des années 1840, l’ensemble du champ des techniques industrielles est couvert.
- Le succès fut au rendez-vous. Il lui vaudra une médaille d’argent à l’exposition de 1849. «Nos articles spéciaux sur la construction et les proportions des organes mécaniques ont été appréciés, affirmait Armengaud en 1851.[...] Ce recueil est consulté dans toutes les usines, dans toutes les manufactures. [...] Nous avons dû renouveler les éditions de la plupart des volumes»*76>. Les matériaux rassemblés progressivement par les Armengaud furent aussi intelligemment regroupés pour donner lieu à un autre type de publication, alors en plein développement : les traités. Une première compilation des articles concernant les moteurs hydrauliques et à vapeur paraît ainsi sous le titre de Traité pratique des moteurs hydrauliques et à vapeur dès 1844. Une édition entièrement refondue est imprimée en 1858, puis rééditée dès 1862, juste après un Traité théorique et pratique des moteurs à vapeur conçu dans le même esprit.
- La forme et le prix de la Publication ne sont pas étrangers à cette réussite. Le mode de parution permet d’acquérir la revue au numéro. Chaque fascicule est accompagné de planches claires et bien imprimées*77), gravées au démarrage par Petit-Colin, l’ancien graveur de Leblanc*78). Le prix a été étudié pour faciliter la diffusion de la Publication. «Nous sommes des premiers qui ayons fait paraître des ouvrages à planches à des prix assez réduits pour être à la portée des plus modestes industriels», affirment les deux frères*79). L’abonnement revient en 1850 à 30 francs pour Paris pour 500 pages de texte et 40 planches*80). Le Journal des usines fit notamment les frais de la percée de la Publication, et s’éteignit en juin 1846. Le Génie industriel appliqua à partir de 1851 la même recette.
- 76. Tome 10, en tête des tables récapitulatives des matières traitées dans les dix premiers volumes.
- 77. Ce qui n’est curieusement pas le cas du Journal des usines de Viollet.
- 78. Voir l’article de L. André. On ignore cependant si Armengaud l’a débauché de l’atelier concurrent, ou s’il le fait travailler à façon.
- 79. En introduction au premier numéro du Génie industriel.
- 80. Publication industrielle, t.10, en fin de table.
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- La conquête du marché de conseil en brevets
- Certains articles de la Publication exposent même les tarifs des machines, et ressemblent fortement à des publicités rédactionnelles dont on ne sait pas si elles furent toujours gratuites. De telles pratiques laissaient en tout cas espérer aux inventeurs qu’en s’adressant à l’agence des Armengaud pour déposer leurs brevets, ils profiteraient d’une insertion dans leur revue. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la dynamique mise en place par les deux frères ait porté rapidement ses fruits. Dès 1846, les deux frères occupaient ensemble la première place sur le marché français, et y demeurèrent à coup sûr jusqu’en 1865.
- Les deux Armengaud sont demeurés curieusement très silencieux sur le volume de leurs affaires dans le domaine des brevets*81 >. Fort heureusement, les Tables... aident à évaluer sa progression. Il n’est pas acquis pourtant que les intermédiaires aient été systématiquement mentionnés, notamment dans les années 1840. Le volume d’affaires qu’elles aident à définir est donc a minima, mais sans doute proche de la réalité, comme le montre un dépouillement effectué en une autre occasion*82). L’on a dû par ailleurs recomposer minutieusement l’activité des agences et faire parfois de même pour celles de leurs concurrents. Il est rare en effet que les Armengaud aient procédé en personne aux dépôts. La présence systématique de l’adresse des agences à côté du nom des représentants a heureusement permis de contourner la difficulté. On ne peut pourtant proposer ici une série continue de données. On a simplement dépouillé intégralement les Tables... pour 1835, 1840, 1846 (un peu après la mise en place de la loi de 1844 et juste avant la crise), 1850, et 1855, qui sont pour la plupart organisées par catégories techniques, avant d’évaluer la structure du marché à
- 81. Nous n’avons trouvé aucun texte, ni parmi leurs réclames, ni dans leurs publications à caractère technique ou commercial, ni même dans la notice de l’aîné dans le cadre de l’Exposition de 1862, qui renseigne directement sur le développement de leurs activités de conseil. L’instruction du dossier de Légion d’honneur de l’aîné est d’un laconisme aussi surprenant, ce qui n’aide pas à mesurer la progression des cabinets sur un marché qui demeure bien mal connu.
- 82. G. Emptoz et Ph. Peyre, «Brevets d’invention et histoire de l’innovation en matière de moteurs hydrauliques dans la France du XlXè siècle», Les brevets..., Table-ronde du C.N.R.S., 6-7 déc. 1984, p.101-117.
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- Tableau 1 : le volume des affaires des agences en brevets
- K)
- U>
- 1835 1840 1846 1850 1855 1860 1865
- Statistique sur la totalité des brevets Sur 887 brevets Sur 1.133 brevets
- Armengaud Armengaud 3 6 3 62 129 67 32 64 32 261 555 294 78 136 58 57 140 83
- Perpigna 24 Truffaut 10 Autres 29 63 Autres 262 262 Perpigna 61 Truffaut 57 Reynaud 10 Amouroux 6 Leblanc 6 Autres 48 187 Truffaut 64 Perpigna 31 Merle 9 Autres 84 188. Sautter 100 Leblanc 74 Gardissal 71 Perpigna 71 Mennons 55 Oppeneau 19 Autres 239 629 Autres 179 Autres 352
- Estimation sur l’année Armengaud 938 Autres 1235 Estimation sur l’année Armengaud 688 Autres 1730
- Total brevets déposés par des représentants
- 63 268 317 252 1184 2273 2418
- Total brevets déposés
- 556 2027 2750 2272 5398 6122 5472
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- Tableau 2 : les parts de marché des Armengaud
- 1835 1840 1846 1850 1855 1860 1865
- A : % du marché des brevets acquis par les Armengaud 0 0,2 4,6 2,8 10,3 15,3* 12,6*
- B :% des dépôts effectués par l’intermédiaire d’un conseil 11,3 13,2 11,5 IM 22 36* 44*
- C : Part des Armengaud sur le marché des conseils 0 2,2 40,7 25,4 46,9 43,1* 32,5*
- D : Part des Armengaud sur le marché national des conseils ne ne 47,5 41,6 50,8 ne ne
- E : Part des Armengaud sur le marché étranger des conseils ne ne 4 2,7 34,4 ne ne
- * D’après notre estimation ; ne : non calculé
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- partir des premiers mois de 1860 et 1865, au moyen du classement enfin chronologique des brevets.
- On mesure bien sur le tableau 1 le difficile démarrage de l’activité des deux agences. Chacune d’entre elles n’apparaît qu’à trois reprises dans les Tables de 1840, alors que le nombre de brevets et de certificats d’addition déposés a été multiplié par près de quatre depuis 1835. Le volume de leurs affaires progresse ensuite très vite. 129 brevets sont ainsi passés entre leurs mains dès 1846. Après le repli dû à la crise industrielle de 1847-1850, c’est même une explosion de leurs affaires que suggère notre statistique, avec 261 brevets ou certificats traités durant l’année 1855 pour l’aîné, et 294 pour le cadet. Cette progression paraît se poursuivre à un rythme soutenu sous l’Empire autoritaire. Une simple règle de trois à partir du pointage effectué sur notre échantillon de 1860 laisse penser que les Armengaud ont ensemble traité entre 900 et 1.000 brevets cette année là - soit plus de trois par jour ouvré ! -. On n’est sans doute alors guère loin de l’apogée : le même mode d’évaluation appliqué à l’année 1865 fait estimer aux environs de 650-750 le nombre des affaires traitées par les Armengaud.
- Cette expansion s’appuie sur un double phénomène. L’accroissement du nombre de dépôts, qui, parti de 2.000 en 1840, atteindra plus de 6.000 en 1860 (voir graphique 1), en rend compte pour une large part, notamment jusqu’en 1855. Une fois leur affaire bien démarrée et alors que le nombre de brevets stagne, les Armengaud trouvent un second souffle dans l’accroissement du nombre de brevetants qui se tournent vers un conseil. Le graphique 2 montre ainsi que d’un brevet sur dix environ déposé de la sorte entre 1835 et 1850, l’on passe à un sur cinq dès 1855, puis à un sur trois, et même à 44% en 1865. La part de marché brut des deux agences croît donc sans arrêt (mis à part l’accident de la crise de 1848), fortement d’abord on s’en doute, puis plus faiblement, mais toujours, jusqu’à atteindre 12,5 en 1865. Dans une économie encore peu monopolistique et sur un marché en cours de développement, cette part de marché n’apparaît pas négligeable.
- La position des Armengaud est en réalité bien plus forte qu’il n’y paraît, et les place de fait au premier rang. En témoigne la part considérable des deux agences dans les dépôts effectués par l’intermédiaire d’un conseil (tableau 2 et graphique 2). D’à peine 2 % en 1840, elle
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- Graphique 1 : Les dépôts de brevets en France (1830-1890)
- Ml 11 iers
- I H II I t II I t H I lil-f I I II I I I I I I I II I I II I I
- I I I I I I I I II
- 1 890
- 1 830
- 1 840
- 1 850
- 1 860
- 1 880
- Graphique 2 : Les Armengaud et le marché des brevets
- co
- oo
- % du marché acquis par les Armengaud.
- % des dépôts effectués par l'intermédiaire d'un brevet.
- part des Armengaud sur le marché des conseils en brevet
- Graphique 3 : La position des Armengaud sur les deux marchés des brevets
- part des Armengaud sur le marché national.
- part des Armengaud sur le marché étranger des conseils
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- atteignait dès 1846 40,7%, soit autant que Perpigna en 1835 (mais sur un marché alors bien plus étroit). Après le reflux de la fin des années 1840, leur part progresse même jusqu’à 46,9% en 1855. Près d’un brevet sur deux confié à un intermédiaire l’est alors à l’un des deux Armengaud. Leur situation apparaît d’autant plus solide que les plus proches de leurs concurrents ont été largement distancés (tableau 1). Si en 1846 les quatre principales agences de Paris se tenaient de peu, leur dauphin de 1855 participe en effet à 2,5 fois moins d’affaires que chacun des bureux des Armengaud - donc environ cinq fois moins que les deux réunis.
- Ceux-ci possèdent une position encore plus affirmée si l’on met de côté les brevets d’importation, donc en s’intéressant, en première approximation»83), au marché national des brevets. En 1846, 47,5% des brevets «français» pris par l’intermédiaire d’un conseil le sont par les agences des deux Armengaud, très loin cette fois-ci devant Perpigna et Truffaut. Et s’il y a division par deux du volume des affaires en 1850, et si leur part du marché intérieur est certes inférieure à celle de 1846, elle demeure néanmoins beaucoup plus forte que ne l’indiquait la statistique globale. L’écart avec leurs suivants immédiats s’est nettement creusé à cette époque. La crise intérieure a rétracté la demande, fait reculer le volume d’affaires des deux frères, mais plus encore celui de leurs concurrents directs, et l’a éparpillé davantage parmi les petits intermédiaires. La reprise s’effectuera ainsi dans les meilleures conditions pour les Armengaud, qui amélioreront encore leur position en décidant de réitérer le «coup» à l’origine de leur fortune, en lançant ensemble, en 1851, Le Génie industriel. Les Armengaud laissaient en 1855 leur plus dangereux concurrent sur ce marché, Adolphe Leblanc, l’ancien du cabinet de Leblanc, alors professeur de dessin à l’Ecole centrale, très loin derrière (472 brevets contre 69 !). La position des Armengaud était ainsi réellement écrasante sur le marché intérieur à l’approche des années 1860.
- L’extrême diversité de la clientèle des deux frères reflète cette emprise. Dès 1840, leurs premiers clients ne sont pas seulement parisiens. Aux côtés d’un Boudot, fabricant d’agrafes à Paris, prennent en
- 83. Se glissent en effet parmi les brevets simples des dépôts d’inventeurs étrangers, qui, pour des raisons que nous ignorons, préféraient cette solution à la prise d’un brevet d’importation.
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- effet place dans la clientèle de l’aîné un industriel du textile de Cambrai, Doudan, un négociant et armateur de Bordeaux, Cafoussat frères; dans celle du cadet, un tourneur des environs du Havre, Lefrançois, et Molinié, un filateur de Saint-Pons (Hérault). Auteur d’un régulateur à boules pour roues hydrauliques qui lui valut quelque célébrité, celui-ci fut sans doute l’un de leurs premiers clients. Les constructeurs-mécaniciens forment naturellement une part importante de ceux qui s’adressent aux deux agences. On retrouve ainsi en 1846 les noms des Parisiens Decoster (quatre dépôts indifféremment chez les deux frères), et de Cartier bien sûr, mais aussi d’un grand nombre de constructeurs de province, au premier rang desquels Mazeline du Havre, Crespel frères de Lille, Laurent frères du Châtelet (Vosges), Cabanes de Toulouse, mais aussi des mécaniciens plus obscurs comme Renard de Nonancourt (Eure), Trésel de Saint-Quentin, Gruber de Troyes, Pauilhac de Montauban, Augier, fondeur-mécanicien à Louviers et Blanquet de Grenoble. Mais la plupart des autres branches de l’industrie s’adressent aussi à nos conseils en brevets. Fabricant d’orfèvrerie, fabricant de garniture de bureaux, mégissier, apprêteur-décatisseur, fabricant de tuile, de lampes, tapissier, nettoyeur de lits de plumes, ébéniste, scieur à la mécanique, tanneur, teinturier, fabricant de grandes robes, fabricant de chapeaux, d’instruments de mathématiques, graveur sont pêle-mêle quelques unes des professions représentées en 1848. L’emprise des deux frères est telle qu’ils sont solidement implantés en 1855 dans chacune des vingt catégories techniques de la classification des brevets.
- L’étude de l’entreprise du mécanicien de Chartres Pierre-Lucien Fontaine qu’ont menée S. Benoît et G. Emptoz*84) témoigne de la fidélité aux deux Armengaud de certains de leurs clients. Les métallurgistes et constructeurs de Saint-Chamond, Petin et Gaudet, en font partie. Petin, il est vrai, avait été le camarade de promotion de Charles à l’école de Châlons. Le réseau des anciens gadzarts fournissait ainsi probablement une part d’autant plus importante du volume d’affaires des Armengaud que Jacques-Eugène fut l’un des fondateurs de la Société des anciens élèves des Ecoles des arts et métiers, et un vice-président actif et respecté. La dissémination des élèves d’Armengaud dans l’industrie fut sans doute aussi utile au développement de leurs
- 84. S. Benoît, G. Dufresne et G. Emptoz, «Une production de pointe dans une entreprise innovante : les turbines Fontaine au temps des fondateurs de la maison de Chartres, 1837-1873», Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n°29, 1990, p. 151-317.
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- affaires. Les liens d’amitiés que les deux frères entretenaient avec d’autres ingénieurs leur amenaient enfin une autre fraction d’inventeurs. On explique ainsi la solide implantation dès 1846 des Armengaud dans le secteur d’Elbeuf et de Louviers, où Pierre Callon et son fils Charles étaient actifs.
- L’acquisition de la première place auprès des déposants étrangers
- Elle était loin en revanche d’être aussi solide sur la seconde partie du marché des brevets, celui des dépôts réalisés par les étrangers. La comptabilité des brevets d’importation en fournit une première idée(85). La position des Armengaud paraît très faible en 1846. Aucun des 62 brevets déposés par l’aîné ne relève de cette catégorie, et seulement 2 des 67 du cadet sont d’origine anglaise. Ce n’est pas le cas des affaires de leurs principaux concurrents. Un brevet sur trois traité par Truffaut est anglo-saxon, un sur cinq dans le portefeuille de Perpigna, trois sur dix chez Reynaud. Il en est encore de même quatre ans plus tard dans la clientèle des deux frères, alors que celle de Truffaut est composée à 80 % d’anglais, et celle de Perpigna, dont on a vu plus haut avec quel soin il s’était adressé en anglais aux inventeurs anglo-saxons, aux deux tiers d’inventeurs étrangers. C’est après cette date que la situation des agences paraît se renforcer nettement. En 1855, avec 75 brevets d’importation traités représentant un tiers des brevets de ce type passés par l’intermédiaire d’un conseil, les deux frères réunis apparaissent même au premier rang de la place parisienne, d’un bon tiers devant Sautter et Perpigna. Ces dépôts représentent alors un peu moins de 15% de leur activité.
- Mais la statistique des brevets d’importation induit dans une assez large mesure en erreur, car elle laisse échapper les brevets simples déposés de l’étranger. En témoigne le pointage précis des brevets traités par les deux frères dès 1846. Trois brevets à coup sûr, et quatre autres très probablement chez l’aîné sont d’origine étrangère. Assurément huit, et probablement un neuvième chez le cadet. Soit entre 11 et 16 brevets d’origine étrangère quand la statistique des brevets d’importation n’en révèle que deux. Leur position demeure cependant alors inférieure à celles de leurs concurrents. C’est donc
- 85. Rien n’empêchait en effet les inventeurs étrangers de déposer un simple brevet, on l’a dit plus haut, que l’on ne peut souvent détecter à partir des Tables, qui précisent en effet l’adresse de l’intermédiaire, mais rarement celle de l’inventeur et sa nationalité.
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- bien après la conquête du marché intérieur, qu’est venue, mais à un moindre degré, celle de la seconde facette du marché des brevets.
- Celle-ci possède des caractéristiques particulières, qui rendent compte pour une part de la lenteur des progrès des Armengaud. Leur réputation de spécialistes du dessin et de la description n’y est pas d’une grande utilité. Ils s’agit en effet pour les industriels et inventeurs d’autres nations non pas de faire mettre au net des plans ou de préciser une description, mais au mieux d’élaborer une traduction fidèle, et surtout de s’assurer le concours d’un relais sûr afin d’étendre à de nouveaux marchés la protection et l’exploitation d’une invention déjà effective dans leurs pays d’origine. Le choix d’un représentant est ainsi d’une autre nature, et les concurrents des Armengaud y sont assurément connus plus tôt. La percée effective dès 1846 des Armengaud sur le marché national fut sûrement en l’affaire une aussi bonne carte de visite que la profession de l’aîné, qui, on l’a dit, l’avait mis en rapport avec l’étranger sous Leblanc. Les fonctions officielles de celui-ci, qu’il occupa jusqu’en 1854, pouvaient également laisser croirê à l’étranger comme en France à une défense plus efficace en cas de contestation. Mais là n’est probablement pas la clé de leur réussite, qui est à rechercher une nouvelle fois d’abord dans les liens de l’ingénieur avec les milieux de la construction mécanique et du côté de la Publication industrielle..., dont la réputation dépassa très vite les frontières. Celle-ci, écrivait H. Flaud dès 1850, obtient «un succès de plus en plus décisif», et «fait un nom à son auteur, en Belgique, en Allemagne et même en Angleterre»<86). Armengaud lui-même constatait en 1851 «avec quelque satisfaction, que nos articles [...] ont même eu l’honneur d’être copiés et traduits dans des ouvrages étrangers» et que son «recueil» est «répandu dans toutes les parties du monde civilisé»®1'*.
- La nationalité des déposants étrangers qui travaillent avec les Armengaud reflète les particularités de leur réseau d’affaires. Pour s’en tenir aux inventeurs qui ne posent pas de problèmes d’identification en 1846, on retrouve bien sûr, comme chez leurs concurrents, des Anglais, mais aussi d’autres nationalités. Les Belges, chez qui Cartier et Armengaud avaient monté de grosses minoteries avant 1841 à
- 86. Op. cit., p. 168.
- 87. Pub. ind., t.10, en tête des tables.
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- Mons, Bruxelles, Jemmapes et Charleroi par exemple^88), sont aussi nombreux^89) que les Anglais, tandis que la Bohème et l’Autriche sont également représentées. L’on retrouve en 1850 les mêmes nationalités, ainsi qu’un Russe (le conseiller privé de l’Empereur, Dolgorovski, représenté à Paris par le Comte de Tolstoï), des Prussiens, et un ressortissant du royaume de Piémont-Savoie. Le réseau international des Armengaud, et cela le distinguait de ceux de Truffaut et de Perpigna, était ainsi à cette époque probablement davantage tourné vers l’Europe continentale suivant en cela les milieux d’affaires français -et la diffusion de la Publication. Leurs positions en Angleterre s’affermirent par la suite. La participation de l’aîné à l’Exposition universelle de 1855 et les deux médailles de lère classe qui le jury lui décerna y furent probablement pour beaucoup.
- Ventes de licences sur le marché national et représentations d’inventeurs français à l’étranger
- Nous sommes très peu renseignés en l’état actuel de la recherche sur ces compléments de leur activité. En l’absence d’une source administrative sur ces questions, la perte des archives de l’agence de l’aîné est rédhibitoire. Mais on n’imagine pas que les agences n’aient pas développé en ces domaines une importante activité. Sur le marché national, l’aîné suit de près les affaires d’un Molinié ou d’un Fontaine. Le style des notices de ce dernier en direction des industriels témoigne de l’intervention de l’agence dans leur rédaction. Le développement de consultations industrielles était un moyen naturel de mettre en avant les entrepreneurs dont les Armengaud géraient le portefeuille des brevets. Nous ne possédons pas non plus pour l’instant d’exemple direct de dépôts réalisés à l’étranger par des inventeurs français par l’intermédiaire des deux frères. La dimension internationale de la Publication constituait à coup sûr une aide à la diffusion des innovations de sa clientèle. Mais l’activité des agences ne s’en est à l’évidence pas contentée. Le Guide des inventeurs de 1840 décrivait les principales législations européennes : c’était faire offre de service pour représenter à l’étranger les inventeurs français. Charles présen-
- 88. «Appareil à nettoyer les blés...», Pub. ind., t.l, 1841, p. 125.
- 89. Peltzer fabricant de draps à Verviers ; Heins-Mattau, horloger à Bruxelles ; Stocker, de Liège et Bendat, fabricant à Bruxelles.
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- tait en 1848 son affaire comme internationale, et la nombreuse correspondance qu’il avouait entretenir avec l’étranger était à coup sûr à double sens. Un client important de l’agence de l’aîné comme Pierre-Lucien Fontaine avait protégé en Angleterre ses turbines dès les années 1850, et sa participation à l’exposition de Londres avait demandé l’aide de Jacques-Eugène. On n’imagine pas que les Armengaud ne l’aient pas non plus assisté soit directement dans le dépôt de ses inventions, soit dans la recherche d’un représentant sur le marché des conseils en brevets d’Outre-Manche, dont sans doute certains, comme l’étaient en France un Truffaut ou un Sautter, étaient spécialisés dans le dépôt de brevets étrangers. De même un Louis-Dominique Girard, qui, s’il possède son propre cabinet d’ingénieur et dépose lui-même ses brevets en France, apparaît à de multiples reprises dans le Génie industriel, avait probablement dû se renseigner auprès des Armengaud avant de protéger à Londres ses turbines. Les tables anglaises restent malheureusement muettes sur la place des conseils. Il faudrait ici explorer directement les brevets.
- Il est raisonnable enfin de penser que les Armengaud représentaient en France les intérêts de leur clientèle étrangère, de même qu’ils avaient été probablement chargés par une partie de leur clientèle nationale d’une mission de «veille technologique» pour les renseigner sur les innovations importantes en provenance de l’étranger, l’une des fonctions, du reste, du Génie industriel. Un exemple en témoigne peut-être, celui de l’introduction précoce du procédé Bessemer en France en 1861 à l’aciérie de Terrenoire (Loire). Les chefs de file de la Compagnie des Aciéries et Forges de la Marine et des Chemins de fer, Petin, un ancien camarade de Charles, on l’a vu, et Gaudet appartenaient à la plus vieille fraction de la clientèle de l’aîné. Charles et ce dernier avaient annoncé dans les années 1850 le renforcement de leurs efforts en direction de la métallurgie^90). Les Armengaud n’ont peut-être pas eux-mêmes négocié avec Bessemeh91), mais ils ne sont probablement pas restés extérieurs à la conclusion de l’affaire. Les liens entre les deux affaires furent en tout cas si serrés que le fils Petin épousa en 1868 l’une des filles de l’aîné des Armengaud^92).
- 90. Qu’il faut probablement mettre en rapport avec l’arrivée de Barrault dans le cabinet du cadet.
- 91. Jules Chevalard, Notice biographique sur J.-M. Gaudet, 1887, p.20.
- 92. Acte de mariage entre Joseph Gaudet et Julie Léonie Caroline Armengaud, 11 mars 1868, AN MCNP XXVIII 1178.
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- Le développement complémentaire d’une activité d’ingénieur civil et d’inventeur
- Charles l’avait précisé dès 1840, il entendait aussi s’occuper «de consultations et expertises industrielles». Si les Armengaud centraient leurs activités privées d’abord autour des brevets, ils n’envisageaient donc pas pour autant de négliger ce prolongement naturel de leur activité principale. On est cependant bien en peine de situer l’importance de leurs affaires avant 1850, ce qui ne signifie pas qu’elle ait été négligeable. L’atelier de Cartier fut vendu à Christian et Gosset en 1847t93>. C’est peut-être à partir de cette date que l’aîné des Armengaud a développé une réelle activité en ce domaine. De 1851 à 1862, ses affaires furent d’une certaine ampleur. «Il a [ainsi] étudié et dessiné pour des constructeurs et manufacturiers de divers pays : 1° 115 moteurs hydrauliques et à vapeur, correspondant à une force effective de plus de 2.000 chevaux ; 2° Des moulins à blé, à riz et à huile, formant ensemble plus de 60 paires de meules ; 3° Des scieries mécaniques, des presses, des outils et beaucoup d'autres machines qui, pour les industriels ou les mécaniciens auxquels ses dessins ont été livrés, présentent un chiffre d’affaires approximatif de 1.500.000francs »( 94 >. Au faîte de sa réputation, l’ingénieur travaillait aussi pour l’Empereur, et avait ainsi fait réaliser par ses ateliers «les vues d’ensemble complètes» du yacht impérial L’Aigle, sous la forme de «dessins colorés et lavés à l’effet»<95). Dans quelques cas, l’aîné et le cadet apparaissent enfin avoir fait fonction d’experts dans des procès entre constructeurs et usagers(%).
- Il n’est pas étonnant enfin que les Armengaud aient déposé des brevets en leur nom propre. Il en est ainsi par exemple en 1842 de l’aîné, qui protège avec Cartier, sans doute donc dans le cadre de leur association, de «Nouvelles constructions perfectionnées de voitures applicables sur les routes en fer et sur les routes ordinaires». Au hasard de la lecture des Tables, il apparaît que d’autres perfectionne-
- 93. Pub. ind., t.5, 1847, p. 256.
- 94. Exposition universelle de 1862 à Londres, M. Armengaud aîné (Jacques-Eugène), s.l.n.d.,[1862], p.4.
- 95. Ibid. p.l.
- 96. Voir par exemple l'Avis des deux Armengaud et d’Amouroux concluant à l'identité, quant au fond, de trois dessins d’appareils qui leur ont été soumis par M. Rohlfs, Seyrig et Cie, 1853.
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- ments lui ont paru susceptibles d’être déclarés. Il en est ainsi en 1845 d’une machine à apprêter les étoffes, qui fera l’objet l’année suivante de deux certificats d’additions, d’une composition particulière de feutre en 1846, accompagnée elle aussi de deux certificats, et d’une amélioration du self-acting et de la mule-jenny la même année. Trois dispositions qui relèvent donc de l’industrie textile, et qui dévoilent un intérêt de l’ingénieur pour un secteur que l’on ne soupçonnait pas, si ce n’est par la domination plus forte que la moyenne qu’il exerçait comme intermédaire en 1855 sur cette industrie. Charles brevette également en 1846 un «système d’attelage et de suspension des voitures de chemin de fer» mais aussi dans le domaine de la chimie, «un procédé de fabrication de tous les composés de cyanogène et des sels ammoniacaux au moyen de l’azote de l’air atmosphérique». Les deux hommes ne déposent en revanche aucun brevet en 1850 (mais un certificat d’addition pour l’aîné à l’un de ses brevets de 1845), ni dans les années suivantes que nous avons étudiées. On peut ainsi penser que si leurs activités d’inventeurs ne furent nullement négligeables au début de leur carrière, elles passèrent au second plan avec le développement de leurs agences.
- Deux véritables entreprises
- Il demeure difficile d’évaluer le chiffre d’affaires de l’entreprise de l’aîné. Dès 1855, «l’atelier est reconnu comme le plus considérable [...] à Paris»{91\ et donc de France. La seule indication vient d’Armengaud lui même. En 1861, toutes activités confondues, ses affaires auraient atteint 400.000 francs*98». L’on sait par ailleurs que les frais engagés de 1840 à 1851 dans la Publication industrielle ont dépassé 300.000 francs*"). Trop d’inconnues subsistent cependant pour que l’on puisse hasarder une répartition par grandes masses, ni même déterminer quelle partie de son activité fut la plus rentable. Il en fut en tout cas ainsi très vite de la Publication..., dont la vente permit de rééditer sans peine les volumes épuisés, et de financer, au moins pour partie, les autres publications de l’ingénieur. Nous ne savons rien de «l’importance des travaux» de l’agence de Charles.
- 97. «Extrait du rapport du jury mixte international....», AN F/12/5082.
- 98. Notice sur ses affaires de 1862, op. cit., p.4.
- 99. Pub. ind., 1.10, en tête des tables.
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- Une activité de conseil en brevets équivalente, mais des publications moins nombreuses font penser à un chiffre d’affaires un peu moindre, sous réserve que les affaires d’ingénieur civil du cadet n’aient pas été plus développées.
- Quoiqu’il en soit, les deux bureaux apparaissaient ainsi dans le contexte du XIXe siècle comme de véritables entreprises d’une importance considérable dans le secteur des ingénieurs civils. L’aîné des Armengaud avait transformé en bureaux l’immeuble de la rue Saint-Sébastien. Il affirmait y employer en 1862<l00>, de «trente à quarante dessinateurs et employés», la plupart demeure donc, et pour une autre partie probablement à façon. Ses principaux collaborateurs, «tous ses anciens élèves», comme «la plus grande partie» de ses dessinateurs, nous sont connus pour cette époque. Depuis longtemps présenté comme le directeur du cabinet sur le papier à en-tête de l’agence, Jules Mathieu était en 1862 «Ingénieur, [...] son associé aujourd’hui et le Directeur administratif de tout Vétablissement». Depuis «plus de vingt ans» aux côtés de Jacques-Eugène, il faut donc voir en cet ingénieur davantage qu’un numéro 2. C’est lui qui assure manifestement la marche au quotidien de l’ensemble de l’affaire. Il signe même avec Jacques-Eugène les Instructions pratiques à l’usage des inventeurs de 1859. Le secteur des «études» et la «direction des dessins de construction» avaient comme responsable 1’ «Ingénieur» Valet, qui avait assuré l’intérim d’Armengaud à sa démission de la Petite école. Blanc, «chef du bureau de ses Publications industrielles» et Coiny, «chef des travaux graphiques» complétaient alors l’encadrement. Il ne paraît pas y avoir dans l’organisation de l’agence un service spécifique aux brevets, ni de service juridique à proprement parler. Charles fut en cheville avec l’avocat Régnault au tout début de sa carrière*101 >. Il lui était reconnu un vrai talent de juriste*102). Nous ne savons pas enfin si les graveurs des planches des volumes des Armengaud (Petit-Colin, Dulos par exemple) appartenaient en propre aux agences.
- 100. Ibid, note 103.
- 101. Charles Armengaud, Guide de l’inventeur..., 1840, p.4. Théodore Régnault était l’auteur avec un autre avocat, A. Decourdemanche, d’un livre intitulé De la législation et de la jurisprudence concernant les brevets d’invention... (1825, chez l’auteur) et d’un Code général progressif par ordre alphabétique et de matières... des brevets d’invention (1828) paru chez Roret.
- 102. D.A. Dasalonga, op. cit. p. 564.
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- Le dépouillement des Tables des brevets a permis de compléter la liste des membres de leurs cabinets. Combe, Mathurin, et Richard appartiennent à la maison de l’aîné en 1855. Nous ignorons quelles furent leur formation initiale et leur place dans la hiérarchie de l’agence. Aucun d’entre eux ne paraît avoir fréquenté une Ecole des arts et métiers, et l’on peut penser que, comme il l’affirme en 1862, Jacques-Eugène les a aussi formés. Il en va probablement de même du plus grand nombre des collaborateurs d’Armengaud jeune, repérés de la sorte (Simard, Mény, Lacombe et Delépine en 1855, auxquels il faut ajouter l’année suivante Lenormand et Ricordeau). Des ingénieurs de formation supérieure ont cependant aussi travaillé pour les deux frères. L’un des petit-fils de Nicolas-Guillaume Cartier, Léon (Arts et métiers de Châlons, 1850) fut également associé aux «travaux des ingénieurs Armengaud» avant de reprendre le cabinet Amouroux'103). Un autre ancien des Arts et métiers tint aussi, à partir de 1865 et pour dix ans, une place importante chez Armengaud jeune, Albert Cahen (Châlons 1863U04). Charles-Eugène avait embauché le centralien Emile Barrault (qui paraît bien être le fils de l’associé de Flachat et de Petiet) avant 1855. Celui-ci tenait à coup sûr une place élevée dans le cabinet au point de signer avec Charles L’ingénieur de poche... . Le jeune ingénieur quittera l’agence pour fonder la sienne dans le courant de 1857. Un autre centralien et même un polytechnicien rejoignirent les deux agences dans la seconde moitié de l’Empire, mais avec un statut très particulier : ce sont les deux fils des Armengaud.
- Stratégies matrimoniales et successions
- Le fils de Jacques-Eugène, Charles-Eugène (1842-1932), paraît bien avoir rejoint le cabinet paternel dès sa sortie de l’Ecole centrale en 1863. La passation de pouvoir fut progressive. Une société commerciale en nom collectif associa les deux hommes en 1869, mais Jacque-Eugène conservait seul la signature sociale. Il se réservait 60 % des bénéfices et la <<faculté de continuer à publier pour son compte personnel, les ouvrages dont il est l’auteur et I’éditeur»^5\
- 103. Annuaire des anciens élèves des Ecoles des arts et métiers, 1900, p. 173.
- 104. Bulletin du syndicat des ingénieurs-conseils en matière de propriété industrielle, n°15,1891, p.77 sq.
- 105. AN, MCNP XXVIII 1208, 21/08/1869.
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- C’est cette année là que cessa de paraître Le Génie industriel, qui selon ses auteurs, n’avait pas rencontré tout le succès espéré après un démarrage pourtant satisfaisant. L’arrêt de la publication concrétisait également l’éloignement progressif des deux affaires. Jacques-Eugène cédera définitivement l’agence à son fils ainsi que la propriété de ses ouvrages industriels en 1873^l06>, pour se retirer à Saint-Cloud, où il continuera activement d’écrire et de s’intéresser à des travaux de génie civil jusqu’à sa mort en 189L107). Le fils du cadet des Armengaud, Jules, succéda à Charles dans les mêmes années.
- Du côté de l’aîné, les trois générations suivantes poursuivirent et poursuivent encore l’activité de Jacques-Eugène. Les Armengaud forment ainsi une véritable dynastie d’ingénieurs, dont l’endogamie professionnelle fut particulièrement forte au siècle dernier. Le mariage de Jacques-Eugène avec Léonie Cartier est en effet loin de faire exception. La plus jeune des soeurs de l’aîné des Armengaud, Rose, avait épousé Jules Amouroux, on l’a vu, de la même promotion de Châlons que celui-ci, et proche voisin des deux frères, puisqu’il était né à Avesnes (Nord). Dessinateur chez Cavé jusqu’en 1837, puis chez le physicien Galy-Cazalat, celui-ci avait enseigné le dessin à Mulhouse, avant de rejoindre l’Ecole des mines, où il était chef de travaux de dessin. Il possédait parallèlement un bureau d’ingénieur civil, et s’occupa également de conseil en brevet^08). L’un des frères de Léonie, Louis, ingénieur Arts et Métiers lui aussi, dont on a croisé le fils dans le cabinet de Jacques-Eugène, épousa l’une des soeurs Amouroux et reprit son affaire^109». A côté de son activité d’ingénieur civil, il fut ingénieur de la Ville de Paris sous Haussmann. Les liens entre anciens des Arts et Métiers perdurent avec la génération suivante. La plus jeune fille de Jacques-Eugène épouse, on l’a dit aussi, le fils de l’associé de son camarade de promotion Petin, Joseph Gaudet. Mais, symbole de l’ascension sociale des Armengaud, les centraliens domineront ensuite. L’aînée des filles de Jacques-Eugène, Eugénie, s’unira
- 106. AN, IAD J.-E. Armengaud, MCNP LXXXV 1579.
- 107. Discours prononcés sur la tombe de M. Jacques Armengaud aîné... et par S. Périssé..., 1891, p.12 sq.
- 108. Armengaud aîné, «Notices biographiques - J.J. Amouroux», Annuaire, Société des anciens élèves des Ecoles impériales d’arts et métiers, 1869, 12è a., p.429 sq.
- 109. Annuaire des anciens élèves des Ecoles d’arts et métiers, 1900, et généalogie réalisée par Jacques Cartier, l’un des descendants de Nicolas-Guillaume, transmise par Alain Armengaud.
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- tralien Charles Thirion, propriétaire d’un cabinet d’ingénieur civil qui se spécialisera lui aussi dans le domaine des brevets. Une de leurs filles épousera à son tour vers la fin du siècle un autre centralien, Joseph Bonnet, qui reprendra l’affaire de ses beaux-parents. La mainmise directe des Armengaud n’était plus dans les années 1870 aussi forte qu’auparavant, mais elle se perpétuait ainsi au travers d’un réseau d’alliance. Des 13 cabinets d’ingénieurs-conseils français rassemblés à partir de 1884 dans le syndicat national monté à l’initiative des frères Armengaud*110), quatre étaient ainsi unis par des liens familiaux directs.
- Retour sur les Armengaud, Morin, la Petite Ecole, le Conservatoire et l’industrie
- A l’issue de cette étude, Jacques-Eugène Armengaud apparaît donc comme un entrepreneur au sens fort du terme, au moins autant que comme le brillant pédagogue que présentent ses biographes. Sa fortune demeure difficile à évaluer. Au décès de son épouse en 1867, elle atteignait 550.000 Frs ; à sa mort en 1891 à 840.000 Frs. Mais ce n’est là qu’une valeur a minima : la cession du cabinet avait été faite très en-dessous de sa valeur, et ses enfants assez richement dotés. Ce gcidzcirt avait su mettre en oeuvre une stratégie complexe parfaitement adaptée à son temps, à l’articulation entre formation, invention et innovation, autour d’une spécialité, le dessin, qu’à l’inverse de son maître, il ne considérait pas dans sa pratique personnelle comme une fin, mais comme un moyen. Profitant des besoins de l’industrie en ce domaine, il avait en vingt ans conduit son affaire au premier rang.
- Cependant, les Armengaud ont accompagné l’arrivée à maturité de la construction mécanique et de l’industrie davantage qu’ils n’ont appartenu à l’ère de sa maturité. «Les grands ateliers de construction, notait le rapporteur du jury de l’Exposition de 1855'11 possèdent tous un personnel de dessinateurs, organisé de manière à satisfaire à tous les travaux» et n’avaient donc déjà plus besoin en ce domaine des services des deux frères. Jacques-Eugène a formé leurs dessinateurs,
- 110. Bulletin du syndicat des ingénieurs et conseils en matière de propriété industrielle, n°l, 1885, p.9-10.
- 111. «Extrait du rapport du jury mixte international...», AN F/12/5082.
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- contribué à la diffusion des principes de construction des machines, mais la nature même de ses activités privées l’éloigna ensuite des secteurs les plus innovants de l’industrie. Ce sont les «petites usines [...] obligées de chercher au dehors des ressources temporaires» qui formaient dorénavant pour le rapporteur le gros de la clientèle des «dessinateurs de machines». Au fur et à mesure de la diffusion du dessin technique au sein de l’entreprise, la position des Armengaud s’affaiblissait et se réduisait au rôle d’intermédiaire en brevet, devenu de même plus secondaire en regard des mécanismes de l’innovation.
- Sans doute en a-t-il été ainsi de la place dans l’enseignement technique de la Petite école. L’on regrette dans l’affaire de ne pas avoir pu pour l’instant mieux mesurer l’impact de l’aîné des Armengaud sur la marche de la Petite école et du Conservatoire. Il importe pourtant de revenir sur le contexte de sa démission de 1854. Officiellement présentée pour raisons de santé*112\ il n’est pas sûr en effet que cette décision ait été de son choix. Le départ d’Armengaud s’effectua dans des conditions difficiles, relatives, au premier abord, au développement de ses affaires privées. Bien loin des usages académiques et du contenu de sa lettre d’acceptation de la démission de Jacques-Eugène, qui reconnaissait sa grande valeur d’enseignant, Morin profita du départ de l’ingénieur pour mettre en cause son activité de conseil en brevets, comme l’a montré Claudine Fontanon. Il regrettait que l’ingénieur se «fut engagé dans des affaires de brevets d’invention, ce qui est inconvénient pour un fonctionnaire qui a à intervenir dans le prix de brevets souvent douteux, voire en opposition avec les plus simples notions de la science». Circonstance aggravante aux yeux de Morin, Armengaud «a cru pouvoir prendre dans ses ouvrages même le titre de professeur du Conservatoire»*113). Cette rude critique, cette leçon de morale même, n’allait pas sans un fond de vérité. Il est vrai que l’aîné des Armengaud, on l’a vu, avait usé de son titre pour asseoir aussi souvent que possible le succès de ses entreprises, et que, comme ses concurrents, il était amené à servir d’intermédiaire dans le dépôt d’inventions qui n’en étaient pas, en l’absence d’examen préalable de leur contenu, ce que critiquaient du reste les Armengaud.
- 112. Lettre de Morin à Armengaud, 7 juin 1854, AN F/12/5082.
- 113. Cité par Cl. Fontanon, op. cit. p. 112, d’après Arch. adm. CNAM, Correspondance du directeur, 7/09/1854.
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- L’attitude de l’aîné s’inscrivait cependant dans la continuité de la pratique des ingénieurs du début du XlXè siècle, et sans doute même du siècle précédent. Parallèlement à leur fonction d’ingénieur des Mines, Beaunier ou De Gallois par exemple avaient participé directement, comme conseiller ou directeur, au développement de la grande métallurgie de la Loire dans les années 1815-1825. Comme Pouillet et son entreprise, un Leblanc avait suivi la même voie avec son agence, et ses publications à titre privé mentionnaient ses fonctions officielles. Dans la génération même d’Armengaud, la pratique était courante dans la haute administration. En témoigne par exemple la carrière de l’un des deux fils de Pierre Callon, l’ingénieur puis inspecteur général des Mines Jules Callon, dont on sait qu’il fut avec son frère Charles (centralien, ingénieur civil et professeur à l’Ecole centrale, l’un des fondateurs de la Société des ingénieurs civils) un proche, si ce n’est même un ami, des Armengaud. Celui-ci mena parallèlement deux carrières principales, celle de professeur aux Ecoles des mines d’Alès, de Saint-Etienne puis de Paris (de 1848 à 1872), et celle d’expert et de conseiller rémunéré de plusieurs grandes entreprises du siècle de la «révolution industrielle». Sans demande de congé, et sans que son dossier administratif n’en conserve la moindre trace. Il fut ainsi attaché de 1846 à 1875 aux Mines de la Grand’Combe (directeur, puis ingénieur-conseil et administrateur délégué à partir de 1863). Il conseilla de même la Compagnie des chemins de fer d’Orléans, héritière de la Compagnie du Grand Central, pour les établissements d’Aubin ; les Mines de Ronchamp ; la Compagnie des hauts fourneaux et forges de Denain et Anzin. On le retrouve à l’étranger là où les Talabot, la Société générale et le Crédit mobilier développent leurs affaires : en Espagne, en Belgique, en Sarre, et en Sicile^14). De telles pratiques n’étaient pas réservées à la haute administration, comme en témoignent, on l’a vu, mais à une moindre échelle, les activités d’un Jules Amouroux.
- En d’autres termes, la double activité d’Armengaud, si elle se révélait davantage au grand jour que bien d’autres, paraissait relever dans une large mesure de la norme. L’intérêt privé se confondait ainsi avec l’intérêt public. Et, au-delà d’Armengaud, c’est cette confusion
- 114. Jacqmin, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées et simultanément directeur de la Compagnie des chemins de fer de l’Est, «Jules Callon, inspecteur général des Mines, notice biographique», Annales des Mines, 7è s., t.8, 1875, p.55-121.
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- des genres que Morin trouvait préjudiciable. «Attitude caractéristique du milieu académique par rapport aux profits matériels», commente Cl. Fontanon. Nous ne savons pas bien cependant si le milieu des savants était alors si indifférent aux retombées financières de sa position. Quoiqu’il en fût, l’attitude de Morin renvoie à un autre débat, qui nous paraît plus important encore, celui des finalités de l’enseignement technique, de son organisation et de ses rapports à l’industrie, et dans lequel prend place de façon si particulière la Petite école.
- On l’a compris à la lecture de ce volume, celle-ci fonctionnait dans le premier XIXe siècle en osmose profonde avec les milieux industriels, et paraît bien être un des rouages privilégiés entre ces derniers et le Conservatoire, notamment grâce au choix de ses enseignants. Elle reprenait ainsi à son échelle le schéma d’autres écoles publiques, par exemple l’Ecole des Mines, et qu’appliqua dans le secteur privé l’Ecole centrale dès sa naissance. Une fois directeur, Morin ne remet pas en cause la finalité du Conservatoire, et réaffirme même en permanence sa fidélité à ses objectifs d’origine. Son action concrète montre du reste qu’il met en place de nouveaux outils pour les servir, mais la voie qu’il impose, diverge de celle suivie par son prédécesseur. Tout imprégné de ce que l’on appelle aujourd’hui le sens du service public, Morin l’articule trop schématiquement par opposition à ce qui relève à son sens de l’intérêt privé. La transformation du cours d’économie politique en économie industrielle imposée à Blanquh115), puis la suppression de la chaire elle-même(116), le choix d’enseignants moins impliqués qu’auparavant dans le développement industriel, font dériver la formation du Conservatoire. D’une école ouverte sur la technologie au sens large, avec des enseignants qui étaient aussi acteurs concrets des mutations en cours et donc à même de transmettre à la fois un savoir et une expérience de praticien, le Conservatoire glisse progressivement vers une école technique, formant des techniciens proprement dit, au bagage scientifique nettement plus conséquent, mais davantage coupés que par le passé des réalités économiques et sociales de l’industrie.
- 115. Voir l’article de Francis Dernier, «Adolphe Blanqui, un libéral critique à la chaire d’économie politique du Conservatoire des arts et métiers», Cahiers d’histoire du CNAM, n°2-3, juillet 93, p.59-86.
- 116. Cf. Cl. Fontanon, op. cit., p.l 11.
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- Cette mutation reflète somme toute la formation d’un Morin qui n’avait pas l’expérience de l’entreprise. Le polytechnicien débouche ainsi naturellement sur une lecture réductrice de la pensée dominante des milieux scientifiques du début du siècle. La science est, pour lui comme pour ses prédécesseurs, l’avant-garde éclairée de la civilisation industrielle. Le savant appartient donc à une catégorie sociale à part, au-dessus des autres, dont la mission est de diffuser la connaissance scientifique. Mais pour Morin, et à l’encontre d’une autre fraction du monde des ingénieurs, si le savant doit s’engager aux côtés de l’industriel, il doit aussi prendre garde à rester extérieur à ce qui outrepasse la diffusion des sciences directement utiles aux techniques de production.
- N’étant pas issu d’une grande école, trop «mouillé» avec l’industrie, Armengaud n’avait pas sa place dans cette conception-là, que l’on peut qualifier de conservatrice. Formé à l’école de Pouillet et de Leblanc, proche d’un Charles Callon, l’un des fondateurs de la Société des ingénieurs civils et connu en 1848 pour ses positions avancées, probablement aussi bien introduit auprès du groupe des fondateurs de l’Ecole spéciale de commerce, où son frère avait enseigné, l’aîné des Armengaud n’appartenait du reste certainement pas au même camp que Morin. Sans doute ne gênait-il pas autant qu’Adolphe Blanqui, mais son départ était aussi dans l’ordre des choses. Le successeur d’Armengaud, le graveur Louis Wormser (Valet, l’un des employés d’Armengaud, assura l’intérim) possédait un profil plus rassurant se rapprochant de celui de Tronquoy. La petite école avait aussi fait son temps. Les méthodes du dessin technique étaient divulguées et enseignées sur une large échelle. Elle passait au second plan. Marginalisée dans la marche du Conservatoire, elle s’éteindra dans l’indifférence en 1874.
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- Les Cahiers d’histoire du CNAM
- Une tentative de création d’une école supérieure de dessin au Conservatoire des Arts et Métiers sous le Second Empire
- André Grêlon*
- Pour les rares historiens qui se sont intéressés à l’histoire de l’Ecole élémentaire de géométrie et de dessin annexée au Conservatoire des arts et métiers, l’affaire est entendue : à partir du Second Empire, la Petite école est vouée à un déclin inéluctable, subi, accepté même par l’entourage, que ce soit la direction du Conservatoire, le Conseil de perfectionnement, les professeurs de l’Ecole eux-mêmes** 1 2 h Dès 1851 du reste, la notice qui introduit le Catalogue des collections publié par Arthur Morin, texte qui représente donc l’historiographie officielle en quelque sorte, a ce commentaire lapidaire à propos de la réorganisation du Conservatoire en 1819 avec la création du haut enseignement: « U école fondée par M. de Champagny, mais qui était déjà bien déchue de son ancienne splendeur, fut maintenue sous le nom de petite-école »®. Cette phrase sera maintenue sans changement dans les éditions suivantes de 1855, 1859, 1864, 1870 et 1876. En 1882, Emile Levasseur qui réécrit la notice historique de façon plus complète pour la dernière mouture du Catalogue, reprend cette version des faits sous une autre formulation. Il conclut sur la Petite école en indiquant que celle-ci « qui ne donnait
- * Ecole des hautes études en sciences sociales et LASMAS-CNRS.
- (1) La seule analyse approfondie sur le rôle de l’Ecole de géométrie et de dessin du Conservatoire est sans doute due à James Milton Edmonson qui analyse les relations entre l’enseignement et l’industrie mécanique en France, dans sa thèse From Mécanicien to Ingénieur: Technical Education and the Machine Building Industry in Nineteenth Century France, Garland Publishing, New-York & London, 1987 (Thèse University of Delaware, 1981).
- (2) Conservatoire des Arts et Métiers, Catalogue des Collections publié par A. Morin, colonel d’Artillerie, membre de l’Institut, administrateur du Conservatoire, Paris, 1851, p.XXIX (la notice historique est signée Paul Huguet).
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- Bibliothèque Nationale
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- plus que de très médiocres résultats, a été fermée en 1874, comme formant en quelque sorte double emploi avec les nombreuses écoles de dessin créées successivement par la ville de Paris »<3 4K
- Nulle part dans ces notices historiques n’est mentionné l’apport éminent d’un Leblanc dans une redéfinition de la conception même du dessin technique ou le rôle d’un Armengaud dans l’essor de cette discipline^). Tout est dit comme si, de 1819 à 1874, l’ensemble des enseignements de la Petite école n’avait été que routine et médiocrité. On peut se demander néanmoins si la présentation navrante de cette structure d’enseignement ne relève pas, au moins dans les premières années, d’une stratégie institutionnelle. En signifiant une incommensurable distance entre le haut enseignement, lieu où s’exprime la science la plus neuve, et les modestes cours de dessin de la Petite école, le grand établissement plaide en réalité pour une refonte de la formation au dessin technique, nécessitant au sein du Conservatoire la mise en place d’un nouvel établissement du même niveau que le haut enseignement. Arthur Morin est l’initiateur de cette proposition hardie. Il va s’en faire l’avocat pendant des années, avant de constater au bout de vingt ans, l’échec de cette orientation et d’en tirer la conclusion qui s’impose: la fermeture de la Petite école.
- Une volonté de renouveau
- En 1849, Arthur Morin est nommé administrateur du Conservatoire des arts et métiers. Il se préoccupe immédiatement de l’Ecole de dessin qui vient de se voir affecter une nouvelle salle plus grande. Il faut, explique-t-il à son ministère de tutelle dans une lettre du 18 juillet 1849, installer le chauffage et la ventilation de cette salle pour qu’elle soit en état pour l’année scolaire suivante. Une semaine plus tard, il établit un budget des « objets mobiliers nécessaires en 1850 pour la nouvelle salle de dessin », soit tables à dessin et bancs pour 4000 francs et pour l’équipement en table, chaises, armoires du cabinet adjacent, 1500 francs'5). Ainsi installée, l’Ecole de dessin pourra mieux accueillir les élèves en leur offrant de bonnes conditions d’études.
- Parallèlement, Morin veut entreprendre un rajeunissement du corps professoral : sur les trois professeurs en titre, un seul, Jacques-
- (3) Catalogue..., 1882, p.LXXVI.
- (4) Voir dans ce volume, les articles de Louis André et Philippe Peyre.
- (5) Arch. CNAM,correspondance 5AA/1.
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- Eugène Armengaud, a été nommé relativement récemment (1837) et donne un enseignement moderne du dessin des machines. Le professeur de géométrie, Louis Gaultier, et celui du dessin de la figure et des ornements, de Wailly, ont été nommés en 1807. En mars 1850, l’administrateur rapporte au ministre que le Conseil de perfectionnement se plaint de l’état peu satisfaisant des cours de dessin et qu’il désire vivement « que cet enseignement soit dirigé avec plus d’autorité en vue des applications à l’industrie ». C’est pourquoi Morin propose de remplacer de Wailly par Emile Lecomte, au moins à titre d’essai pour une première année, un « artiste distingué » qui « est parfaitement en état d’enseigner la jeunesse de notre école » et qui donnerait un cours visant à développer le goût des élèves tout « en cherchant à satisfaire aux conditions de la fabrique ». Le 1er juillet, dans une nouvelle lettre, Morin explique que « le grand âge et les infirmités de M. de Wailly ne permettent pas d’espérer qu’il puisse satisfaire à [son] service », en conséquence il demande que Lecomte soit nommé suppléant*6*. Quant à Gaultier, depuis plusieurs années il est de fait suppléé par un de ses anciens élèves, Martelet: il faut que celui-ci soit titularisé. Ce sera chose réglée par arrêté, le 3 octobre de la même année.
- Enfin, Morin veut compléter le matériel pédagogique et il s’adresse au ministre de l’Instruction publique pour que celui-ci complète la bibliothèque assez pauvre en ouvrages convenables en dessin industriel et dessin d’ornementation. Pour ajouter du poids à son argumentation, il précise que la bibliothèque du Conservatoire est non seulement fréquentée par les élèves de l’Ecole de dessin, mais aussi par ceux de l’Ecole centrale des arts et manufactures et ceux de l’Ecole des beaux-arts. Un peu plus tard, il demandera un certain nombre de plâtres faisant partie de la collection de l’Ecole des beaux-arts et de celle du Musée national*7*.
- (6) Lecomte qui est le neveu du peintre Horace Vernet (il est parfois présenté comme M. Lecomte Vernet) est considéré par l’Institution comme un excellent artiste-peintre : on lui confie les copies du portrait de Coulomb dont l’original est prêté par la famille du physicien qui réside aux Etats-Unis (lettre du 6 avril 1853 au ministre d’Etat et de la Maison de l’Empereur).
- (7) Correspondance, 13 octobre 1850 et 14 mai 1851, Arch. CNAM, 5AA/1. En mai 1852, ayant manifestement reçu des indications précises du corps professoral, il réclame encore d’autres plâtres « car la collection de l’école de dessin est insuffisante », à savoir : une Junon colossale, un torse antique, un buste de Mercure, un Bacchus indien, l’Ecorché d’Houdon, etc. d’un prix total de 138 F. Corresp. 5AA/3.L’ensemble de la correspondance présentée dans cet article se trouve dans les registres de correspondance classés en série AA aux archives du CNAM.
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- Pour une Grande Ecole de dessin
- Mais Arthur Morin a d’autres idées de développement. Le 9 août 1852, il écrit au directeur général de l’Agriculture et du Commerce pour lui exposer un nouveau projet. Le ton de la lettre, la précision de l’argumentaire, tout comme son destinataire indiquent qu’il s’agit d’un programme dont les principes ont déjà été établis à un échelon plus élevé et qu’il faut maintenant finaliser. A cette époque, Morin a le vent en poupe : il est proche de l’Empereur et le nouveau pouvoir est maintenant consolidé. Le 18 juin 1852, les membres du Conservatoire ont tous prêté serment de fidélité à la Constitution. Le moment est venu de mettre en oeuvre des idées longuement mûries au Conservatoire et que Morin a contribué à élaborer. L’importance de cette lettre vaut qu’elle soit citée in extenso.
- Monsieur le Directeur général,
- Le projet d’établissement d’une grande école de dessin au Conservatoire des arts et métiers remonte au règne de l’Empereur Napoléon. Il a été repris sous le ministère de Monsieur Martin du Nord, mais l’opposition de l’administration parvint à le faire écarter ou ajourner.
- Ce projet consiste à établir dans le jardin et sur le côté qui règle le long de la rue Vaucanson un bâtiment qui pourrait recevoir au rez-de-chaussée le complément de la galerie d’agriculture reconnue insuffisante: au 1er étage le musée de Dessin d’arts industriels si vivement réclamé par les artistes. Au comble, des salles de dessin pour 500 élèves comme le voulait l’Empereur.
- Le bâtiment qui aurait sur le marché Saint-Martin une façade en longueur égale à celle du Louvre coûterait 15 à 160.000 francs, de sorte que pour finir le Conservatoire et lui donner le développement qu’exigent les besoins de l’industrie, il faudrait demander:
- 1 ° pour l ’achèvement des travaux déjà projetés
- la somme de.... 2.000.000 francs
- 2° pour le bâtiment destiné à servir de musée de dessin.... 1.600.000francs
- Total 3.600.000 francs
- qui à raison de 60.000francs par an permettrait d’achever et de compléter dans six ans le plus beau monument destiné à l’industrie.
- Les Anglais, depuis l’exposition dernière, n’ont pas hésité à
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- consacrer une somme de 12.500.000 francs pour élever des écoles de dessin. Le gouvernement français ne reculera pas, j'ose Vespérer, devant une dépense quatre fois moindre pour achever un musée que nos rivaux nous envient.
- La mention de l’Empereur Napoléon 1er permet de constituer le projet dans une référence mythique: il s’agirait de reprendre une tradition de l’Empire français que par la suite, les royautés successives et la République n’auraient pas prise en compte. Le projet bien réel de Martin du Nord, ministre du Commerce sous Louis-Philippe, n’est pas exactement ce qu’en dit Morin: il consistait à organiser un enseignement technique intégré prenant en compte les Ecoles d’arts et métiers, l’Ecole de dessin du Conservatoire et aboutissant au haut enseignement donné à plein temps pour former des ingénieurs civils sur le modèle de l’Ecole centrale. Conçu en 1838, ce projet avait reçu un commencement d’exécution en 1839 avec la création de six chaires dont une offerte à Morin, et deux attribuées à deux professeurs de Centrale, Théodore Olivier et Anselme Payen, mais sans aucune modification du statut de l’Ecole de dessin, ni des Ecoles d’arts et métiers. Cette idée d’ingénieur civil « officiel » avait été reprise en 1842 par Morin et surtout en 1846 dans un long débat du Conseil de perfectionnement^). Dans le cas présent, il ne s’agit pas d’en revenir aux propositions antérieures. Morin tient désormais fermement le haut enseignement pour une structure comparable au Collège de France, avec des auditeurs et non des élèves^). En revanche, il réclame pour la Petite école des installations permettant d’accueillir 500 élèves. C’est aussi la période où Morin donne une nouvelle jeunesse à une des fonctions premières du Conservatoire, celle de la conservation et de la consultation des dessins des modèles et plans de machines,par la constitution d’un véritable « portefeuille industriel » : c’est pour présenter ces docu-
- (8) Séance du 7 novembre et du 14 novembre 1846. C’est Morin lui-même qui, le 7 novembre, rappelle qu’il avait fait une proposition de création de diplômes ou brevets en 1842. Cette intervention n’avait toutefois pas été notée dans les procès-verbaux de l’année 1842. Le projet de création d’un diplôme d’ingénieur civil et d’un diplôme d’ingénieur agricole du Conservatoire avait été voté à l’unanimité à l’issue de la séance du 14 novembre 1846, mais n’avait reçu qu’une réponse dilatoire du ministère.
- (9) Il s’en explique par exemple dans une lettre du 29 novembre 1852, au ton très vif, envoyée au directeur général du ministère de l’Intérieur, à propos d’un projet de cours de comptabilité au Conservatoire qu’il juge «absurde». Pour un tel cours, explique-t-il, il faut des élèves : « au Conservatoire, on a des auditeurs, dans les écoles d’Arts et Métiers, on a des élèves. C’est très différent ».
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- ments qu’il veut voir créé un musée du dessin industriel qui pourra être fréquenté assidûment par les élèves de l’Ecole de dessin.
- En dernier lieu, Morin assène un argument classique, mais fort: la concurrence étrangère, en l’occurence anglaise. L’administrateur du Conservatoire a été envoyé à l’Exposition de Crystcil Palace en 1851 et il a vu les efforts de l’industrie anglaise110). Il est informé des conclusions que le gouvernement britannique a tirées, à la suite des rapports des commissaires anglais comme Leon Playfair sur la nécessité de l’organisation d’un enseignement technique en Angleterre111), et de l’organisation à Londres d’un Musée du dessin industriel. A partir de cette date, Morin ne cessera de rappeler les réalisations d’outre-Manche, dans l’espoir d’éveiller l’intérêt de l’Etat français.
- La mise en oeuvre du projet
- Après le court épisode de l’administration d’Olivier (26 novembre
- 1852 - 4 août 1853), et un bref intérim de Tresca, Morin reprend la tête du Conservatoire avec le titre de directeur. Le décret du 10 décembre
- 1853 qui instaure ce titre, modifie également la composition du Conseil de perfectionnement qui comprend désormais, outre les professeurs du haut enseignement, « des membres adjoints choisis dans les corps savants et l’industrie, nommés par le ministre ». Parmi ceux-ci, Morin fait nommer Diéterlé, chef des travaux d’art à la manufacture de Sèvres: « il est regardé comme l’homme le plus habile en fait de dessin et de goût industriel et artistique ; il serait d’un puissant secours pour l’organisation de l’école de dessin industriel si vivement réclamée et nécessaire »112). En mentionnant cette « réclamation », le directeur du Conservatoire fait une allusion claire à une pétition d’industriels en construction mécanique qui ont précisément revendiqué en cette fin d’année 1853, l’instauration d’une haute école de dessin technique... au Conservatoire des arts et métiers113).
- (10) C’est en observant les machines en mouvement à l’Exposition de Londres que Morin en note l’intérêt pédagogique, ce qui l’amènera ensuite à aménager la « grande église » du Conservatoire afin d’y faire fonctionner machines et appareils. Sur ce point, cf. Edmonson, op.cit., p.61.
- (11) Cf. Robert Fox, Un enseignement pour une nouvelle ère: le Conservatoire des arts et métiers, 1815-1830, Les cahiers d’histoire du CNAM, n°l, novembre 1992, note 49.
- (12) Lettre au ministre du 14 décembre 1853. Diéterlé est nommé par une circulaire du 27 décembre 1853.
- (13) Pétition de Messieurs Cavé, Farcot et Gouin à Monsieur le ministre de l’Intérieur, 31 décembre 1853, AN212-5082, cité par Edmonson, op.cit., p.205.
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- Dans cette perspective, Morin doit réfléchir à un recrutement de professeurs tant à l’Ecole de dessin que dans le haut enseignement, de façon à disposer d’une équipe pédagogique au moment où la « grande école de dessin » verra le jour. L’occasion lui en est donnée à la fois par la mort d’Olivier et par la démission d’Armengaud.
- Le principe du maintien de la chaire de géométrie que tenait Olivier est réaffirmé au Conseil de perfectionnement dans sa séance du 26 octobre 1853. Morin explique que « la géométrie n’est professée publiquement dans aucun établissement ; en supprimant cet enseignement au Conservatoire, ce serait sans doute commettre une faute grave qui ne manquerait pas d’être à juste titre critiquée par les hommes de science et par ceux de la pratique. Les élèves des Ecoles d’arts et métiers qui sont maintenant si nombreux à Paris, comme dessinateurs ou constructeurs, ne peuvent trouver ailleurs qu’au Conservatoire le complément d’instruction dont ils ont encore besoin en géométrie descriptive ».
- Plusieurs candidats se présentent, dont Martelet, professeur de géométrie élémentaire et de géométrie descriptive à la Petite école. C’est un ancien élève de l’Ecole polytechnique qui professe depuis douze ans au Conservatoire ; il enseigne également cette discipline à l’Ecole centrale. Mais Morin n’en veut pas à la chaire de géométrie. Comme il l’explique dans une lettre au ministre du 14 décembre 1853, antérieurement à l’élection du successeur d’Olivier, « Monsieur Martelet professe parfaitement bien ; il a rendu au Conservatoire des services qui doivent être pris en considération ; mais il n’est pas ingénieur et n’a fait que très peu d’application de la géométrie descriptive à l’art des constructions. Il n’est d’ailleurs connu dans le monde savant par aucun travail ». De fait, Martelet ne sera classé que 5e sur les 9 candidats(14f C’est de La Gournerie qui sera désigné, suivant les
- (14) Dès le 14 octobre, Morin avait mis en garde le Conseil de perfectionnement sur la différence à établir entre les deux types d’enseignement : « On pourrait craindre, au premier aperçu, une sorte de double emploi entre la chaire qu’occupait M. Olivier et le cours de géométrie descriptive de la petite école du Conservatoire, mais cette similitude n’existe que dans les mots. A la petite école, le professeur s’adresse à des jeunes gens qui savent à peine les premiers éléments de l’arithmétique. Et avant que les mots géométrie descriptive puissent être prononcés devant eux, il faut que la plus grande partie des leçons du professeur les ait initiés aux principales notions de la géométrie élémentaire; on doit donc se borner à leur indiquer les premiers principes de la méthode des projections, sans qu’on puisse en aucune façon les entretenir des applications, même les plus élémentaires, de la science. »
- « Le cours de géométrie descriptive du haut enseignement,concluait Morin, doit, au contraire, supposer à ses auditeurs les connaissances géométriques et les aptitudes nécessaires aux applications industrielles qui sont le but même de ce cours. »
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- désirs de la Commission électorale et malgré son classement en deuxième ligne par le Conseil en séance plénière. De La Gournerie est en effet un ingénieur, géomètre, qui a à son actif de nombreuses réalisations dans le domaine des constructions civiles. Sa leçon inaugurale sur L’art du trait et la géométrie descriptive montre bien l’esprit dans lequel il compte oeuvrer et la première année de son cours est entièrement consacrée à la perspective, enseignement dont il tirera rapidement un ouvrage didactique^5). Martelet démissionne alors du Conservatoire et va occuper la chaire d’Olivier à l’Ecole centrale. Pour le remplacer, Morin propose au ministre la candidature de Beuvière, 47 ans, ancien professeur de Génie rural à Grignon, ingénieur en chef du cadastre, qui a «une instruction forte en géométrie, en sciences appliquées, et une longue pratique du dessin, des lavis, des plans (17 février 1854). Il écarte trois autres candidats qui ne correspondent pas à ce profil, dont un certain Didiez, nommé en 1848 remplaçant officiel de Dupin, « qui ne professe pas avec netteté...[et qui] n’est plus en état de faire de manière satisfaisante un cours qui est destiné à avoir un grand nombre d’élèves » (on pense toujours à l’école de 500 élèves). Malheureusement, Beuvière va être atteint d’une grave affection aux poumons deux ans après et il meurt en février 1857. Pour le remplacer, Morin utilisera les services de Leroux, ancien préparateur du cours de physique au Conservatoire, devenu répétiteur à l’Ecole polytechnique, qui apparaît comme un excellent-pédagogue : « le résultat obtenu est très excellent au point de vue du travail des élèves. Monsieur LeRoux a su exiger de la plupart d’entre eux une rédaction assez complète de l’objet de chaque leçon et j’ai entre les mains plus de 20 cahiers qui sont sous ce rapport très satisfaisants »<l6>.
- On retrouve cette même préoccupation pédagogique dans la perspective de la mise en place d’une nouvelle structure d’enseignement, à propos du choix du successeur d’Armengaud. Dans un très long rapport envoyé au ministre le 7 septembre 1854, après avoir rendu hommage aux qualités d’Armengaud, il critique ce dernier vertement pour
- (15) Voir: Jean Dhombres, article La Gournerie à qui sont empruntées les indications sur l’enseignement de ce professeur, in Les professeurs du Conservatoire des arts et métiers, Dictionnaire biographique, 1794-1955 (à paraître).
- (16) Pour ce motif, Morin écartera assez sèchement une candidature suggérée par le ministre, d’un certain De Paul, répétiteur à l’Ecole centrale, dont les titres montrent qu’il possède les connaissances nécessaires, mais pour lequel se pose le problème de ses rapports avec ses élèves, alors que Leroux n’a pas de difficultés (lettre du 16 avril 1857).
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- s’être engagé dans « des affaires de brevets d’invention [...] souvent douteux et dont quelques uns sont en opposition manifeste avec les plus simples théories de la science. » Il veut certes éviter que son successeur puisse engager le nom du Conservatoire dans de pareilles voies, mais il entend aussi que celui-ci puisse se consacrer entièrement à son activité professorale. Il écarte donc deux candidats pour cette raison, mais il n’en retient pas deux autres dont l’expérience est encore courte et les capacités en devenir. Il discute enfin les mérites de deux postulants qui ont à la fois l’habitude du professorat et qui « possèdent tous deux l’art du dessin d’une manière remarquable » : Fouché et Wormser ont l’un et l’autre exécuté des dessins pour les galeries du Conservatoire. Il retient en définitive Wormser qui a gravé les planches de nombreux ouvrages scientifiques, en physique, en chimie et en mécanique, ainsi que celles de l’ouvrage de Morin sur les dessins de machines pour l’enseignement des lycées. Et le directeur du Conservatoire de conclure : « dans une autre circonstance, j’aurais sans doute préféré Monsieur Fouché dont la position est moins faite que celle de Monsieur Wormser et qui a besoin de se produire. Mais, en présence des efforts inouïs que fait l’Angleterre pour nous égaler dans l’art du dessin, en présence surtout des développements projetés pour l’Ecole du Conservatoire, développements qui sont la conséquence nécessaire des efforts que je citais tout à l’heure chez nos voisins, je crois que l’intérêt même du service doit m’engager à proposer à votre Excellence, Monsieur Wormser pour être successeur de Monsieur Armengaud ».
- Enfin on peut faire l’hypothèse que le recrutement de Trélat à une nouvelle chaire de constructions civiles pour le haut enseignement, en 1854, peut parfaitement se comprendre dans le même sens, la nouvelle Ecole de dessin devant prendre beaucoup plus largement en compte le dessin d’architecture<l7h
- A ce moment l’Ecole de dessin a le vent en poupe. C’est une structure vivante sur laquelle on peut bâtir un projet sérieux. L’année scolaire 1853-54, l’Ecole compte 42 élèves au cours de géométrie et géométrie descriptive (Martelet), 67 au cours du dessin des machines et de l’architecture (Armengaud) ; quant au cours de dessin d’imitation,
- (17) On sait qu’Emile Trélat créera en 1865 l’Ecole spéciale d’architecture : mais cette institution eût-elle été fondée si la grande Ecole de dessin du Conservatoire avait été créée ? Sur Emile Trélat, voir l’article biographique de Frédéric Seitz, in Les professeurs du Conservatoire.., op. cit.
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- il y a 60 élèves en dessin de copie, 12 au dessin d’après la bosse et 4 en modelage, nouvelle spécialité que Lecomte a imposée, soit un total de 185 élèves*18).
- L’échec du projet
- Et pourtant le projet ne se réalisera pas. Pourquoi? Quels sont les freins? Faute de documents, les réponses sont malaisées à apporter. On peut supposer que le directeur du Conservatoire a bien du mal à faire prendre en compte ses programmes de construction de bâtiments. En décembre 1855, il en réclame l’achèvement sur les bases adoptées en 1850 par Napoléon III, alors Président de la République. Mais les guerres de l’Empire sont dispendieuses (on est en pleine guerre de Crimée) et Morin doit en rabattre. En 1857, nouvel espoir : le 3 mars, l’Empereur et l’Impératrice viennent visiter le Conservatoire des arts et métiers. Des promesses sont faites à cette occasion quant à la réalisation du Musée d’art industriel et de la grande école de dessin, à la manière de celle de South Kensington*19). L’Ecole est à ce moment là encore bien vivante. Le Conseil de perfectionnement attribue pour la première fois 220 francs du legs du Baron de Trémont qui doit récompenser chaque année un élève méritant de l’Ecole de dessin, et, sur les propositions des professeurs, ce prix est offert à l’élève Holm, âgé de 27 ans, qui suit en même temps que les cours de géométrie et de dessin des machines, les cours de mécanique et de chimie appliquée du haut enseignement. En juin 1858 encore, à l’occasion de l’établissement du budget, Morin se plaint auprès du ministre du manque de crédit, en particulier à propos du chapitre de la Petite école : « il en est de même du chapitre V tant que l’enseignement du dessin industriel sera,
- (18) Lettre au ministre du 10 octobre 1853. Durant la même année scolaire, Morin se plaint de « la survie d’une sorte de classe de dessin » tenue par le préparateur de Dupin et qui rassemble une douzaine d’élèves. Le directeur du Conservatoire,qui rappelle en passant que Dupin ne fait qu’une seule leçon sur les 35 à 40 que comporte son cours, conclut : «je conçois qu’à une époque où les cours de dessin du Conservatoire n’étaient pas suivis assidûment, ni bien surveillés lorsque Monsieur Dupin venait de créer son cours, cette classe ait pu être utile comme application immédiate du cours : mais aujourd’hui je ne puis la regarder que comme formant double emploi du cours réel de dessin linéaire de l’Ecole, et comme une sorte de critique permanente de cet enseignement ». Et Morin de demander au ministre de faire cesser cet enseignement anormal (18 mai 1854).
- (19 Ces promesses sont pieusement rapportées dans les notices historiques des Catalogues à partir de 1859: « L’intérêt incessant que Sa Majesté porte à l’éducation et à l’amélioration du sort des classes ouvrières [...] nous sont de sûrs garants que notre espoir ne sera pas déçu ».
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- faute de local, restreint à un aussi petit nombre d’élèves ». Il faut donc croire qu’à cette époque, on serait en mesure de pouvoir recruter davantage d’élèves.
- Mais à partir de 1860, c’est un changement de ton. Demandant au ministre de lui envoyer un fonctionnaire pour présider la distribution annuelle des prix de l’Ecole, Morin ajoute : « les études de cette école se maintiennent à peu près au même niveau que précédemment, mais il faut évidemment reconnaître que le nombre des élèves devient chaque année moindre, par suite du développement que prennent les écoles municipales du soir.L’Ecole du Conservatoire ne pourrait utilement atteindre son but dans l’avenir qu’autant qu’elle serait développée sur de nouvelles bases: la continuation du régime actuel la placerait tout-à-fait au même rang que les diverses écoles entretenues par la Ville de Paris »<2°).
- C’est à l’occasion de la grande enquête sur l’enseignement professionnel qui a lieu en 1863-64 et dont les résultats sont publiés en 1864-65 qu’Arthur Morin a, une dernière fois, la possibilité de présenter le projet pour lequel il milite depuis bientôt quinze ans(2l>. Dans le rapport final, il rappelle d’abord la place de l’Angleterre et la mesure de son avance qu’on a pu établir aux Expositions de 1855 et 1862. Le Science and Art Department du gouvernement britannique est chargé spécialement de propager l’étude du dessin en encourageant les initiatives locales ou privées, en formant des maîtres et en concevant des programmes généraux de cet enseignement. Au coeur de cet ensemble, le Musée de South Kensington qui, depuis sa création dès 1852, a coûté à l’Etat anglais l’équivalent de 25 millions de francs. Le texte montre aussi les efforts des Etats allemands avant d’en venir au cas français. On évoque alors la pétition des artistes industriels de Paris [envoyée en 1853] afin que, dans le cadre du Conservatoire, on aboutisse à :
- « 1° L’organisation d’un exposition spéciale des oeuvres des artistes industriels ;
- 2° La création d’un musée des beaux-arts industriels ;
- 3° La fondation d’une école centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie »<22>.
- (20) Lettre du 26 juillet 1860.
- (21) Enquête sur l’enseignement professionnel ou recueil de dépositions faites en 1863 et 1864 devant la Commission de l’enseignement professionnel, sous la présidence de son excellence M. Behic, ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, Paris 1864 et 1865. Rapport final.
- (22) Ibid., p.78.
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- Associés au Musée, une bibliothèque et un portefeuille de dessins d’arts industriels seraient, à l’instar du Louvre, ouverts à l’étude. Le rapport indique que ce projet a été approuvé à deux reprises par l’Empereur [en 1850 et lors de sa visite en 1857] : « s’il y était donné suite, l’école de dessin de cet établissement, créée à une époque où il en existait à peine quelques autres à Paris, et qui, aujourd’hui, n’a même plus l’importance de plusieurs écoles municipales, pourrait, à peu de frais et sans créations nouvelles dispendieuses, être transformée en une école supérieure de dessin appliqué à l’industrie, où l’on recevrait les élèves les plus distingués des principales écoles de Paris et du reste de l’Empire, qui viendraient s’y perfectionner et formeraient ainsi une pépinière de professeurs aptes à propager dans les départements les bonnes méthodes d’enseignement, la tradition de l’art véritable et les règles du goût »(23>. On est loin du projet financièrement hardi présenté dans la lettre de Morin au Directeur général de l’Agriculture et du Commerce en 1852. En fait, le voeu exprimé par la Commission est singulièrement atone :
- « La Commission pense que la création, par l’Etat, d’un musée central d’art industriel serait utile; mais elle croit que, pour la fondation des écoles spéciales d’art appliqué à l’industrie, il y a lieu de laisser agir l’initiative locale ou privée, en la secondant par des encouragements ».
- C’est en réalité, l’enterrement du projet de transformation de la Petite école en une Ecole supérieure de dessin.
- Un indice du découragement qui a peu à peu saisi Morin est, au fil des ans, la quasi disparition de la mention de la Petite école dans la correspondance du directeur. Le corps professoral est stabilisé avec ses trois professeurs titulaires (Lecomte, Leroux, Wormser) et l’établissement annuel du budget ne mobilise pas l’attention du Conseil de perfectionnement sur l’Ecole de dessin. A partir de 1866, le chapitre V consacré à cette structure passe même de 500 à 300 francs, sans soulever la moindre remarque.
- La fin de la Petite école
- Le 13 avril 1869, le Conseil de perfectionnement du Conservatoire débat sur la Petite école. Morin avait alerté le Ministère sur l’état de
- (23) Id., p.82.
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- cet établissement et celui-ci avait demandé que le Conseil soit saisi de cette question, soit pour la suppression, soit pour la réorganisation de cette école. Morin explique que l’école a connu un grand succès à ses débuts, mais qu’« à mesure que les Ecoles d’Arts et Métiers ont fourni des dessinateurs dans les ateliers, à mesure que les écoles de dessin d’ornement ont mis d’une manière plus générale cet enseignement à la disposition des apprentis et des ouvriers, le soir surtout, celle du Conservatoire a été suivie de moins en moins, et, dans l’état actuel des choses, elle compte à peine quarante élèves pour les trois cours qu’elle comprend ». Et le directeur évoque l’ancien projet d’Ecole supérieure: « à une certaine époque, il avait été adopté en principe que cette école pourrait être ultérieurement transformée en école de perfectionnement pour les artistes industriels ; mais il faudrait, pour atteindre ce but, disposer de ressources spéciales, et affecter une partie des nouvelles salles du Conservatoire à la création d’un musée d’art industriel. » Cette école, ajoute Morin, coûte 12000 francs par an (il doit mettre dans cette somme les salaires des professeurs et du surveillant, soit 7800 francs par an, mais il ne détaille pas la somme). S’appuyant sur le fait que le Conservatoire prête la salle de dessin le soir à la Chambre syndicale des orfèvres pour un enseignement particulier des arts du dessin à l’intention de leurs apprentis, Morin se demande si le rôle du Conservatoire ne pourrait pas être de « se prêter plus directement à la création d’autres écoles spéciales, par exemple pour les industries de l’ameublement, ou pour les écoles textiles ». Le Conseil semble plutôt favorable au maintien de l’école en la réorganisant (interventions de Burat, Wolowski, Alcan, Peligot, Mangon). En revanche, le professeur d’agriculture Moll « ne s’est jamais expliqué l’existence d’une école primaire à côté de l’enseignement supérieur du Conservatoire, dont l’organisation n’est pas seulement celle d’une faculté, mais bien plutôt celle du Collège de France, dans l’ordre des sciences appliquées ».Tresca, professeur de mécanique, soulève des difficultés à la fois pour une transformation en école supérieure (trouvera-t-on des élèves ?) ou pour une modification vers des industries particulières (les professeurs ne sont pas adaptés). Morin propose de créer une commission.
- A la séance suivante, le 13 mai 1869, la discussion reprend en présence de Diéterlé, le seul membre extérieur au Conseil de perfectionnement qui participe encore aux réunions et dont on se souvient qu’il avait été désigné pour aider par ses conseils à la réalisation de l’Ecole supérieure. Il est très largement question des possibilités et difficultés
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- de transformer l’école actuelle en une école de dessin avec plusieurs spécialités vers l’ameublement ou le textile. Tresca semble rester sceptique et Morin conclut en donnant les noms des membres de la commission : Morin, Alcan, Trélat, Diéterlé, Tresca. Elle devra interroger les professeurs de la Petite école sur les vues qu’ils pourraient présenter pour son amélioration.
- Il est clair alors que l’Ecole de dessin, faute d’avoir pu se transformer, paraît de moins en moins adaptée^4). L’examen des lauréats du prix Trémont fait apparaître que ces élèves méritants sont des jeunes gens de 16 à 27 ans qui prennent sur une partie de leur temps de travail pour suivre des cours. Le prix permet, comme l’indiquent les attendus, de compenser au moins partiellement cette perte de salaire. Mais les cours du soir de dessin organisés par la municipalité sont naturellement pour ces jeunes ouvriers des enseignements plus adaptés à leur situation. D’autres, plus jeunes, veulent préparer le concours d’entrée aux Ecoles d’arts et métiers : là aussi, les formations se sont multipliées, concurrençant vivement l’Ecole du Conservatoire.
- C’est en 1873 seulement que le Conseil reprend la question de la Petite école. Le 18 mars, Morin rappelle la situation de l’établissement: « l’école est de plus en plus délaissée ». Seule la situation des professeurs empêche la fermeture. Il est vrai qu’on constate une baisse très importante des effectifs^25» :
- 1870-1871(26)
- Elèves inscrits Ont suivi les cours
- Géométrie 27 8 puis 3
- Ornement 16 14
- Dessin linéaire 27 11
- (24) En 1869, l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie organise un grand concours auprès de l’ensemble des écoles de dessin de France, avec exposition des résultats. Le Catalogue des Ecoles de dessin (Paris, 1869) présente l’ensemble des lauréats dans toutes les disciplines du dessin: aucun élève de la Petite école n’est mentionné, ce qui est peut-être l’indication la plus tangible des réelles difficultés de l’établissement.
- (25) Archives CNAM, 3EE/1. Cette note m’a été aimablement signalée par Claudine Fontanon.
- (26) Il faut toutefois noter que la période - le siège de Paris, la Commune - n’est guère favorable à l’enseignement: à la même époque, la plupart des cours du haut enseignement sont suspendus.
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- 1872-1873
- Géométrie 32 23 puis 17
- Ornement 28 20
- Dessin linéaire 27 20
- Ces informations sont transmises au ministre accompagnées d’une demande de suppression de l’établissement. En date du 24 août 1874, ce dernier envoie une lettre à Morin accusant réception de cette note : «un enseignement aussi restreint ne vous paraît pas digne du Conservatoire et vous en proposez la suppression». Le ministre semble d’accord, mais il exige un débat au sein du Conseil de Perfectionnement, rappelant qu’aux termes du règlement du 19 janvier 1854, celui-ci doit donner son avis sur l’enseignement de la petite école. Et il ajoute :
- « Le Conseil s’est déjà occupé incidemment de cette question dans la séance du 12 avril 1869 ; l’étude en a été renvoyée à une commission. Je désire que l’examen de cette affaire soit repris, il conviendra également d’entendre les professeurs des trois cours que vous proposez de supprimer. Je désire aussi que dans le rapport qui sera présenté, l’origine de ces cours et les phases diverses par lesquelles ils ont passé, soient indiquées et aussitôt que j’aurai reçu le rapport et l’avis que je demande, j’aviserai à prendre une décision. »
- Il est vrai que la Commission de 1869 n’avait jamais rendu son rapport. Finalement ce rapport est lu à la séance du 29 octobre 1874 et une discussion s’ensuit durant laquelle d’autres informations sont apportées. Il apparaît que les élèves ne sont plus que le rebut ou le trop-plein de l’école Turgot et qu’il faudrait modifier les conditions d’admission. En 1873-74, seuls 25 élèves se sont fait inscrire. Leur nombre n’a été que décroissant au fil des mois. De toute façon, la géométrie élémentaire s’apprend désormais à l’école primaire ; le dessin au tire-ligne n’est plus recherché comme il y a quarante ans ; quant au dessin d’imitation, il est enseigné dans les écoles municipales*27). Enfin, le projet d’un enseignement d’art industriel du même niveau que l’enseignement des sciences appliquées est jugé irréaliste. La
- (27) En 1877, un ouvrage publié par la Ville de Paris sur Y Enseignement du dessin dans les écoles communales et les écoles subventionnées fait état de 88 écoles de jour laïques pour garçons dans les 20 arrondissements, auxquelles il faut ajouter 50 écoles de garçons congréganistes (frères des Ecoles chrétiennes).
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- seule solution est la suppression de la petite école. L’analyse du Conseil est transmise au ministre qui met alors un point final à une histoire de trois quarts de siècle.
- Le Président de la République,
- Sur le rapport du Ministre de VAgriculture et du Commerce,
- Vu la décision ministérielle du 2 mai 1806 qui a créé au Conservatoire des Arts et Métiers une école de dessin appliquée à la mécanique,
- Vu Vordonnance royale du 2 novembre 1819 qui a confirmé le fonctionnement de cette école,
- Vu les délibérations du Conseil de Perfectionnement du Conservatoire des Arts et Métiers en date du 13 août 1869 et 29 octobre 1874, tendant ci la suppression de l’Ecole élémentaire;
- Décrète:
- Article 1:
- L’école élémentaire annexée au Conservatoire des Arts et Métiers est supprimée
- Article 2:
- Le Ministre de l’Agriculture et du Commerce est chargé de l’exécution du présent décret.
- Fait à Versailles le 3 décembre 1874,
- Maréchal de Mac Mahon
- Par le Président de la République,
- Le Ministre de l’Agriculture et du Commerce,
- L. Grivart
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- Directeur de la publication : GUY FLEURY, Administrateur général du Conservatoire national des arts et métiers
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- Le Conservatoire national des arts et métiers célébré son bicentenaire en 1994. A cette occasion, un certain nombre de manifestations et de publications marquent l'anniversaire de ce grand établissement d’enseignement supérieur technique et de son musée.
- Les Cahiers d’histoire du Cnam, publiés dans ce cadre, sont l'occasion de rendre compte de l'évolution de l'institution de pub ses origines et d'analyser ses choix en matière de formation et de diffusion des connabsances. Ils s'appubnt sur les travaux du séminaire du Centre d'histoire des techniques mais accueillent également des contributions extérbures.
- Ce trobième volume des Cahiers d’Hbtoire du CNAM est entièrement consacré à l’hbtoire de l’Ecole de dessin de cette institution. Cet établissement a joué un rôle important, quoiqu’aujourd’hui à peu près ignoré, dans la formation des dessinateurs et technicbns parbbns durant une large part b du XlXè siècle. L’Ecole de dessin dont on peut dater les débuts en 1799, est le premier centre d’enseignement formalisé du Conservatoire des arts et métiers. Animée par de remarquables enseignants comme César-Nicolas Leblanc et Jacques-Eugène Armengaud qui marquent profondément l’évolution du dessin technique, elle poursuit ses activités parallèlement à la mue en place et au développement du haut enseignement du CNAM. Elle est fermée en 1874. Ce cahier rappelle l’importance de L’enseignenient du dessin technique au XlXè siècle, retrace les grandes étapes de l’Ecole de dessin du Conservatoire et dresse le portrait et l’oeuvre de quelques uns de ses professeurs.
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